Introduction

Sylvie MARTIN

Université de Lyon, ENS LSH, UMR 5206 Triangle, Institut européen Est-Ouest

Les intellectuels en Europe au XIXe siècle[1], L’Europe des francs-maçons[2], L’Europe des lettres[3], ces trois exemples suffisent à rappeler la place de la problématique européenne dans la recherche aujourd’hui. Que l’on appelle à la renaissance de l’Europe des intellectuels dont on déplore l’effacement, ou que l’on « traque l’émergence de l’Europe »[4], on a toujours pour objet la lente élaboration d’un espace culturel européen ; de l’échange épistolaire à la sociabilité maçonnique, c’est toujours de transferts et de circulation qu’il s’agit, dans les concepts ou dans les pratiques.

Pour Christophe Charle comme pour Pierre-Yves Beaurepaire, l’appartenance de la Russie à cet espace européen va de soi. Chacun des deux chercheurs consacre une part de son étude à la Russie, sans justifier ce qui relève de l’évidence : la Russie fait partie de cet espace culturel, il n’est nul besoin d’en apporter la preuve. Présentant son ouvrage comme le « signal d’ouverture d’un chantier », Marie-Claire Hoock-Demarle choisit de mettre l’accent sur les échanges franco-allemands : il est clair toutefois que la Russie entre de plain-pied dans le « chantier qui se révèle immense » évoqué par la chercheuse.

La Russie elle-même, on le sait, s’est longtemps posé la question de son identité, de l’Europe à l’Orient en passant par l’Eurasie. Le débat n’est pas clos, il a resurgi avec vigueur à la faveur de la disparition de l’URSS et de la reconfiguration géopolitique qui en résulte. Les flux et reflux de cette interrogation correspondent bien souvent aux phases d’ouverture et de fermeture à l’étranger qui ponctuent l’histoire russe. Remarquons toutefois que même les penseurs russes qui récusent avec véhémence l’identité européenne de la Russie le font en utilisant des outils intellectuels européens : Marlène Laruelle en a fait la démonstration sur l’exemple des penseurs eurasistes[5] .

C’est pourquoi l’un des deux premiers groupes de recherche constitués dans le cadre de l’Institut européen Est-Ouest a souhaité travailler sur la circulation des concepts entre l’Europe occidentale et la Russie. Plus que de transfert ou de réception, c’est bien de circulation qu’il s’agit. Lorsque Catherine II, dans son Instruction, (Nakaz) entérine l’usage en Russie d’un lexique politique emprunté aux Lumières, elle n’en transfère pas pour autant le sens ; l’on a beau jeu de stigmatiser l’impératrice « libérale », qui correspond avec Voltaire et reçoit Denis Diderot dont elle achète la bibliothèque, mais aggrave la condition serve, emprisonne Nikolaï Novikov et fait déporter Alexandre Radichtchev en Sibérie. Pourtant, même si l’Instruction (Nakaz) de Catherine II justifie l’autocratie, on ne saurait la réduire à une pure manœuvre de propagande. Outre qu’elle sert d’impulsion à la rédaction d’un nouveau Code des Lois, elle donne, dans la culture politique russe, droit de cité à des termes et à des concepts que les penseurs vont s’approprier, puis faire circuler.

Le constat est aisé à dresser avec deux siècles de recul. L’exercice se complique sensiblement dès que l’on aborde le temps présent. Dans une récente interview accordée au journal Le Monde, Vladimir Poutine, premier ministre russe, à qui l’on demande « comment la Russie peut prétendre partager les valeurs européennes quand la concurrence, en économie et en politique, n’est pas admise », fait la réponse suivante :

Je ne vois aucune contradiction. La concurrence, c’est la lutte. Si l’une des parties prend l’avantage, puis l’emporte, cela veut dire que la concurrence existe.[6]

On peut considérer que « les propagandistes du Kremlin ont parfaitement assimilé la phraséologie occidentales et [qu]’ils la manipulent en maîtres »[7].On peut aussi travailler sur la circulation des concepts en reprenant à son compte les deux « vertus » que Christophe Charle reconnaît à l’approche comparative :

La comparaison a pour vertu de relativiser ce qui, au sein d’un seul espace national, paraît trop aller de soi. […] Elle n’a pas seulement cette vertu heuristique. Elle doit aussi servir à déjouer le piège des fausses similitudes ou des fausses ressemblances.[8]

La tâche est ardue et le présent ouvrage collectif prétend d’autant moins l’avoir accomplie que son ambition est modeste : il présente dix exemples qui s’attachent à mettre en lumière le phénomène d’appropriation dont s’accompagne la circulation des concepts. C’est délibérément que l’on n’a pas fixé de limites chronologiques ou disciplinaires à cette étude : impliquant, comme l’institut en a la vocation, des chercheurs dont les domaines de spécialité sont très divers, elle se veut à la fois échantillon de champs qui mériteraient une exploration plus systématique et témoignage d’un mouvement incessant. On va donc du monde des Décembristes, qui recouvre essentiellement l’Europe et les jeunes Etats-Unis d’Amérique, jusqu’à celui de la mondialisation. Trois articles examinent l’idée libérale et le libéralisme dans la Russie de la première moitié du XIXe siècle, six abordent la réception et l’appropriation par la Russie post-soviétique de concepts occidentaux : post-modernité et post-modernisme, libéralisme et démocratie, globalisation, droit public, droits de l’homme, liberté de conscience. A première vue isolée dans cet ensemble, la contribution consacrée aux transferts du discours dans le domaine de la mode au moment du « Dégel » confirme en fait la permanence de processus et de modes opératoires mis en œuvre à diverses époques dans des domaines en apparence plus directement politiques.

On espère ainsi contribuer à une meilleure intelligence d’un espace européen que la fin de la guerre froide et de la logique bipolaire a rendu à lui-même dans toute sa complexité.

 


Notes :

[1] Christophe Charle, Les intellectuels en Europe au XIXe siècle, Paris, Editions du Seuil, Collection Points, 2001 (première édition, 1996), 460 p.

[2] Pierre-Yves Beaurepaire, L’Europe des francs-maçons, Paris, Belin, Collection Europe et histoire, 2002, 320 p.

[3] Marie-Claire Hoock-Demarle, L’Europe des lettres, Paris, Albin Michel, Collection « L’évolution de l’humanité », 2008, 493 p.

[4] Marie-Claire Hoock-Demarle, op. cit., p. 11.

[5] Marlène Laruelle, « La triangulaire "Russie", "exil russe", "culture d’accueil" : le prisme occidental inassumé de l’eurasisme », in Actes des Premières rencontres de l’Institut, colloque organisé les 2-4 décembre 2004 à l’Ecole normale supérieure Lettres et Sciences humaines, édition en ligne sur le site de l’Institut européen Est-Ouest, (http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/) à la page : http://russie-europe.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=51
Du même auteur, on consultera notamment sur l’eurasisme :
Marlène Laruelle, Mythe aryen et rêve impérial dans la Russie du XIXe siècle, Paris, CNRS Editions, 2005, 223 p.
Marlène Laruelle, La quête d’une identité impériale. Le néo-eurasisme dans la Russie contemporaine, Paris, Editions Pétra, 2007, 316 p.

[6] Marie Jégo, Rémy Ourdan et Piotr Smolar (propos recueillis par), « Entretien. En visite à Paris, le premier ministre russe explique au Monde les choix stratégiques de son pays », Le Monde, 1er-2 juin 2008, p. 4.

[7] Françoise Thom, « Pusillanimité occidentale face à la Russie », Le Monde, 21 août 2008, p. 14.

[8] Christophe Charle, op.cit., p. 30.

 


Pour citer cet article : Sylvie Martin, « Introduction Générale », in Sylvie Martin (dir.) Circulation des concepts entre Occident et Russie, [en ligne], Lyon, ENS LSH, mis en ligne le 10 décembre 2008. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article140