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La réception et la transposition des concepts occidentaux en Russie. Postmodernisme et post-modernité.

Isabelle DESPRÉS

Université Stendhal - Grenoble 3, ILCEA-CESC

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Les termes de postmoderne, postmodernisme et postmodernité habitent, pour ne pas dire envahissent, la réflexion critique, tant en Europe que sur le continent américain, depuis plus d’un demi-siècle, et ont été dans les années 1990 des mots clés du discours russe. Or la postmodernité peut s’envisager tant comme un courant de pensée, une façon de voir le monde et d’en rendre compte, c’est à dire une esthétique, que comme un état de fait de la société, définitif ou transitoire, ou encore une simple mode. Dans la langue russe, le terme de « postmodern » (postmodernité) est apparu relativement récemment, avec celui de « postmodernizm » (postmodernisme), et sans que les deux soient clairement distincts.

L’origine de la pensée postmoderne occidentale, en tant que remise en question des notions de progrès et d’humanisme, qui peuvent être considérés comme les fondements de la modernité occidentale, est difficile à dater. Le changement des mentalités a-t-il été le résultat d’un évènement dans l’histoire de l’humanité (occidentale) tel que la première guerre mondiale, ou les camps de concentration, la Shoah, ou l’utilisation de la bombe atomique ? Ou bien le postmodernisme est-il le fruit (pourrissant ?) du capitalisme, du libéralisme, voire de la pensée moderne ? Est-il le refus ou le prolongement de la modernité ? Ou les deux à la fois ? Ces questions ont alimenté les débats du dernier quart du XXe siècle.

En Russie, par conséquent, la notion de postmodernisme donne lieu à un grand nombre de malentendus, dans lesquels on reconnaîtra en définitive la trace de débats et de déchirements plus profonds et plus anciens, et plus particulièrement l’opposition entre les occidentalistes d’une part, c’est à dire ceux qui considèrent que la voie de développement de la Russie n’est pas différente de celle des autres nations (européennes et occidentales), qu’elle passe nécessairement par l’humanisme, le libéralisme et la démocratie, et les slavophiles d’autre part, qui, non convaincus par le bénéfice, du moins pour la Russie, du progrès à l’occidentale (ce terme pouvant désigner le capitalisme, le libéralisme, ou même la démocratie, l’humanisme), persistent à chercher un autre modèle de développement. Mais il se produit dans le courant des années 1990 une inversion de ces deux polarités. Si dans un premier temps, le postmodernisme se confond avec le postcommunisme, c’est à dire qu’il apparaît non seulement comme une liberté retrouvée, mais aussi comme la réconciliation avec l’occident, en revanche dans la seconde moitié des années 1990, ce sont les adversaires du postmodernisme qui se réclament des valeurs occidentales (humanisme, libéralisme, réalisme), tandis que les postmodernistes russes, à l’instar de leurs homologues occidentaux (mais de façon caricaturale), affirment leur rejet du capitalisme et de la démocratie, et finissent par s’assimiler aux patriotes xénophobes.

Nous ne nous appuierons dans cet article que sur quelques textes, parus dans les revues littéraires moscovites Znamâ et Novyj Mir qui font autorité dans le monde intellectuel russe.

Mikhail Epstein, le passeur du terme

L’un des principaux promoteurs de l’idée de postmodernisme en Russie est sans conteste Mikhaïl Epstein[1], qui a été, dans les années 1990, le « gourou » du postmodernisme russe[2] En 1991, dans le premier numéro de la revue Znamâ, il publie un article intitulé « Après le futur. De la nouvelle conscience dans la littérature » où, à la fin de l’essai, intervient pour la première fois la notion de postmodernisme[3].

Il serait sans doute plus exact de traduire en français le titre de l’article de Epstein (et de son livre), non par « après le futur », mais par « après l’avenir », car cette expression renvoie en russe à « l’avenir radieux » que devait être le communisme. Celui-ci a été effectivement atteint, affirme Epstein de façon provocatrice - en 1980 ! Tout ce qui a suivi dans l’histoire de l’URSS (socialisme réel, accélération, perestroïka) n’a été que tentatives pour reculer la fin.

Il s’applique ensuite à décrire le sentiment de fin qui caractérise ce que Jean-François Lyotard appelait la « condition postmoderne ».

Aujourd’hui, écrit-il, on est passé dans l’au-delà. Il n’y a plus d’horizon, ni devant, ni derrière. Seul subsiste un sentiment généralisé d’apocalypse, tout autour apparaît comme une vaste danse macabre, avec les pires excès. Pour illustrer cet état de la conscience, Mikhail Epstein se tourne vers la littérature, qui pour les penseurs russes représente le champ d’application traditionnel des expériences idéologiques. Or la littérature contemporaine, affirme Epstein, est incapable d’exprimer la moindre idée. C’est la fin des idéologies.

La littérature actuelle est la dernière, par nature, même si quelque chose vient après elle. Elle est fatiguée, elle ne peut plus se prononcer ni pour, ni contre quelque chose. Elle voudrait, comme dans les vers de Lermontov, « s’endormir pour les siècles »[4] sans rien espérer, ni rien regretter. Elle n’exprime aucun pathos, elle est dépassée par la réalité : la ligne littéraire féconde de « l’homme de trop » (lišnij čelovek) s’est tarie, car c’est le monde alentour qui est devenu « de trop », inutile et absurde.

Bien des œuvres littéraires expriment l’état contemporain comme un somnambulisme, où l’on vit en dormant, note encore Epstein. Tout le monde dort, même en courant, car c’est le sol qui court sous nos pieds, qui se défile, s’ouvre sur l’abîme, le vide. Ce passage de l’article de Mikhail Epstein montre bien comment en littérature le postmodernisme s’oppose au réalisme.

D’autre part, Epstein constate l’absence actuelle de tout processus littéraire linéaire. A la place, il ne resterait, selon le critique, qu’un espace, une scène, où les acteurs font irruption non pas par ordre chronologique, mais tous en même temps. L’idée de la fin de l’histoire est ici reprise, appliquée à la littérature.

La littérature, poursuit Epstein, s’est trouvée brusquement dépossédée de la politique, de la religion et de la philosophie (comme l’URSS de ses républiques), et elle est restée seule à seule avec la langue. Fatiguée de coller à la réalité, qui va beaucoup plus vite qu’elle, ou de la précéder, la littérature reste à la traîne, elle s’affirme comme arrière-garde, elle ramasse les déchets (Epstein y voit la justification d’une poétique du déchet, de l’excrément). Elle se garde de toute déclaration et préfère le balbutiement, les genres informes, inachevés, sans début ni fin, les mots sont libérés de tout sens, et même la numérotation des pages peut être vécue comme une contrainte comparable aux miradors du Goulag. La nouvelle littérature sent planer l’ombre du post-communisme, elle voudrait se réduire en poussière. Elle est à l’opposé tant de la littérature « centrée » (« centrirovannaâ proza ») (Alexandre Soljenitsyne, Vassili Grossman, Gueorgui Vladimov), où l’auteur est présent et sérieux, avec une voix et une position claire et déterminée, que de la littérature « excentrique » («ekscentričeskaâ ») (Andreï Siniavski, Vassili Axionov, Venedikt Eroféev), où tout est inversé comme au carnaval, où le sens se cache, où il faut jouer. La « troisième prose » est décentrée (« tret’â proza »… « decentralizovannaâ » ), il n’y a pas de centre, pas plus que de hiérarchie, de structure, de sens. Elle refuse le style, jugé totalitaire. Finalement, fait remarquer Epstein avec humour, les écrivains ont là une quasi-garantie de réussite à moindre effort, car lorsqu’il n’y a pas de règles, il ne peut y avoir de faute. Il ne reste plus que la langue à l’état pur, une écriture qui parle, mais pour ne rien dire, c’est le « degré zéro » de l’écriture, dont parlait Roland Barthes.

On aura aisément reconnu, dans cette description de la « nouvelle conscience », les principaux motifs du mythe postmoderniste, élaboré au cours du XXe siècle par les penseurs occidentaux, Jacques Derrida, Michel Foucault, Roland Barthes, transposés à la littérature et à l’histoire post-communiste russe.

Postmodernisme et postcommunisme : Alexandre Guenis

Selon Alexandre Guénis, autre critique exilé à New York, on a affaire avec le postmodernisme, en Russie, à mouvement tectonique, un authentique changement de paradigme. Il publie dans la revue moscovite Znamâ en 1994 un article qu’il intitule « L’oignon et le chou »[5], dans lequel il associe le postmodernisme à la démocratie, qu’il oppose au communisme.

Pour cela, il s’efforce de dégager l’essence même du communisme : un mouvement qui s’est construit non par le commencement, mais à partir de sa fin, de son But. Il ne laisse donc aucune place pour le hasard, l’arbitraire, le caprice ou l’expérimentation. Contrairement à Epstein qui estimait que le But avait été atteint en 1980, Guénis affirme que le « point zéro » (« nulevaâ točka ») du communisme n’est pas dans le passé, ni même dans l’avenir, mais dans l’éternité, l’idéal, l’au-delà. Alexandre Guénis s’efforce de définir une « métaphysique soviétique », qu’il oppose à l’idée démocratique. Dans ce paradigme, la vie/réalité devient métaphorique. Elle n’a pas de sens, c’est à dire de valeur, en dehors de cette « marche vers le ciel ». Chaque mot a un sens figuré, chaque geste est double, chaque détail est un indice. Il existe deux plans, le sacré et le profane, et tout ce qui se déroule dans l’un se reflète dans l’autre. Guénis lui aussi opère avec les concepts occidentaux de signifié/signifiant et de « degré zéro ».

Contrairement au paradigme de la démocratie, où le rapport signifié/signifiant obéit à des règles établies, qui font l’objet d’une convention à laquelle on se reporte sans arrêt, (et qui est le « degré zéro »), il y a dans le paradigme soviétique un seul signifié pour des milliards de signifiants. Le rôle du Parti et de tout l’appareil de propagande est de trouver le lien entre chaque signifiant et cet unique signifié, c’est à dire de transformer le chaos en ordre.

Mais ce signifié unique a fini par perdre lui-même son sens, pour se transformer en un Absolu, qui ne nécessite plus ni définition, ni explication. L’Absolu peut être « communisme », « vérité », « peuple », « patrie », le contenu n’est plus important, car l’Absolu est ce qui donne le sens aux mots et à la vie (ainsi qu’à l’histoire).

Le communisme comme Absolu pouvait aussi faire fonction de Mal absolu, pour ses détracteurs, ce qui revient finalement au même, remarque justement Alexandre Guénis. Les dissidents se référaient constamment au même « point zéro ». La réalité empirique n’existe que confrontée à cet idéal absolu, lorsqu’elle devient métaphore. N’est vraie que la réalité qui a été métaphorisée. Le reste n’est pas vu, n’existe pas. C’est la prétention de démiurge du réalisme socialiste qui, pour décrire le monde, veut s’y substituer. C’est la carte géographique de Borges, qui est si précise qu’elle recouvre le pays qu’elle veut représenter.

Selon Alexandre Guénis, l’avènement de Gorbatchev et la glasnost’ n’ont rien changé. C’était au contraire, pour reprendre un autre slogan de l’époque, l’accélération (uskorenie) de la volonté de tout englober dans la métaphorisation littéraire. Il s’agissait de combler par la littérature tout le champ de la vie, tous les domaines non encore explorés. Pour Alexandre Guénis, ce n’est pas la critique du régime qui a causé l’effondrement de la « métaphysique soviétique », mais l’ouverture des frontières. En effet, la censure garantissait la stabilité par la simple existence des tabous, qui créaient la tension nécessaire entre la « terre » et le « ciel », entre le bas et le haut, condition indispensable de l’existence et du fonctionnement du mythe. Tant qu’on pouvait enfreindre les tabous, affronter la censure, la « métaphysique soviétique » fonctionnait. C’est pourquoi, nombreux sont les écrivains qui ont feint de ne pas voir la levée des tabous, et qui ont continué à dénoncer un régime qui n’existait plus, tandis que d’autres ont cherché désespérément d’autres tabous, tels que le sexe, la drogue, la violence, le racisme, pour que la réalité ne s’évapore pas, pour ne pas voir s’effondrer la hiérarchie des valeurs, pour ne pas sentir le vide de l’existence.

De même que la Réforme avait privé le monde des symboles traditionnels (selon Carl Jung), la Perestroïka a privé la société russe de ses symboles. La langue communiste meurt, mais il ne se crée pas une nouvelle langue, un nouveau jeu de rapports signifiants/signifiés. Les signes sont atteints de schizophrénie, ils signifient tantôt une chose, tantôt une autre. Guénis compare ce cataclysme à celui qu’a représenté le passage de la peinture représentative à la peinture abstraite. Selon le critique, cette schizophrénie est parfaitement illustrée par les textes de Vladimir Sorokine, qui utilise les anciens signes vidés de leur sens ou inversés, obtenant ainsi des jeux de mots qui vont plus loin que le simple jeu, la parodie, l’effet kitch ou comique, mais opèrent le démontage des mécanismes de la métaphysique soviétique.

Alexandre Guénis applique ensuite au cas de l’art russe la théorie de l’évolution des rapports entre la réalité et sa représentation par l’image. Au début, l’image reflète la réalité (réalisme), puis elle la déforme (avant-garde), puis elle masque son absence (réalisme socialiste), puis elle n’est plus qu’un simulacre (sots-art), elle singe une réalité qui n’existe pas. Ainsi, l’image « mange » peu à peu la réalité, si bien qu’il ne reste qu’une représentation qui ne renvoie plus à rien.

Puis Alexandre Guénis reprend et développe l’opposition ordre /désordre, ou cosmos /chaos, devenue inévitable pour caractériser le nouveau paradigme postmoderne. Pour lui, le communisme se conçoit comme une force d’organisation du monde où le But équivaut à la fin du désordre, c’est à dire à l’organisation du chaos. Certes, c’est un processus de construction, mais dont le résultat s’écarte toujours davantage du plan initial, d’où la nécessité de combler l’écart, de camoufler le désordre. C’est ainsi qu’en Union soviétique, l’ordre était introduit de force à tous les niveaux dans l’art, l’intolérance vis à vis de l’art non organisé ne cessait d’augmenter. L’ordre est donc un des symboles les plus tenaces de la « métaphysique soviétique ».

A l’ordre, qui selon Alexandre Guenis est le fondement de l’utopie soviétique, s’oppose le chaos. Il se trouve que, à la fin du XXe siècle, les sciences exactes ont découvert l’existence du chaos dans l’univers, et que cela n’a pas manqué d’avoir une influence sur les sciences humaines. En effet, le chaos cesse d’apparaître comme une aberration, car il devient la condition du mouvement, du développement, et il est donc nécessaire.

En art, il suffit d’introduire un élément absurde pour créer le chaos au sein même de l’ordre, et c’est le genre fantastique qui est le mieux adapté à ce but, constate l’auteur de l’article, qui prend pour exemple le cinéaste contestataire Andreï Tarkovski. Les œuvres fantastiques des frères Strougatski lui ont servi pour créer un monde où les lois habituelles ne fonctionnent pas, où subsiste une place pour l’imprévisible, l’incompréhensible. Et Tarkovski s’embarque dans l’exploration de ces mondes parallèles, périphériques. Dans son film Le Miroir, Tarkovski fait du portrait de sa mère une œuvre d’art, mais sans se conformer aux règles du réalisme socialiste, il n’en fait pas un type, mais au contraire, choisit l’unique, l’individuel. C’est un nouveau rapport de la représentation à l’original, où l’art ne reflète plus la réalité, mais la « produit » (au sens des « producteurs » d’Hollywood).

Alexandre Guénis développe ensuite une opposition entre le « paradigme du chou » (« paradigma kapusty »), celui du réalisme, et le « paradigme de l’oignon » (« paradigma luka »). Dans le premier, le sens est caché au cœur de la réalité, il faut l’en extirper en ôtant les feuilles une à une, mais ceux qui sont allés jusqu’au bout de cette quête ont trouvé non le sens, mais le vide. Or, dans le paradigme de l’oignon, le vide est générateur de toutes sortes de sens. C’est le point zéro, autour duquel s’organise l’existence, un concentré du monde en expansion. Le postmodernisme pose donc un nouveau rapport à la réalité et lance un défi aux « réalistes ».

Le défi aux réalistes. Viatcheslav Kouritsyne

En littérature, les postmodernistes s’opposent à la longue tradition réaliste de la critique russe, comme c’est le cas du jeune critique, Viatcheslav Kouritsyne (il est né en 1965) qui s’impose bientôt comme le plus ardent défenseur du postmodernisme en littérature, voire même comme le porte-parole de toute une génération. C’est dans Novy Mir, en 1992, qu’il publie un article intitulé « Le postmodernisme : une nouvelle culture primitive »[6], dont le ton apparaît comme volontairement provocateur, sans doute parce qu’il s’agit de sortir de la confidentialité les idées qui sont un défi à la vision réaliste, comme un jeu de retournement des valeurs. Ainsi, qualifier, comme le fait l’auteur, de geste postmoderniste la gigantesque reconstruction de l’Église du Saint Sauveur à Moscou, considérée comme un exploit de l’Église, et un symbole fort de la nouvelle Russie, est assez osé. Mais l’article a également une valeur informative pour les lecteurs de Novyj Mir, qui sont parfois loin du monde « branché » de l’underground moscovite.

Le critique, séduit par les nouvelles idées occidentales, cherche à partager son enthousiasme. Il ne se place pas dans une logique de recherche de la vérité. Pour lui, une idée n’a pas à être vraie, elle doit être féconde.

Selon Viatcheslav Kouritsyne, le passage du modernisme au postmodernisme est un changement cosmique, beaucoup plus important et plus radical encore que le passage du sentimentalisme au romantisme. Le postmodernisme est un tout simplement un nouvel âge de l’humanité. Viatcheslav Kouritsyne n’hésite pas à renvoyer le lecteur à l’époque des mammouths, où l’homme ne distinguait pas la chose de sa représentation (les peintures sur les parois des grottes), le signifié du signifiant. Lorsque l’humanité a oublié l’influence que la représentation a sur la chose (art primitif), la culture est devenue plus réelle que le réel, et l’homme a été la première forme de matière à être capable de se représenter elle-même.

Aujourd’hui, poursuit l’auteur, la culture s’est complètement affranchie du réel, elle s’auto-représente (au lieu de représenter le réel). On ne peut plus distinguer le sujet de l’objet. La culture s’auto-réfléchit, et le monde a cessé d’exister pour elle.

Plus loin, Viatcheslav Kouritsyne évoque Umberto Eco : l’art postmoderniste est un collage qui parle de ce qu’il représente, de comment il est fait, mais aussi de lui-même. Puis il reprend, sans toutefois le citer nommément, l’image de Roland Barthes : le monde est un Texte. Et inversement, le Texte est le monde. Le monde réel n’est qu’une part de la culture, une des réalités multiples. Le « texte » postmoderne n’est jamais achevé, il n’a pas de résultat, car c’est un processus, une interaction de l’artiste et du texte, mais aussi du texte et de la culture.

S’affranchir de la métaphysique communiste revient parfois à s’affranchir de la dictature du réel, voire à en remettre en question l’existence objective, et donc à repousser le réalisme dans l’art.

Un postmodernisme russe ?

Toutefois, les penseurs postmodernistes russes sont confrontés à une question délicate. Le postmodernisme est, la plupart du temps, considéré comme un phénomène purement occidental, lié à l’ère post-industrielle et au déclin du capitalisme. Certes, on commence dans les années 1990 à admettre l’existence de spécificités locales, telles qu’un postmodernisme latino-américain, et le chercheur Dowe Fokkema affirme l’existence d’une variante propre à l’Europe centrale.

Pour prouver l’existence d’un postmodernisme russe, Viatcheslav Kouritsyne, dans l’article cité, confronte la culture russe à cette capacité d’auto-réflexion du texte, qui lui apparaît comme la caractéristique du postmodernisme en littérature. Des auteurs aussi divers que Vladimir Nabokov, Ossip Mandelstam, Iossif Brodsky, Vénédikt Eroféev, Gaïto Gazdanov, Maurice Aguéev ou les Obérioutes sont convoqués, et versés dans le giron du postmodernisme russe.

Viatcheslav Kouritsyne décrit les caractéristiques postmodernistes de l’art russe contemporain, telles qu’on les reconnaît dans le postmodernisme occidental : syncrétisme et mélange des genres, crise ou mort de l’auteur, palimpsestes, collages… Il souligne le goût du rituel, il décrit les « happenings », les « performances », ces actions-événements, qui sont le moyen d’expression artistique du groupe Actions collectives[7], par exemple. Il décrit la prédilection pour les listes, les catalogues, dans lesquels les choses énumérées perdent leur nature pour conserver uniquement leur fonction, et le rythme de l’énumération infinie, rythme qui finalement disparaît lui-même, tend à s’abstraire, par défaut d’échelle de mesure, pour se transformer en énergie pure… Enfin, il conclut son article par une réponse à l’argument de ses détracteurs potentiels, qui porterait sur la piètre qualité des œuvres du postmodernisme russe. Il esquive l’attaque en rétorquant que la qualité n’est pas un critère reconnu par les post-modernistes, qui lui substituent l’adéquation à la culture, au contexte, à soi-même… Mais il concède que même l’adéquation requiert un niveau technique, qui n’est pas très élevé chez les artistes russes, ce qui est à mettre sur le compte de leur isolement culturel.

Ce thème de l’isolement culturel de la Russie rappelle le constat des philosophes et historiens du XIXe siècle, attribuant le retard de la Russie au fait qu’elle n’avait pas bénéficié de la maturation culturelle du Moyen-Âge et de la Renaissance.

De la même façon, Mikhail Epstein, dans l’article déjà cité, constate que la Russie, à l’exception des quelques années du XXe siècle qui ont précédé la Révolution de 1917, n’a pratiquement pas connu le modernisme. En effet, dit-il, la littérature soviétique était pré-moderne, voire même pré-classique, car le poète était un aède, qui chantait la geste de son peuple et non sa propre histoire, il était « la voix de son maître ». Or, dans les années 1970 s’est produit, avec un certain succès, un passage accéléré du pré-modernisme au postmodernisme. En effet, la civilisation soviétique paradoxalement maîtrisait déjà les outils du postmodernisme, que sont le simulacre, la citation, la dissolution de la personnalité. Epstein constate donc que le postmodernisme a pu naître sur les ruines tant d’une technologie totalitaire (l’ère post-industrielle) que d’une idéologie totalitaire, là où avaient régné des techniques de l’information qui arrêtaient le temps, et là où avaient triomphé des idées remplaçant la réalité.

La civilisation russe puis soviétique est restée logocentriste, mais les mots, autant que les images de la télévision peuvent cacher la réalité, souligne Mikhail Epstein, faisant sans aucun doute allusion aux travaux de Jean Baudrillard sur le simulacre. Des causes différentes ont donc conduit à des effets similaires.

Alors peut-on véritablement parler de postmodernisme en Russie ? Oui, répond Mikhail Epstein, parce que deux situations différentes ont abouti à des effets similaires. Oui, répond aussi Alexandre Guénis, parce qu’en plongeant résolument dans la démocratie, la Russie a rattrapé l’occident, elle est dans le même paradigme, dans la même condition. Oui, dit enfin Viatcheslav Kouritsyne, parce que même si elle est de moindre niveau, la culture russe n’est pas fondamentalement différente de la culture occidentale.

Malgré les conditions historiques de la Russie, son retard et son isolement culturel, les théoriciens russes concluent qu’il y a une possibilité pour la culture russe de retrouver l’esprit du temps, de réintégrer la civilisation universelle. Mais, comme à l’époque du romantisme, le thème du retard culturel va devenir celui de l’exception culturelle russe.

En effet, le thème de l’isolement culturel, qui déjà chez les slavophiles était interprété comme la nécessité d’une « troisième voie », est repris et développé par les adversaires du postmodernisme, afin de rejeter ce dernier comme non national. De même que, selon les penseurs du XIXe siècle, la culture européenne de la Russie, voulue par Pierre le Grand et par Catherine II, n’était encore qu’un vernis trop superficiel, le postmodernisme russe, selon le critique réaliste Vladimir Novikov, n’est qu’une illusion, un collapsus de la conscience[8], contre lequel la critique traditionnelle se doit de protester vigoureusement.

Les critiques traditionnels, d’abord interloqués, sentent la nécessité de réagir contre ce que les uns appellent le virus, les autres la perversion postmoderniste[9]. C’est une véritable croisade qui est lancée par les plus attachés aux valeurs morales, chrétiennes et nationales, dénigrées par la nouvelle littérature. Parmi les plus ardents combattants, le critique Pavel Bassinski ne se résout pas à accepter le postmodernisme russe comme une simple mode ou un jeu inoffensif. Dans un article de 1995, « Le pathos de la frontière »[10], il dénonce vigoureusement la menace. Les postmodernistes refusent à la réalité le droit à l’existence, ils la désavouent, la tournent en simulacre ! Ils mettent le Créateur dehors, comme on jette un marin ivre d’une taverne ! Mais Dieu n’est pas mort, on l’a simplement mis à la porte... Le conflit actuel dans la culture n’est ni moral, ni esthétique, ni idéologique, selon le critique, il est ontologique. Il oppose d’un côté ceux qui refusent au Créateur le copyright sur sa Création, et qui s’en servent en la reproduisant en petits morceaux dans leurs collages. Et de l’autre, ceux qui croient encore au monde comme création, et font la différence entre le haut et le bas, ce qui est le nerf de la culture russe, de la religion, de la philosophie et de l’art russe.

En Russie, le postmodernisme n’est ni une révolte, ni un nihilisme, c’est un anti-pathos, une perversion ontologique, poursuit le critique. Car la situation russe n’est pas celle de l’Occident, où la réalité objective et normative, quoi qu’il arrive, n’est pas menacée, où elle a toujours existé et existera toujours. De fait, la culture russe n’est pas dans la condition postmoderne.

Il faut répondre à la provocation des postmodernistes russes, qui salissent systématiquement, avec une volonté pathologique, ce qui dans la conscience nationale est le plus sensible et le plus douloureux, ce qui a le plus besoin d’être éclairé et purifié, ce qui fait l’âme de la culture nationale. Ils sont, dit-il, comme un Rushdie collectif, qui s’auto-reproduit avec constance.

C’est la guerre, dit le critique. Et les postmodernistes sont bien armés. Ils sont organisés, ils ont un cynisme pragmatique à toute épreuve. Et ils connaissent les faiblesses tant de la société occidentale bien structurée, que de la société russe en déconfiture. Les gens normaux, s’ils veulent survivre, doivent conserver le sens de la frontière, de la limite, qui a été fortement émoussé par dix années de thérapie de choc libérale. On a infligé aux Russes le complexe de leur passé stalinien, l’idée que toute limitation est assimilée à une violence stalinienne. Pourtant la limite est une catégorie dont le monde ne peut se passer. Elle détermine la forme. Sans limite, pas de choix, car tout est possible. C’est du totalitarisme anti-totalitaire !

Un autre texte paraît représentatif de ce rejet total et absolu des idées postmodernistes, au nom de l’intégrité du corps de la nation. Dans un courrier à la rédaction, qu’il intitule « Je ne sais quoi de presque rien, ou encore une fois le postmodernisme »[11], l’auteur, Viatcheslav Kouprianov, estime que le postmodernisme est un virus, inventé spécialement dans les éprouvettes des « culturologues » mal intentionnés, pour empoisonner la littérature. C’est la maladie à la mode, et ses manifestations sont particulièrement affligeantes dans l’espace littéraire post-soviétique. Il en veut aux slavistes occidentaux[12], et estime que le succès du scandaleux écrivain russe Vladimir Sorokine en Allemagne ne s’explique que par l’impossibilité de traduire en allemand la grossièreté lexicale de l’auteur, qui est une injure à la langue russe, à laquelle les étrangers (même slavistes) risquent de ne pas être suffisamment sensibles. L’entrée de la culture russe dans l’espace occidental du postmodernisme, c’est moins une victoire territoriale qu’une perte de la culture nationale. Parler de post-culture, comme le font les slavistes occidentaux, poursuit l’auteur, c’est avoir un point de vue non pas éthique mais éthologique sur le monde post-soviétique, comme si la société russe était une société animale. Certes, elle est pervertie par l’héritage soviétique d’athéisme et d’amoralisme. L’auteur cite ici le philosophe contemporain Merab Mamardachvili qui constate, à propos du postulat kantien de l’immortalité de l’âme comme fondement de la morale, qu’en Russie post-soviétique, ces fondements sont détruits et que la société a perdu les moyens d’organiser sa vie spirituelle et morale. On peut craindre, ajoute-t-il, que la nation russe ne se délite sous la poussée de ces nouveaux vandales venus de l’intérieur. Heureusement, se console le critique, le postmodernisme en Russie n’a pas d’audience, il n’est pas parvenu à atteindre les masses[13].

Ainsi le postmodernisme est perçu par ses adversaires comme une menace d’impérialisme culturel occidental. Pour préserver son identité, son exception culturelle, la Russie doit, selon ces critiques, le rejeter. Elle doit retrouver son âme, sa spiritualité. En filigrane apparaissent ici les débats des années 1990 sur la recherche d’une nouvelle « idée » russe. Celle-ci apparaît comme liée à la spiritualité, la morale, l’éthique et, pour beaucoup, en fin de compte, à la foi et la religion.

Pour une partie au moins de l’intelligentsia russe, le postmodernisme, c’est l’absence de foi dans l’homme, dans l’avenir, dans la réalité. La question de la foi est d’ailleurs au centre des discussions sur le réalisme, qui occupe dorénavant le devant de la scène littéraire Après 1997, on ne trouve plus dans les grosses revues d’articles faisant la promotion du postmodernisme. Il semble admis que ce choix esthétique conduit à une impasse, sinon à une désintégration de la culture.

Un nouveau totalitarisme

Le postmodernisme a disparu de la scène littéraire au tournant des années 2000. En fait, c’est l’ère Poutine dans son ensemble qui est ressentie comme « postmoderne ». Le terme quitte le champ de la critique littéraire, pour gagner celui du discours de la presse d’opinion ou des sciences sociales[14]. Ainsi, Mark Lipovetski explique que s’il a recours à une abréviation pour intituler son article « Le PMA (Le postmodernisme aujourd’hui)»[15] (Znamâ, 2002, N°5), c’est parce que depuis la publication quasi simultanée de deux romans[16] Generation P de Viktor Pélévine, et le Lard Bleu (Goluboe salo) de Vladimir Sorokine[17], le mot même de « postmodernisme » a acquis pour les critiques une connotation aussi méprisante que le mot « démocrate » dans d’autres contextes : le phénomène est sorti du champ d’investigation de la critique littéraire, pour entrer dans la sphère de l’histoire littéraire.

Le postmodernisme russe s’exprimait sur un mode littéraire alternatif, élitaire, et se distinguait en cela du postmodernisme occidental, issu du pop-art, rappelle Mark Lipovetski. Il était souvent plus proche du modernisme occidental, ou même de l’avant-garde ou du surréalisme. En tous cas, il était loin de vouloir se mêler aux masses. Ce fut différent à partir du succès populaire de Viktor Pélévine et avec l’arrivée du phénomène Boris Akounine[18]. Aujourd’hui, en Russie, constate le critique, la littérature postmoderniste a rejoint la littérature des masses. La démocratisation de la culture est accomplie. C’est l’ère Poutine, dont la formule pourrait être « vieux refrains sur l’essentiel »[19], la restauration de velours, décrite par Lev Rubinstein[20] et d’autres.

Mark Lipovetski s’interroge sur cette évolution paradoxale du postmodernisme russe, et pour cela il se réfère au chercheur hollandais Dowe Fokkema, qui montre comment à partir de 1980 (avec Le nom de la Rose, de Umberto Eco) le postmodernisme occidental renoue avec l’existence d’une réalité, et intègre de nouveaux types d’écriture. Fokkema en distingue cinq : féminisme, méta-prose historiographique, prose autobiographique, prose post-coloniale et discours des identités culturelles, qui ont pour point commun de remettre en jeu des aspects de la réalité qui semblaient stables et inébranlables. En Russie, dans les années 1990, on assiste à l’explosion de deux de ces discours : la fantasy historiographique, et la nouvelle prose autobiographique. Lipovetski souligne que sont, en revanche, complètement absents les trois autres discours : « gender », post-colonial, et identitaire. Les tentatives de trouver une littérature féminine russe ont été le fait de chercheurs étrangers et n’ont jamais été vraiment couronnées de succès. Dans un ex-empire comme la Russie l’absence de discours post-colonialiste est également frappante, et aucune voix « nationale » ne s’élève non plus parmi les anciens « sujets » de cet empire, constate le critique.

Mark Lipovetski y voit une explication dans le rejet par la culture russe du « politiquement correct », qui fait partie intégrante de l’étiquette culturelle des Américains et Européens, mais agace profondément les Russes, qui y voient une hypocrisie et une atteinte à la liberté de pensée, à tel point que c’est devenu une sorte de mode, chez les nouveaux postmodernistes russes, que de revendiquer le droit de parler de « pédés », de « nègres » etc. Ce rejet du politiquement correct les a amenés au scandale lié à l’affaire du roman d’Alexandre Prokhanov, Monsieur Hexogène (Gospodin Geksogen), ou encore à écrire des odes ou chants à la gloire de Vladimir Poutine[21].

Or, le politiquement correct, c’est la règle de conduite des véritables aristocrates, qui savent qu’elle permet la survie de la société civique. Respecter les minorités, renforcer les différences, c’est garantir l’unité de la société, c’est créer la base d’une bonne communication entre les communautés. C’est tout ce qui manque à la Russie, regrette Mark Lipovetski.

Le politiquement correct, c’est la langue d’une culture qui a perdu son centre, son unité de conception de la Vérité, du Progrès etc. ou encore, selon Jean-François Lyotard, son « grand narratif », et l’a remplacé par des « micro-narratifs », où chacun a sa raison. Or, dans les attaques actuelles en Russie contre le politiquement correct, on entend que c’est un signe de faiblesse, de déclin de la civilisation blanche, d’hypocrisie et de fausseté, etc. Pour une majorité des Russes, la poésie est encore à l’heure actuelle le reflet divin de la Vérité, de la Beauté et de l’harmonie. Elle ne souffre aucune analyse. La Russie est dans une situation de logocentrisme, constate Mark Lipovetski. Au contraire, pour le postmodernisme occidental (post-structuraliste), la langue (et la poésie) peuvent être disséquées comme un produit de l’activité humaine, ce qui permet de comprendre l’inconscient politique et culturel des peuples.

Le postmodernisme russe se livre à la déconstruction uniquement du discours d’autrui, et ce, pour affirmer son propre discours, accuse Lipovetski. Et en outre, il change de discours selon les circonstances. Etant devenu lui-même le mainstream[22], il a des velléités de pouvoir politique, et on le voit dans l’apparition de ces « odes » à Vladimir Poutine. On constate donc, conclut le critique, une tendance à la totalitarisation du postmodernisme russe.

Il existe un décalage entre le langage littéraire des postmodernistes russes et leur langue « de tous les jours », qui est restée logocentriste. Pour combler le fossé, ils ont eu largement recours à l’ironie et au second degré. Mais aujourd’hui, alors que le postmodernisme n’est plus marginal, qu’il s’est fondu dans le mainstream, cette langue de leur culture quotidienne est passée au premier plan. Lipovetski prend pour exemples le roman de Pavel Kroussanov La morsure de l’ange (Ukus angela), salué par certains critiques comme roman postmoderniste[23], ainsi que les films ouvertement commerciaux de Alexeï Balabanov et Sergueï Selianov, le Frère et le Frère 2 (Brat 1, Brat 2) en montrant que, si les ingrédients sont légèrement différents, la recette est la même : re-mythologisation de stéréotypes éculés, idéologie populiste sur le thème du pouvoir. Si le roman de Pavel Kroussanov fait appel à des citations culturelles, avec le mythologème du Preux russe victorieux contre l’occident rationaliste et aveugle, (victoire due non à l’intelligence, mais aux forces surnaturelles), on y trouve la même agressivité, le même impérialisme, le même désir de conquête du territoire que dans le film de Balabanov. Dans son roman Generation P, Pélévine perd sa distance et son ironie, et là commence son véritable succès commercial, dénonce Mark Lipovetski, et c’est là aussi que Kroussanov et Balabanov lui emboîtent le pas. Et eux sont directs et sérieux, leur but est de construire d’authentiques nouveaux mythes sur de vieux stéréotypes.

Ainsi, tandis que le postmodernisme occidental déboulonne les stéréotypes, le postmodernisme russe y installe son succès commercial, conclut le critique.

Aujourd’hui on peut dire que cette tendance à la radicalisation dénoncée par Mark Lipovetski, n’a fait que se confirmer au cours des dernières années. Les écrivains postmodernistes de l’élite (l’ancien conceptualiste Vladimir Sorokine, le nihiliste Dmitri Galkovski) ont achevé de se discréditer auprès du lectorat traditionnel de la « grande » littérature, tandis qu’ils rencontraient d’autre part l’hostilité de toutes les autres formes d’autorité morale, et pour la plupart, ils ont renoncé aux recherches esthétiques, pour se consacrer à la littérature de masse et chercher le succès commercial. Dans le sillage des postmodernistes sont apparus des écrivains de second rang, à l’idéologie ouvertement xénophobe et raciste, exaltant le culte de la force et le repli identitaire. Les années Eltsine étaient des années de fête, de générosité et de désordre, celles des réformes et de la démocratisation. C’étaient aussi celles des débordements, de la corruption et du crime, de l’enrichissement cynique et de l’absence de morale. Mais les années Poutine apparaissent comme celles d’un repli nationaliste et conservateur, voire d’un nouveau totalitarisme.

Bibliographie en français et anglais

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Bibliographie en russe

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Notes

[1] Né en 1950, il vit aux Etats Unis depuis 1990. A la fois écrivain, penseur, philosophe et critique littéraire, il publie dès la fin des années 80 des articles sur la poésie conceptualiste et méta-réaliste, qui commence alors à quitter l’underground pour apparaître au grand jour.

[2] L’expression est du critique et historien de la littérature Mark Lipoveckij.

[3] Mihail Epštejn, « Posle buduŝego. O novom soznanii v literature», Znamâ, 1991, n° 1, p. 217-230.

Le chapitre 5 de cet article s’intitule : « Naše « poslebuduŝee » i zapadnyj postmodernizm » [Notre « après-futur » et le postmodernisme occidental.]

[4] Dans le célèbre poème « Vyhožu odin â na dorogu ».

[5] Aleksandr Genis, « Luk i kapusta », in Vavilonskaâ bašnâ : isskustvo nastoâŝego vremeni, Moskva, Nezavisimaâ gazeta, 1997, p. 97-126

[6] Vâčeslav Kuricyn, « Postmodernizm : novaâ pervobytnaâ kul’tura », Novyj Mir, 1992, n°2, p. 225-232.

[7Kollektivnye Dejstviâ [Actions collectives], groupe de la culture soviétique non officielle se rattachant à l’école des conceptualistes moscovites, dans les années 1970-1980.

[8] Vladimir Novikov, « Zaskok » [Collapsus], Znamâ, 1995, n°10, p. 189-199.

[9]Ceci d’autant plus que dans cette violente polémique les postmodernistes ne font que jeter de l’huile sur le feu : ainsi le poète Ârkevič dans une interview à la slaviste canadienne Serafima Roll (voir bibliographie), déclare que, le postmodernisme en Russie étant une tentative pour débarrasser la culture et la littérature russes du communisme et la spiritualité, deux mythes qui les ont beaucoup desservies, il reste après l’effondrement de l’Union soviétique à se délivrer de la spiritualité, afin de permettre à la Russie d’intégrer le contexte occidental.

[10] Pavel Basinskij, « Pafos granicy », Novyj Mir, 1995, n° 1, http://magazines.russ.ru/novyi_mi/1995/1/basinsk.html

[11] Vâčeslav Kupriânov, « Nečto ničto, ili snova o postmodernizme », Novyj Mir, 1997, n° 10.

[12] Tout particulièrement à la Canadienne Serafima Roll, qui a publié en 1996 un recueil d’interviews d’auteurs post-modernistes russes.

Serafima Roll, Postmodernisty o postkul’ture. Interv’û s sovremennymi pisatelâmi i kritikami, Moscou, R. Elinin, 1996, 215 p.

[13] Ce constat sera revu par Mark Lipovetski dans les années 2000, où au contraire, les écrivains postmodernistes ne sont plus lus que par les masses.

[14] Voir : Myriam Désert, « Usage du terme « post-moderne » dans le débat russe », Chroniques slaves, Grenoble, 2006, n°2, p. 61-67.

[15] Mark Lipoveckij, « PMS (postmodernizm segodnâ) », Znamâ, 2002, n° 5, p. 200-211.

[16] Les deux ont été boudés par la critique, mais ont reçu un phénoménal succès de masse.

[17] Le succès de librairie de ce roman est en partie dû à l’affaire des «Iduŝie vmeste »[ Marchant ensemble ], ces jeunes pro-poutiniens qui en ont démonstrativement anéanti des dizaines d’exemplaires sur la place du Bolchoï lors de sa parution en 2002.

[18] Auteur d’une série de romans policiers « pour intellectuels » pratiquant un jeu de complicité avec le lecteur, dans un style imitant la langue archaïque du XIXe siècle, qui connait un très grand succès de librairie.

[19] Du nom d’une émission de télévision (Starye pesni o glavnom), où l’on reprend, pour le plus grand bonheur de tous, les chansons de l’époque soviétique.

[20] Dans le même ordre d’idée, l’hymne de la Russie poutinienne est l’hymne soviétique restauré, mais avec des paroles filtrées.

[21] Certains, au nom de la liberté de l’écrivain, ont pris la défense d’Alexandre Prokhanov, écrivain né en 1938, dont la réputation anti-libérale et anti-démocratique était établie depuis longtemps (comme chantre de l’impérialisme soviétique). Quant aux chants à la gloire de Poutine, on peut penser qu’ils sont à prendre au second degré, dans l’esprit des adeptes du sots-art, mais le second degré est perçu au premier degré par le public, et la confusion n’est pas levée par les postmodernistes.

[22] L’utilisation récurrente de ce mot dans la critique, à partir de 1997 environ, mériterait une étude particulière.

[23] On est pourtant en droit de se demander s’il y a un second degré dans cette apologie de la violence que fait le roman.

 

Pour citer cet article

Isabelle Després, « La réception et la transposition des concepts occidentaux en Russie. Postmodernisme et post-modernité. », in Sylvie Martin (dir.) Circulation des concepts entre Occident et Russie, [en ligne], Lyon, ENS LSH, mis en ligne le 10 décembre 2008. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article142