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Critiques de l’ethnos : crise identitaire et/ou révolution paradigmatique

Frédéric BERTRAND

Université Victor Segalen Bordeaux 2

Index matières

Mots-clés : Anthropologie russe et soviétique ; ethnos ; essentialisme ; constructivisme ;
Soviet and Russian Anthropology; ethnos; essentialism; constructivism.

Plan de l'article

Résumé

Cet article propose un aperçu de trois approches critiques du paradigme bromleïen en vigueur actuellement dans l’anthropologie russe. Au-delà des tensions générées par la recomposition identitaire de la discipline, ces critiques s’inscrivent également dans des pratiques et des discours de négociation avec les traditions anthropologiques soviétiques et notamment la promotion de l’anthropologie en tant que science de l’identité.
In this paper author deals with three critical approaches of the Bromley’s paradigm in current Russian anthropology. Beyond tensions generated by reconstruction of the disciplinary identity, these critical approaches are also linked to a situation of negotiation with former soviet anthropological traditions and more specifically the promotion of anthropology as science of identity.

 

Texte intégral

Les critiques de ce qui est désormais admis par nombre d’anthropologues russes comme le « paradigme bromleïen »[1] sont révélatrices d’une situation de crise, latente et déjà protéiforme depuis les années 1960, devenue explicite et générale dans les années 1990. Elles le sont tout autant des enjeux liés à une nouvelle étape du processus de légitimation de l’anthropologie russe post-soviétique et situés sur un double niveau. Tout d’abord scientifique car c’est la question de la scientificité et notamment de la place de la création conceptuelle qui est discutée. Enfin, social car cette question recoupe par endroit celle de l’application des savoirs anthropologiques et de l’implication des anthropologues, alors même que la situation de concurrence interdisciplinaire est sans précédents.

J’ai choisi de prendre comme exemples quelques-uns des représentants actuels de cette critique proprement russe de l’ethnos (même si les apports d’anthropologues comme Tamara Dragadze, Ernest Gellner ou bien Petr Skalnik ne doivent pas être négligés), tous issus des institutions centrales de Moscou et de Saint-Pétersbourg, en excluant la figure la plus connue, mais peut-être également la plus minoritaire en Russie, celle de l’actuel directeur de l’Institut d’ethnologie et d’anthropologie de l’Académie des Sciences de Russie, Valerij A. Tiškov.

Ethnos et unité disciplinaire

Pour commencer, je me contenterai de rappeler que l’introduction à la fin des années 1960 de la notion d’ethnos, à laquelle vont progressivement venir s’agréger celles de tradicija et kul’tura pour constituer un tout organique, a également beaucoup à voir avec la difficulté de l’anthropologie soviétique à envisager la problématique de la prise en compte du contemporain. L’ethnos devait en effet tout à la fois s’intégrer dans la tradition des études ethnogénétiques et permettre, au moins d’un point de vue théorique, d’intégrer le contemporain des sociétés étudiées. Cette situation de coexistence hiérarchisée est tout particulièrement révélatrice de cette discipline qui a du penser et rendre compte des changements qu’incarnait la construction de la société socialiste, tout en se focalisant fréquemment sur des phénomènes culturels reflétant la continuité. De fait, même si le présent des cultures étudiées, dans ses manifestations matérielles, était bien une catégorie légitime, il n’en restait pas moins inférieur aux expressions de la stabilité. La contemporanéité propre de la nature ethnographique des objets étudiés était alors perçue comme une dégradation et une déperdition de sens et d’information. On pourrait alors dire en paraphrasant l’anthropologue Johannes Fabian, que l’anthropologie soviétique ne pensait pas tant la tradition qu’elle pensait en termes de tradition.

Si tant est qu’il ait existé un jour un consensus autour de l’importance de l’etnos, sa disparition a laissé quelques traces remarquables. Par exemple, la série d’articles qui a animé de vifs débats au sein de la discipline dans les colonnes de la revue officielle Sovetskaâ Ètnografiâ au milieu et à la fin des années 1980 ainsi qu’au début des années 1990 [2] est un indice précieux des réactions à l’égard de l’inadéquation de l’etnos avec la réalité du quotidien des pratiques anthropologiques mais également des craintes quant au devenir de la discipline. Comment en effet, alors que des conflits armés embrasent certaines républiques, l’anthropologie soviétique qui, faute de pouvoir ou vouloir se rapprocher de son objet de recherche, l’etnos et le présent, et qui de fait n’en a qu’une représentation très déformée, pourrait-elle être une discipline légitime et un outil de connaissance et se faisant d’action fiable ? Et de fait, même si les anthropologues continuent de promouvoir la recherche de terrain comme le moyen le plus important de recueil d’informations sur l’ethnos, ils ne peuvent empêcher la montée en puissance de l’idée d’un fossé entre méthode et objectif.

Ce qui a fait dire à l’un d’entre eux que :

« Nous connaissons l’ethnos comme une entité définie, une unité de signes issus de l’expérience, mais dans l’expérimentation à laquelle nous recourrons constamment sur la base d’exemples, nous ne trouvons pas de fondements pour notre connaissance de l’ethnos »[3]

Il s’en est par conséquent suivi une valorisation des méthodes sociologiques et psychologiques, introduites dès les années 1970, dans l’approche du développement des ethnos, mais aussi une opposition et un déficit nets d’accréditation entre l’observation ethnographique et le recours aux questionnaires. Le sentiment de crise identitaire a ainsi fini par être partagé par l’ensemble des acteurs concernés. Avant d’aborder les trois exemples de critiques de l’ethnos, il me faut préciser que ces apports s’intègrent dans l’actuelle discussion concernant la place du théorique et du droit à faire du théorique dans l’actuelle anthropologie russe. De plus, même si on retrouve dans les trois cas de figures des points communs dans l’argumentation, tels que le défaut de logique et la surévaluation du biologique, aucun de ces auteurs ne se citent. Enfin, précisons que deux des exemples, issus de l’anthropologie exotique, sont à même de contester la portée généralisante de l’ethnos.

Pavel L. Belkov

Anthropologue océaniste, appartenant au Musée d’Anthropologie et d’Ethnographie Pierre le Grand de Saint-Pétersbourg et auteur de deux articles critiques sur l’etnos, Pavel L Belkov part du constat que les anthropologues russes n’en finissent pas de devoir préciser et délimiter la notion d’etnos. Comme il l’écrit en 1993 :

« Tout rappelle le labyrinthe et le perfectionnement de la théorie de l’etnos, est sans aucun doute, le perfectionnement de ce labyrinthe »[4].

Au fond, l’argument central que Belkov partage avec nombre de ses collègues, revient à dire que ce que les anthropologues soviétiques ont l’habitude d’appeler « la théorie de Bromlej », n’est pas une réponse au problème de l’etnos mais une des variantes possibles, plus ou mois favorable, à la classification des etnos » (Belkov 1993, p. 21). De ce fait, en ramenant « la théorie de Bromlej » à une classification et non pas à une typologie, Belkov lui dénie sa qualité de théorie. Pour se faire, Belkov plonge au cœur de la logique de l’argumentation de Bromlej « tout autant vérifiée que démentie. » (Ibid, p. 51) pour en revenir avec la certitude de son incohérence. C’est pourquoi, écrit-il « nous examinerons la contradiction de cette conception non pas comme un apport d’une nouvelle logique, encore méconnue, mais bien comme le résultat de la rupture des règles de la logique déjà existante. » (Ibid, p. 50). A cette lacune de l’argumentation logique, s’ajoute la réfutation des preuves issues du terrain d’enquête puisque « (…) on peut mettre à jour une contradiction entre la connaissance de l’ethnos, fondée sur des matériaux empiriques et les données de ces mêmes recherches empiriques qui destinées à la soutenir (la connaissance - F.B), ne le font pas. » (Ibid, p. 51). Belkov prend pour exemple de cette contradiction de l’argumentation, le traitement de la « conscience ethnique » qui selon les cas « (…) est le plus essentiels des marqueurs de l’ethnos » et en même temps « un phénomène secondaire, produit par des facteurs objectifs », autrement dit par les marqueurs de l’ethnos considérés comme fondamentaux. (Ibid, p. 49). Et l’auteur de conclure :

« En bref, les marqueurs non essentiels prennent la place des essentiels et sont déclarés comme tels »[5

Enfin, refusant l’argumentation essentialiste et biologisante, Belkov tient à affirmer que « l’ethnos n’est pas un ensemble de personnes physiques, mais bien une structure, un système, une forme de relations entre les individus »[6] autrement dit davantage une façon de grouper les gens qu’un groupe de personnes.

Nikolaj M. Girenko

Anthropologue africaniste appartenant également au Musée d’Anthropologie et d’Ethnographie Pierre le Grand de Saint-Pétersbourg, Nikolaj M Girenko est quant à lui l’auteur de plusieurs monographies sur le concept de tribu (plemâ). Fortement impliqué au sein du Groupe de défense des droits des minorités nationales de l’Union des Scientifiques de Saint-Pétersbourg, il a été assassiné en juin 2004[7]. A l’instar de Belkov, Girenko percevait clairement les enjeux d’une meilleure définition de l’ethnicité pour contrer notamment les dérives « racistes ». Cependant, c’est moins la nature contradictoire de l’argumentation propre à la promotion de l’ethnos que la dimension ambivalente de ce dernier qui retenait l’essentiel de l’attention de Girenko. Particulièrement soucieux des conséquences de cette ambivalence et de l’urgence d’une redéfinition précise, Girenko accordait par ailleurs une grande importance à la responsabilité des anthropologues eux-mêmes dans la circulation de ces énoncés ambivalents. Pour lui, « (…) les ethnos sont tout à la fois un fantôme et une réalité. »[8]. Cependant, Girenko n’en était pas moins tout particulièrement critique à l’idée de « particularités communes » :

« A y regarder de plus près, ce sont des fantômes, des idées sur des particularités communes, un échantillonnage qui varie dans les limites des groupes, et qui se rapportent et s’associent traditionnellement à un etnos-peuple unique. […] La seule vraie particularité est la conscience de la différence d’avec d’autres groupes de personnes dont toute convergence conduira à une sélection réaliste de signes distinctifs n’existant que dans les mythologies traditionnelles. »[9

Fort de son expérience d’africaniste, Girenko avait pu suivre de près les diverses tentatives de faire correspondre presque mécaniquement les catégories de « plemâ » et « d’ethnos » dans un vaste mouvement de construction de l’immanence. Il était un fervent partisan la prise en compte des conditions historiques de la définition de soi et des autres en termes d’ethnicité, en d’autres termes, la fabrication de l’ethnie. En 1991, il écrivait à ce propos que :

« La littérature ethnographique a accordé beaucoup d’attention au facteur d’espace-temps dans le fonctionnement des collectifs communautaires. De notre point de vue, cette attention était sans rapport avec le degré de signifiance des facteurs donnés. En particuliers, le temps est considéré comme le prolongement des processus dont la finalité se trouve être la reproduction (existence) du phénomène étudié, c'est-à-dire, le fait de considérer la socialisation dans sa mesure structurelle »[10

L’originalité de Girenko, tient au défi, toujours périlleux, qu’il s’était fixé en refusant de rejeter la notion même d’ethnos et d’en parfaire le contexte d’utilisation. Allant plus loin que Belkov pour qui à la place d’un véritable concept, les anthropologues russes n’ont qu’une « représentation » de l’ethnos. (Belkov 1993, p. 60), Girenko s’efforçait de convaincre qu’il existait autant « d’ethnos réels » (ceux définis d’après les critères des « gens » eux-mêmes) que de cas de nominalisme, qu’il appelait encore « ethnos nominal ou subjectifs »[11]. Par ailleurs, c’est à cette dernière catégorie, qu’il estimait plus idéologisée, qu’il rattachait la notion de conscience nationale ou ethnique et dont il martelait les conséquences de son traitement savant :

« C’est précisément cette dernière variante présente dans la littérature scientifique, politique et journalistique qui donne à voir comme fondamental, éternel et continu l’ethnos-peuple-nation, qui se trouve être l’une des plus tragiques erreurs du XX° »[12

Andrej Ij Elez

Philosophe de formation, enseignant durant de nombreuses années (1992-1998) à la chaire d’etnografiâ de la faculté d’histoire de l’Université d’Etat de Moscou, Andrej Ij Elez a publié en 2001 un ouvrage intitulé Kritika Etnologii. Revendiquant explicitement une approche héritée du matérialisme historique, l’auteur semble partir du principe qu’il est possible de concevoir un modèle théorique applicable et pertinent de l’ethnos. En tant qu’élément de base de tout développement culturel humain, l’ethnos existe et peut être fixé. Mais pour cela, il convient donc faire un effort de reformulation puisque écrit-il « (…) une telle définition devient indispensable à chaque fois qu’un réel progrès de la science exige de critiquer à nouveau les principes de base »[13]. Elez reste par ailleurs convaincu que l’ethnologie est la « classification par ethnos des gens » (Ibid, p. 146). On retrouve chez Elez l’idée que la théorie de Julian V Bromlej n’est qu’une simple classification[14] qui ne fait qu’en reprendre d’autres plus anciennes et basées sur un assemblage hétéroclite de données linguistiques, biologiques et géographiques. En tant que système classificatoire, la théorie de l’ethnos associe des éléments incomparables entre eux par nature, tels que les peuples et les langues comme s’il était possible ironise l’auteur, de comparer des « pommes et des briques »[15]. L’auteur pour qui une analyse sociale et a fortiori ethnographique ne doit pas avoir recours à des principes biologiques (Ibid, p. 116), justifie son point de vue critique par le fait que Bromlej n’a fait que reprendre les anciennes classifications basées sur la langue et/ou le biologique et/ou le géographique (Ibid, p. 128), conduisant à la confusion entre l’ethnos et la race. A coup d’emprunt de légitimité notamment à l’égard des sciences biologiques, l’ethnos n’est pour l’auteur qu’une notion creuse cachant avec difficulté « la non-existence des ethnos en tant que groupe fondamentalement social » (Ibid, p. 158). Elez part ainsi en quête des glissements de sens, des artifices qui font que les démonstrations ne correspondent pas à l’intitulé des articles ou des noms de chapitres, que le contenu ne dévoile pas son procédé de fabrication[16]. Parfois Elez s’essaie même à prendre Bromlej en flagrant délit d’a priori et de subjectivité. Mais il semble que ce que cherche en définitive Elez, c’est montrer que les ethnos, en tant qu’objets privilégiés de la recherche anthropologique en Russie, ne sont en définitive rien de plus que le résultat d’un bricolage de la part des ethnologues. Sur l’exemple des études menées sur les littératures nationales ou les arts « populaires », Elez, comme Belkov et Girenko, cherche à montrer l’ethnos dans sa dimension fantasmagorique et parfois même historiquement construite. Il n’y a pas pour l’auteur de nature ethnique en soi. Ainsi les critères censés définir un ethnos (langue ; traits psychiques ; conscience de soi ; territoire ; endogamie) sont-ils sérieusement nuancés [17].

L’accueil réservé à cet ouvrage par les anthropologues russes est des plus discrets mais non des moins chaleureux. Dans un article publié dans la revue Ètnografičeskoe Obozrenie, le philosophe Sergej E Rybakov, écrit notamment que :

« Il y a beaucoup de vrai dans ces affirmations, notamment à propos de l’emballement pour ce terme indéfini mais aussi pour ce qui est de la fausseté fondamentale de la méthodologie même des « indices ethniques » et en particuliers le manque de rigueur dans la sélection du corpus des indices concrets. Il est absolument exact que le résultat régulièrement obtenu n’était que celui d’un cercle vicieux tautologique »[18].

Constructivistes versus Essentialistes

Cette évidente et consensuelle critique de l’ethnos doit cependant être nuancée par une vague récente de publications commémoratives élevant la figure de Julian Bromlej (1921-1990) au rang d’un des plus grands noms de l’anthropologie russe du XXème siècle [19]. Cette dimension consensuelle se retrouve même au sein du débat de fond qui agite aujourd’hui les anthropologues russes en opposant les « constructivistes » aux « essentialistes ». On ne peut que souscrire au constat dressé par Valerij A Tiškov :

« L’enviable stabilité du bagage théorique de l’ethnographe soviétique des années 1960-1980, et même des périodes plus anciennes, mais également la louable persévérance des représentants de l’ancienne génération dans la défense du primordialisme dans l’interprétation de l’ethnicité et dans la remise à leur place des positions dissidentes par rapport aux standards existants. Le schéma historico-évolutionniste et l’ethnos en tant qu’archétype essentiel et concept constitutif d’un domaine conservent leur position dominante. Un grand nombre de questions restent cependant sans réponse dans le cadre de ce paradigme. »[20

Mais, les contraintes du consensus actuel ne manquent pas d’être repérées par les collègues de Tiškov :

« C’est remarquable lorsque l’anthropologue V.A.Tiškov peut suivre comment les atomes humains d’une famille russo-canadienne changent leur valence (nombre de liaisons chimiques qu’un atome ou un ion engage avec d’autres atomes ou ions dans une combinaison - F B) de russe à canadienne, de canadienne à britannique puis de nouveau à russe ou pro-russe en suivant les sinuosités des « coalitions » occasionnelles et situationnelles mais n’interdit pas au philosophe-ethnologue S.E.Rybakov de considérer le monolithe russe dans sa russité héritée et d’éclaircir la structure microcristalline qui lui permet de rester un monolithe en dépit du fait qu’il n’y aucun monolithe dans le monde qui ne subisse ne serait-ce que partiellement l’effet de l’érosion. »[21

La référence à Sergej E Rybakov n’est effectivement pas innocente. En effet, pour ce dernier « l’ethnicité en tant que telle est immanente à l’homme et se trouve être sa spécificité attributive » (Rybakov 2003, p. 10). De même affirme-t-il que :

« Le constructivisme n’est pas une théorie mais une certaine affirmation descriptive selon laquelle la conscience politique et sociale est le résultat de l’activité humaine. »[22].

D’après lui, dans sa variante la plus extrême le constructivisme conduit même à la négation de l’anthropologie elle-même :

« S’il n’y a ni ethnicité ni ethnos en tant que réalité objective, alors il n’y a ni ethnologie en tant que savoir scientifique mais seulement des « discours » sous formes d’essais post-modernes. »[23].

Pour beaucoup de ses détracteurs, l’anthropologie sociale russe actuelle se caractérise essentiellement par un mode de fonctionnement recentré sur l’importation de théories, de méthodes et de techniques d’enquête dont l’adaptation au milieu russe reste à être éprouver. Discipline d’emprunt par excellence, l’ethnologie/anthropologie sociale est vécue comme une menace si ce n’est pour une hypothétique pratique russe des sciences sociales, du moins pour la notion même de « réalité objective ». Tel est, de l’avis même de l’ethnologue Tat’âna Solovej, le cas du courant post-moderne en anthropologie [24] :

« Durant ces dix dernières années, comme il se doit, la théorisation comporte un caractère négatif qui conduit à une critique postmoderne des institutions sociales, des stéréotypes sociaux, de « l’ancien » savoir scientifique mais cette critique ne crée aucune alternative positive – un nouveau savoir théorique – et reste ainsi infructueuse. Même si cette critique est relativement nouvelle en Russie, en lui même ce pathos critique ne crée aucun nouveau savoir. »[25] .

Ce débat très fortement connoté politiquement a également pour enjeu l’effacement des spécificités de l’anthropologie russe en matière de traitement de l’ethnicité. Dans une autre version des débats anciens sur la continuité historique et la seule prise en compte du présent, les partisans de l’ethnos en tant que construction académique semblent ainsi s’opposer aux tenants d’une définition de l’ethnicité en tant que politique de la différence culturelle, c'est-à-dire à la possibilité d’une ethnicité sans ethnos. A cette spécificité s’ajoute également celle de l’application des savoirs anthropologiques et l’implication des anthropologues. Les critiques de l’ethnos que je viens d’évoquer constituent un indice de ce que l’anthropologue Jack Goody appelait le « passage d’une anthropologie antiquaire à une anthropologie sociale ». Le recours au terme de « paradigme bromleïen », plaide autant en faveur d’une représentation de l’anthropologie soviétique et post-soviétique sous les traits d’une science « normale » que d’une discipline susceptible de changements épistémologiques radicaux. Cependant, à y regarder de plus près, ces critiques s’inscrivent également dans des pratiques et des discours majoritairement tournées vers la sauvegarde et la traduction de ce qui peut encore l’être des traditions anthropologiques soviétiques et notamment la promotion de l’anthropologie en tant que science de l’identité. A cet égard, l’importance actuelle de l’ethnos dans les pratiques majoritaires de classification et d’exposition des collections dans les musées ethnographiques en est très révélatrice.

 

Notes

[1] Rybakov Sergej E, 2003, « Ètničnost’ i ètnos » (L’ethnicité et l’etnos), Etnografičeskoe Obozrenie, 3, p. 10.

[2] En 1985-1986 la revue Sovetskaâ Ètnografiâ avait organisé un débat sur la portée et la valeur de la recherche de terrain, puis un autre en 1988 sur la question de la formation des jeunes à l’anthropologie. Par ailleurs, il faut mentionner les numéros spéciaux de la revue Ètnografičeskoe Obozrenie en 1992 (6) et en 1993 (5) sur l’avenir de l’anthropologie en Russie sans oublier la tout récente discussion sur les racines historiques de l’ethnos publiée en 2006 (3).

[3] Belkov Pavel L, 1993, « O metode postroenija teorii ètnosa » (De la construction de la théorie de l’etnos) in Ètnosy i ètničeskie processy (Etnos et processus ethniques), Moskva, Nauka, p. 51.

[4] Ibid., p.48.

[5] Belkov Pavel L, 1993, « O metode postroenija teorii etnosa » (De la construction de la théorie de l’etnos) in Ètnosy i ètničeskie processy (Etnos et processus ethniques), Moskva, Nauka, p. 50.

[6] Belkov Pavel L, 1995, « Ètnos : opyt rekonstrukcii problemy » (L’etnos : expérience de reconstruction du problème), Vestnik SPBGU, Serija 2, vyp 4, n°23, p. 25.

[7] Voir entre autre la nécrologie publiée dans Anthropology news, septembre 2004, p. 41-42.

[8] Girenko Nikolaj M, 2000a, « Nacionalizm, nacizm i teorii ètnosa », (Nationalisme, nazisme et la théorie de l’etnos), in Gruppa po pravam nacional’nyx men’šinstv Sankt-Peterburgskogo sojuza učënyx (Groupe de défense des droits des minorités nationales de l’Union des Scientifiques de Saint-Pétersbourg), Ot nacionalizma k nacizmu, Sankt-Peterburg, p. 22.

[9] Girenko Nikolaj M, 2000a, « Nacionalizm, nacizm i teorii ètnosa », (Nationalisme, nazisme et la théorie de l’etnos), in Gruppa po pravam nacional’nyx men’šinstv Sankt-Peterburgskogo sojuza učënyx (Groupe de défense des droits des minorités nationales de l’Union des Scientifiques de Saint-Pétersbourg), Ot nacionalizma k nacizmu, Sankt-Peterburg, p. 11.

[10] Girenko Nikolaj M, 1991, Sociologiâ plemeni (Sociologie de la tribu), Moskva, Nauka, p. 104.

[11] Ce dernier est donc défini soit par ses représentants soit par des personnes extérieures sur la base d’un ensemble limité d’indices d’un système culturel et désigné par une dénomination particulière. L’ethnos nominal est moins défini que l’ethnos réel dans la mesure où il s’agit d’un certain nombre de personnes qui sont appréhendés par le représentant ou l’observateur extérieur sur la base de critères subjectifs se rapportant à un groupe unifié.

[12] Girenko Nikolaj M, 2000b, « Ètnos : tragičeskij mif XX veka » (L’etnos : le mythe tragique du XXème siècle), Manifestaciâ, 1, p. 59.

[13] Elez Andrej Ij, 2001, Kritika ètnologii (Critique de l’ethnologie), Moskva, MAIK Nauka, p. 191.

[14] « On obtient que l’etnos est une quelconque entité inconnue qui se différencie des mêmes autres quelconques entités inconnues » (Elez 2001, p. 97).

[15op., cit. , p. 151.

[16op., cit. , p. 114-115.

[17] On trouve ainsi parmi d’autres que « Une entité linguistique n’est qu’en elle-même l’indice d’un groupe doté d’une langue commune et rien de plus. » (op., cit, p. 104) ou bien encore que « Il n’y a pas moins de différence profonde en matière de mœurs, de culture matérielle voire même de langue au sein d’un même etnos qu’entre plusieurs etnos » (op., cit. , p. 111). De même, « Les critères (autodésignation, conscience de soi, esprit de corps, etc.) ne sont pas moins vrais pour définir un groupe de mafieux » (op., cit, p. 147).

[18] Rybakov Sergej E, 2003, « Ètničnost’ i ètnos » (L’ethnicité et l’etnos), Etnografičeskoe Obozrenie, 3, p. 4.

[19] Voir Tumarkin Daniil D (sous la dir.de), 2004, Vydajuščiesâ otečestvennye ètnologi i antropologi XX veka (Les plus éminents ethnologues et anthropologues russes du XXème siècle), Moskva, Nauka..

[20] Tiškov Valerij A, 2003, « Rossijskaâ ètnologiâ : status discipliny, sostojanie teorii, napravleniâ i rezul’taty issledovanij » (L’ethnologie en Russie : statut de la discipline, état de le théorie, orientations et résultats des recherches), Ètnografičeskoe Obozrenie, 5, p.18.

[21] Arutjunov Sergej A, 2004, Compte-rendu de « V.A.Tiškov, Rekviem po ètnosu, Moskva, Nauka, 2003 », Ètnografičeskoe Obozrenie, 4, p.154.

[22] Rybakov Sergej E, 2003, « Ètničnost’ i ètnos » (L’ethnicité et l’etnos), Etnografičeskoe Obozrenie, 3, p.5.

[23] Ibid.

[24] L’auteur fait par ailleurs référence à la traduction russe de l’ouvrage Les impostures intellectuelles d’Alan D. Sokal et Jean Bricmont.

[25] Solovej Tat’âna D, 2004, Vlast i nauka v Rossii. Očerki universitetskoj ètnografii v disciplinarnom kontekste (XIX-načalo XX vv) (Le pouvoir et la science en Russie. Essais d’ethnographie universitaire d’un contexte disciplinaire), Moskva, Prometej, p. 322.

 

Pour résumer cet article

Frédéric Bertrand, « Critiques de l’ethnos : crise identitaire et/ou révolution paradigmatique », in Patrick Sériot (dir.) La question du déterminisme en Russie actuelle, [en ligne], Lyon, ENS LSH, mis en ligne le 10 décembre 2008. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article