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Vue des marges : la Russie, un pont vers l’Europe ? L’exemple de la Géorgie

Silvia SERRANO

Université d’Auvergne, Faculté de droit et science politique, Centre d’étude des mondes russe, caucasien et centre-européen (CERCEC, UMR 8083).

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Mots-clés : identité, Caucase, post-colonial, européanisation, empire

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Texte intégral

Dans les débats russes qui ont eu lieu depuis des siècles en Europe et en Russie sur la nature européenne ou non de celle-ci, une dimension est généralement absente : la perception par les marges de la Russie. En dépit de l’inégalité de la relation entre Russes et peuples de l’empire, les contacts ont été particulièrement étroits. En outre, c’est justement parce que la Russie était perçue par les Européens comme « orientale », que l’un des enjeux de la politique impériale était de s’affirmer comme puissance européenne. Les post-colonial studies, notamment les études sur la construction littéraire de l’Orient russe, dans la lignée des travaux d’Edward W. Said[1], ont permis de comprendre que la question ne se posait pas seulement comme une relation à deux termes, Russie-Europe, mais plus comme une relation à trois, Europe-Russie-Orient[2]. Les marges participent donc intrinsèquement de l’énonciation et de la formation de l’identité russe.

Dans la mesure où la relation entre la métropole et les régions qui sont sous sa domination est nécessairement déséquilibrée, la vision russe de ses périphéries est mieux documentée que l’inverse. Les écrits russes sur le Caucase, fait remarquer Susan Layton, constituent ainsi essentiellement un monologue culturel[3]. L’objectif est ici de contribuer à corriger ce déséquilibre en montrant, à partir du cas géorgien, comment s’est dégradée l’image de la Russie en puissance européenne. L’intérêt de cet exemple tient à ce que, dans la mesure où la nation géorgienne se perçoit également comme européenne et lutte pour la reconnaissance de cette identité, l’on se trouve dans un contexte de compétition pour l’européanité.

Or on passe de l’image, dominante au xixe siècle, d’une Russie vue comme le vecteur de l’européanisation, à celle d’une Russie qui fait figure, à partir de la révolution bolchevique et jusqu’à nos jours, de repoussoir, et dont les pratiques politiques sont perçues comme incompatibles avec les « valeurs » européennes.

L’intégration à l’empire russe, vecteur d’une européanisation des marges

Au moment de l’avancée russe vers les mers du Sud, au xviiie siècle, les principautés et royaumes géorgiens, en dépit d’une indépendance formelle et même si les souverains étaient parvenus à conserver leur foi chrétienne, se trouvent sous influence ottomane ou séfévide. Ils sont totalement isolés des centres politiques et culturels européens. Le persan est la langue de la cour du roi de Kartlie, l’iconographie, l’architecture tardive sont influencées par la culture persane[4]. Quelques décennies plus tard, à Tiflis, les élégantes vêtues à la mode parisienne descendent l’avenue Golovine – aujourd’hui Roustaveli –, fréquentent l’opéra et le théâtre.

Le rattachement à l’empire tsariste[5] entraîne une européanisation très rapide et profonde de pans entiers de la société géorgienne. C’est donc la Russie qui amène l’Europe en Géorgie, et qui l’entraîne sur la voie de l’Europe. En l’espace de quelques dizaines d’années, le passé oriental est totalement occulté et la Géorgie se transforme en une province européenne de l’empire russe. Une conjonction de facteurs explique la rapidité de cette évolution.

La visée civilisatrice de la Russie

Alors que la Russie constitue elle-même une marge orientale de l’Europe et que l’Europe est vue par beaucoup de Russes, depuis le xviiie siècle, comme la source première de leur progrès culturel, l’impérialisme en Orient incluait une volonté de promouvoir l’épanouissement culturel sous-entendu à l’occidentale dans les marches. La connexion supposée de la Russie à l’Europe des Lumières est une justification de la domination impériale sur les peuples et les régions des périphéries orientales.

Cette volonté de mener la culture européenne dans les périphéries orientales et méridionales de l’Empire est particulièrement visible au Caucase sous le vice-roi Vorontsov (1845-1854)[6]. De multiples institutions scolaires, une société d’agriculture, un musée ethnographique, une branche locale de la société impériale russe de géographie sont alors créés, tandis que de nombreuses revues en russe (Kavkaz, Kavkazskij Kalendar’) ou en géorgien (Tsiskari [L’Aurore]) voient le jour. Deux exemples, la naissance de la bibliothèque et du théâtre, illustrent cette ambition civilisatrice[7].

Les tentatives de constituer une bibliothèque à Tiflis remontent au début du xviiie siècle, sous le règne du roi de Kartlie Vakhtang VI (1703-1711 ; 1716-1724)[8]. Celle-ci a un temps compté 37 ouvrages, mais les efforts d’Irakli II (1762-1798) pour la développer ont été ruinés par la mise à sac de Tiflis par Agha Mogammad en 1795. L’idée est ensuite reprise en 1828 par le dramaturge et diplomate Alexandre Griboïedov, alors en poste à Tiflis, mais il meurt un an plus tard sans avoir le temps de la mener à bien. Il faut donc attendre la nomination au Caucase du Prince Vorontsov pour qu’en 1846 soit créée la bibliothèque de Tiflis. Elle est constituée d’un premier fond provenant de Saint-Pétersbourg, et à son ouverture en 1848, elle comptait ainsi 3 600 volumes, dont 1 488 en russe, 1 265 en français, et seulement quatre en géorgien et quatre en arménien[9].

Le prince Vorontsov est également à l’origine du théâtre de Tbilissi, créé dès son arrivée, en 1845, avec des acteurs qui viennent bientôt de Saint-Pétersbourg et de Moscou et dont le répertoire est constitué de classiques européens (Caleron, Shakespeare, Molière, Goethe) ou d’écrivains russes (Griboïedov). Un chef d’orchestre italien, « en contact constant avec les magasins musicaux les plus célèbres de Rome »[10], vient d’Odessa. Un opéra italien est joué en 1851, un ballet en 1853. Les gazettes locales peuvent se demander : « Comment ne pas se réjouir de la vie sociale qui se développe ainsi dans une Tiflis qui porte encore les marques de l’Asie ? »[11]. Des représentations ont également lieu dans d’autres villes de province, Le malheur d’avoir de l’esprit est ainsi joué par exemple à Lenkoran – sur le territoire actuel de l’Azerbaïdjan – en 1850. Dans le bilan qu’il dresse de son séjour, écrit en 1855, Vorontsov parle du théâtre comme du lien de Tiflis à l’Europe, devant transformer les mœurs.

Chez Vorontsov, le théâtre peut œuvrer au rapprochement entre les populations locales et les Russes. Mais cette entreprise se double d’une réelle volonté d’introduire la culture européenne dans les cultures nationales. Ainsi, une troupe de théâtre géorgienne voit le jour dès 1851, même si elle se produit en russe. À partir de septembre 1864, la communauté arménienne de Tiflis peut utiliser le théâtre une fois par semaine pour des représentations en arménien sans payer de charge. Les auteurs indigènes sont encouragés à s’inspirer des modèles européens, et le dramaturge géorgien Giori Eristavi (1813-1864) écrit Gaqra (La séparation), une comédie sur les nobles géorgiens[12].

L’adhésion des élites indigènes

Russification et européanisation sont assimilées et vont donc de pair. Elles sont rendues possibles par l’adhésion des élites géorgiennes à la mission civilisatrice de l’empire. Plusieurs raisons viennent expliquer une telle attitude. Traumatisées par les exactions commises par la Perse[13], elles sont d’autant plus enclines à voir dans l’Empire russe un protecteur potentiel qu’elles partagent un même héritage byzantin et une même foi orthodoxe. En outre, Saint-Pétersbourg offre des débouchés sociaux, en rendant possible l’intégration des élites nobiliaires chrétiennes dans celles de l’Empire. Ainsi, en 1859, 30 000 nobles géorgiens voient leurs titres reconnus[14]. Une des motivations fortes qui anime alors les élites est l’opportunité de reconquête des territoires passés sous domination ottomane. Le vieux rêve de la « réunification des terres géorgiennes » explique le zèle des officiers géorgiens dans l’armée tsariste au service du projet d’expansion impériale : le prince et poète Grigol Orbéliani (1804-1883) combat ainsi au Nord-Caucase dans les rangs russes, tandis que des unités russo-géorgiennes menées par le général géorgien Ivan Andronikov (Andronikachvili) défont les Turcs près d’Akhaltsikhé, en 1853[15]. Les Géorgiens deviennent des « colonisés-colonisateurs » : non seulement ils se mettent au service de l’expansion territoriale, mais ils contribuent également à la construction idéologique de l’Empire. À partir de 1849, une classe savante nationale a pu se former en Russie grâce à l’envoi de boursiers dans les écoles supérieures de Russie, dont bon nombre sont ensuite devenus les « spécialistes » du Caucase. Bon nombre d’ouvrages publiés en Russie et consacrés au Caucase étaient en effet écrits par des auteurs géorgiens[16].

Quelles que soient les divergences dans les objectifs recherchés, pour les Russes comme pour les non-Russes, la « communauté imaginée », de 1840 à 1880, c’est donc l’empire. Ils partagent une même conception commune de la haute culture, des Lumières et du progrès. Les promoteurs des institutions culturelles dans les périphéries orientales voient celles-ci comme intrinsèquement liées aux langues et à la culture occidentales, mais considèrent néanmoins qu’elles peuvent être accessibles à l’ensemble des peuples. C’est là une conception que partagent les intellectuels géorgiens, y compris les pères du nationalisme géorgien, comme en témoigne un article écrit par Iakob Gogebachvili (1840-1912)[17] :

L’ancienne Géorgie semble avoir péri à tout jamais dans ce passé qui, pas plus que le torrent printanier, ne peut remonter son cours ; la nouvelle Géorgie, objet des rêves de nos patriotes, doit se tourner non vers l’Asie, mais vers l’Europe, d’où elle doit puiser le savoir et copier le meilleur dans les constructions nationales. […] Nous rêvons de ce que les plus doués des occidentalistes russes auraient voulu (si la Géorgie avait été dans leur champ d’intérêt) – Belinski et Dobrolioubov, […] et les autres. Nous suivons la voie montrée par Tchernychevski à l’Ukraine, celle de l’épanouissement de la langue, de la littérature et de l’art nationaux.[18]

Une culture en partage

La russification des intellectuels géorgiens est la conséquence première de ce mode d’intégration à la Russie : ceux-ci s’inscrivent dans le même espace culturel que l’intelligentsia russe et partagent les mêmes idées. Les élites géorgiennes se situent toutefois clairement dans le camp occidentaliste, elles sont libérales et pro-occidentales, alors que les mouvements panslavistes ne reçoivent pas d’échos en leur sein. Les intellectuels géorgiens sont intégrés aux cercles marxistes, ils se livrent à des luttes d’influence au sein des mouvements socialistes de Russie.

Le second effet est l’importation d’une grammaire du politique européenne porteuse d’ambiguïtés. Alors que la promotion de la culture illustrait l’européanité de la culture russe et justifiait la présence coloniale, les Géorgiens se sont appropriés des concepts, des traditions et des institutions pour leurs fins propres. Ainsi, l’une des conséquences paradoxales en apparence de l’intégration réussie des élites à l’espace culturel russe est la montée en puissance du nationalisme puis des revendications indépendantistes. La « première génération » d’intellectuels à l’origine de l’effervescence nationaliste – c’est le nom que le groupe s’attribua à lui-même[19] – est ainsi composée des « Tergdaleulni », littéralement « ceux qui ont bu l’eau du Terek », qui ont traversé la rivière délimitant symboliquement les frontières du Caucase, c’est-à-dire d’intellectuels formés en Russie[20].

Enfin, ce mode d’intégration a favorisé les liens directs avec l’Europe. Les intellectuels caucasiens ont ainsi pu avoir des contacts avec les minorités européennes au sein de l’empire, notamment les Polonais, dont l’insurrection de 1830 a considérablement influencé le complot de jeunes aristocrates de 1832, mais également en voyageant en Europe[21]. L’empire a réellement servi de pont d’accès à un monde autrefois très éloigné. Nombreux ont ainsi été les contacts entre intellectuels géorgiens et européens, que ces contacts soient purement intellectuels ou qu’ils se matérialisent par des rencontres personnelles. Ainsi, Niko Nicoladzé, le premier Géorgien a faire une thèse – de droit – dans une université ouest-européenne, connaissait Paul Lafargue, qui le présente à Karl Marx[22].

Une Russie asiatique et despotique

La révolution de 1917 introduit cependant une rupture dans les perceptions de la Russie par les élites géorgiennes : dorénavant, celle-ci n’est plus vue comme le pont vers l’Europe, mais renvoyée à un despotisme supposé oriental.

À cela, il existe des explications géopolitiques. La première guerre mondiale précipite la Géorgie dans la mondialisation : elle va désormais s’intégrer à un espace global. Les sociaux-démocrates au pouvoir en Géorgie – de 1918 à 1921 – doivent en effet se trouver des protections en Europe, en se tournant vers l’Allemagne ou la Grande-Bretagne. Après l’invasion de la Géorgie par la 11e armée – mai 1921 – et l’instauration par la force du pouvoir bolchevik, la fermeture des frontières rend effective la rupture de liens avec l’Europe[23]. La Russie bolchevique va ainsi apparaître aux yeux de l’élite politique géorgienne comme l’héritière directe de la Russie tsariste. Les dirigeants de la Géorgie indépendante ont alors conscience des termes dans lesquels se pose pour eux le dilemme. Le chef d’État Noé Jordania déclarait devant l’Assemblée constituante le 14 janvier 1920, à propos de l’alliance militaire proposée par les Russes :

Cela signifierait que nous devons rompre nos liens avec l’Europe comme eux l’ont fait, et tourner nos regards vers l’Orient où ils cherchent de nouveaux alliés. Nous avons toujours choisi et choisissons l’Occident […]. Je sais que nos ennemis diront que nous sommes du côté des impérialistes, c’est pourquoi je dois déclarer ici d’une façon catégorique que je préfère les impérialistes de l’Occident aux fanatiques de l’Orient.[24]

Les liens tissés avec l’Occident « grâce » à la russification et l’intégration dans l’Empire dans les décennies précédentes ont contribué à la construction d’une identité nationale européenne qui s’oppose alors à la Russie.

L’image de la Russie dans le nationalisme géorgien du xxe siècle

Dans un contexte où le passé est censé fonder l’identité contemporaine, l’histoire procure des ressources précieuses. Dans une logique concurrentielle, la démonstration – dans une logique développementaliste qui restera celle de l’historiographie soviétique – de la primauté de la Géorgie sur une Russie plus asiatique, et donc arriérée, contribue à cette image européenne.

Les travaux d’historiens sont d’autant plus importants qu’ils sont lus et commentés par de larges cercles intellectuels. L’européanité de la Géorgie a trouvé ses racines dans les travaux d’historiens tels Ivane Djavakhichvili (1876-1940), Nikoloz Berdzenichvili (1894-1965) ou Simon Djanachia (1900-1947), abondamment repris, aujourd’hui encore, dans la vulgate publique, et souvent déformés[25]. Le premier point mis en avant est l’ancienneté de la religion. La communauté de foi, invoquée quand la Géorgie se tourne vers son voisin septentrional à la fin du xviiie siècle, devait apparaître comme un gage de civilisation et de proximité. Or l’adoption du christianisme par les souverains géorgiens, au ive siècle, est antérieure de plusieurs siècles au baptême de la Russie. En outre, une des premières mesures prises par l’Empire russe est en 1811 l’abolition de l’autocéphalie de l’Église géorgienne, dès lors subordonnée au synode russe. S’il s’agit d’annexer une Église sous la juridiction potentielle d’un patriarcat concurrent, cette mesure s’accompagne de l’introduction du slavon comme langue liturgique, et du pillage des églises, qui alimentent durablement un ressentiment profond envers la Russie.

Le second point mis en avant est le parallélisme des évolutions en Géorgie et dans l’Occident chrétien médiéval. Les historiens géorgiens s’attachent à mettre en lumière des similarités jugées frappantes entre le « féodalisme classique » de la France centrale et orientale et le féodalisme géorgien de l’âge d’or des xie-xiie siècles. Dans certains domaines – propriété privée de la terre, structure sociale, grosses unités féodales, etc., soulignent-ils, la Géorgie aurait même un siècle d’avance sur les royaumes occidentaux. Dans la même veine, bien que moins connus, les travaux de Chalva Noutsoubidzé avancent l’hypothèse d’une « renaissance géorgienne » qui aurait même précédé d’un siècle la renaissance italienne[26]. Dans tous les cas, il s’agit de prouver l’intégration de la Géorgie à un espace européen.

Dans ses avatars contemporains, cet usage de l’histoire médiévale aboutit à essentialiser des traits jugés caractéristiques d’une identité collective européenne. Ainsi, l’absence de servage serait corrélée[27] à un individualisme supposé des Géorgiens, qui s’opposerait au collectivisme présenté comme génétique des Russes, et où leur sens de la propriété expliquerait un attachement particulier au marché.

Une Géorgie plus européenne que soviétique ?

La construction de cette identité se fait sur un double tour de force. D’une part, elle est « validée » en Russie même, du moins tardivement. Dans les années brejnéviennes, la Géorgie apparaît pour les Soviétiques en effet comme espace de liberté et de prospérité relatives, une « Méditerranée de la Russie ». Le développement du tourisme sur les côtes de la Mer Noire n’est pas étranger à cette image, entretenue par certains films cultes au message ambigu, tels La Prisonnière du Caucase, de Leonid Gaïdaï (1971) ou Mimino, de Georgi Danielia (1977). La mansuétude dont fait preuve Edouard Chévardnadzé en tant que Premier secrétaire du parti communiste vis-à-vis des artistes et intellectuels favorise une expression plus libre que dans d’autres républiques et une renaissance culturelle dont bénéficie notamment le cinéma[28]. Tbilissi est l’une des villes soviétiques où la critique peut se faire entendre le moins timidement, à tel point que dans l’imaginaire collectif, elle apparaît comme un espace qui a su échapper à la soviétisation, comme en témoigne une histoire drôle colportée à l’époque :

Un haut-parleur à la gare de Tbilissi, en Géorgie : « dans cinq minutes du quai N° 1 part le train express Tbilissi-Riga. Ce train passe par l’Union soviétique ».[29]

Les valeurs présumées occidentales (liberté d’expression, regard critique, individualisme, etc.) s’opposent aux valeurs soviétiques, jugées incompatibles avec la culture géorgienne, servent d’argument pour fonder l’identité européenne de la Géorgie. Celle-ci suppose que le « soviétisme » soit perçu comme un phénomène exogène qui n’aurait pas pénétré en profondeur la société géorgienne. La contribution des Géorgiens dans la construction soviétique est donc occultée, alors que c’est peu dire que certains d’entre eux ont joué un rôle important dans l’histoire de l’URSS. Pourtant, celle-ci est vue comme une histoire coloniale. Le parallèle avec les pays baltes souligné par l’histoire drôle présentée ci-dessus ne doit rien au hasard : depuis la fin des années 1980, l’historiographie géorgienne met l’accent sur l’invasion du territoire par la 11e armée en 1921 et par le caractère contraint de l’intégration à l’URSS plus que sur les processus d’accommodation au régime. Ainsi, le débat public sur la lustration qui s’engageait timidement en 2006 se clôt par l’ouverture d’un « musée de l’occupation soviétique » au sein du musée d’histoire.

La Russie dans la nouvelle partition du monde

L’image d’une Russie non européenne s’enracine dans le nouveau récit géopolitique post-soviétique. Alors que la soviétisation avait mis un terme à la première européanisation, l’effondrement de l’URSS permet de revenir à ce qui est décrit comme un cours naturel de l’histoire et de « rentrer dans la maison maternelle », comme le titrait sur huit colonnes à la une un journal géorgien à l’occasion de l’entrée de la Géorgie au Conseil de l’Europe[30]. À la différence du xixe siècle, non seulement la Russie n’est plus un pont, elle est même devenue un obstacle. Le Caucase est souvent présenté comme le dernier front de la guerre froide[31]. Cela ne signifie pas que la division du monde soit pensée dans les mêmes termes qu’auparavant, mais incontestablement, la Géorgie, elle, se voit en effet entre deux blocs antagonistes, l’Occident[32] et la Russie. Non seulement la Russie n’est plus l’Europe, mais elle en constitue même l’exact opposé.

Les années qui ont suivi l’éclatement de l’URSS se caractérisent par un processus d’esssentialisation et d’ethnicisation des Russes et de la Russie. Au début des années 1990, sous l’impulsion des autorités géorgiennes, soucieuses de préserver des appuis à Moscou, est mise en avant une image duelle : une « bonne » Russie, démocratique et pro-occidentale chercherait à s’imposer face à une « mauvaise », rouge-brune, réactionnaire, communiste[33]. Cette représentation promue par le haut trouve des échos dans une société qui, en dépit des discours officiels, a longtemps vu son destin lié à celui de son voisin septentrional. La population suit encore la vie politique russe, chacun connaît les positionnements adoptés par différentes figures publiques et partis politiques. Peu à peu, à mesure que les relations bilatérales se tendent, mais également que les contacts s’amenuisent, la Russie apparaît de plus en plus monolithique. Domine alors durablement l’image d’une puissance incapable de renoncer à ses ambitions impérialistes, violente, antidémocratique, et « asiate ». Un intellectuel géorgien pouvait par exemple expliquer en 2000 qu’un rapprochement avec la Russie n’était pas souhaitable car « la culture politique russe est primitive. Elle n’a pas changé depuis l’époque d’Ivan le Terrible, et cherche à étendre sa puissance sur le territoire le plus grand possible, que Moscou parvienne ou non à le gouverner »[34].

Cet échec de la Russie à se faire reconnaître comme État européen tient à la nouvelle donne géopolitique, à la politique menée par Moscou dans son « étranger proche », et aux modalités de légitimation des élites politiques géorgiennes sur la scène interne.

En effet, depuis l’effondrement de l’URSS, le Caucase du Sud n’a plus besoin de passer par la Russie pour avoir des contacts directs avec le reste du monde. Dès 1988, les frontières méridionales avec la Turquie et l’Iran autrefois hermétiquement closes s’ouvrent, les liaisons aériennes avec les capitales européennes se multiplient, à tel point qu’il devient bientôt plus facile de se rendre de Tbilissi à Francfort, Vienne ou Paris qu’à Moscou. La crispation des relations bilatérales russo-géorgiennes entraîne une rupture progressive des liens. En 2000, les autorités russes décident unilatéralement d’établir des visas obligatoires pour les ressortissants géorgiens. Chaque crise ouverte s’accompagne d’une fermeture des rares voies terrestres encore praticables[35]. En 2006, toutes les communications entre les deux pays sont rompues, y compris les liaisons aériennes ou postales. Tandis que les liens avec Moscou se raréfiaient, les partenaires occidentaux de la Géorgie manifestaient la volonté de promouvoir des voies alternatives, Européens et Américains finançant des grands projets visant à décloisonner le Caucase du Sud et à contourner la Russie : Traceca, Inogate, constructions d’oléoducs tels le Bakou-Tbilissi-Ceyhan[36]. L’intégration de la Géorgie dans les institutions européennes se fait sans la Russie, voire contre elle, et souvent à un rythme plus soutenu qu’avec elle : si la Géorgie a rejoint le Conseil de l’Europe plus tardivement – en 1999 – que la Russie – en 1996 –, elle a en revanche été intégrée dans le voisinage de l’Union européenne et s’est portée candidate à une adhésion à l’OTAN.

Ce ne sont pas les seuls contacts physiques et les relations politiques qui se sont dégradées. L’interruption de la diffusion de la télévision russe, la disparition progressive des écoles russes, la désagrégation des réseaux professionnels et culturels, et in fine le déclin de la russophonie ont eu pour effet de désintégrer un espace en partie unifié depuis deux siècles. Les stéréotypes en vigueur sur la Russie se nourrissent d’ailleurs des poncifs occidentaux datant de la guerre froide, ce qui témoigne d’une distance culturelle accrue entre Russes et Géorgiens. Alors que les aspects « européens » passent inaperçus – acquérir des livres russes tient de la gageure, les tournées d’artistes ou voyages d’études sont réduits à la portion congrue –, les segments les plus conservateurs jouissent d’une visibilité plus forte : les déclarations racistes d’hommes politiques tels Vladimir Jirinovski ou Dmitri Rogozine[37], par exemple, leur valent de passer régulièrement à la télévision géorgienne.

La mauvaise image de la Russie a été alimentée par sa politique étrangère, par le soutien apporté aux séparatismes abkhaze et ossète, et la violence dont elle a fait preuve au Caucase. Les deux guerres russo-tchétchènes ont eu un impact très fort sur les représentations de la Russie, en dépit d’une grande méfiance de la plupart des Géorgiens envers les combattants tchétchènes[38]. L’usage inconsidéré de la force, les exactions massives et la répression aveugle contre les populations civiles, ainsi que le mépris dans lequel ont été tenus les Russes de Tchétchénie ont alimenté l’image d’une puissance impériale intrinsèquement brutale et irrationnelle. En février 2000, un quotidien géorgien présentait une photographie de Grozny détruite et titrait en une sur plusieurs colonnes : « le russisme est bien plus terrible que le racisme »[39]. La Russie est perçue par les élites politiques et, comme en témoignent les sondages d’opinion, par la population comme la première menace pour la sécurité du pays.

En se revendiquant l’héritière de l’URSS, la Russie s’est condamnée à être symboliquement renvoyée dans la barbarie. La montée en puissance du discours eurasiste, l’ambiguïté de la revendication de l’héritage tatare[40] et la convergence d’intérêts avec certains régimes autoritaires centre-asiatiques confortaient la lecture culturaliste qui reste faite à Tbilissi : tandis que la Géorgie retrouvait son identité européenne, la nature orientale de la Russie apparaissait au grand jour.

Les autorités de Tbilissi ont toujours eu intérêt à jouer de la polarisation politique pour se présenter comme plus « européennes », c’est-à-dire plus attachées aux valeurs de la démocratie et du marché. Le succès de la mauvaise image de la Russie tient donc également aux opportunités de légitimation qu’elle offre aux élites géorgiennes à l’intérieur du pays et sur la scène internationale. La « révolution des roses » peut ainsi être vue comme une tentative de s’enraciner symboliquement dans l’histoire européenne en multipliant les références aux mobilisations populaires des années 1980 en Europe de l’Est : quand, quelques mois avant les élections de novembre 2003, les partisans de Mikhaïl Saakachvili cherchaient quel symbole donner à leur mouvement, c’est la rose qui avait été choisie parce qu’elle était plus neutre que les œillets, jugés trop « socialistes », et que les chrysanthèmes, trop orientalisants.

Les idées, et notamment les idées politiques, européennes sont arrivées en Géorgie par le biais de la Russie. Les Lumières, la foi dans le progrès et la modernité ont été portées par le colonisateur, et ont, comme cela a été le cas dans bien des anciennes colonies, nourri un discours et un projet d’émancipation national. Mais à la différence de l’Asie centrale – et des anciennes colonies européennes – dans le cas présent, la Russie « s’efface » au profit de liens directs et d’un sentiment d’identité avec l’Europe. La contradiction entre l’origine « occidentale » de l’anti-impérialisme et de la modernité politique d’une part et, d’autre part, la volonté de s’affranchir d’une métropole européenne, contradiction à laquelle sont confrontées les élites intellectuelles des périphéries, par exemple les djihadistes en Asie centrale, se résout ici par un déni de l’identité européenne de la Russie et par la revendication à une européanité devant réconcilier la Géorgie avec son destin historique.

Le patrimoine historique et religieux (féodalisme, chrétienté, social-démocratie) a pu être mis en avant alternativement pour justifier le rapprochement avec Moscou ou pour le disqualifier. Il ne constitue pas la « racine naturelle » des identités, mais se prête à des usages sélectifs et politiques visant à légitimer des orientations contemporaines. Aujourd’hui, plus que les traditions littéraires ou religieuses, ce sont les pratiques politiques et l’échec de la démocratisation qui viennent fonder, au Caucase, la vision non européenne de la Russie.

 

Notes

[1]   Voir notamment Said Edward W., L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1997, et Culture et impérialisme, Paris, Fayard, 2000.

[2]   Sur l’influence des post-colonial studies sur le renouvellement des questionnements sur l’espace postsoviétique, voir par exemple Layton Susan, Russian Literature and Empire. The Conquest of the Caucasus from Pushkin to Tolstoï, Cambridge University Press, 1994 ; Ram Harsha, The imperial Sublime. A Russian Poetics of Empire, University of Wisconsin Press, 2003 ; ou, dans une optique historique, Brower Daniel R. et Lazzerini Edward J. (éd.), Russia’s Orient Imperial Borderlands and Peoples. 1700-1917, Indiana university Press, 1997.

[3]   Layton S., op. cit.

[4]   Pour une synthèse de l’histoire de la Géorgie en français, voir par exemple Assatiani Nodar et Bendianachvili Alexandre, Histoire de la Géorgie, Paris, l’Harmattan, 1997 ; pour l’histoire contemporaine voir Suny Ronald G., The Making of the Georgian Nation, Londres, Taurus, 1989.

[5]   Le royaume de Kartlie-Kakhétie se met sous protectorat russe en 1783 (traité de Guéorguievsk). En 1802, il est intégré à l’empire, bientôt suivi par les principautés et royaumes de Géorgie occidentale.

[6]   Sur la vice-royauté de Vorontsov, voir Rhinelander A. L. H., Prince Michael Vorontsov, Viceroy to the Tsar, McGill - Queen’s University Press, 1990.

[7]   Jersild Austin, Melkadze Neli, « The dilemmas of enlightenment in the Eastern Borderlands : the theater and library in Tbilisi », Kritika : Explorations in Russian and Eurasian History, vol. 3, n° 1, hiver 2002, p. 27-49.

[8]   L’avancée ottomane le contraint à se réfugier en 1723 en Russie, à l’invitation de Pierre le Grand.

[9]   De nombreux ouvrages étaient en allemand et en anglais, trois en azéri, trois en turc, deux en arabe, deux en farsi.

[10]   Kavkaz, n° 6, 8 février 1846, cité par Jersild A., Melkadze N., op. cit.

[11]   Ibid.

[12]   Pour un aperçu de la littérature géorgienne, voir Rayfield Donald, The Literature of Georgia : A History, Oxford, Clarendon Press, 1994.

[13]   La mise à sac de Tbilissi par les troupes de Agha-Mohamed-Khan est le thème principal du célèbre poème de Nikoloz Baratachvili (1817-1844), Le destin de la Géorgie, publié en 1839.

[14]   La constitution des listes a été un sujet de discorde continu.

[15]   Suny R. G., op. cit, p. 75.

[16]   Cela reste vrai à l’époque soviétique, où les intellectuels géorgiens, tel l’historien Ivane Djavakhichvili (1876-1940) ou le linguiste Nikolaj Marr (1864-1934) ont joué un rôle important. Paradoxalement, l’indigénisation des spécialistes des régions périphériques de l’Empire explique le dénuement intellectuel dans lequel s’est retrouvée la Russie postsoviétique, une fois qu’elle eut perdu ces cadres restés dans leur République d’origine.

[17]   Iakob Gogebachvili (1840-1912) est, avec Ilia Tchavtchavadzé et Akaki Tsereteli, l’un des représentants les plus notoires de la première génération d’intellectuels nationalistes. Il est l’auteur, notamment, de manuels de langue géorgienne pour les écoles primaires.

[18]   Cité par Oboladze Ushangi, Jacob Gogebachvili, Father of the Georgian National School, a short study, Tbilissi, Ganatleba, 1986, p. 44.

[19]   La « première génération » (pirveli dasi) est suivie d’une « deuxième génération », puis d’une « troisième » composée de cercles marxistes.

[20]   Reisner Oliver, The Tergdaleulebi : Founders of Georgian National Identity, in Löb Ladislaus, Petrovics István, Szonyi György E. (éd.), Forms of Identity : Definitions and Changes, Szeged, Attila Jozsef University, 1994, p. 125-37.

[21]   Voir par exemple Mouradian Claire, Urjewicz Charles et Weill Claudie, « Les étudiants du Caucase en Allemagne, 1900-1914 », dans Russes, Slaves, Soviétiques : études d’histoire offertes à Roger Portal, Paris, Institut d’Études Slaves, Publications de la Sorbonne, 1992, p. 369-392.

[22]   Suny R. G., op. cit, p. 131.

[23]   Sur la Transcaucasie durant la première guerre, voir par exemple Afanasyan Serge, L’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie de l’indépendance à l’instauration du pouvoir soviétique 1917-1923, Paris, l’Harmattan, 1981, et Avalov Zurab, Nezavisimaâ Gruziâ v meždunarodnoj politike, 1918-1921 [La Géorgie indépendante dans la politique internationale, 1918-1921], Paris, 1924 ; New York, Chalidzé Publications, réédition 1982.

[24]   Cité par S. Afanasyan, op. cit., p. 94.

[25]   Sur l’historiographie géorgienne, voir Gordadzé Thorniké, « La réforme du passé : l’effort historiographique de construction de la nation géorgienne », Revue d’Études comparatives Est-Ouest, 4, 1998, p. 53-80.

[26]   G. Nodia, « Wall and Brides », « The Georgian perceptioh of the West », art. cités.

[27]   Sans que la relation de causalité ne soit toutefois explicitée.

[28]   Sur l’image des Russes au Caucase, voir également Cuciev Aleksandr A., « Russkie i Kavkazcy : očerki nezerkalnoj nepriazni » (« Russes et Caucasiens : étude sur une hostilité assymétrique »), Vestnik, 1998 et 1999, Bulletin de l’Institut de la Civilisation, Vladikavkaz, [http://www.inci.ru] consulté le 15/09/2008.

[29]   Pour une réflexion sur les histoires drôles dans la culture soviétique, voir Regamey Amandine, Prolétaires de tous les pays, excusez-moi !, Paris, Buchet-Chastel, 2007.

[30]   « La Géorgie est retournée dans sa famille, la communauté européenne, vers laquelle elle aspirait depuis des siècles », Svobodnaâ Gruziâ, 28 avril 1999.

[31]   Voir par exemple Minassian Gaidz, Caucase du Sud, la nouvelle guerre froide : Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Paris, Autrement, 2006.

[32]   L’Europe et l’Occident ont longtemps été des synonymes. Avec la multiplication des contacts et la professionnalisation des hommes politiques, la distinction est de plus en plus marquée chez les élites.

[33]   Cette rhétorique est particulièrement active durant le conflit abkhaze (1992-1993), quand Edouard Chévardnadzé cherche à miser sur le soutien que lui apportera Boris Eltsine contre les militaires.

[34]   Interview de Gaga Nijaradzé, RFE/RL Caucasus Report, vol. 3, n° 49, 22 décembre 2000.

[35]   Deux des principaux axes reliant la Russie et le Caucase du Sud traversent des zones de conflit et de blocus (Abkhazie, Ossétie du Sud).

[36]   Voir Serrano Silvia, Géorgie. Sortie d’Empire, Paris, CNRS Éditions, 2007.

[37]   Le président de Rodina et ancien président de la commission des Affaires étrangères à la Douma s’était ainsi singularisé en 2006 en pleine crise russo-géorgienne en prononçant un discours entier en imitant l’accent géorgien devant un parterre de députés hilares.

[38]   Cette méfiance, qui puise ces racines dans les différends historiques, a été attisée par le soutien apporté par certains chefs de guerre tel Chamil Bassaïev aux séparatistes abkhazes.

[39]   švidi dγe [Sept jours], 7 février 2000.

[40]   Laruelle Marlène, La quête d’une identité impériale. Le néo-eurasisme dans la Russie contemporaine, Paris, Pétra, 2007.

 

Pour citer cet article

Silvia Serrano, « Vue des marges : la Russie, un pont vers l’Europe ? L’exemple de la Géorgie », colloque La Russie et l’Europe : autres et semblables, Université Paris Sorbonne – Paris IV, 10-12 mai 2007 [en ligne], Lyon, ENS LSH, mis en ligne le 26 novembre 2008. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article127