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Mots-clés : glamour, media, nationalisme, idéologie, Russie


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L’habitué des media russes (télévision, journaux, littérature de masse) est immanquablement frappé par un curieux phénomène : la fréquence avec laquelle revient le mot « glamour », qui bat de loin les records établis par le mot « communisme » aux plus beaux jours de l’époque soviétique.

Comme on le sait, le mot vient de l’anglais. Selon le dictionnaire anglais d’Oxford[2], il est apparu au début du xviiie siècle et signifie « enchantement », « magie de la beauté », « fascination » voire « maléfice ». De nos jours la meilleure traduction russe en serait « la belle vie ».

La richesse qui s’étale, le chic, le clinquant, une vie oisive avec pour devise « Qui ne travaille pas se repose », tels sont les synonymes du glamour russe. C’est le glamour qui divise la société en acteurs et spectateurs, d’une part ceux qui vivent dans le luxe, d’autre part ceux qui regardent ce luxe à la télévision. Le glamour proclame un élitisme, mais il assure aussi qu’on peut faire partie de cette élite.

Enfant de la publicité, il indique au spectateur, en même temps que le but, les moyens pour l’atteindre. Il crée une société de super-consommation, mais en l’aiguillonnant à chaque instant sur la route du succès et de l’enrichissement. Si bizarre que cela puisse paraître, c’est lui, le glamour, qui supprime toute possibilité de confrontation entre divers groupes sociaux. En contemplant ce luxe, tout un chacun – surtout les jeunes – croit que la réussite lui appartient, s’il suit les prescriptions du glamour.

Le glamour, étroitement lié à la mode et au show-biz, n’est évidemment pas une invention de la culture populaire russe. Certes, importée de l’Occident, l’esthétique du glamour russe a vite créé ses propres règles, mais ce qui le différencie fondamentalement du glamour occidental reste son extraordinaire expansion. C’est sans la moindre ironie qu’aujourd’hui des journalistes russes peuvent constater que le pays connaît le triomphe du « glamour total ».

Analysons ce phénomène de la pop culture russe qui a acquis le caractère d’une idéologie non formulée. Le glamour est apparu en Russie voilà une dizaine d’années avec les premiers magazines sur papier glacé (glossy magazines), plus précisément à partir de 1998, année de la mise en vente d’une édition en russe de Vogue. En fait la première revue sur papier glacé à paraître en russe a été Cosmopolitan (1994), mais cette Bible du glamour, comme on l’appelle maintenant, n’a pas déclenché le processus.

Les années 1990 ont été les années de l’argent coulant à flots, des vestons mauves et des lourds bracelets en or. Un exemple illustrant l’air du temps : un panneau publicitaire pour la campagne électorale du gouverneur de Samara, œuvre d’un designer russe connu, Andreï Logvine : sur fond de caviar rouge figure une inscription en lettres de caviar noir : « Elle n’est pas belle, la vie ? »

Les années 1990 étaient une époque de kitsch assez indifférente au goût européen. Mais le Vogue russe mit à la mode le papier glacé qui à son tour lança la mode importée d’Europe, vite devenue synonyme de luxe et de prospérité.

Les années suivantes voient augmenter rapidement le nombre des publications sur papier glacé ; elles atteignent le chiffre de 1 500, avec leur maximum en 2006, dite année du « boom du papier glacé ». Rien qu’à Saint-Pétersbourg on publie 200 revues sur papier glacé, avec un tirage qui va de 60 000 à 1 200 000 exemplaires – pour Cosmopolitan.

Précisons qu’en Russie on trouve à peu près toutes les marques (brendy, calqué de l’anglais brands), mot qui est entré dans la langue parlée russe comme dans toutes les revues occidentales sur papier glacé, qu’elles soient françaises, italiennes, anglaises ou américaines. Seulement les éditeurs russes, tout en achetant la licence et l’idée en Occident, en modifient complètement le contenu.

C’est le glamour qui a fixé en Russie les normes du luxe, qui a montré ce que doit être la réussite à la russe, qui a introduit, comme on dit dans la langue du glamour, le dress-code, qui a défini le code de comportement, créant en fin de compte un univers simplifié à deux dimensions.

Un principe essentiel pour le glamour consiste à tracer un signe d’égalité entre le mot et l’image : tant quantitativement, par la place qui est assignée à l’un comme à l’autre, que qualitativement, par la proximité du texte et de l’illustration. Il s’agit d’asséner des évidences simples et immédiates, dans l’intérêt du marketing.

Le glamour a créé un nouveau héros : réussite, vêtements élégants, enthousiasme indéfectible pour la vie, avec un optimisme de boy-scout, mais d’un boy-scout qui adore à la folie tous les objets haut de gamme. Et pas de contrefaçons, s’il vous plaît, rien que des marques !

La plupart des héros sur papier glacé sont des gens riches ou des stars du show-biz et des media. Ce sont eux les exemples vivants du succès social et les modèles à imiter pour les lecteurs. Sur papier glacé c’est une vie claire et simple qui s’affiche, une vie où, en imitant le modèle qui convient et avec un peu d’initiative, la réussite est assurée.

À côté des titres venus d’Occident, la Russie possède quantité de revues russes sur papier glacé. Actuellement on observe une forte expansion des publications sur papier glacé pour public masculin, et les éditeurs russes estiment que le marché potentiel est de 70 millions d’hommes.

Quelques titres : la revue L’Ours, fondée par Vlad Listiev, Regard d’homme, La caravane de l’histoire, Le Bonzaï – paraissant dans les grandes villes provinciales de Russie –, Andreï, @.ru, etc. Quant aux magazines féminins, ils ne se comptent plus, il y en a trois fois plus que pour les hommes.

Après les revues, le glamour a conquis la télévision. « Un déferlement de “beauté” sur papier glacé, créée et exhibée pour répondre à la logique de l’image publicitaire, constitue l’une des tendances majeures de la télévision russe aujourd’hui » écrit Vera Zvereva dans un article sur « Les indicateurs du glamour »[3]. Le petit écran multiplie les émissions, toutes semblables, avec des stars : « Détails », « Vie privée », « Laissons-les parler », « Stars – futures mamans », « Une journée en compagnie d’une étoile », « Deux étoiles », « Le cirque aux étoiles », « Boxe avec étoiles », etc. Récemment a paru un nouveau realityshow avec Ouliana Tseïtlina « Voyage à Roubliovka » dans lequel trois jeunes filles de la campagne essaient de s’approprier le clinquant du glamour et de dénicher un riche époux. Un show d’automobiles « Top Gear » remporte un vif succès : le programme annonce qu’il s’agit d’« automobiles de grand luxe et follement chères ».

Deux émissions glamour sont particulièrement à la mode : « La Blonde au chocolat » qui présente dans un reality-show la vie privée de Ksenia Sobtchak, la fille du premier maire « démocratique » de Saint-Pétersbourg, Anatoli Sobtchak ; l’autre s’appelle « 100 % fashion » avec Sergueï Zverev, un coiffeur célèbre.

Ksenia Sobtchak est la première étoile du glamour russe ; elle s’efforce de choquer le public, exagère ses propres vices, le côté gosse de riche pourrie par l’argent, en affichant son mépris pour les gens ordinaires et pour les intellectuels « qui sur leurs tabourets de cuisine, dans leurs vieux costumes, secouant une chevelure mal lavée et pleine de pellicules, proclament être une élite capable de parler de sujets sublimes et de haute spiritualité »[4].

Les historiens du glamour russe, qui sont maintenant légion dans les media, font remonter le glamour russe à Pouchkine : le premier roman glamour serait Eugène Onéguine. Effectivement, la culture russe a connu un précédent dans les années 1830-1840. C’était la grande époque d’un genre littéraire, la nouvelle où on décrivait la vie mondaine, d’où le nom qu’on lui a donné : « nouvelle mondaine ». Le chef de file en était Vladimir Sollogoub, avec ses nouvelles Le Grand Monde (1840) et Serioja (1838). On peut classer dans ce genre, si l’on veut, le drame de Lermontov Bal masqué (1836). Il y avait, alors comme aujourd’hui, des auteurs féminins, par exemple Hélène Gan (Le jugement du monde, 1840).

De nos jours, la première œuvre glamour de la littérature russe a été le roman d’Oksana Robski Casual (2005). Inclure un mot étranger dans le titre est une des marques du glamour. Nombreux sont les exemples d’une telle production littéraire : Media sapiens de Sergueï Minaïev, suivi d’un Media sapiens 2 paru récemment ; Miss Media. Combat en direct dans les media de Natalia Netchaïeva ; Génération P et Empire V de Pélévine – roman sur les vampires et le glamour –, etc. Mais citons des exemples plus frappants, issus de croisements linguistiques assez monstrueux comme : Духless de Sergueï Minaïev, Fuck’ты de Maria Svechnikova, ou encore le roman de Natacha Markovitch ANTICASUAL…Уволена, блин et le roman de Tatiana Ogorodnikova Брачный контракт, или Who is Ху.

Un titre incluant le mot « glamour » garantit le succès. D’où quantité de romans du genre : Гламурная невинность (Innocence de glamour) d’Anna Danilova ; Гламурная жизнь (Vie de glamour) d’Anna Graïfender ; Гламурные подонки (Le salaud glamour) de Denis Polesski ; Сенатский гламур (Glamour au Sénat) de Kristina Gor ; Дети гламура (Les enfants du glamour) de Natalia Kotchelaïeva ; Кастинг в гламурную жизнь (Casting pour une vie de glamour) d’Arina Larina ; Ночь со звездой гламура (Une Nuit avec une star du glamour) de Svetlana Demidova et le roman tout récent de Lidia Skriabina Моль для гLамура (Une mite pour le glamour).

Dans les catalogues d’éditeurs le glamour fait l’objet d’une rubrique à part. Par exemple la maison d’édition Eksmo, qui a de très gros tirages a créé une nouvelle « collection papier glacé de romans glamour ». La collection est inaugurée par un roman d’Oksana Ponomareva, Между ног (Entre les jambes). Ponomareva, ex-rédacteur des magazines Metropolitan et Homme, décrit les mœurs de la société de glamour total.

On peut distinguer dans cette littérature glamour deux types de sujets : dans le premier une voix qui fait partie de « la bande » raconte la vie des riches du point de vue des très riches – c’est le cas des œuvres de la fondatrice du genre du roman glamour russe, Oksana Robski. Le contenu est le suivant : dans une société luxueuse, la jeune veuve d’un « nouveau Russe », victime d’un tueur envoyé par son concurrent, se lance à la conquête de son indépendance et du monde du business tout en traquant l’assassin de son mari qu’elle finit par liquider. On peut classer dans ce type des livres de conseils utiles donnés par des riches aux pauvres. Tels sont, par exemple, les livres de Ksenia Sobtchak : Стильные штучки (Mes recettes tendance) ou bien, écrit en collaboration par Robski et Sobtchak, Zамуж за миллионера или брак высшего сорта (Épouser un milliardaire : un mariage haut de gamme).

Le deuxième type de sujet tourne autour du thème : comment se frayer un chemin de haute lutte pour entrer dans le monde des « nouveaux Russes », avec des variantes : une jeune provinciale part conquérir la capitale ; elle n’est pas belle, elle est mal habillée, mais grâce à son opiniâtreté et à son sens des affaires elle se fait sa place dans la direction de l’entreprise et conquiert le cœur de son patron, qui devient son mari. Variante masculine : un jeune homme d’affaires perd son emploi, mais en trouve un autre, encore plus mirobolant.

On a produit d’interminables séries télévisées sur ces thèmes. Par exemple « Il ne faut pas naître belle » : 200 épisodes – projet que la télévision américaine a acheté aux Russes – ou le feuilleton « Roubliovka-life » ou encore « L’Ange gardien », qui passe actuellement à la télévision, et on n’en voit pas la fin.

L’espace favori du glamour, c’est le monde des riches, des media, du show-biz et de la mode. Ici les mots trahissent admirablement leur sens caché : le quartier des riches, sur la route Andreï Roubliov – le célèbre peintre d’icônes auquel Tarkovski a consacré un film – s’appelle familièrement dans la langue du glamour « Roubliovka » – évoquant le rouble, donc le « fric ».

L’intrigue dans ces romans est simplifiée au maximum, mais elle comporte obligatoirement des éléments de thriller. Ceci est un trait original du glamour littéraire russe, dans lequel, par ailleurs, il est toujours facile de repérer l’influence d’un modèle occidental, le plus souvent américain.

Hommes ou femmes, les écrivains russes imitent sans retenue Julie Kenner, l’auteur du roman de ville glamour ; Lauren Weisberger et ses célèbres livres Everyone worth knowing et The Devil wears Prada, portés à l’écran avec grand succès par David Frankel ; ou encore Lynn Messina, auteur de Fashionistas ; enfin Donna Kauffmann et son roman Dear Prince Charming. On parle beaucoup actuellement du roman de Bret Easton Ellis Glamorama, ou est décrite la dialectique de l’âme glamour.

Il n’y a rien d’étonnant à ce que la production glamour russe suive le modèle américain. Comme Jay McInerney l’écrit dans son livre Glamour attitude (1999), c’est New York qui est la Mecque du glamour, le vrai centre du business de la publicité et du business des media. C’est à New York que s’identifie aujourd’hui le Moscou glamour, qui revendique le rôle de concurrent ambitieux et motivé pour lui ravir la première place. La compétition avec l’Amérique continue dans la conscience historique et culturelle du Russe. Dans les romans glamour russes Moscou est représentée comme la capitale du business, le lieu où se livrent des batailles acharnées et où se conquiert l’argent. Mais sur le podium éclairé par la lumière vive des projecteurs, c’est l’Europe, et en particulier la France, que voit la culture glamour. Paris fixe la norme reproduite à grand tirage par Moscou.

Le glamour russe manifeste une tendance à l’expansion. L’espace de la fête du glamour russe s’élargit constamment pour absorber des scènes étrangères, en vertu de leur ancienne appartenance au monde du glamour. C’est ainsi que le glamour russe absorbe la Côte d’Azur, Courchevel, Biarritz et Paris.

L’action des romans glamour séduit aussi le public russe par son aspect documentaire facilement identifiable : en suivant l’itinéraire des nouveaux Russes, les romanciers rendent plus familiers les lieux glamour en les mêlant à l’intrigue et en russifiant leurs noms. Ainsi la Côte d’Azur devient la Lazurka, se transformant en un séjour touristique russe en territoire français.

Tout ce qui n’est pas glamour suscite une certaine agressivité dans la langue glamour, d’où de nombreux termes dépréciatifs : demšiza (« schizophrénie démocratique »), amerikosy (« les Amerloques »). D’autre part, on affectionne l’argot des criminels (par exemple kozël pour « homme », tëlka pour « fille », zelënyj pour « dollar »). La langue glamour est pauvre et grossière, mais elle doit obligatoirement inclure des calques de mots étrangers à la mode. Les exigences stylistiques imposent qu’il y ait contraste entre un langage rudimentaire et une luxueuse élégance vestimentaire, les mots à la mode d’origine étrangère jouant le rôle des étiquettes de marque sur les costumes. C’est ainsi que le glamour trouve son équilibre entre le spirituel et le matériel. Voici deux exemples : « Il nous faut “générer” du “content” (“contenu”). Il nous faut du créatif, collègues »[5] ; « J’ai enlevé mon maillot et je suis restée topless. »[6]

Plusieurs critiques ont remarqué dernièrement un élargissement agressif de l’espace glamour. Le glamour a des visées impériales, il cherche à contrôler de plus en plus de domaines dans les sphères culturelles, politique ou sociale. Cela constitue une autre originalité du glamour russe.

En voici un exemple : actuellement un certain patriotisme est fort à la mode, versant facilement dans le nationalisme, et dont l’idée essentielle est qu’il faut restaurer une Russie puissante et belle. Dans le cadre idéologique de ce patriotisme l’époque de la perestroïka apparaît comme une période d’avilissement et de destruction des symboles antérieurs, de destruction du pays, en d’autres termes d’un pays « réduit à l’état de déchet ». Le déchet (trash) est la catégorie inférieure dans l’esthétique glamour, qui lui oppose en contraste le monde prospère, beau et riche de personnages forts. Cette idée nationale se lit facilement dans le contexte du système créé par la conscience glamour. Ce thème fait l’objet de nombreux livres, articles et débats télévisés. Je citerai une émission récente, qui date du 6 mai 2007, « L’intérêt national », où l’on débattait de l’avenir souhaitable pour le pays. Le choix des invités était symptomatique : un artiste-restaurateur d’églises russes Savva Iamchtchikov, le général Trochev, ex-commandant des troupes en Tchéchénie et aujourd’hui conseiller du Président, et l’écrivain Prokhanov, professant l’idée d’un rétablissement de l’empire soviétique dans sa variante brillante et prospère ainsi que l’idée d’« un nouveau et bel homme russe » – citation empruntée à sa conclusion lors de cette même émission. Prokhanov, écrivain soviétique réactionnaire, rédacteur et chroniqueur honni du journal Завтра (Demain), auteur d’un roman antisémite et chauviniste Господин Гексоген (Monsieur Hexоgène), qui avait fait grand bruit et reçu le prix dе Best-seller national, auteur également du roman anti-poutinien Политолог (Le Politologue), est devenu la figure favorite du glamour. C’est loin d’être un hasard.

La splendeur impériale de la Russie, le glamour considère cette idée comme sienne. Une « glamourisation » de la droite ultra est perceptible. En 2006 la maison d’édition « Europe » a publié un recueil intitulé Le fascisme glamour, anthologie de déclarations fascistes de leaders de droite avec affiches et photographies, toutes dans les règles de l’esthétique glamour. L’un des héros principaux du livre est Edouard Limonov, qui réussit parfaitement bien à esthétiser ses idées dans le système du glamour triomphant.

Il semble que le glamour tente de gagner les cercles du pouvoir : il existe une variété de glamour dite « glamour de tchékiste ». Parmi les produits glamour amusants je citerai l’exemple de la collection du célèbre couturier russe Denis Simatchev dont le hit en 2002 ont été les tee-shirts avec portrait de Poutine entouré de guirlandes de roses. Ils se sont arrachés à 200 dollars pièce.

Il y a un glamour de l’éducation et de l’université, suivant un processus que décrit le professeur Elena Penskaïa :

Le domaine des études littéraires est gagné par le glamour, c’est-à-dire qu’il tend désormais vers une consommation sans conflit, peu encombrante intellectuellement, « lisse » et « délectable », sans le moindre effort pour donner un sens au contenu des connaissances. Et les scénarios prévus par les projets nationaux confèrent encore plus de glamour au milieu de l’éducation.[7]

L’élite culturelle du pays a le choix entre deux attitudes vis-à-vis du phénomène du glamour : soit lui témoigner une hostilité méprisante, soit pactiser avec le goût des masses – sans doute non sans avantages financiers. Le résultat est qu’on observe actuellement une standardisation des goûts et une uniformisation dans la culture russe ; selon le mot du philosophe Boris Groïs, c’est la victoire du popvkus (« goût pop »).

On en vient à se poser la question : mais qu’est donc, en fin de compte, le glamour ? Un culte total de l’objet qui ne serait que la conséquence du traumatisme provoqué par l’indigence de la vie quotidienne soviétique ? Ou bien, autre hypothèse, cette consommation clinquante et effrénée serait-elle l’idéologie secrète d’une société qui se juge post idéologique ? Ne se cache-t-il pas un piège dans cette insolente séduction des paillettes, dans cette attitude universellement simplificatrice et réductrice qui est celle du glamour face à la vie ?

Pourtant, quand on considère avec quelle adresse le glamour expulse aujourd’hui du champ des media toute information et analyse véritables – en particulier à la télévision ; la façon dont il sait attirer, dans l’orbite de sa kermesse aux étoiles, la symbolique et les grands noms de l’histoire soviétique ; la manière dont il entoure d’une lumière dorée la poitrine bombée des patriotes ; enfin sa capacité à fondre harmonieusement gros capitaux et nationalisme, on a le sentiment que le glamour est une idéologie implantée et encouragée d’en haut, une idéologie qu’on pousse en avant de façon très concertée pour tenir la place d’une idée nationale non formulée officiellement.

 

Notes

[1]   Banlieue chic de Moscou, habitée par les nouveaux riches et les puissants du jour, où se trouvent de somptueuses datchas et des magasins de grand luxe.

[2]   The Shorter Oxford English Dictionary, University Press, 1953, vol. 1, p. 855.

[3]   Iskusstvo kino (L’Art du cinéma), n° 11, 2006, p. 19.

[4]   Intervention de Ksenia Sobtchak du 21 avril 2007 lors du débat « La glamourisation des médias », dans le cadre du 6e Forum eurasien des médias. Regnum, agence d’informations, 26 avril 2007, [http:/www.regnum.ru/news/816554.html], site consulté le 17 septembre 2008.

[5]   Minaev Sergej, Media sapiens, Moscou, AST, 2007, p. 112.

[6]   Robski Oksana, Casual, Moscou, Rosmèn, 2005, p. 274.

[7]   [http:/www.russ.ru/layout/set/print/politics/dosc/vse_slopaet_glamur], site consulté le 17 septembre 2008.


Pour citer cet article

Nora Bukhs, « Le dandy de la Roubliovka : esthétique et idéologie du glamour russe », colloque La Russie et l’Europe : autres et semblables, Université Paris Sorbonne – Paris IV, 10-12 mai 2007 [en ligne], Lyon, ENS LSH, mis en ligne le 26 novembre 2008. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article132