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Occident de parcours : l’Europe sur la mappemonde russe

Michail MAIATSKY

Université de Lausanne, Section des Langues et littératures slaves

Index matières

Mots-clés : Russie, Europe, mondialisation, imaginaire, politique

Texte Intégral

Quels changements, dans l’imaginaire russe, a subi la place de l’Europe au cours des deux dernières décennies ? Oui, l’image de l’Europe en Russie est devenue plus individualisée, plus concrète, plus détaillée, plus distincte d’un « Occident » amorphe. Mais de là, à dire que l’Europe y a gagné ! De nombreux facteurs doivent être pris en compte, aussi « objectifs » que ceux qui portent sur l’image, la représentation.

D’abord, en vingt ans, l’Europe a profondément changé elle-même, indépendamment de tout regard que la Russie peut porter sur elle. Elle est en passe de prendre acte d’un tournant qui met une fin définitive à l’époque optimiste intitulée en France « les Trente Glorieuses » – dont, en fait, une autre trentaine d’années nous sépare maintenant. Cette mutation, qui s’inscrit dans la métamorphose de tout le système-monde, a fait de l’Europe une région beaucoup moins importante sur la scène planétaire qu’il y a vingt ans. On peut dire avec certitude et sans pathos excessif, que l’histoire européenne est en train de devenir « un » chapitre dans l’histoire du monde, et le subcontinent européen « un » des lieux où cette histoire se déroule. Économiquement et politiquement, l’Europe se voit poussée à la marge du processus, et ceci sur deux plans : premièrement à l’intérieur de l’Occident lui-même, et deuxièmement dans le cadre mondial. En Occident, malgré tous les efforts organisationnels et gestionnaires d’intégration européenne, la nouvelle donne, dite communément unipolaire, est largement favorable aux États-Unis au détriment de l’Europe, avec les retombées immédiates qu’a cette évolution sur l’imaginaire d’autres pays, notamment la Russie, laquelle s’américanise – à sa façon, qui mérite d’être étudiée – bien plus qu’elle ne s’européanise. Dans le cadre mondial les effets sont encore plus irrévocables. Le poids des puissances émergentes et, plus encore, leurs taux de croissance sont incomparablement supérieurs à ceux de l’Europe, qu’il s’agisse de l’Europe actuelle ou, bien davantage encore, de l’Europe à venir – à moins de se laisser bercer, ou berner, par certaines promesses politiciennes. L’Europe – au sein de l’Occident dans son ensemble – est en train de revendiquer actuellement une nouvelle place – ou plutôt d’essayer de conserver sa place d’antan – par le biais de la prétendue « économie fondée sur la connaissance ». Dans la nouvelle division internationale du travail, l’Occident garderait, à condition de réussir à imposer un régime drastique de protection de la propriété intellectuelle, le privilège du cerveau, et attribuerait le rôle des mains – précisément, des mains-d’œuvre –, autrement dit le travail matériel, peu qualifié, nocif et polluant, aux stakhanovistes asiatiques. Si on est sûr que cela ne se tient pas moralement, on n’est pour l’instant toujours pas certain que cela soit tenable au moins économiquement.

Alors que les Européens ne font que subodorer cette énorme marginalisation, les Russes en sont, à des niveaux différents, et depuis un moment déjà, parfaitement au fait. Reprenons les deux plans dont nous parlions, et d’abord le premier : l’Europe perdant son importance à l’intérieur même de l’Occident. Les Russes s’en sont-ils aperçus ? Bien sûr. Une distinction définitive entre l’Europe et le reste de l’« Occident » – c’est-à-dire les Etats-Unis – s’est opérée au moment de la guerre du Kosovo et des bombardements de Belgrade. L’Europe – aux yeux des Russes, au moins – a pris acte de son incapacité à gérer une crise sur son territoire avec des moyens qui correspondraient davantage aux fameuses « valeurs européennes ». À partir de ce moment-là, l’Europe s’est dégradée – toujours aux yeux des Russes – au point de se limiter à un rôle de partenaire commercial, de marché intéressant, de lieu de vacances, de traitement médical ou cosmétique, mais c’est à peu près tout.

Alain Lipietz, député Vert européen, dans un article intitulé « L’Europe, telle que nous l’avons perdue »[1], se plaint du refus de la Constitution européenne :

Les conséquences internationales du blocage de l’Europe politique ne se font pas moins sentir. Alors que les « Bric » (Brésil, Russie, Inde et Chine) s’affirment sur la scène mondiale, leurs dirigeants ne parlent même plus de l’Europe, mais « concèdent une certaine importance à… l’Allemagne » (comme me l’a dit un Chinois lors de la réunion de l’OMC à Hongkong). La Russie nous méprise, l’Iran nous ignore…[2]

Il est significatif de voir comment les conséquences de l’affaire du Kosovo confirment chaque jour davantage la faiblesse politique européenne. L’autonomie qu’exige le Kosovo effraie plus d’un gouvernement européen, face à leurs Pays Basque, Irlande du Nord, Corse et autres « Jura libre »… Mais cela arrange l’Europe que ce soit l’ours russe qui, par son mugissement barbare, empêche l’autonomie du Kosovo. L’épisode kosovar a eu des conséquences dévastatrices sur la déontologie politique en Russie – et ailleurs –, sur le climat politique et idéologique en Russie, en démontrant l’équation de la puissance et de la justice. Il a réussi à cristalliser des forces du nationalisme jusque-là rampantes et à les établir en une sorte de métapouvoir. Mais l’histoire des nouvelles synergies entre les nationalismes décomplexés va encore s’écrire devant nos yeux – et provoquera tantôt larmes, tantôt rire nerveux. Avec toutes les repentances enfin jetées aux orties, on sera contraint au service obligatoire du travail et de l’amour pour la patrie.

Les dérives du nationalisme

Lorsqu’on parle de rapprochement entre les peuples – en l’occurrence, entre ceux de l’Europe et ceux de la Russie –, on ne pense que rarement à ses aspects affligeants. Or, pour compléter le tableau, il faudrait parler aussi de la « justification extérieure » que les nationalistes en Russie – et en Europe Orientale – ont obtenue grâce à l’institutionnalisation de l’extrême-droite européenne, qui a su profiter des processus intégratifs et parvenir à des résultats inespérés au niveau national. Si l’on prend un autre cas de figure, la politique énergétique russe qui irrite nombre de gouvernements, force est de constater qu’elle trouve également un appui dans le protectionnisme atlantique et européen.

En ce qui concerne le cadre mondial, la Russie n’a pas longtemps hésité à établir des liens commerciaux avec la Chine ou la Turquie, ou plutôt n’a pas longtemps minaudé devant l’offre persévérante de l’Est et du Sud. Et il y a des connivences étonnantes – mais en fait moins étonnantes qu’il n’y paraît. On pourrait évoquer la sinisation pacifique de l’Extrême-Orient et même de la langue russe – si on en croit, du moins, certains écrivains et linguistes. On peut évoquer le goût esthétique des Russes moyens, goût qui, à l’instar du fameux « goût russe » d’une qualité de thé – sur quoi porte en fait la comparaison ? Peut-on vraiment parler d’un « goût russe » ? – s’est avéré très porté – de l’architecture aux habits – sur l’ornemental, le mielleux, sinon le mièvre, que l’imaginaire de l’Europe occidentale, à tort ou à raison, associe avec l’Orient. Mais ces sujets-là, j’imagine qu’il vaut mieux les réserver pour des colloques à venir portant sur « La Russie et l’Asie », « La Russie et l’Orient » ou « La Russie et le Sud ».

Concernant le sujet qui nous préoccupe à présent, il faut en souligner un des facteurs majeurs. Le Russe moyen a désormais de l’Europe une connaissance beaucoup plus ample et concrète, comparée aux connaissances que possède l’Européen moyen au sujet de la Russie. L’Europe est devenue quelque chose de « particulier », en perdant logiquement en universalisme. D’ailleurs, plus l’Europe insiste sur ses différences avec son rejeton d’outre-Atlantique, plus elle affirme, qu’elle le veuille ou non, sa particularité par rapport à la nouvelle norme unipolaire qui essaie, avec un succès certain, notamment en Russie, de convaincre de son universalisme. La Russie – dans la mesure où son régime politique peut l’incarner – a appris – et rapidement, en une dizaine d’années – qu’il faut se régler sur les forts, et ne mise donc guère sur l’Europe. D’ailleurs, pour l’Europe elle-même, la concurrence avec les États-Unis n’exclut aucunement une américanisation constante des divers aspects de la vie culturelle et politique.

Écartée de sa position dominante, l’Europe, pour se consoler, essaie de tendre une main fraternelle à sa récente admiratrice et actuelle compagne d’infortune, la Russie, qui s’y connaît si bien en matière de perte de poids et d’importance. Un jeu de reflet flatteur et donc autoflatteur s’est mis en place, jeu qui peut mener à la dérive. Exemple : l’état catastrophique des études supérieures en France, dont s’alarment ces derniers temps de nombreux chercheurs et enseignants contredit apparemment la volonté de vendre le plus efficacement possible les services éducatifs français/européens aux étudiants et jeunes chercheurs étrangers – russes, entre autres. Mais si l’état désastreux de l’université ne manquera pas de gêner la réussite du marketing de ces services, c’est aussi le déploiement de ce marketing qui influe sur la qualité de l’université : la poursuite de l’efficacité imitant une logique entrepreneuriale « est » un des éléments du désastre éducatif et scientifique actuel. Cela dit, ce désastre peut être relativisé, si on le compare aux études supérieures russes totalement corrompues.

Beaucoup de Russes sont au courant de l’image de leur pays que véhiculent les médias occidentaux, et en sont préoccupés. Non pas dans le vieux sens du terme : « Que va en dire l’Occident ? », mais dans un sens parfaitement postmoderne : les Russes considèrent cette attitude des médias occidentaux comme une opération de « relations publiques hostile », un čërnyj piar, comme un coup bas dans une impitoyable joute géopolitique. « Ils nous présentent comme ça, parce que ça les arrange ! On n’est pas dupe ! » Effectivement, aujourd’hui, dans les esprits des Russes, toutes catégories confondues, une sorte de politologie populaire et courante occupe la place centrale qui est comparable avec celle tenue, dans la société occidentale, par la psychanalyse, tout aussi facile et courante.

Que pense la Russie au sujet de ce que pense l’Europe au sujet de ce que pense la Russie au sujet de… ? Notre colloque, lui-même, fait partie de ce jeu de reflets. Pour une recherche digne de ce nom, il aurait fallu analyser la réception de l’Europe dans l’imaginaire politique russe de diverses catégories sociales, professionnelles, d’âge, etc. Mais, si l’on se permet une estimation, ni trop fondée ni trop sérieuse, de la « tendance actuelle », on peut dire que celle-ci révèle de la part des Russes un intérêt beaucoup plus élevé pour les différences que pour les similitudes entre la Russie et l’Europe.

Dans un article sous-titré « L’Occident perd son attrait pour l’intelligentsia de la Russie », l’auteur russo-allemande Sonja Margolina écrivait, en août dernier :

Les « valeurs universelles » incarnées et répandues par l’Occident, paraissent dans différentes parties du monde de moins en moins dignes d’être imitées. Outre la mondialisation qui se traduit par des réformes néolibérales presque partout mal réussies, inspirées des recettes de l’OMC et de la Banque mondiale, la cause en est le refus des « doubles standards » occidentaux. On ne peut plus les justifier par une menace communiste et elles trouvent leur expression la plus cynique dans les prétendus « intérêts vitaux » de la seule et unique superpuissance. Le démontage moral des États-Unis a porté aux forces démocratiques partout dans le monde un coup sévère. […] Cela dit, l’appui bien intentionné et intéressé de la démocratie par l’Occident finit presque toujours par une catastrophe. Les forces traditionnellement pro-occidentales russes, liées à l’Europe depuis plus de deux siècles par un cordon ombilical, en souffrent particulièrement.[3]

Et l’auteur d’énumérer les erreurs fatidiques de la jeune démocratie russe qui ont sapé la confiance dans un Occident accusé de les avoir encouragées : le putsch sanglant d’Eltsine contre le parlement en 1993, les élections truquées à l’aide des médias occidentaux du même Eltsine en 1996, la braderie de la privatisation, etc. On pourrait continuer cette liste avec le durcissement du régime actuel qui apparaît justifié par la nécessité de « remonter les bretelles » après les dérives du régime précédant.

Les idées – explicites ou implicites – de la « Forteresse Russie » font partie, elles aussi, du jeu de reflets russo-européen. Le pastiche hilarant et effrayant de l’idée de « la Forteresse Russie » par Vladimir Sorokine dans son livre Un jour d’un officier de la garde[4] annonce le retour de la littérature engagée. Après ce « petit roman » (povest’), dont le titre s’inspire vaguement d’une nouvelle célèbre de Soljénitsyne, rien ne peut aller comme avant en Russie. Sa lecture change quelque chose dans la perception de la réalité, à tel point qu’on ne peut plus regarder ni écouter une messe orthodoxe – ou, plutôt, politico-orthodoxe –, or ces cérémonies deviennent très fréquentes en Russie, ni voir un ornement typiquement russe décorer un restaurant ou une affiche, ni évidemment entendre « La Russie pour les Russes » – ou, si vous y tenez, « La France pour les Français » ou dans sa variante relookée : « […] pour ceux qui aiment la France » –, sans penser à l’humour massacrant de Den’ opričnika (Journée d’un opritchnik). Tout fait, artefact qui se veut trop russe, provoque irrémédiablement une analogie avec le monde absurde et cohérent construit par Sorokine qui, par son exploit littéraire, a su peut-être prévenir, empêcher un certain scénario bien plus épouvantable que le libéralisme policier actuel. Il serait abusif de prétendre que la « Forteresse Russie » attendait, pour se consolider, une bénédiction de la « Forteresse Europe », mais elle y a sans doute été fortement encouragée.

Le roman de Maxime Kantor Le manuel de dessin[5] est, quant à lui, une épopée, une fresque monumentale, tout en étant un roman à clés. Il se veut, et est sans doute, un portrait de l’époque, portrait dans ce sens strict du terme que seul un peintre pouvait lui donner. La performance la plus remarquable de l’auteur est l’intonation du roman. Son narrateur est à la fois analyste et annaliste : il relate les choses avec une juste mesure d’engagement et de détachement, de perspicacité et de naïveté, d’espièglerie et d’ingénuité, d’amertume et d’impartialité. Ce sont seulement les rapports avec l’Europe qui peuvent retenir ici notre attention.

Ils sont présentés dans le roman sous un jour des plus sarcastiques. Toute la scène artistique moscovite, ainsi que les gens du pouvoir qui la fréquentent, sont montrés comme convoités, séduits et corrompus par l’Occident. Il ne faut pas en déduire une slavophilie particulière du narrateur – et probablement de l’auteur. Aussi bien les artistes « locaux » – souvent désargentés –, que les artistes émigrés – et/ou vendant leurs œuvres à une clientèle occidentale –, sont décrits comme des malheureux, bien que leurs malheurs soient tout, sauf faciles à comparer. Ils habitent de fait sur des planètes différentes. La dérision avec laquelle sont présentés les artistes qui vendent aux Occidentaux n’est dépassée que par l’acidité avec laquelle sont dépeints ces Occidentaux eux-mêmes. Le narrateur peine à cacher son amertume, notamment dans les passages qui relatent des conversations avec des mécènes, des diplomates, des journalistes allemands. Il lui est visiblement difficile de digérer la compassion de façade de ces envahisseurs d’hier.

Le thème de l’Occident se prolonge, dans le roman, par l’impératif constamment repris, dans l’élite politique et financière russe, de « vivre comme le monde entier », lequel monde désigne bien sûr plutôt la Suisse que le Tchad… La démesure consommatrice néo-russe trouve sa justification dans le mode de vie occidental – tel que son ultime gratin, ou pipol (people), le présente. Il fut un temps où le régime s’inquiétait beaucoup de l’image qu’aurait de lui l’Occident qui incarnait à l’époque une sorte de « conscience morale » (sovest’) du pays. Désormais, l’égoïsme et la cupidité de l’Occident étant choses prouvées, on s’y réfère pour justifier ses propres vices. Dans une scène délirante du roman, un oligarque – moyen – et blasé tente de persuader le rédacteur du journal qu’il possède, qu’au fond l’homme n’a pas besoin de grand-chose et que lui-même, par exemple, en fait, n’a pas besoin de plus de dix millions de dollars, Courchevel et bijoux pour Madame compris.

À propos de « Madame » et de Courchevel. Mettons de côté ce roman-fleuve où iront puiser des générations d’historiens futurs, et dans lequel je vous conseille vivement de plonger. Laissons de côté les tendances lourdes et les vérités pénibles. Passons aux choses éphémères et légères. Si le magazine Vogue retient rarement l’attention (professionnelle) des slavisants et postsoviétologues, le numéro du mois d’octobre passé méritait de faire exception. La Russie est à la mode, nous annonce sa couverture. Et le dossier s’ouvre par ces paroles de Maria Mironova, l’« une des actrices-fétiches de Pavel Lounguine » :

Ce n’est pas du tout naturel pour un Russe de se préoccuper des apparences. Nous sommes plutôt focalisés sur l’âme. Regardez aujourd’hui dans la rue avec l’arrivée de la mode internationale. Comme nous sommes des êtres passionnés, nous imitons… passionnément. Du coup, nous en faisons dix fois trop ![6]

À regarder le dossier russe de ce numéro, on peut se poser la question de savoir qui en fait dix fois trop. Le rédacteur formule le point commun de tous les invités du numéro : artistes, comédiens, danseurs, architectes, top models – avec une prépondérance écrasante, il faut le dire, de ces dernières : eux « tous vivent la traque de la beauté comme un acte de résistance[7] ». Ainsi s’annonce une lecture nostalgique de la Russie : nostalgique non seulement à l’égard du passé (historique, littéraire, culturel), mais aussi par rapport à son propre regard (français, occidental) d’autrefois sur la Russie de jadis. Aussi, la « nouvelle » Russie va confirmer tout ce qu’on savait – ou voulait à tout prix savoir – de la Russie ancienne – en pire.

Par exemple, les Russes se fichent à ce point des apparences qu’ils préfèrent se présenter nus. Et voici les premiers mots de ce dossier : « – Êtes-vous à l’aise avec la nudité ? – Naturellement[8] », etc.

Il s’agit en l’occurrence d’une interview avec Natalia Vodianova, « la star des top models, la championne toutes catégories des contrats en millions ». Plus loin elle est appelée « maman modèle », ce qui désigne à la fois son métier et sa maternité, laquelle n’a pas empêché notre travailleuse de choc d’exercer son pénible boulot que le temps de l’accouchement. Dans son travail, elle est épaulée par un certain Patrick Amory, anthropologue, écrivain, photographe, et avant tout engagé à défendre les valeurs de paix et d’humanité partout dans le monde. D’où son projet « Beauty for Peace », série de portraits de stars et célébrités exposés aux quatre coins de la planète – à l’attention des jeunes générations en particulier – avec le soutien des Nations Unies.

Les photos sont accompagnées « d’un rituel éthique, la personne photographiée s’y impliquant directement et personnellement en délivrant un message humanitaire écrit et signé de sa main sur la photo elle-même ». Une partie des bénéfices de la vente reviendra à la fondation de Vodianova elle-même qui porte pour nom Naked Heart.

Une précision s’impose : non, ceci n’est pas une page particulièrement cynique du dernier Pélévine.

Dans le même numéro, nous trouvons (p. 147) la présentation d’un livre de la féministe Virginie Despentes qui s’insurge « contre le formatage des femmes par les hommes de la société », au demeurant en contradiction apparente avec le reste du numéro et avec la niche sociétale de Vogue. Toujours dans le même numéro, mais dans un autre registre, une peintre néo-classiciste de Saint-Pétersbourg se croit obligé de décrier la mode qui s’est approprié la beauté et ses canons, qu’il faut donc maintenant reconquérir[9].

Il y a tout ce qu’il faut dans ce numéro : Poutine, Sorokine, Pélévine – bien que leurs noms aient été inversés dans les légendes des photos –, Tioutchev avec un de ses vers cité – devinez laquelle –, Raskolnikov – en travesti, arborant cette fois non plus une hache, mais de multiples croix en or et diamants… –, « vies et destins » – de nos stars, donc, au pluriel –, corps de criminels tatoués et commentés par Alexeï Ploutser-Sarno, etc. Le discours est pour tous les goûts : ménageant les machistes et les féministes, le lecteur huppé comme désargenté. On y déteste les nouveaux nantis, mais quelques pages plus bas, on vous conseille vivement un détour et même un séjour à l’hôtel Ararat Park Hyatt en vous fournissant gentiment la liste des vedettes qui y sont passés avant vous[10]. La promotion de l’orthodoxie est habilement ornée de provocation facile. « La quête du vrai » qui est, on le sait, la spécialité séculaire russe est diluée par quelques erreurs et bêtises bienvenues. L’usage du cyrillique sur les habits vintage est sommaire et sciemment faux. Les nouvelles poupées russes sont habillées en militaires tout en gardant le cœur et le corps nus. On prône la liberté et l’ouverture d’esprit, et à quelques pages de distance, on présente de jeunes top models en tsarines. On n’est ni vraiment en Russie ni en Occident, et on ne sait plus qui essaye d’être modèle pour qui.

La même peintre néo-classiciste propose une série de collages de stars contemporaines, intitulée « Figures sacrées ». Elle dit à ce propos :

Choisir les top models est évidemment une manière de faire réfléchir sur l’époque. De tout temps, nous avons eu besoin d’icônes et d’idéaux à vénérer. Aujourd’hui, ce sont les stars que les gens idolâtrent, c’est à elles qu’ils s’identifient. En les divinisant à mon tour à travers mes œuvres, non seulement je capte l’attention du public, mais je peux raconter précisément ce phénomène, interroger cette adoration.[11]

Ce propos, à la virgule près, pourrait être mis en exergue de centaines de magazines people européens – qui lui ont servi de modèle ? ! « J’ai découvert [dit-elle] que certaines de mes œuvres étaient vendues chez Sotheby’s ! Ce sont surtout des Américains qui s’intéressent à moi ». Et donc pas les Européens… Cela ne va pas tarder.

 

Notes

[1]   Lipietz Alain, « L’Europe, telle que nous l’avons perdue », Le Monde, 24 novembre 2006, p. 22.

[2]   Ibid.

[3]   Margolina Sonja, « Am Ende der Moral. Der Westen verliert für Russlands Intelligenzia seinen Reiz », Süddeutsche Zeitung, 25 août 2006, p. 13.

[4]   Sorokine Vladimir, Den’ opričnika (Journée d’un opritchnik), Moscou, Zaharov, 2006.

[5]   Kantor Maxime, Učebnik risovaniâ (Le manuel de dessin), Moscou, OGI, 2006.

[6]   Vogue-Paris, octobre 2006, n° 871, p. 88.

[7]   Ibid.

[8]   Ibid., p. 91.

[9]   Ibid., p. 280-281.

[10]   Ibid., p. 186-188.

[11]   Ibid., p. 280-281.

 

Pour citer cet article

Michail Maiatsky, « Occident de parcours : l’Europe sur la mappemonde russe », colloque La Russie et l’Europe : autres et semblables, Université Paris Sorbonne – Paris IV, 10-12 mai 2007 [en ligne], Lyon, ENS LSH, mis en ligne le 26 novembre 2008. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article130