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« Etnos » et « race ». Réflexions sur le determinisme des discours ethnologiques et anthropologiques sovietiques en Asie centrale

Marlène LARUELLE

Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (EHESS)

Index matières

Mots-clés : Asie centrale, urss, race, ethnos, nationalisme, anthropologie physique, ethnologie,
Central Asia, sssr, race, ethnos, nationalism, physical anthropology, ethnology

Plan de l'article

Résumé - français

Cet article présente plusieurs pistes de recherche concernant la diffusion du déterminisme ethnique en Union soviétique et dans les pays nés de sa disparition. L’Asie centrale a connu dès les années 1940 le développement de recherches en ethnologie, « ethnogenèse » et anthropologie physique qui ont semblé conduire à une confusion récurrente et inassumée entre « race » et « ethnos ». Inspirés de cette tradition intellectuelle, les discours de certains milieux scientifiques conjuguent aujourd’hui référents somatiques, argumentaires ethniques et sentiment national moderne, validant ainsi implicitement la construction d’Etats-nations pensés comme des ethnocraties.

Résumé - anglais

This article addresses several aspects on the diffusion of ethnic determinism in Soviet Union and in the Post-Soviet States. In the 40’s, Central Asia experienced the development of scholarly works in ethnology, “ethnogenesis” and physical anthropology which has led to a recurrent and non-assumed confusion between “race” and “ethnos”. Today, some academic circles’ discourses, inspired by this intellectual tradition, combine somatic referents, ethnic arguments and modern national feeling. They therefore validate ethnocracy as the natural nation-state-building process.

Texte intégral

Cet article se donne pour objectif de présenter brièvement plusieurs pistes de recherche concernant la diffusion du déterminisme ethnique en Union soviétique et dans les pays nés de sa disparition. Dès les années 1940, l’Asie centrale a connu le développement de recherches en ethnologie, « ethnogenèse » et anthropologie physique qui ont semblé conduire à une confusion récurrente et inassumée entre « race » et « ethnos ». Inspirés de cette tradition intellectuelle, les discours de certains milieux scientifiques conjuguent aujourd’hui référents somatiques, argumentaires ethniques et sentiment national moderne, validant ainsi implicitement la construction d’Etats-nations pensés comme des ethnocraties.

L’anthropologie physique soviétique et les peuples d’Asie centrale

La focalisation de la discipline ethnologique sur la question ethnique dans les années 1930 répond à plusieurs objectifs. Le premier est de donner un fondement théorique à la politique des nationalités mise en œuvre par le régime. Celle-ci se construit en effet, avec des interruptions régulières, sur un procédé de « discrimination positive » des minorités nationales, leur assignant, à des degrés divers définis par le pouvoir central, des identités, des territoires, des droits administratifs et culturels spécifiques. Deuxièmement, la soumission de l’ethnologie à l’histoire nécessite d’ancrer l’étude des caractéristiques des peuples dans une lecture temporelle de leur existence : la recherche de l’ethnogenèse est appréhendée comme la version ethnologique de l’histoire. Les collectivités nationales doivent s’étudier dans le temps, comme un processus régulier étalé sur une échelle commune à tous, divisée en plusieurs stades : la tribu [plemâ], la nationalité [narodnost’], le peuple [narod], la nation [naciâ], chacun correspondant également à un stade historique du développement de l’humanité tel que le propose la science marxiste-léniniste.

Ce discours historiographique reste intrinsèquement lié à l’idée d’ethnogenèse, appréhendée comme le processus de cristallisation ethnique qui permet de parler d’un peuple spécifique existant en tant que tel à travers les siècles. Dès la fin des années 1930, les études ethnogénétiques trouvent rapidement leur place dans la discipline ethnologique, permettant la mise en pratique la plus directe possible de la définition de la nation donnée par Staline : « La nation est une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit par une communauté de culture. »[1] Tous les centres d’intérêt de l’ethnogenèse y sont mentionnés : le territoire est le garant de l’autochtonie du peuple, la langue et la « formation psychique » permettent une lecture essentialiste et naturaliste de la communauté, la formule « historiquement constituée » rappelle que l’inscription dans le temps marxiste est le seul mode de lecture possible du fait national.

Un article de la revue Sovetskaâ etnografiâ annonce en 1942 la naissance de la discipline dite de l’ethnogénétique [etnogenetika], qui ne peut « atteindre sa réalisation scientifique authentique qu’en Union soviétique, sur la base des théories du marxisme-léninisme et à l’aide d’enseignements progressistes dans le domaine de la linguistique comme celui de Nikolaï Marr »[2]. Les théories marristes semblent en effet occuper un rôle important dans la conceptualisation de l’ethnogenèse. Dans les années 1930, l’idée marriste d’une stadialité [stadial’nost’] du développement des peuples et de leur autochtonisme originel connaît un tel succès qu’elle surclasse les multiples définitions possibles de l’ethnologie. L’etnos devient alors le principal thème de recherche d’une discipline longtemps en quête de son objet d’étude, et signe là sa soumission à l’histoire[3].

Outre le marrisme, l’une des matrices contribuant à mieux comprendre la naissance du concept d’ethnogenèse est le contexte historique de la seconde moitié des années 1930, et tout particulièrement la concurrence soviétique avec l’Allemagne. C’est en effet à cette époque que se développent en urss les théories autochtonistes récusant les thèses germaniques sur l’origine des Slaves de l’Est. Face au discours pangermaniste qui présente les Slaves comme un peuple « oriental » venu des profondeurs des steppes asiatiques au Moyen Âge, la science soviétique cherche au contraire à démontrer leur autochtonisme dans la plaine est-européenne : les Slaves auraient été présents sur leur territoire actuel dès l’époque du bronze et les théories fondées sur les chroniques anciennes, selon lesquelles ils seraient venus des Carpates, seraient fausses[4]. Ces polémiques historiographiques contribuent à centrer le discours soviétique sur une récusation de toutes les théories migrationnistes.

Ainsi l’historien spécialiste de la Kirghizie Aleksandr Bernštam (1910-1956) peut-il affirmer que les théories migrationnistes sont « réactionnaires »[5] et relèvent de la science bourgeoise, ayant pour objectif de rabaisser la place des peuples soviétiques dans l’histoire mondiale. L’approche soviétique a également pour but de récuser les traditions scientifiques occidentales de l’histoire politique, qui ne prennent pas assez en compte les éléments économiques mis en avant par le marxisme : « l’histoire ethnique […] ne peut être expliquée avant tout par les migrations dues à des événements politiques et des confrontations militaires. Une telle approche peut à peine être considérée comme scientifiquement juste. »[6] Ce qui s’applique alors aux Slaves, les premiers visés par les discours germaniques de l’époque, s’étend également à l’ensemble des peuples du pays. Toutes les « nationalités » d’Union soviétique, sur le modèle slave, sont invitées à jouer la carte autochtoniste et à récuser toute idée migrationniste : les Tatars doivent par exemple descendre en ligne directe des Bulgares de la Volga et non des Mongols. Ce choix recoupe par ailleurs le processus d’ancrage des républiques fédérées et la volonté bolchevique d’une dissociation des anciens ensembles culturels ou linguistiques.

Dans les premiers travaux ethnogénétiques, les références aux théories aryanistes germaniques sont récurrentes et démontrent nettement combien le discours soviétique sur l’autochtonie se crée en réponse aux propos allemands, mais à l’aide des mêmes argumentaires. Ainsi, dans son ouvrage sur les Tadjiks, Bobodžan Gafurov (1909-1977) rappelle que « les nationalités et tribus iranophones n’ont jamais représenté une « race pure », elles n’étaient pas des « Aryens de sang pur », des arrivants victorieux, comme l’ont affirmé sans fondement les historiens bourgeois. Il est connu que la théorie de la « race pure » est un mensonge réactionnaire, un mythe. Les populations iraniennes orientales d’Asie centrale ne sont venues de nulle part mais se sont constituées là, sur place. »[7] En 1950, une conférence sur l’ethnographie des peuples de la Baltique, récemment intégrés à l’ensemble soviétique, réfute encore la « légende de la supériorité culturelle allemande ». Il semble ainsi que les doctrines raciales germaniques aient contribué, par la négative, à cristalliser le discours ethnogénétique soviétique, bien que les allusions directes à ces théories disparaissent après les années 1950.

Dans les années précédant la Deuxième Guerre mondiale, la recherche de l’ethnogenèse se diffuse à l’ensemble des peuples soviétiques et l’Asie centrale n’est pas en reste dans cette volonté d’affirmer le passé antique et prestigieux des peuples éponymes. En 1936 paraît, à l’initiative de l’académicien Ûrij Got’e, une Histoire antique des peuples de l’urss [Drevnââ istoriâ narodov sssr]. L’Académie des Sciences décide de poursuivre cette initiative et organise alors, sous la direction de Aleksandr Udalcov, quatre sessions consacrées à l’ethnogenèse : une sur les peuples du Grand Nord en 1940, une sur ceux d’Asie centrale en 1942, une sur les Slaves en 1943, une dernière plus spécifiquement consacrée au problème indo-européen en 1944. La session dédiée à l’Asie centrale se tient en août 1942 à Tachkent et regroupe une quinzaine de chercheurs, majoritairement russes, dont les résumés des interventions sont publiés en 1947 dans un volume de Sovetskaâ etnografiâ[8]. Cette réunion fondatrice établit les principes de l’ethnogenèse pour la zone centre-asiatique : chaque peuple éponyme disposant d’une république doit se constituer une dynastie de référence, trouver une période historique bien délimitée chronologiquement lors de laquelle le processus de constitution de la nation s’achève, et celle-ci doit être la plus ancienne possible pour être la plus prestigieuse.

À la lecture des textes de la conférence de 1942, on ne peut qu’être frappé par l’insistance de tous les participants, d’une part, sur la question du métissage entre différents ethnos, d’autre part, sur celle du degré de « pureté » du peuple. Si aucun jugement de valeur n’est porté sur ce dernier point – un peuple plus métissé qu’un autre n’étant pas décrété inférieur –, la logique de l’autochtonisation ne reste toutefois pas uniquement territoriale, mais semble bien aller de pair avec l’idée d’une continuité ethnique, voire raciale, du peuple concerné. C’est en effet ce que n’ont cessé d’affirmer les grands noms de l’anthropologie physique de l’époque, par exemple Georgii Debec (1905-1969). Selon lui, l’anthropologie occidentale bourgeoise soit développe des théories racistes, soit dénie l’existence de liens entre race et langue. La science soviétique aurait au contraire démontré avec justesse « la correspondance des types anthropologiques avec les groupes linguistiques et ethnographiques »[9], et l’explication de cette correspondance s’avérerait « la voie principale d’une analyse complexe des processus d’ethnogenèse » (Ibid., p. 29).

L’anthropologie physique est alors appelée à jouer un rôle matriciel dans les justifications d’existence de la nation. En urss en effet, les descriptions somatiques des peuples constituent un mode de réflexion considéré comme légitime sur la diversité nationale du pays. Comme le sous-entendent plusieurs rapports de la session d’août 1942, une fois que les savants réussissent à faire coïncider résultats linguistiques, archéologiques et anthropologiques, la question de l’ethnogenèse du peuple peut être considérée comme réglée. L’interrogation matricielle de ces discours est donc de savoir si l’on parle toujours des « mêmes » personnes dans le temps et si une continuité physique est décelable. Ainsi, plusieurs textes de 1942 s’interrogent de manière récurrente sur le « type racial des aborigènes » [rasovyj tip aborigenov] afin de déterminer s’il s’est conservé dans telle ou telle république. Les interrogations concernant l'importance accordée au concept de race dans la science anthropologique soviétique restent donc d'actualité, comme l'a démontré le débat publié dans Slavic Review en 2002[10]. Le rejet explicite des théories nazies et l'absence d'une politique raciale menée par le pouvoir politique ne signifient pas la non-existence du critère racial dans les débats scientifiques de l'époque, celui-ci étant considéré comme un élément – parmi bien d'autres – des réflexions menées sur la nature des entités nationales.

De la confusion entre etnos et race dans les années 1960-1970

Le développement du concept d’ethnogenèse dans chacune des républiques fédérées et autonomes de l’urss suppose un processus de traduction et d’adaptation à un contexte local chaque fois spécifique. Pour l’Asie centrale, on pourra mentionner, entre autres, deux importantes transformations de sens : la première concerne la confusion des discours ethniques et raciaux au sein du concept d’ethnogenèse, la seconde la volonté de se servir des théories ethnogénétiques pour nier l’importance des divisions claniques des sociétés centre-asiatiques. Ces transformations de sens sont particulièrement visibles au Kazakhstan et au Turkménistan.

Avec l’arrivée des recherches ethnogénétiques, les rapports entre les notions d’ethnie et de race se complexifient et certains chercheurs tendent à considérer les deux termes comme synonymes en voulant démontrer la continuité des traits somatiques d’un peuple dans le temps. Des années 1940 jusqu’à nos jours, de nombreux textes vont ainsi confondre les données somatiques récoltées lors de fouilles archéologiques, par exemple dans les tombes scythes de la région, et celles recueillies lors des enquêtes anthropologiques menées sur les peuples contemporains, utilisant de manière interchangeable les divers noms donnés aux races anciennes et les ethnonymes contemporains.

Au Turkménistan, dès les années 1950, la question ethnogénétique est intrinsèquement liée aux recherches menées en anthropologie physique. Celles-ci confirmeraient la prépondérance du substrat iranien dans la physionomie turkmène, validant ainsi l’antiquité du peuple et sa continuité ethnico-raciale[11]. Dans les années 1960, le chercheur Ata Džikiev affirme que les liens des Turkmènes contemporains avec les peuples antiques peuvent être prouvés grâce aux études menées par Lev Ošanin, qui les rattache à la race caspienne dolichocéphale locale. De la sorte, « du point de vue anthropologique, les Turkmènes sont les descendants directs des Scythes »[12]. Ce même chercheur affirme également, avec Seržan Ahinžanov, que les langues turciques sont aborigènes en Asie centrale et que la région s’est caractérisée de tout temps par un bilinguisme persan-türk. A. Džikiev transpose donc la volonté d’autochtonie ethnique en une volonté d’autochtonie linguistique. En 1967, l’Académie des Sciences du Turkménistan organise une session spéciale consacrée à la question ethnogénétique, durant laquelle les conférenciers insistent spécifiquement sur l’importance des caractéristiques raciales des Turkmènes, qui valideraient la théorie ethnogénétique de leur autochtonisme scythe[13].

Au Kazakhstan, un même processus de racialisation des discours ethnogénétiques est visible dans les années 1960 et formellement théorisé dans la décennie suivante. Ainsi, le responsable de la section d’ethnogenèse et d’histoire ethnique de l’Académie des Sciences, Orazak Ismagulov, n’a cessé de publier, de la seconde moitié des années 1970 à nos jours, des analyses d’anthropologie physique démontrant le bien-fondé d’une unité raciale des Kazakhs. Selon lui, non seulement il existerait une race kazakhe spécifique unifiée sur tout le territoire de la république, mais les données anthropologiques confirmeraient la place médiane de cette race au sein de l’ensemble des peuples turco-mongols, conjuguant plus harmonieusement que les autres les divers critères somatiques[14]. L’un de ses livres publié en 1977, La génogéographie ethnique des Kazakhs [Etničeskaâ genogeografiâ kazahov], mentionnant la « nature biosociale de l’homme », a subi les attaques directes du pcus et a été tardivement déclaré « nationaliste » dans un article de la Pravda en 1988. Aujourd’hui encore, Ismagulov dirige la section d’histoire ethnique à l’Académie des Sciences et ses disciples continuent à affirmer que « le fonds génétique des Kazakhs est biologiquement indivisible, unifié, et la division en clans, tribus or hordes n’est pas justifiée »[15]. Le Musée d’histoire nationale d’Almaty dispose d’une section d’anthropologie physique présentant des tableaux de l’ethnogenèse des Kazakhs selon divers critères physiologiques élaborés par Ismagulov.

Ces références raciales sont employées de manière ambiguë dans leur rapport à la question ethnique : la dolichocéphalie des Turkmènes ne serait pas la conséquence d’une déformation mais, comme le suppose L. V. Ošanin, un « signe racial persistant » [stojkij rasovyj priznak][16] permettant de différencier les Turkmènes des autres peuples d’Asie centrale. Dans les années 1970, le chercheur O. Babakov, spécialiste de cette question, analyse ainsi la place des Turkmènes « dans le système racial » [v rasovoj sistematike] de la région, en défendant très ouvertement l’idée d’une unité anthropologique du peuple turkmène, malgré la diversité tribale[17]. En effet, comme au Kazakhstan, la permanence de la division tribale et / ou clanique pose problème aux théoriciens de l’unité ethnico-raciale du peuple : omniprésente dans la littérature orale par le biais des généalogies et toujours revendiquée dans les auto-définitions données par une partie de la population, la référence tribale perturbe l’idée d’unité sous-jacente à toute nation socialiste moderne.

L’anthropologie physique offre alors la possibilité, par le recoupement de données craniologiques, sérologiques, odontologiques ou dermatologiques, d’affirmer l’existence d’une unité physique de la nation. Les divisions internes que constituent les tribus, clans ou régionalismes peuvent donc être renvoyées à l’histoire ou à la culture et considérées comme des « survivances » [perežitki] appelées à disparaître, peu pertinentes pour comprendre la réalité sociale des sociétés contemporaines. Le discours ethnogénétique, conjugué à l’affirmation d’une unité raciale du peuple, permet donc d’affirmer la modernité de la société : aucun élément perturbateur intérieur comme les divisions tribales, considérées comme « honteuses », ne pourrait remettre en question l’existence d’une nation une et indivisible.

Le renforcement des référents racialistes depuis l'indépendance de 1991

Ces discours ethnogénétiques, constitués en un laps de temps très bref – environ une décennie –, ont continué à être tenus pour l’orthodoxie en matière historiographique tout au long de la période soviétique, et même une fois le régime disparu. Paradoxalement, en effet, l’accession à l’indépendance a, contribué à renforcer ces théories : elle n’a que rarement été comprise comme une invitation à repenser les schèmes du discours sur la nation ; loin de susciter de nouvelles interrogations méthodologiques, elle a au contraire raffermi les courants de pensée précédents, toujours appréhendés comme pertinents.

En 2006, l’organisation, par l’Etat tadjik, du jubilé de « l’année de la civilisation aryenne » pour les quinze d’ans d’indépendance, a fait rejaillir les soubassements racialistes, voire racistes des théories ethnogénétiques. L’obsession aryaniste de certains milieux scientifiques tadjiks va en effet de pair avec la volonté d’une dissociation raciale entre peuples turciques et peuples indo-européens, dans le but bien évidemment d’affirmer la supériorité des seconds. Le célèbre historien tadjik Nugmon Negmatov s’intéresse par exemple à la « genèse raciale » [rasogenez] des peuples centre-asiatiques et consacre un chapitre de son livre à rappeler que le processus de « formation raciale » des Tadjiks s’est terminé bien avant que n’arrivent les premiers peuples turciques[18]. « Le type racial des Tadjiks est antique, local, et n'a pas subi de changements fondamentaux pendant les deux derniers millénaires, bien qu'il y ait eu un léger métissage mongoloïde sur le type européoïde principal. »[19

Si la majorité des travaux tadjiks en la matière s'appuient sur des références à l'anthropologie soviétique, certains d'entre eux tentent également de s'approprier les recherches occidentales faites en génétique. Ils espèrent ainsi rehausser le prestige de leur approche, et la valider par des argumentations venues d'Occident, souvent inconsciemment considérées comme irréfutables. Ainsi, selon F. Nasirova, l'archéologie moléculaire pourra « établir l'histoire de la formation, l'âge et les chemins de migration des différents peuples »[20] et ce, d'autant plus que certains auteurs locaux donnent une lecture tout à fait déterministe des avancées de la génétique en affirmant que gènes, peuples et langues se développent parallèlement. Cette approche ambiguë de la génétique contribue alors à renforcer les appréhensions déterministes de la référence à « l'ethnie » : des éléments scientifiques incontestables car biologiques permettraient de définir une fois pour toutes la place de chaque peuple dans l'histoire mondiale.

Ces discours se trouvent confortés par le directeur de l'Institut d'histoire lui-même, Rahim Masov, très engagé dans la racialisation du discours identitaire tadjik et particulièrement virulent à l'encontre de l'Ouzbékistan. Si ses livres ont été critiqués par certains historiens tadjiks, Masov n'en reste pas moins, par son statut institutionnel et sa proximité avérée avec l'appareil présidentiel, considéré comme le représentant d'une certaine rancœur officielle envers les Ouzbeks. Il a en effet pris personnellement en charge la critique historique du découpage frontalier de 1924-1929 au détriment du Tadjikistan, permettant ainsi de diffuser, sur le plan narratif, la non-acceptation par le pouvoir et une partie des élites des frontières actuelles. L’historien parle ainsi régulièrement, dans ses ouvrages, du « substrat racial-ethnique » [rasovyj-etničeskij] des peuples et condamne tout métissage ou assimilation au nom de la supériorité culturelle des Tadjiks. Son objectif premier reste la négation de tout lien entre Tadjiks et Ouzbeks. Il refuse donc la théorie de la période soviétique selon laquelle les deux peuples partagent un même fond racial car, pour lui, « il ne peut y avoir de racines communes, de communauté ethnique entre des peuples provenant de races entièrement contraires »[21]. Il se félicite par contre des liens intimes unissant le Tadjikistan et la Russie, aujourd'hui poursuivis malgré les désaccords de la période soviétique, et explique cette amitié de longue durée par la proximité raciale et linguistique entre les deux peuples, qu'il sous-entend aryens[22].

Cet héritage aryen, revendiqué depuis plusieurs années et soudainement mis en lumière par le jubilé de 2006, a conduit à de nombreuses polémiques avec le voisin ouzbek, lui aussi en quête d’une antique présence sur le territoire national. Depuis 2005, les Instituts d’histoire du Tadjikistan et d’Ouzbékistan se sont affrontés dans des joutes verbales violentes, les archéologues des deux Instituts ayant en charge de démontrer l’autochtonisme et l’aryanité des deux peuples tout en niant au voisin-concurrent le droit à un discours ethnogénétique de même nature. Ainsi, Rahim Masov affirme que les Ouzbeks ne peuvent revendiquer à leur profit l'ethnogenèse aryenne en arguant de caractéristiques somatiques : « ils ne sont en rien semblables par leur apparence physique et leur origine raciale : (….) les Aryens avaient les cheveux blonds, les yeux bleus, étaient de grande taille, alors que les Türks sont de visage large, avec de petits yeux, des nez écrasés, peu de barbe et une apparence physique mongoloïde »[23]. Malgré le prétendu « humanisme » de l’idée aryenne dans sa version tadjike, c’est bien une argumentation physiologique qui revient dans l’affrontement des discours ouzbeks et tadjiks, et le directeur de l’Institut d’histoire de Duchanbe ne peut que difficilement éviter les références raciales auxquelles il semble donner un caractère révélateur de « l’essence » des peuples[24].

Conclusion

De cette première esquisse, de nombreuses pistes de recherches se dessinent. L’existence d'une virulente critique des théories racistes occidentales, tout spécifiquement germaniques, par la science soviétique dans les années 1930 ne signifie pas l'absence de tout discours racialiste en urss. En effet, l'anthropologie soviétique n'a jamais nié l'existence de races humaines disposant de traits somatiques spécifiques mais a défini ces traits comme muables, dépendants des conditions d'existence des hommes à travers le temps. Dans les années 1920-1930, malgré la critique des théories eugénistes et la liquidation de leurs théoriciens et des premiers généticiens, l'anthropologie soviétique développe des études approfondies sur les caractéristiques somatiques des peuples d'Union soviétique, dans la tradition de l'ethnologie tsariste et occidentale de l’époque.

Dès la naissance du concept d'ethnogenèse au tournant des années 1930-1940, une certaine confusion s'installe, dans le discours de certains scientifiques, entre les référents somatiques et les référents ethniques servant à définir une collectivité. Ce phénomène s’approfondit dans les années 1960-1970 avec l'amplification des discours de légitimation des entités républicaines fédérées, les concurrences narratives entre Académies des Sciences et l'indigénisation des élites en sciences humaines et sociales. Depuis les indépendances de 1991, le recoupement entre race et etnos prend de l'ampleur et nombre de chercheurs locaux utilisent les deux termes de manière quasi-homonymique. Dans les Académies des Sciences, les chaires d'ethnogenèse et d'anthropologie physique sont occupées par les mêmes personnes. Par ailleurs, cette rigidification des définitions ethniques est instrumentalisée par des pouvoirs politiques en manque de légitimation, qui contribuent ainsi à renforcer l’idée d’une incompatibilité raciale/ethnique des différents peuples partageant un même Etat ou une même région.

 

Notes

[1] Staline Joseph, 1949, Le Marxisme et la question nationale et coloniale (1913), Moscou, Éditions sociales, p.15.

[2] « Sessiâ po etnogenezu Srednej Azii » (Session sur l’ethnogenèse de l’Asie centrale), Sovetskaâ etnografiâ, 1947, vol. vi-vii, Moscou, an sssr, S. 301.

[3] Bertrand Frédéric, « Une science sans objet ? L’ethnographie soviétique des années 20-30 et les enjeux de la catégorisation ethnique », Cahiers du monde russe, n 1, 2003, pp. 93-110.

[4] Šnirel’man Victor A., 1993, « Zloklûčeniâ odnoj nauki: etnogenetičeskie issledovaniâ i stalinskaâ nacional’naâ politika » (Les Mésaventures d’une science : les recherches ethnogénétiques et la politique nationale de Staline), Etnografičeskoe obozrenie, n° 3, pp. 52-68.

[5] Šahmatov Viktor F., 1950, « K voprosu ob etnogeneze kazahskogo naroda » (La Question de l’ethnogenèse du peuple kazakh), in Izvestiâ Akademii nauk kssr (Les Nouvelles de l’Académie des sciences du Kazakhstan), vyp. 6, S. 81.

[6] Abramzon Saul M., 1971, rééd. 1990, Kirgizy i ih etnogenetičeskie i istoriko-kul’turnye svâzi (Les Kirghizes et leurs liens ethnogénétiques et historico-culturels), Frounze, Kyrgyzstan, S. 28.

[7] Gafurov Bobodžan G., 1949, Istoriâ tadžikskogo naroda v kratkom izloženii (Histoire du peuple tadjik dans une version courte), Moscou, Politizdat.

Hirsch Francine 2002, « Race without the Pratice of Racial Politics », Slavic review, vol. 61, n°1, pp. 26.

[8] « Sessiâ po etnogenezu Srednej Azii » (Session sur l’ethnogenèse de l’Asie centrale), Sovetskaâ etnografiâ, 1947, vol. vi-vii, Moscou, an sssr.

[9] Debec Georgii F., Levin, Maksim G., Trofimova, T. A., 1952, « Antropologičeskij material kak istočnik izučeniâ voprosov etnogeneza » (Le Matériel anthropologique comme source d’étude des questions d’ethnogenèse), Sovetskaâ etnografiâ, n°1, p.24.

[10] Hirsch Francine 2002, « Race without the Pratice of Racial Politics », Slavic review, vol. 61, n°1, pp. 30-43.

[11] Vasil’eva Galina P., 1964, Etnografičeskie dannye o proishoždenii turkmenskogo naroda (Données ethnographiques sur l’origine du peuple turkmène), Moscou, Nauka.

[12] Džikiev Ata, 1977, Očerk etničeskoj istorii i formirovaniâ naseleniâ ûžnogo Turkmenistana (Essai sur l’histoire ethnique et la constitution de la population du Sud du Turkménistan), Achkhabad, Ylym, S.28.

[13Vsesoûznoe soveščanie po etnogenezu turkmenskogo naroda. Tezisy dokladov i naučnyh soobščenij (Réunion pansoviétique sur l’ethnogenèse du peuple turkmène. Résumés des discours et des communications scientifiques), 1967, Achkhabad, Akademiâ nauk tssr.

[14] Ismagulov Orazak, 1982, Etničeskaâ antropologiâ Kazahstana (Anthropologie ethnique du Kazakhstan), Almaty, Nauka, S.9.

[15] Islâmieva S., 2003, « Gosudarstvennaâ teoriâ etnogeneza kazahov v istoriigrafii xx veka » (La théorie étatique de l’ethnogenèse des Kazakhs dans l’historiographie du xxe siècle), Otan tarixy, n° 4, S.149.

[16Vsesoûznoe soveščanie po etnogenezu turkmenskogo naroda. Tezisy dokladov i naučnyh soobščenij (Réunion pansoviétique sur l’ethnogenèse du peuple turkmène. Résumés des discours et des communications scientifiques), 1967, Achkhabad, Akademiâ nauk tssr, S.8.

[17] Un race européoïde dolichocéphale transcaspienne (les Turkmènes), une race européoïde brachicéphale installée entre l’Amou-Daria et le Syr-Daria (les Ouzbeks, les Tadjiks, une partie des Karakalpaks), une race européoïde dolichocéphale caspienne (les Azéris), une race sibérienne du Sud du Semiretchie (les Kazakhs et Kirghizes) (Babakov 1977, p. 18).

[18] Negmatov Nugmon N., 1997, Tadžikskij fenomen: teoriâ i istoriâ (Le phénomène tadjik : théorie et pratique), Duchanbe, s.e.

[19] Negmatov Nugmon N., 1977, rééd. 1989, Gosudarstvo samanidov (Mavarannahr i Horasan v ix-x vv.)([L’Etat des Samanides. Le Mavarannahr et le Khorassan aux ix-x siècles), Duchanbe, Doniš, S.231.

[20] Nasirova F., 2003, « Štrihi k prarodine ariev (gorizonty molekulârnoj genetiki čeloveka) » (Des pas vers la protopatrie des Aryens (les horizons de la génétique moléculaire de l’homme), in Radžabov Askarali (dir.), Zoroastrizm i ego značenie v razvitii civilizacii narodov Bližnego i Srednego Vostoka (Le zoroastrisme et sa signification dans le développement de la civilisation des peuples du Proche et Moyen-Orient), Duchanbe, s.e., S. 187.

[21] Masov Rakhim, 1995, Tadžiki: istoriâ s grifom « soveršenno sekretno » (Les Tadjiks : une histoire estampillé du sceau du secret), Duchanbe, Paivand, S. 20.

[22] Masov Rakhim, 2001, « Rol' Rossii v istoričeskih sud'bah tadžikskogo naroda i ego nacional'no-gosudarstvennoj stroitel'stve » (Le rôle de la Russie dans le destin historique du peuple tadjik et dans sa construction étatico-nationale), Nasledie predkov, n° 5, S. 4.

[23] Masov R., 2006, « Fal’sificirovat’ i prisvaivat’ čužuû nacistoriû nel’zâ (otvet panturkistam) » (Il ne faut pas falsifier et s’approprier l’histoire nationale d’autrui (réponse aux panturquistes), CentrAsia, 9 mars [http://www.centrasia.ru/news.php4].

[24] Laruelle Marlène, 2007, « The Return of the Aryan Myth: Tajikistan in search for a Secularized National Ideology », Nationalities Papers, n° 1.

 

Pour citer cet article

Marlène LARUELLE, « « Etnos » et « race ». Réflexions sur le determinisme des discours ethnologiques et anthropologiques sovietiques en Asie centrale », in Patrick Sériot (dir.) La question du déterminisme en Russie actuelle, [en ligne], Lyon, ENS LSH, mis en ligne le 10 décembre 2008. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article155