Présentation

Véronique JOBERT

Université Paris Sorbonne – Paris IV, Centre de recherches sur les littératures et les civilisations slaves

La fin de l’Union soviétique a curieusement donné – et plus précisément redonné – à l’Europe une importance en Russie qu’elle n’avait plus dans le monde bipolaire de la guerre froide, partagé entre le monde communiste et l’« Occident ».

Les quelque soixante-dix ans de régime communiste avaient occulté la dimension européenne de la Russie en raison de la division du monde en deux blocs idéologiques ennemis. Le slogan lancé par le général de Gaulle : « L’Europe de l’Atlantique à l’Oural » qui paraissait à l’époque très audacieux, a vécu. À l’heure actuelle, cette formule, qui exclut tout le territoire sibérien, si riche par ailleurs en ressources énergétiques indispensables au consommateur européen, étonnerait plus d’un Russe.

Pour les Russes d’aujourd’hui, ex-Soviétiques depuis moins d’une génération, l’Europe est devenue une réalité tangible, grâce à la liberté de voyager acquise depuis la chute de l’URSS. Quel attrait exerce-t-elle maintenant pour tous ces touristes de plus en plus nombreux à la visiter ? En quoi la vision de l’Europe par les Russes a-t-elle changé ? En quoi se différencie-t-elle de l’Occident en général, notion privilégiée du temps de l’Union soviétique ?

Cette relecture croisée de l’Europe par les Russes et de la Russie par les Européens ne peut faire l’économie d’un retour sur l’histoire. L’effacement progressif de l’emprise de l’historiographie soviétique permet un dialogue plus riche entre chercheurs russes et étrangers. Des éclairages nouveaux apparaissent, qui nuancent la vision établie ou mettent en lumière des champs demeurés dans la pénombre, contribuant ainsi à nourrir une vision renouvelée de l’Europe.

La résurgence de revues et de journaux, voire de maisons d’édition faisant une référence explicite à l’Europe atteste le prestige qui auréole toujours, dans l’esprit des Russes, l’image de l’Europe. Dans la vie quotidienne enfin, qu’il s’agisse de travaux de rénovation, de savoir-faire culinaire ou de qualité industrielle, l’Europe, à travers ses composantes nationales française, italienne et allemande, etc., reste le modèle. Dans l’imaginaire des Russes cependant, chacun des pays de la « vieille » Europe possède son image propre, façonnée d’abord par des siècles de contacts et de relations, puis par l’isolationnisme soviétique. Cette image a-t-elle changé ?

Pour autant, les Russes sont-ils devenus de véritables Européens ? La formation, l’éducation de véritables « Européens russes » est un enjeu de taille pour la Russie, si elle veut s’intégrer à l’espace européen. La grande offensive médiatique dans le domaine de la culture qui s’est produite en 2005, avec des expositions telles que Russia !! au musée Guggenheim de New York, ou bien Europalia en Belgique, dont le slogan était « Visitez la Russie au cœur de l’Europe », montre l’intérêt porté par le pouvoir russe à l’européanisation du pays, en tout cas à l’amélioration de son image.

L’Europe, dans sa nouvelle dimension politique et économique qu’est l’Union européenne, est aux portes de la Russie. La perception de la civilisation européenne, sous ses multiples facettes, l’attrait qu’elle a exercé et exerce encore, en dépit de violentes réactions de rejet, a subi des évolutions qu’il convient d’analyser en ce début de xxie siècle.

Avec l’effondrement de l’URSS, en décembre 1991, la Russie a de facto réintégré l’Europe en recouvrant d’abord… son nom, et en renouant avec les soucis des empires confrontés à de nouvelles donnes géopolitiques. Depuis mai 2004, l’adhésion d’anciennes républiques de l’Union soviétique, tels que les pays Baltes, lance à la Russie de nouveaux défis. Les relations avec l’Europe, entité politique et économique, mais surtout premier partenaire commercial, ouvrent de nouvelles perspectives inconnues jusqu’alors, caractérisées par une interdépendance mutuelle. Cette nouvelle conjoncture économique, notamment dans le domaine énergétique, suscite l’inquiétude de certains décideurs européens, pendant que d’autres jouent la carte russe « européenne », en soutenant la prise de participation de Russes dans des entreprises européennes.

Le cadre du colloque international qui s’est tenu les 10, 11 et 12 mai 2007 à l’université de Paris-Sorbonne (Paris IV) se voulait très large, afin de permettre à des chercheurs de différents pays, de sensibilité et d’expérience variées, d’aborder divers aspects des relations qu’ont connues et connaissent l’Europe et la Russie, mais aussi d’analyser l’image respective qu’en retiennent les uns comme les autres.

La séance d’ouverture, dans la salle des Actes de la Sorbonne, fut introduite par Jean-Pierre Bartoli, vice-président de Paris-Sorbonne, qui rappela le souci d’excellence des humanités qui anime la tenue de tels colloques internationaux.

Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel de l’Académie, nous a fait l’honneur d’ouvrir le colloque. Dans son allocution elle rappela que la Russie était un vieux pays européen dont la conscience identitaire a pour particularité d’être différente de celles d’autres pays pour des raisons tant géographiques qu’historiques. Et si en son temps la Russie a servi pour le reste de l’Europe de barrière, la mettant à l’abri des invasions de l’Est, elle est à présent devenue un pont qui relie l’Europe à un autre continent, d’autres civilisations et d’autres religions.

Jean-Louis Mattei, directeur pour l’international de la Société Générale, mécène de cette manifestation, rappela les liens anciens qui unissent sa banque à la Russie, puisque dès les années 1860, elle comptait cent cinquante filiales à travers le pays.

Son Excellence Monsieur l’Ambassadeur de Russie en France, Alexandre Avdeev, insista sur le développement des relations économiques et commerciales, qui, en ce qui concerne la France, mériteraient d’être davantage développées.

Jean Breuillard, directeur de l’UFR d’Études slaves, entra dans le vif du sujet en citant la déclaration de principe, qui était aussi une affirmation, de Catherine II : « La Russie est une puissance européenne. »

« L’identité russe au sein de l’Europe : de la russité et de l’européanité » constituait le premier volet de la réflexion à laquelle se livrèrent les intervenants du colloque.

Le philosophe Vladimir Kantor est convaincu que l’objectif de la Russie doit être de former l’Européen russe. Dans son exposé il rappelle les termes du célèbre débat entre « occidentalistes » et « slavophiles » qui fit rage au xixe siècle, mais continue encore d’agiter les meilleurs esprits de la Russie. Il souligne, notamment, les points de convergence existant entre ces deux courants de pensée, qui finalement l’emportent sur leurs divergences, au point de constituer les deux visages d’une Russie-Janus qui engendra le bolchevisme, synthèse des doctrines occidentaliste et slavophile. L’idéalisation romantique de l’Europe aboutit en fin de compte à l’idéalisation de la Russie, que l’on espérait capable de surmonter les contradictions de l’Europe. À partir de Pierre le Grand, et grâce à lui, les Russes européens existent, ils n’idéalisent pas l’Europe, sont réalistes, ne comptent que sur leurs propres forces, sans pour autant prôner une troisième voie. Le véritable Européen russe du xixe siècle, citoyen du monde, appartenait certes à une minorité infime de la population capable de se sentir européenne non seulement en Europe, mais aussi en Russie. Mais bientôt ce ne sera plus seulement une élite : depuis Tchékhov, au tournant entre le xixe et xxe siècles, une réelle démocratisation des idées européennes s’est opérée. Rappelant que l’européanisme authentique naît du dépassement de l’enfermement nationaliste de chaque culture donnée, l’auteur se livre enfin, dans la dernière partie de son exposé « Les Européens russes doivent-ils fuir la Russie », à un vibrant plaidoyer en faveur de l’esprit critique et de la défense des valeurs fondamentales européennes.

Peter Barta, à partir du Journal africain d’Andreï Biély, analyse le regard que porte l’écrivain sur son propre pays. En effet, ses carnets de voyage lui servent de prétexte pour réaffirmer que la Russie est un pays européen, gardien de valeurs sur le point de disparaître dans les vieux pays européens. À l’instar d’autres écrivains russes, Andreï Biély, voyageant à l’étranger, s’adonne à des réflexions sur l’avenir des différents pays et civilisations, qu’il compare à la Russie. Ses considérations ne sont pas exemptes d’un racisme notoire et traduisent sa profonde conviction de la supériorité de la Russie.

Lioubov Saptchenko, dans son exposé consacré aux « Citations de penseurs français dans les albums de Karamzine », aborde les influences françaises que subit au xviiie siècle celui que l’on appelle volontiers le premier Européen russe, l’historien Nikolaï Karamzine. Dans un album resté inédit à ce jour, Karamzine consigna les pensées d’illustres hommes de lettres français, parmi lesquels Bossuet, La Fontaine, La Rochefoucauld, ou encore Rousseau, ainsi que les réflexions que lui inspirèrent ces lectures.

Le sujet proposé dans une deuxième partie « La Russie et ses voisins européens, proches ou lointains » permit à Valentina Brio de présenter l’expérience du Polonais Czeslaw Milosz, né dans un pays situé au cœur de l’Europe, déchiré entre deux mondes, qui eut à subir de plein fouet l’effroyable tourmente du xxe siècle. L’itinéraire personnel du grand poète polonais, son intime connaissance de plusieurs langues et cultures européennes, sa sensibilité artistique lui confèrent une indéniable autorité et en font un des meilleurs interprètes de l’esprit européen.

Serguéï Erlikh, quant à lui, se fait l’avocat d’un petit pays méconnu, pays frontière et terre de passage, la Moldavie, où, d’après lui, la culture russe la plus authentique est encore vivante. Dans un vibrant plaidoyer en faveur de la pluralité des cultures russes, il se fait l’interprète d’une jeunesse moldave désemparée par l’évolution de sa patrie « historique », la Russie.

Les échanges à l’intérieur d’une Europe sans frontières furent nombreux, féconds et variés. Deux exemples très concrets l’attestent. Tatiana Gromova relate les contacts assidus qu’a entretenus, à la fin du xixe siècle, un ornithologue russe avec ses confrères allemands ou anglais, grâce, notamment, à sa parfaite connaissance des langues étrangères européennes. Serguéï Petrov, quant à lui, brosse un tableau fort vivant de la très riche vie musicale de Simbirsk, ville russe provinciale située sur le cours moyen de la Volga. La musique des compositeurs français y a de tout temps été très appréciée, non seulement au xixe siècle dans ce qui fut un véritable « nid de gentilshommes », mais également de nos jours.

Le xixe siècle fut, pour la Russie, riche en échanges politiques.

Les Décembristes, adversaires résolus de la monarchie et de l’arbitraire de l’autocratie, furent profondément attirés par les expériences politiques européennes, comme modèle à imiter pour la Russie. Julie Grandhaye précise que les Décembristes voyaient dans la république le modèle politique le plus abouti.

Boris Tchitchérine, authentique « Russe européen », est un occidentaliste convaincu, qui essaiera de contribuer à la diffusion des idées libérales en Russie. Sylvie Martin analyse dans le détail les conceptions de cette personnalité politique attachante qui aimait à se présenter comme « un libéral russe ». Il semble en effet que ses convictions aient été mal comprises et interprétées, au point de le faire passer pour la postérité comme un conservateur.

Les écrivains russes ont beaucoup voyagé en Europe. Au xixe siècle Dostoïevski fut l’un d’entre eux. Son premier voyage, en 1862, comme l’explique Ilya Serman, se distingue fondamentalement des relations de voyage de ses confrères. Ce voyage lui inspire des réflexions philosophiques et politiques qui traduisent les convictions avec lesquelles il était parti. Il est en effet persuadé que l’Europe capitaliste court à sa perte, alors qu’il entretient une vision idéaliste et optimiste de l’avenir de la Russie.

Le personnage d’André Stolz, dans le roman de Gontcharov Oblomov, semblerait inspiré d’un Allemand bien réel, Karl Rudolf, dont la fille épousa le frère aîné de l’écrivain. Antonina Lobkariova nous révèle des détails restés jusqu’à présent inconnus sur cette famille d’Allemands installés en terre russe, parmi tant d’autres qui contribuèrent à la prospérité des régions de la Volga.

Pavel Annenkov, dans ses Lettres parisiennes, fournit un exemple remarquable de ce que fut autrefois le genre épistolaire. Ses lettres témoignent d’une connaissance approfondie de l’histoire et de l’art européen, et, comme le montre Natalia Volodina, suggèrent l’importance que revêt pour Annenkov la France. Il s’exprime toujours en « libéral éclairé », pour lequel la personne humaine, ses droits et sa dignité sont des priorités majeures. Les journaux intimes de Zinaïda Gippius, Contes d’amour, révèlent l’influence exercée par les idées européennes sur la culture russe de la fin du xixe siècle. Ludmila Lucewicz analyse la façon dont le thème de l’androgynie, remontant à la mythologie ancienne, fut adopté et adapté par Zinaïda Gippius, nourrie de littérature européenne.

Au xxie siècle, suite aux mutations qu’a subies l’espace soviétique, de nouveaux sujets, provoquant de nouveaux débats, apparaissent dans les relations entre la Russie et l’Europe.

L’exemple de la Géorgie est symptomatique de la détérioration de l’image de la Russie. Silvia Serrano estime que l’on passe d’une Russie vecteur de l’européanisation à une Russie repoussoir et explique pourquoi la Géorgie à présent est parfois qualifiée de « dernier front de la guerre froide ».

Entrée au Conseil de l’Europe, la Russie offre maintenant la possibilité à ses ressortissants de déposer un recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. Diane Skoda analyse les conséquences qui en résultent pour la démocratisation du système juridique russe.

Dans un article consacré à la publicité de produits de grande consommation en Russie à l’heure actuelle, Graham Roberts relève la tendance de plus en plus patriotique, voire nationaliste, des slogans attachés à la promotion de tel ou tel article. Les références à l’histoire nationale, à la culture russe, aux traditions populaires sont très présentes et contribuent, sans conteste, au succès de nombreuses marques. L’auteur en conclut ironiquement que si « La guerre froide est peut-être finie, la guerre des cultures, quant à elle, ne fait que commencer. » Cette assertion mérite réflexion dans un monde où, malgré le souci affiché de mondialisation, le partage de valeurs communes se révèle souvent difficile.

La place de l’Europe a subi, dans l’imaginaire russe, de grands changements depuis l’effondrement de l’URSS. Pour Michail Maiatsky, l’Europe sur la mappemonde russe est devenue un « Occident de parcours ». Cela va de pair avec les processus politiques qui se sont produits, l’Europe ayant perdu sa position clé dans la politique et l’économie mondiales.

En quoi la Russie et l’Europe sont-elles autres ? En quoi sont-elles semblables ? Les écrivains russes actuels sont très nombreux à se poser cette question essentielle dans leurs œuvres. Malgré les clichés soulignant souvent les différences marquantes, les contrastes les plus frappants, la Russie et l’Europe, sous leur plume, paraissent, au fond, indissociables. Derrière le lien culturel évident se profile, comme le dit Hélène Mélat, « le rêve de complétude – culturelle, identitaire, imaginaire ».

L’esthétique et l’idéologie du glamour russe, que dissèque Nora Buhks, peuvent surprendre l’observateur occidental peu rompu aux pièges du postmodernisme russe. Quoique très influencé par la culture pop occidentale, le glamour russe présente une particularité « nationale » assez déroutante, voire inquiétante, en devenant en quelque sorte une nouvelle idéologie non revendiquée.

Michel Niqueux, dans son exposé consacré aux « Discours essentialistes dans la Russie d’aujourd’hui, ou le retour de l’âme russe » analyse les différents discours, culturologique, linguistique, politique et religieux, dans lesquels s’affirme l’existence d’une essence propre à la Russie. L’inquiétude que de tels discours peuvent à juste titre nous inspirer vient du fait que ces différences sont maintenant « érigées en différences de nature irréductibles ».

Enfin, Philippe Comte, en se fondant sur les réponses faites à des sondages, s’inquiète, pour sa part, de l’évolution de l’opinion publique russe ces dernières années. Les Russes semblent revendiquer de plus en plus fort leur différence, rejeter toute leçon de l’Europe, récuser ses modèles, qu’il s’agisse de la population dans sa majorité ou de la Russie officielle. Il reste à espérer que les entrepreneurs et les jeunes renversent la tendance.

La diversité des sujets proposés par les intervenants, l’intérêt montré par l’auditoire, les débats intéressants que suscitèrent certains exposés nous confortent dans l’idée que ce colloque répondait à un besoin, qu’il s’inscrivait parfaitement dans l’actualité des humanités classiques et modernes. Nous remercions ici tous ceux qui ont contribué à son succès.

 


Pour citer cet article : Véronique Jobert, « Présentation », colloque La Russie et l’Europe : autres et semblables, Université Paris Sorbonne – Paris IV, 10-12 mai 2007 [en ligne], Lyon, ENS LSH, mis en ligne le 26 novembre 2008. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article113