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Le rêve de complétude : l’image de l’Europe dans la prose postsoviétique

Hélène MELAT

Université Paris Sorbonne – Paris IV, Centre de recherches sur les cultures et les littératures d’Europe centrale, orientale et balkanique

Index matières

Mots-clés : voyage, émigration, culture, Italie, Allemagne

Plan de l'article

Texte Intégral

Le séjour en Europe était une étape presque obligée de la formation des écrivains russes des xviiie et xixe siècles. Pendant l’Âge d’argent encore, la convergence entre les œuvres des artistes russes et européens montre les liens étroits qui unissaient ces derniers de part et d’autre de la frontière. Situation qui change dans les années 1920 avec le durcissement du régime soviétique et la fermeture du pays : la possibilité de visiter l’Occident devient rare et répond à des impératifs idéologiques orientant le récit de voyage. Le véritable voyage d’évasion se réalise alors préférentiellement à l’intérieur des frontières de l’URSS – en Arménie, Géorgie, Asie centrale ou dans les républiques occidentales baltes. Comme le note Natalia Ivanova, « История путешествий как литературного жанра – это история приливов и отливов свободы в России. И – история становления (и существования) независимой личности »[1]. Les liens se resserrent quelque peu pendant la période du Dégel, pendant laquelle l’ouverture relative du pays a permis, outre les déplacements concrets, l’introduction de modèles narratifs et culturels occidentaux, en particulier américains[2]. Qu’en est-il du début du xxie siècle, moment de l’ouverture, cette fois bien plus complète, de la Russie ? Quelle image de l’autre, et en particulier de l’Europe, apparaît avec l’affaiblissement des frontières qu’a entraîné la chute du régime soviétique ?

Le lecteur attentif remarquera que l’on trouve de plus en plus fréquemment mention de séjours à l’étranger dans la prose postsoviétique, bien que les récits de voyage à proprement parler soient encore peu nombreux. La représentation de l’Europe et son rôle dans la narration se divisent en deux modalités opposées l’une à l’autre. D’une part une vision « moderne » de l’espace étranger, exempte de références culturelles, d’autre part une vision plus traditionnelle, saturée de ces références.

Les nouveaux voyageurs

Dans les textes que l’on pourrait qualifier de « nouveaux russes », produits par une génération d’écrivains présentant leurs héros comme non intellectuels, le voyage à l’étranger est tout à fait banalisé, à l’inverse de ce qu’il représentait pour les premiers voyageurs du début des années 1990[3]. L’Europe n’y est qu’un simple appendice, un élément parmi beaucoup d’autres dans l’évolution personnelle des personnages, une donnée qui va de soi et ne pose aucune sorte de problèmes – ni financiers, ni idéologiques –, et qui ne fait donc l’objet d’aucun développement particulier. On obtient de la sorte une vision aplatie, unidimensionnelle et unitemporelle d’une Europe condensée et réduite à quelques traits.

Ainsi, les riches héroïnes glamour de la Chaussée Roublevskoe d’Oksana Robski, championne de la chick literature à la russe, incarnent parfaitement le type des nouvelles Russes : trentenaires égoïstes et égocentriques, elles ne voient en la France que ses stations de ski, dont elles évoquent des traits qui n’ont rien à voir avec l’exotisme ou le pittoresque :

Вся Москва уехала в горы.
Те, кто еще не уехал, собирали чемоданы, чтобы сразу уехать после Нового года. Те, у кого есть потребность в знакомых лицах и близости с олигархами, уехали в Куршевель.
Все остальные – в Сант-Моритц.[4]

Ces nouvelles snobs ne manquent pas de faire le détour obligé par les magasins chics de Paris :

Катя хотела в старости уехать в Париж.
– Поселиться куда-нибудь на фобуре и давай целыми днями по Сент-Оноре новые коллекции скупать, – мечтала она.[5]

On le constate, c’est aussi Moscou qui est réduit au petit monde des nouveaux riches, rien d’étonnant à ce que la France soit si drastiquement rétrécie, jusque dans les appellations de ses rues…

Quant à la France des contes de fées à l’invraisemblance constitutive du genre du roman policier ironique de Daria Dontsova, elle est encore plus absente, bien qu’étant dans certains romans un des lieux de l’action, et n’est qu’un décor de carton-pâte où déambulent de riches héritières et de méchants pervers sortis tout droit d’un mauvais feuilleton américain.

Plus ancré dans le réel, le personnage des monodrames d’Evgueni Grichkovets appartient à la classe moyenne montante de cols blancs, à la culture limitée – ses références sont la télévision et le cinéma, mais pas la littérature – mais gagnant bien leur vie. Il en est le représentant généralisé – on ne connaît ni son nom, l’auteur ne donne aucun renseignement précis sur son identité. Dans En même temps, le héros concentre ses pensées sur les mouvements imperceptibles de la conscience et utilise le voyage à l’étranger pour mettre en évidence ses névroses :

Или поедете вы в Дрезден, придете в Дрезденскую галерею, в зал, где висит Сикстинская мадонна, встанете перед картиной и будете думать: «Так… вот она, это же она…, так надо это понять, надо это осознать… Стоп, стоп, стоп, стоп. Надо сосредоточиться! Ребята, не мешайте!… Я ведь так давно этого хотел! Это же она, она! Я здесь! И она здесь! Так, так, так, так, так, так!…» – и ничего не почувствуете. А когда на плохенькую репродукцию смотрели – все чувствовали! Получается, зря ехали, что ли?! В Дрезден… Значит зря. Потому что не картину хотелось… а почувствовать.[6]

Dresde se résume dans ces conditions à la Madone Sixtine, Paris à la Joconde et au croissant dans un café le matin, et le rôle de ces quelques bribes n’est pas de proposer au lecteur/spectateur une image ou une photographie du lieu visité, mais de donner un instantané de l’inadéquation psychologique du personnage.

De même, l’Italie d’Anna Matveïeva ne trouve grâce aux yeux de son personnage principal que pour son vin, comme le suggère le titre de sa nouvelle Le Vin italien et ceux des six chapitres qui la composent[7]. Le récit est mené à la première personne, du point de vue d’une jeune femme de vingt-huit ans, peu cultivée, à l’opposé de son compagnon de vie et de voyage. La description la plus poétique et métaphorique qu’elle fait de l’Italie est celle de la carte avant le voyage :

Апеннинский полуостров похож не только на сапог, но и на голую старческую ногу, увитую тонкими жилками дорог – синюшно-голубых и багрово-красных. Скоро мы будем мчаться по этим венозным маршрутам, думала я и проводила черенком ложки по дороге, соединявшей Питильяно и Пьомбино.[8]

Par la suite, la narratrice apprend au lecteur que les routes italiennes sont en meilleur état qu’en Russie, mais que Ravenne sous la pluie ressemble à sa ville natale… Cette banalité peu pittoresque souligne une fois de plus l’indifférence de l’héroïne, qui n’a d’ailleurs de cesse de se poser la question de la nécessité du voyage : « Я не ждала этой поездки, я боялась, что именно там мы поссоримся навсегда – ведь я не любила Давида[9] ». La dernière phrase de la nouvelle est « Je t’aime, David » et le voyage se situe entre ces deux assertions au sens contraire. L’Italie a servi à une prise de conscience, mais pas tant pour ses beautés intrinsèques que pour la décontextualisation de la relation amoureuse qu’elle a permise. Évoquant l’héroïne de cette nouvelle, Céline Bricaire remarque que

son alcoolisme est presque une forme d’ascèse, au terme de laquelle l’héroïne se dispose à [r]entrer dans l’univers des relations humaines. À ce récit d’initiation se greffe un portrait scrupuleux de la nouvelle Russe : d’une jeune femme qui travaille pour s’offrir non les bouteilles de vodka des générations qui l’ont précédée mais des bouteilles de vin, qui a passé son permis, et qui voyage en Italie avec insouciance.[10]

Insouciance, sans doute pas, mais il s’est de toute évidence produit une désacralisation du voyage à l’étranger : la différence entre les conditions dans lesquelles l’héroïne voyage et celles dans lesquelles sa mère a pu passer un séjour à l’étranger, est exprimée explicitement dans la nouvelle et entérine les changements sociaux des dernières années.

Le critique Viatcheslav Kouritsyne a publié son roman Mois d’Arcachon[11] sous le pseudonyme d’Andreï Tourgueniev, clin d’œil paradoxal à la littérature russe classique pour un ouvrage d’où elle est totalement absente. La France y est le cadre d’une histoire mêlant érotisme et mystification et l’auteur décline dans cet espace clos les clichés : la petitesse et la superficialité d’une ville de province touristique, l’immensité de la mer, etc. Le héros est typique des personnages plats qui peuplent la littérature contemporaine facile : c’est un gigolo, danseur des rues qu’engage pour la seconde fois une riche Française non pas tant pour les joies du sexe que pour recréer la personne de son mari en lui faisant endosser sa personnalité et ses manières, ce qui propose une nouvelle version, affadie, du thème du double. Le récit du héros, à la première personne, est entrecoupé de courriels que lui envoie son amie, qui voyage, elle, en Allemagne. La teneur de la correspondance occulte les lieux visités, qui restent totalement hors cadre et hors narration.

Le pays étranger en tant que tel, peau de chagrin qui disparaît de plus en plus au fil du texte, ne joue donc pas de rôle fondamental dans l’intrigue ni dans la perception du monde des personnages dans ce type d’œuvres.

L’Europe terre d’exil

Il en va autrement pour les textes présentant l’Europe comme lieu d’exil. L’évocation de l’étranger reste pour beaucoup d’auteurs encore liée à l’émigration, certes moins tragique sur le plan existentiel aujourd’hui, mais qui s’accompagne le plus souvent d’une nostalgie et d’un regret du pays originel donnant une coloration particulière à la description du pays d’adoption. L’Europe est toujours mesurée à l’aune de la Russie, la distance entre les deux pays est soulignée par l’auteur, qui projette sur le pays d’accueil les caractéristiques de son propre pays : le pays d’adoption – forcée jusqu’à une époque récente – ne peut prétendre à rien d’autre qu’à rester un succédané du pays d’origine.

Il en est ainsi pour Mikhaïl Bezrodny, émigré en Allemagne, qui dans Fin de citation, tout entier plongé dans la réflexion sur la philologie russe et les problèmes divers que pose l’émigration, ne décrit pratiquement pas son pays d’accueil. Alors que l’espace pétersbourgeois est actif, créant l’événement, celui de l’Allemagne est passif et stérile, suggère Bezrodny. L’Allemagne est le non-lieu, l’antimatière de l’univers originel que l’auteur fait revivre au fil des pages (la langue et la littérature russes, l’élitiste école de Tartu), à l’exception de Marbourg, dont la configuration géométrique console quelque peu de la platitude désespérante des autres villes, faites d’impasses et de fausses cours traversantes, et qui évoque Pétersbourg :

В Германии по началу сильно раздражали дворы, прикидывающиеся проходными (ленинградскими). Вот тут, казалось бы, ничто не мешает пройти насквозь и оказаться на параллельной улочке, ан нет: стена,гараж, цвeты, « Suchen Sie jemanden ? Darf ich Ihnen behilflich sein ? » ─ « Nein, nein, vielen Dank… » Потому, наверное, так понравился Марбург – проницаемый и по горизонтали, и по вертикали: заходишь, к примеру, в книжную лавку, а там лифт, на котором можно подняться или спуститься на другой уровень города.[12]

Malgré cette richesse spatiale, la petite ville allemande demeure une pâle copie de la ville impériale russe. Quant aux habitants, ils sont rarement évoqués par Bezrodny, sauf en la personne de ses étudiants et de ses collègues slavistes, et ce, dans le même rapport hiérarchique que les lieux géographiques : ils ne sont pas à la hauteur de leurs équivalents russes, ni de la culture russe. La perte, le regret, le rejet sont donc au cœur du texte de Bezrodny et le pays d’origine efface littéralement le pays nouveau.

La distance teintée de mépris du narrateur est le bouclier qui empêche la désintégration de la personnalité arrachée à son sol natal, comme le suggère Leonid Guirchovitch dans son roman Les Têtes interverties, dont le narrateur possède un certain nombre de traits biographiques communs avec l’auteur : émigré pauvre en Israël, il devient premier violon à l’opéra d’une ville de province allemande. Guirchovitch s’amuse avec les poncifs, se cachant derrière l’ironie amusée qui caractérise son écriture, et évoque ainsi l’image que les Russes ont des Allemands :

Все эмигранты говорят одно и то же: врачи – что здесь лечить не умеют (да были б в России у нас такие препараты, Господи…), учителя в ужас приходят от здешних школ, ученые за голову только хватаются: что у них в науке творится… И все, кого ни послушаешь, твердят – каждый о своем, профессиональный уровень здесь – ка-та-стро-фа. Почему бы советским скрипачам не петь ту же песню: скрипку в левую, смычок в правую – и пять тысяч марок зарплата. Непонятно только, откуда берлинская филармония взялась. Я наслушался таких разговоров, люди спасаются ими […].[13]

Le narrateur adhère lui-même partiellement à cette vision stéréotypée, considérant ses collègues comme de médiocres musiciens et les Allemands en général comme des bourgeois aisés pleins de suffisance, mais il dépasse ces considérations à la banalité triviale : son ironie s’étend à lui-même et pas seulement aux autochtones de ce pays bien nourri, qui est bien présent en tant que tel et constitue un élément clé de l’intrigue. L’Allemagne va en effet permettre au héros, qui traverse des péripéties dignes d’un roman policier, de dévoiler un secret, d’affirmer son identité malgré l’émigration, et d’affiner sa perception de l’être humain, en mettant en évidence l’ambivalence d’un génial compositeur allemand acquis aux idées nazies et qui cependant sauve de l’extermination un Juif, le grand-père du narrateur.

L’image de l’Europe repose aussi partiellement sur des clichés dans les œuvres de Mikhaïl Chichkine, qui vit en Suisse. Dans son roman Le Cheveu de Vénus, Rome est caractérisée par la sensualité, et la richesse en détails de l’écriture de Chichkine contribue à recréer la facture de cet univers si éloigné à la fois de l’univers aseptisé de la Suisse et de l’univers violent de la Russie. Comme le note Laure Troubetzkoy :

Рим толмача –самый конкретный, живой и объёмный из всех пространств романа, он вопринимается всеми органами чувств– там и шум и запахи Римской улицы, и душная летняя жара, и прохлада фонтанов, и липкий холод ноги святого Петра, к которой притрагиваются паломники, загадывая желание, и загорелые плечи любимой женщины и много ещё разных ощущений. […] [Рим Шишкина] вписывается в поэтику романа, в котором Россия – не центр, а лишь часть мира, и где одно постоянно перетекает в другое. Поэтому отношения между Римом и славянским миром строятся не по принципу тождества-оппозиции, а вокруг мотива пути.[14]

Il nous semble qu’opposition et chemin ne s’excluent pas l’un l’autre et sont tous les deux pertinents dans le roman, car si les espaces, tout comme les lignes narratives s’entremêlent, la distinction reste néanmoins bien nettement exprimée, et si l’on évoque l’autre lieu clair du roman, Paris, toile de fond d’une partie du journal de la chanteuse Bella, avec ses magasins chics et la superficialité charmante caractéristique de ce pastiche de journal intime, il apparaît clairement que la poétique du contraste est une des pierres de touche du fonctionnement du texte. Elle s’incarne thématiquement dans l’opposition entre l’image de l’Europe et celle de la Russie, opposition qui se réalise selon un schéma traditionnel (petitesse/immensité, ennui/intensité émotionnelle, calme/débordements). La représentation de la Russie est en effet placée sous le sceau de l’extrême violence – l’auteur déroule une litanie des horreurs qui y sont perpétrées dans des descriptions à la brutalité et crudité hyperboliques[15]. La scène du narrateur imposant à ses invités suisses de regarder une cassette montrant la décapitation d’un prisonnier en Tchétchénie est emblématique de la volonté de mettre en lumière l’incompatibilité entre les deux univers qu’il décrit.

Mais cette opposition est transcendée, et c’est en cela que le chemin est une figure qui fait sens : l’Europe dans les œuvres de Chichkine est perçue dans un rapport d’héritage et d’influence. C’est cet aspect qui domine dans l’autre versant de la vision russe de l’Europe, comme lieu de grande culture.

L’Europe terre de culture

Le narrateur du Cheveu de Vénus est interprète, et donc passeur de discours et plus largement de cultures. Son collègue Peter est le Saint-Pierre contemporain qui décide ou non d’ouvrir les portes de ce Paradis – portes bien étroites… Cette position sur un seuil est caractéristique de la position de l’auteur : sa démarche procède du désir de réintégrer la culture russe dans le vaste corpus de la culture européenne ; il s’agit ici de renouer les liens brisés ou distendus pendant la période soviétique, de restaurer – et d’accepter – les sources non slaves de la culture russe. Dans Le Cheveu de Vénus, c’est à Rome que se rétablit le « continuum historique » :

Там же статуи и памятники старины образуют исторический континуум, в котором сочетаются и древняя Греция, где создавались оригиналы римских статуй, и Троя, представленная знаменитым Лаокооном, и Иудея (лестница Пилата в Латеране) и начало Европейского христианства и тени святого Кирилла и Гоголя и Европейское искусство от Возрождения вплоть до странных экспериментов стипендиатов Швейцарского Института.[16]

Le roman, à l’instar de Rome, et de la Russie, est le creuset où se rejoignent les cultures : occidentale – la mythologie romaine et grecque – et orientale – l’histoire perse, la Bible –, mais aussi nordique – les cosmogonies sibériennes. La tâche, ou plutôt la mission, de l’écrivain, nouveau Dieu, est une mission de résurrection : pas seulement d’êtres humains recréés au fil des pages, comme l’écrit l’auteur à plusieurs reprises, mais aussi des pans de culture mis sous le boisseau au xxe siècle – toute la strate religieuse du roman en témoigne –, et cette réintégration s’effectue grâce à une sursaturation du texte en références culturelles.

La volonté d’envisager la Russie et l’Europe dans leurs liens est également frappante dans l’essai La Suisse russe, dans lequel Chichkine suit les traces d’écrivains, artistes, révolutionnaires russes ayant séjourné en Suisse, d’Herzen à Nabokov en passant par Stravinsky et Plekhanov. Opposition et lien cohabitent ici ouvertement :

Замусоленные достопримечательности превращаются в зеркало, отражающее всякого, кто заглядывает. Не русские путешественники рассказывают о Рейнском водопаде, но водопад о них. В падении Рейна отражается русский мир.[17]

Chichkine y met en évidence le paradoxe de ce petit pays tranquille, paradis ennuyeux, qui « donne la nausée », a écrit Gogol, comme le rappelle l’auteur, et qui pourtant devient le berceau des événements sanglants de la révolution :

Одна шестая часть суши и поднебесный пятачок связаны невидимой натянутой жилой. В стране-курорте происходят события, внешне незаметные, но влияющие самым роковым образом на судьбу страны-империи. Здесь в головы приходят идеи, которые потом претворяются за сотни и тысячи верст от Базеля и Лугано : и в книги, и в картины, и в расстрелы заложников. В тиши женевских и цюрихских библиотек составляются рецепты, по которым будет заварена кровавая каша на поколения едоков.[18]

Russie et Europe sont donc, au fond, indissociables. C’est une véritable tentative de rapprochement qu’entreprend Chichkine.

Cette dualité et le désir de rapprochement sont également caractéristiques de l’essai Rome du peintre Semion Faïbissovitch, écrit après un séjour de deux mois dans la capitale italienne. La vision de Rome qu’il propose au lecteur est bien celle d’un peintre, la ville est perçue dans son espace, ses volumes, ses couleurs et ses lignes, puis ses monuments. La surreprésentation à laquelle il a été soumis au fil des ans – au même titre que le centre de Moscou – complique la tâche de celui qui une nouvelle fois entreprend de le décrire, et pour éviter de tomber dans le poncif, Faïbissovitch représente Rome en surimpression avec la culture russe, au sens premier du terme dans certaines des photographies qui illustrent son ouvrage. Rome y est présente dans ses monuments mais aussi par ses fameuses Vespas, Moscou – ou la Russie – par ses bouches d’égout ou trottoirs sales, ou encore des personnes en bonnet de laine – images qui induisent les contrastes froid/chaud, gaieté/tristesse. De la sorte, Faïbissovitch utilise l’opposition traditionnelle, mais il la détourne et l’enrichit.

Autre superposition culturelle, celle de Gleb Choulpakov (Personna grappa), poète de la nouvelle génération (né en 1971), qui lit la culture russe en filigrane dans le livre ouvert des pays étrangers ; il évoque les villes d’Europe à travers le prisme de la poésie russe et de la langue en général. Venise appelle Brodski et se limite au cimetière San Michele où il est enterré, le rythme de la marche dans les rues de Prague copie le iambe, l’Angleterre est aussi androgyne que sa langue – le voyageur fait connaissance d’un jeune homme qui s’avère être une jeune fille. Quant à Paris, cette ville mythique n’existe que par la littérature et les noms de Dumas, Hugo, Apollinaire, Françoise Sagan et Pierre Richard, noms qui composaient le bagage minimal de connaissances culturelles du citoyen soviétique à propos de la France. Elle demeure un mythe pour le narrateur : l’aventure entreprise par les jeunes étudiants en lettres de l’université de Moscou de s’embarquer clandestinement à bord d’un avion pour la ville de Jean Valjean se termine au poste de police de l’aéroport de Cheremetievo. Cette volonté de briser les frontières par un acte de toute évidence irréfléchi et absurde, et qui ressemble plus à une blague de potache, est peut-être le signe d’un refus inconscient de confronter le mythe et la réalité.

Le lieu étranger comme élément organisateur du texte

Cette textualisation de l’Europe n’est pas seulement un élément thématique, elle peut se situer également au niveau de la poétique. La pierre de touche de la poétique de Chichkine, on l’a vu, est le contraste, mais elle repose aussi sur le faux et l’illusion, incarnés dans Rome : lors de son séjour, le narrateur découvre que les reliques n’y sont plus, que les statues sont des faux et que lui-même est un faux, doublure du premier amant mort de sa compagne. C’est l’univers fictionnel entier qui tombe sous le coup d’accusation de faux, ce que l’auteur assume pleinement et même revendique : les récits, les histoires sont interchangeables, le texte postmoderne consiste en une mise en confrontation, souvent violente, de divers textes préexistants. L’« excès » de culture provoque une déréalisation du monde et Rome, avec la superposition et l’accumulation de différentes strates temporelles de culture, fonctionne ainsi comme une métonymie du roman lui-même, composé de « pastiches » (stilizaciâ) de divers discours, voire d’emprunts littéraux – à L’Anabase de Xénophonte, aux mémoires de Vera Panova, par exemple.

Le lieu étranger s’avère ainsi partie intégrante de l’organisation narrative du texte. C’est le cas également de la Venise de Iouri Bouïda, qui s’inscrit dans la ligne droite de son propre mythe : ville d’eau, c’est la ville de l’illusion – son mythe rejoint ainsi le mythe de Saint-Pétersbourg, non pas comme une pâle copie, mais comme le mythe premier –, qui se travestit et se drape dans les atours fastueux d’une noblesse décadente. Le roman Yermo (1997), ars poetica et biographie d’un écrivain imaginaire, George Yermo, sur l’ombre duquel plane la figure puissante de Vladimir Nabokov, noie le réel sous une avalanche de reflets. La ville est représentée par sa synecdoque, le palais dans lequel Yermo passe la plus grande partie de sa vie adulte, et est évoquée dans une langue à l’abondance et l’élégance baroques. Le roman s’ouvre d’ailleurs sur un procédé caractéristique de la poétique baroque, une mise en abyme, puisque l’auteur cite un extrait d’un roman de son personnage. La très longue phrase d’une page qui constitue l’incipit contient une description de l’univers chatoyant de Venise :

Со скрипом, с визгом и ржавым хрипом отворялись золотые ворота, украшенные роговыми пластинами с изображенными на них единорогами, звездами, драконами и прекрасными, как лошади, женщинами, и под многоголосое пенье фанфар, под звуки, стынущие у губ музыкантов серебряными цветами, из-под гулкой арки выезжал запряженный шестерней экипаж – огромная пузатая карета на высоких колесах, обросшая жемчужно сверкающей пылью, вьющейся, свисающей и волочашейся по мостовой, со стариком в лиловом бархате и черных мехах, в маске без рта, но с прорезями-полумесяцами для глаз, – и его желтая пергаментная ладонь всплывала, как рыбка, из темной глубины кареты, чтобы благословить восхитительный призрак города, захваченного карнавалом, благословить всю эту сырость и кукольность, голубей на Пьяцце, узкие улочки-calli и «ладончатые» площади-campi, туристов, гондолеров, готовящихся к карнавальной регате, муранское стекло и смиренный ураган растительности в церкви Santa Maria della Salute, буйство цветного мрамора, змеевика и порфира, роскошно разодетых женщин в мужских костюмах от Николао и бесполых юнцов в многоэтажных дамских платьях с ромбовидными разрезами – «адскими окнами» – на крутых боках […].[19]

Venise est le lieu des faux-semblants et de l’effacement entre fiction et réalité, où art et vie se confondent et s’entremêlent dans une constante interaction. L’alternance tout au long du roman d’essais, réflexions sur la littérature et fiction va dans le même sens et consacre la fusion entre le réel et l’imaginaire.

Dans cette carnavalisation du lieu, la ville n’est pas présente concrètement, elle est seulement un élément intrinsèque de la poétique. Comme le constate Nina Mednis, Venise est inscrite en creux dans le roman :

[Венеция] в романе существует и не существует. Странным образом, город, столь восторженно и многократно описанный художниками, в произведении, действие которого по большей части происходит в Венеции, присутствует не столько топографически, сколько в ощущении.[20]

Cette domination de la sensation sur le monde concret correspond à la manière dont se perçoit le héros – « венецианца скорее по мироощущению, нежели по месту жительства »[21] –, et est renforcée par l’aspect fantomatique et illusoire de Venise :

«Венеция – нет, она не дает счастья никому, но предчувствие счастья дарует – каждому». Это предчувствие не оставляло его всю жизнь, с той минуты, когда он впервые увидел этот странный город, эти дворцы, зыблющиеся на своих отражениях в текучих зеркалах, этот двусмысленный мир цвета и пятна, чуждый экстатической графике готики, нищей однозначности, мир, где не случайно встретились Восток и Запад, Европа и Византия, Рим и Греция, орфики и пифагорейцы, Василий Висарионович и Лоренцо Валла.[22]

Venise est très puissante symboliquement : elle est elle aussi un carrefour culturel, Bouïda réactualise la thématique Orient/Occident présente dans le Petersbourg d’Andreï Bély, dont le traitement de la ville préfigure celui de Bouïda. Il n’est pas étonnant que cet hymne à Venise et à l’écriture soit l’un des romans russes les plus européens de ces dix dernières années : Bouïda vient de la périphérie extrême de la Russie, de son point le plus à l’Ouest, puisqu’il est originaire de Prusse orientale, l’enclave russe la plus à l’Ouest, et a été nourri de culture allemande, entre autres, comme en témoignent les nouvelles de La Fiancée prussienne, dont l’action se passe dans ce territoire excentré et multinational.

Sur fond d’un certain raidissement nationaliste et de prose malgré tout encore « russocentrée », la représentation de l’Europe évoquée ici est plutôt rassurante, et ce dans les deux approches opposées. Lorsqu’elle est réduite à quelques clichés et disparaît derrière les préoccupations égocentriques des personnages, l’Europe est banalisée, donc dédiabolisée ; chez les écrivains qui transcendent ces mêmes clichés et mettent en évidence le lien culturel se profile le rêve de complétude – culturelle, identitaire, imaginaire. L’Europe est le papier de tournesol dans lequel l’écrivain russe cherche sa propre image, pour mieux se comprendre dans un contexte identitaire bouleversé et pour recoller les éclats du miroir brisé de l’identité postsoviétique. Au bout du voyage, on ne trouve que soi, et Ulysse n’est jamais si bien que de retour chez lui, comme le héros du roman d’Ilya Boïachov, Le Chemin de Mouri, grand voyageur sympathique et flegmatique, comme il sied à un chat, qui retrouve sa gamelle et sa couverture après avoir traversé toutes sortes de pays. Mais le détour par l’autre enrichit la perception de soi et tant qu’il y aura des écrivains pour le comprendre, l’ouverture de la Russie et de la littérature russe est garantie.

 

Notes

[1]   « L’histoire des voyages en tant que genre littéraire, c’est l’histoire du flux et du reflux de la liberté en Russie. Et l’histoire de la mise en place (et de l’existence) de la personnalité indépendante », Ivanova Natal’ja, Nevesta Bukera (La fiancée du Booker), Moscou, Vremja, 2005, p. 150.

[2]   Voir le chapitre très complet sur ce sujet de Slobodanka Vladiv-Glover, « The 1960s and the rediscovery of the other in russian culture », in Epstein Mikhail N., Guenis Alexander A., Vladiv-Glover Slobodanka, Russian Postmodernism. New Perspectives on Post-Soviet Culture, New York - Oxford, Berghahn Books, 1999, p. 31-86.

[3]   Natalia Ivanova étudie l’impression d’irréalité que provoquaient ces voyages vers une Europe mythifiée et encore inconnue. Ivanova N., Nevesta Bukera, op. cit.

[4]   « Tout Moscou était parti à la montagne. Ceux qui n’étaient pas encore partis faisaient leur valise, pour partir juste après le Nouvel An. Ceux qui ont besoin de rencontrer des gens qu’ils connaissent et d’être proches d’oligarques étaient partis pour Courchevel. Tous les autres, pour Saint-Moritz », Robski Oksana, Casual, Moscou, Rosmèn, 2005, p. 171.

[5]   « Katia voulait pour ses vieux jours partir à Paris. – Ah, s’installer quelque part sur le Faubourg et acheter des jours entiers les nouvelles collections dans Saint-Honoré, – rêvait-elle », ibid., p. 197.

[6]   « Ou alors vous allez à Dresde, vous arrivez à la galerie de Dresde, dans la salle où il y a la Madonne sixtine, vous vous mettez devant elle et pensez : “Bon… la voilà, c’est elle. Il faut le comprendre… en prendre conscience… Stop, stop, stop, stop. Il faut se concentrer ! Les gars, ne me dérangez pas ! Cela faisait tellement longtemps que j’en avais envie ! C’est elle, enfin ! C’est elle ! Je suis là ! Et elle aussi elle est là ! Bon, bon, bon, bon, bon, bon !” – et vous ne ressentez rien. Alors que quand vous aviez vu une mauvaise reproduction, vous ressentiez tout ! Alors quoi, ça veut dire que ce n’était pas la peine de faire le voyage ou quoi ? À Dresde… Et bien oui. Parce que ce n’est pas le tableau que vous vouliez… ce que vous vouliez, c’est ressentir ». Griškovec Evgenij, OdnovrEmEnno, in Zima. Vse pjesy, Moscou, Èksmo, 2005, p. 220.

[7]   Valpolicella, Barbaresco, Brunello di Montalcino, Trebbiano di Spoletino [sic], Vernaccia di San Giminiano, Marsala.

[8]   « La péninsule apennine ressemble à une botte mais aussi à une jambe de vieux nue, tissée des fines veinules des routes, bleu cyanosé et rouge pourpre. Bientôt nous filerons sur ces routes veineuses, pensais-je, en passant le bord de la cuiller sur la route allant de Pitigliano à Piombino », Matveeva Anna, « Italjanskoe vino », Novyj mir, 12, 2004, p. 77.

[9]   « Je n’étais pas pressée de partir, j’avais peur que ce soit précisément là-bas que nous rompions pour toujours – car je n’aimais pas David », ibid., p. 90.

[10]   Bricaire Céline, « Les récits de soiffards du nouveau millénaire : figures de l’alcoolisme chez A. Guelassimov (La Soif), V. Popov (Le troisième souffle), A. Matveeva (Vin italien), L. Oulitskaïa (Le Cas du Dr Koukotski) », in Mélat Hélène (éd.), Le premier quinquennat de la prose russe du xxie siècle, Paris, Institut d’études slaves, 2006, p. 296.

[11]   Kuricyn Vjačeslav, Mesâc Arkašon, Saint-Pétersbourg, Amfora, 2004.

[12]   « En Allemagne, au début, j’étais fortement agacé par les cours qui faisaient semblant d’être transversales (comme à Leningrad). Ici, semblait-il, rien ne pouvait empêcher de traverser de part en part pour se retrouver dans une ruelle parallèle, mais non : il y avait un mur, un garage, des fleurs, “ Suchen Sie jemanden ? Darf ich Ihnen behilflich sein ? ” – “ Nein, nein, vielen Dank… ”. Si Marbourg m’a tant plu, c’est sans doute parce que l’on peut la traverser et horizontalement et verticalement : on entre par exemple dans une librairie et là il y a un ascenseur, grâce auquel on peut monter ou descendre à un autre niveau de la ville », Bezrodny Mihail, Konec citaty, Saint-Pétersbourg, Ivan Limbah, 1996, p. 13 (première édition : NLO, n° 12, 1995).

[13]   « Mais, me disais-je, c’était la rengaine de tous les émigrés : les médecins, ici, ne savaient pas soigner (si nous, en Russie, on avait eu des médicaments comme ça !). Les professeurs étaient horrifiés par les écoles, les savants s’arrachaient les cheveux : il fallait voir ce qui se passait dans les centres de recherche, ici… Tous, quelle que fût leur profession, trouvaient que c’était la catastrophe. Alors pourquoi les violonistes soviétiques n’auraient-ils pas dit la même chose ? Le violon dans la main gauche, l’archet dans la main droite, et vous touchiez un salaire de cinq mille marks. Mais que venait faire là le Philharmonique de Berlin ? J’avais entendu beaucoup de jugements de ce genre : ça aidait à tenir », Giršovič Leonid, Obmennënnye golovy, Moscou, Tekst, 1995, p. 24. Traduction tirée de l’édition suivante : Guirchovitch Leonid, Têtes interverties, traduit du russe par Luba Jurgenson, Lagrasse, Verdier, p. 24.

[14]   « La Rome de l’interprète est l’espace du roman le plus concret, vivant et volumineux, de tous les espaces du roman, elle est perçue par tous les organes des sens – on y trouve le bruit et les odeurs de la rue, la touffeur de l’été, la fraîcheur des fontaines et le froid poisseux du pied de Saint-Pierre qu’effleurent les pèlerins en faisant un vœu, et les épaules hâlées de la femme aimée et bien d’autres sensations. […] [La Rome de Chichkine] s’inscrit dans la poétique du roman, dans laquelle la Russie n’est pas le centre, mais seulement une partie du monde et où toute chose se mêle aux autres choses. C’est pourquoi les rapports entre Rome et le monde slave ne se construisent pas selon le principe similitude/opposition mais autour de l’image du chemin », Troubetzkoy Laure, « “Tela kamennye, no telesnye…”. Obraz Rima v romane Šiškina Venerin volos » (« “Des corps de pierre, mais charnels…”. L’image de Rome dans le roman de Chichkine Le Cheveu de Vénus »), Toronto Slavic Quarterly, n° 21, [http://www.utoronto.ca/tsq/21/troubetzkoy21.shtml], site consulté le 15 janvier 2008.

[15]   On retrouve cette opposition, poussée à l’extrême, dans l’œuvre d’un auteur qui a même abandonné la langue russe, Andreï Makine, en particulier dans Le Testament français. À ce propos, Chichkine a lui aussi mis de côté sa langue natale dans l’essai qu’il a écrit en allemand et qui a paru en français sous le titre : Dans les pas de Byron et Tolstoï, Montricher, Noir sur Blanc, 2002. Traduit de l’allemand par Colette Kowalski.

[16]   « Là, les statues et les monuments du passé forment un continuum historique, dans lequel sont réunis à la fois la Grèce antique, où ont été créés les originaux des statues romaines, Troie, représentée par le célèbre Laocoon, la Judée (l’escalier de Pilate à Laterano), le début de la chrétienté européenne, les ombres des Saints Cyril et de Gogol et l’art européen, de la Renaissance jusqu’aux étranges expériences des boursiers de l’Institut suisse », Troubetzkoy Laure, « “Tela kamennye, no telesnye…” », art. cité.

[17]   Šiškin Mihail, Russkaâ Švejcariâ. Literaturnyo-istoričeskij putevoditel’, Zurich, Pano Verlag, 2001, p. 10 (première parution in Inostrannaja literatura, n° 9, 1998). « Les sites touristiques rebattus deviennent des miroirs pour ceux qui y jettent un regard. Ce ne sont pas les voyageurs russes qui parlent des chutes du Rhin, mais les chutes du Rhin qui parlent d’eux. Le monde russe se reflète dans la chute du Rhin », Chichkine Mikhaïl, La Suisse russe, Paris, Fayard, 2007. Traduit du russe par Marylin Fellous.

[18]   Ibid., p. 12. « D’un côté, un sixième des terres du globe et de l’autre, une tête d’épingle sous les cieux, tous deux unis par un invisible nerf tendu. Dans ce « pays-station balnéaire » se produisent des événements qui, bien qu’imperceptibles de l’extérieur, ont des conséquences fatidiques sur le destin du « pays-empire ». Ici, des cerveaux donnent naissance à des idées qui, à des centaines et des milliers de verstes de Bâle et de Lugano, se transforment en livres, en tableaux, en exécutions d’otages. Dans le silence des bibliothèques de Zurich et Genève sont concoctées des recettes d’après lesquelles sera préparée une bouillie sanglante pour des générations de ventres affamés. »

[19]   Bujda Jurij, Ermo, in Skoree oblako, čem ptica (Plutôt un nuage qu’un oiseau), Moscou, Vagrius, 2000, p. 7-8 (première parution dans Znamâ, 1996, n° 8). Les citations en français sont tirées de l’édition : Bouïda Iouri, Yermo, traduit du russe par Sophie Benech, Paris, Gallimard, 2002, p. 9-10. « Dans un craquement, dans un râle et un grincement rouillé s’ouvraient les portes dorées décorées de plaques de corne sur lesquelles étaient représentés des licornes, des étoiles, des dragons et des femmes superbes comme des cavales, et, au chant d’une fanfare aux mille voix, aux sons d’une musique dont les notes se figeaient en fleurs argentées aux lèvres des musiciens, surgissait de dessous les arcades sonores un équipage de six chevaux, un énorme carrosse ventru juché sur de hautes roues, tout feutré d’une poussière aux scintillements de nacre qui tournoyait, flottait et rampait sur la chaussée, avec un vieillard en velours mauve et fourrures noires portant un masque sans bouche, mais percé de fentes en forme de demi-lune pour les yeux ; sa main jaune et parcheminée émergeait, tel un poisson, des sombres profondeurs du carrosse, pour bénir le délicieux mirage de la ville en proie au carnaval, pour bénir toute cette moiteur et cette pantomime, les pigeons sur la Piazza, les étroites venelles-calli, et les places-campi « comme paumes offertes », les touristes, les gondoliers qui se préparaient à la régate du carnaval, le verre de Murano et l’humble tornade de végétation dans l’église Santa Maria della Salute, l’exubérance des marbres de couleur, de la serpentine et du porphyre, les femmes somptueusement dévêtues en costumes masculins de Nicolao, et les adolescents asexués en robes à multiples étages avec des fentes en forme de losanges sur leurs flancs arrondis […]. »

[20]   « [Venise] existe et n’existe pas dans le roman. Étrangement, la ville si souvent décrite avec enthousiasme par les artistes n’est présente dans une œuvre dont l’action s’y passe pour la plus grande part, non pas tant topographiquement qu’à travers la sensation », Mednis Nina, Venecija v russkoj literature (Venise dans la littératurerusse), Novosibirsk, izd. Novosibirskogo un-ta, 1999, [http://www.raspopin.den-za-dnem.ru/files/0702181171777645.rar], site consulté le 15 janvier 2008.

[21]   Ibid., p. 10 et 13. « Vénitien plus par sensibilité que domicile. »

[22]   Ibid., p. 22 et 35-36. « “Non, Venise ne donne le bonheur à personne, mais le pressentiment du bonheur, elle en fait cadeau à chacun.” Ce pressentiment l’avait accompagné toute sa vie, dès l’instant où il avait vu pour la première fois cette ville étrange, ces palais ondoyant sur leurs reflets dans des miroirs fluides, cet univers ambigu de lumière et de taches étranger au graphisme extatique du gothique et à l’indigence de l’uniformité, un monde où se sont rencontrés, et ce n’est pas un hasard, l’Orient et l’Occident, l’Europe et Byzance, Rome et la Grèce, l’orphisme et le pythagorisme, Vassili Vissarion et Lorenzo Valla. »

 

Pour citer cet article

Hélène Mélat, « Le rêve de complétude : l’image de l’Europe dans la prose postsoviétique », colloque La Russie et l’Europe : autres et semblables, Université Paris Sorbonne – Paris IV, 10-12 mai 2007 [en ligne], Lyon, ENS LSH, mis en ligne le 26 novembre 2008. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article131