Vous êtes ici : Accueil > Publications et travaux > Ouvrages collectifs > La question du déterminisme en Russie actuelle > Discours sur le caractère déterminé de la mentalité nationale des Biélorussiens (...)

Discours sur le caractère déterminé de la mentalité nationale des Biélorussiens dans le cadre de la nouvelle idéologie de l’Etat loukachévien

Virginie Symaniec

Paris

Index matières

Mots clés : Biélorussie, idéologie d’Etat, mentalité, espace, génétique, langue.
Belarus, State’s ideology, mentality, space, genetic, language.

Plan de l'article

Résumé - français

Suite à son élection au suffrage universel à la présidence de la Biélorussie en 1994, Aliaksandr Loukachenka a rapidement mis en place un régime autoritaire, aujourd’hui situé à la frontière orientale de l’Europe élargie. Depuis que le 27 mars 2003, il a rendu publique la création d’une idéologie nationale de l’Etat biélorussien dans un rapport adressé par lui aux cadres de son régime Sur l’état du travail idéologique et les objectifs de son perfectionnement, il est apparu aux principaux observateurs de ce pays que le projet de société loukachévien reposait sur un système d’idées et de valeurs construit, dont les présupposés sont actuellement imposés par le pouvoir comme des modèles de conduite dans toutes les sphères des pratiques sociales. En dépit de la propension de ses idéologues à le décrire comme le fleuron de la modernité politique, le projet de société autoritaire du président biélorussien trouve ses principaux appuis théoriques dans les textes fondateurs des totalitarismes du XXème siècle, soviétisme et nazisme compris. Pour le montrer, nous avons choisi de comparer deux textes publiés à Minsk en 2005 : La Mentalité nationale des Biélorussiens d’Adam Petrovič Mel’nikov, édité en russe avec l’aide de l’université d’Etat de Biélorussie et Les Biélorussiens dans leur espace génétique d’Aliaksej Mikulič, paru en biélorussien près le fond républicain des recherches fondamentales de l’Académie nationale des Sciences de Biélorussie.

Résumé - anglais

After his democratic election at the head of the Belarusian state in 1994, Aliaksandr Lukashenka quickly set up an authoritarian regime at the eastern border of wider Europe. Since the Belarusian president announced, in march 2003, the official creation of a national ideology of the Belarusian state, it has appeared to the main observers of this country that the lukashevian project of society was based on an elaborate system of ideas and values, whose main topics are nowadays prescribe as a model to all circles of the Belarusian society. Despite the propensity of his defenders to describe it as an example of political modernity, the authoritarian lukashevian project of society finds its main theoretical supports in totalitarian texts of the XXth century, sovietism and Nazism included. To show it, we have compared two texts, published in Belarus in 2005 : The National Mentality of Belarusians, by Adam Petrovič Mel’nikov, was edited in Russian with the help of the Belarusian State University ; The Belarusians in Their Genetic Space, by Aleksej Mikulič, was published with the help of the Republican found of fundamental researches of the National Belarusian Academy of Sciences.

Texte intégral

Le 27 mars 2003, Aljaksandr Lukašenka officialisait la naissance de l’idéologie de l’Etat biélorussien à l’occasion d’un rapport adressé par lui aux cadres de son régime Sur la situation du travail idéologique et les façons de le perfectionner. D’abord réservée aux milieux académiques et scolaires, cette idéologie doit aujourd’hui servir de modèle de conduite dans toutes les sphères des pratiques sociales en Biélorussie. Ses principes font l’objet d’une vaste production littéraire, le plus souvent directement éditée par l’Académie nationale des sciences du pays ou l’université d’Etat de Biélorussie.

Même si les idéologues du pouvoir loukachévien ne revendiquent pas de manière explicite l’appartenance de la nouvelle idéologie de leur Etat à un système d’idées et de valeurs déjà construit comme ceux du communisme ou du nazisme, leurs présupposés plongent au cœur de la pensée essentialiste du XIXème siècle et des théories de l’anthropologie raciale des années 1920-1930, dont ils cherchent à faire passer les thèses pour le fleuron de la modernité politique. A cela, ils ajoutent un certain nombre d’emprunts décomplexés à l’ethnographie soviétique des années 1960-1970, dès lors qu’il s’agit pour eux de valoriser les notions de folklore, d’ethnos et d’amour de la patrie : trois grands axes qui sont devenus, depuis 2003, les maîtres mots de la politique culturelle et linguistique du gouvernement biélorussien au service du maintien du régime autoritaire loukachévien.

« L’ethnique dans la nation est sociale dans le contenu, mais le social est ethnique dans la forme »[1]

Dans son ouvrage intitulé La Mentalité nationale des Biélorussiens, destiné aux étudiants de l’université d’Etat de Biélorussie et édité pour la seconde fois en russe à Minsk en 2005 aux éditions Pravo i èkonomika près l’université d’Etat de Biélorussie, Adam Petrovič Mel’nikov cherche à clarifier le statut de son pays dans ce qu’il appelle « la mosaïque ethnique en développement de l’humanité », caractérisée selon lui par le renforcement du « brouillage territorial » (territorial’noe peremešivanie) des peuples et des races[2]. Son objectif est de montrer que la Biélorussie ne fait pas partie des entités « brouillées » en termes ethnique et territorial. Mais à quoi reconnaître que le peuple biélorussien se distingue nettement des autres, en particulier de ses voisins russes et polonais ? Comme l’indique le titre de l’ouvrage, c’est l’instrumentalisation de la notion de mentalité qui permet à l’auteur de lister les caractéristiques, soi-disant à nulles autres pareilles, des individus réunis par lui sous le terme de Biélorussiens. Dès les premières lignes, nous apprenons que l’auteur compte aborder l’étude des prémisses historiques du développement de la mentalité nationale des Biélorussiens à la lumière des thèses du différencialisme ethnique.

La notion d’ethnos, donnée d’abord dans sa définition gumilevienne[3], apparaît comme une catégorie clé du discours. Selon Adam Mel’nikov, un ethnos se caractérise par le développement d’une histoire sur un territoire déterminé commun à un groupe d’individus, partageant une même langue, culture, mentalité ou psychologie (psixika), conscience de soi (samosoznanie) et mode de vie, qui se reflèteraient dans l’essence du nom que ladite communauté s’est choisie et dans les représentations qu’elle élabore de ses origines[4]. L’ethnos est encore tout à la fois le clan et la lignée (rod), la tribu (plemâ) ou les nationalités (narodnosti). L’auteur s’en sert ainsi comme une catégorie englobante propre à résoudre un problème de frontières. Selon lui, les limites des Etats ne peuvent pas être confondues avec celles de la nation politique au sens jacobin du terme, qui manque à faire correspondre les limites des Etats, des peuples et de leurs langues, sauf à considérer que l’unité linguistique des nations doit nécessairement découler de leur seule unité politique. Préférant valoriser les relations unitaires que les nations ethniques, et non pas politiques, se devraient d’entretenir avec leur Etat, Adam Mel’nikov voudrait que les frontières ethniques et étatiques s’épousent parfaitement – un Etat pour une ethnie ? -, mais encore, il désire que l’Etat et la nation ethnique puissent former un tout indivisible [5] : un présupposé qui sous-tend une conception ethnique, plutôt que politique, de l’Etat, et qui valorise l’existence d’une Biélorussie ethnique au territoire bien plus vaste que celui que nous lui connaissons sur les cartes européennes.

Tout en omettant de citer Le Marxisme et la question nationale de Staline (1913), l’auteur rapporte presque tous les termes de la définition stalinienne de la nation à la notion d’ethnos : l’histoire, la langue et le territoire communs, la « psychologie nationale »[6] (ce n’était toutefois pas tout à fait le vocabulaire de Staline) et la culture commune. Seul le critère d’économie échappe à sa définition de l’ethnos, épurée du seul paramètre qui pourrait la rapprocher selon lui de façon explicite de la pensée marxiste. Ce jeu de transposition lui donne des outils pour montrer qu’un ethnos préexiste à tout discours porté sur lui et qu’il est empreint de tous les éléments qui déterminent sa possible évolution en nation ethnique. Cette mutation de l’ethnos en nation ethnique se joue encore au croisement de deux autres modèles d’interprétation, qui, pour être bien présents à l’arrière-plan du texte mel’nikovien, ne sont jamais cités par l’auteur de façon explicite : une pensée stadiale de la marche de l’histoire qui doit tout au philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) et un évolutionnisme issu de L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie (1859) du naturaliste anglais Charles Robert Darwin (1809-1882). Dès les premiers chapitres de La mentalité nationale des Biélorussiens, le discours de Adam Mel’nikov, qui voudrait servir de caution à l’élaboration de la « voie de développement authentiquement biélorussienne » prônée par le Président de son pays, manque donc à s’affranchir de l’histoire européenne des idées. Mais revenons au texte.

Au cours de leur mutation en nations ethniques, les ethnos les plus adaptables se pareraient de nouveaux critères de caractérisation que sont, en particulier, la conscience nationale, la religion et l’organisation politique et sociale communes. Faire apparaître un dénominateur commun politique et social dans ce modèle d’interprétation essentialiste, où la conscience nationale des peuples est censée trouver sa principale expression dans un type anthropologique unitaire[7], et où la religion doit former avec l’ethnie un tout indivisible[8], semble être un enjeu théorique de taille pour Adam Mel’nikov. « L’ethnique dans la nation est sociale dans le contenu, mais le social est ethnique dans la forme (Ètničeskoe v nacii social’no po soderžaniû, a social’noe ètnično po forme)[9] », explique-t-il non sans s’inspirer de la rhétorique stalinienne, avant d’en arriver à l’idée que la nation ethnique ne serait qu’une étape dans l’évolution de l’ethnos. L’étude des mentalités aurait alors toute son importance pour étudier ces collectifs vivants que seraient les ethnos ainsi que les nations ethniques qui résultent de leur mutation.

Un modèle d’interprétation essentialiste de la mentalité des peuples

Comment et pourquoi chercher à démontrer que l’organisation politique et sociale d’une société doit tout aux lois de la nature ? C’est par cet angle d’approche que Adam Mel’nikov, à l’instar des principes qui prévalent dans les discours du président biélorussien, a trouvé la substantifique moelle de la mentalité de ses compatriotes : la tolérance (tolerantnost’), qui pourrait, selon lui, être scientifiquement mesurée. La preuve en serait qu’au même titre que les espèces animales et végétales chez Charles Darwin, l’ethnos des Biélorussiens n’aurait pu se développer qu’en un seul lieu géographique donné, dans un seul et unique type de condition climatique, où il a survécu parce qu’il était le plus adaptable : en particulier, il aurait été le plus adaptable de la région à l’humidité. Difficile de savoir dans ce discours qui ne peut manquer de rappeler la théorie des climats de Montesquieu (1689-1755)[10], si l’ethnos des Biélorussiens était déjà doté, dès ses origines, d’un gène X qui lui a permis de s’adapter mieux que tout autre à l’humidité, ou bien, si c’est son adaptabilité à l’humidité qui a fini par produire un marqueur génétique spécifique propre à toute la collectivité en déterminant les traits rien moins que congénitaux de sa mentalité : bienveillance, amour pour le monde, courage et endurance face à l’adversité, humanisme, amour de la patrie, soumission – mais l’auteur manque de préciser à qui ou à quoi -, organisation sociale patriarcale et enfin, tolérance[11].

Adam Mel’nikov ne nous en apprendra pas plus sur ce point. La thèse de la spécificité génétique de la communauté des Biélorussiens n’est pas postulée comme vraie par son seul discours. Globalement reprise au sein des textes officiels, elle fait l’objet de la publication d’ouvrages académiques cherchant à définir l’ethnos des Biélorussiens comme une race à part entière, ainsi qu’en témoigne par exemple Les Biélorussiens dans leur espace génétique. Anthropologie de l’ethnos d’Aliaksej Mikulič, livré en biélorussien aux éditions Texnalohija près le fond républicain des recherches fondamentales de l’Académie nationale des Sciences de Biélorussie en 2005. Le propos de A. Mel’nikov est en fait environné par ces démonstrations soi-disant scientifiques. Il lui suffit de postuler que l’ethnos des Biélorussiens s’est adapté et a survécu pour compléter la liste des paramètres climatiques et géographiques à l’origine de sa soi-disant singularité par toute une série de variables biologiques, idéologiques, spirituelles et mentales qui prouveraient que les Biélorussiens sont nettement différents de leurs voisins russes et polonais et qui expliqueraient qu’ils n’ont ni l’agressivité des premiers, ni la superficialité des seconds.

Cet ensemble de frontières produit par le discours mel’nikovien est censé se révéler concrètement dans les objets culturels qui seraient en mesure de prouver la « vitalité créatrice du peuple biélorussien », en particulier dans le folklore comme facteur de formation de la mentalité nationale. Dans un texte intitulé « Résolution sur les groupes authentiques de folklore en république de Biélorussie », daté de 1999, et publié dans L’Etat et la culture. Pour la rencontre du président de la République de Biélorussie, Aljaksandr Lukašenka, avec les acteurs et les travailleurs de la culture (2001), le ministre de la Culture biélorussien de l’époque, Monsieur Sasnoùski, n’avait-il déjà pas affirmé que, du point de vue du gouvernement, le folklore « authentique » et de « première sorte » était une branche spécifique de la culture spirituelle du pays qui devait regrouper toutes les manifestations de l’activité créatrice dans leur apparence véritable et génétiquement adéquate, sans retouche, et fonctionnant dans un environnement paysan naturel[12] ?

La langue de l’ethnos

Dans un contexte qui a été marqué, au cours de la dernière décennie en Biélorussie, par de violentes luttes partisanes autour des questions linguistiques entre les représentants du pouvoir et de son opposition[13], il reste difficile de développer un discours sur les relations entre russe et biélorussien sans reverser de l’huile sur le feu de la polémique. Mais même brièvement formulés, les présupposés de Adam Mel’nikov sur la langue de l’ethnos des Biélorussiens constituent la colonne vertébrale de l’édifice intellectuel qu’il s’efforce de construire. Faisant référence dès le premier chapitre de son ouvrage aux œuvres complètes de Platon, il en déduit l’idée que doit exister une relation entre l’unité du clan ou de la lignée (rod) et de la langue[14], car selon lui, la langue est un élément essentiel de la psychologie, du caractère et de la mentalité de la nation ethnique. En début d’ouvrage, il affirme par ailleurs que :

« toutes les manifestations de l’ethnos sont liées entre elles à l’aide de la langue. Sans une langue commune, il n’y aurait eu ni tribu, ni nation. La langue dans la vie de l’ethnos apparaît comme le ressort le plus important d’auto développement, de reconnaissance, de regroupement. La langue existe autant de temps que vit et que se développe le peuple qui la parle »[15].

Adam Mel’nikov qui publie son livre en russe dans un pays officiellement bilingue où les questions linguistiques restent éminemment politiques, s’abstient de s’interroger sur les multiples situations de di- et de polyglossies qui caractérisent les pratiques linguistiques en Biélorussie et de préciser clairement, à ce stade de son discours, quelle est la langue des Biélorussiens. Il sera plus clair sur ce point en fin d’ouvrage. Il se contente pour l’heure de décrire la langue comme « environnement national de l’individu [16] » et comme baromètre de l’état des cultures : l’état de la culture nationale d’un peuple dépendrait en effet selon lui de l’état de sa langue[17] qui contiendrait la mentalité du peuple, mais aussi, « sa vision du monde ». En d’autres termes, il n’y aurait qu’au travers de sa langue qu’un individu pourrait comprendre toute la profondeur de la spécificité de sa propre nation ethnique.

Comment ne pas reconnaître dans ce discours une adhésion aux thèses fichtéenne, humboldtienne et hégélienne sur la relation entre langue et pensée ? Dans sa série de conférences publiques prononcée à l’Académie de Berlin entre décembre 1807 et mars 1808, intitulées Discours à la nation Allemande[18], Johann Gottlieb Fichte (1762-1814) avait déjà formulé que l’élément qui permettait de distinguer les Germains des autres devait être recherché dans leur langue, « car les hommes, écrivait-il, sont formés par la langue, plus que la langue ne l’est par l’homme »[19]. J. G. Fichte pensait déjà en effet que les langues conditionnaient les caractères et les traits nationaux de chaque peuple. Ses thèses furent parmi les premières à valoriser l’idée déterministe, et contraire à la pensée rousseauiste, que les langues ne sont pas des affaires de conventions entre les hommes, ces décisions qu’il qualifiait d’arbitraires, mais qu’il existe « une loi fondamentale d’après laquelle chaque idée est exprimée par tel son déterminé et par aucun autre. (…). A vrai dire, ce n’est pas l’homme comme tel qui parle, c’est la nature humaine qui s’exprime par lui et se communique aux autres »[20] :

« On devine sans peine l’énorme influence qu’exerce sur le développement humain d’un peuple la structure de sa langue, de cette langue qui accompagne, limite et anime l’individu jusque dans les profondeurs les plus intimes de sa pensée et de son vouloir, qui fait de l’agrégat humain parlant cette langue une communauté dirigée par une même intelligence, qui constitue le point de confluence du monde matériel et du monde spirituel où fusionnent ces deux extrémités, au point qu’il devient impossible de savoir auquel des deux mondes elle appartient »[21].

Le discours fichtéen sur la langue est d’autant plus intéressant à comparer avec celui de Adam Mel’nikov, que le philosophe allemand se disait également persuadé que le climat pouvait exercer une influence sur l’organe vocal. Aussi devenait-il possible de donner, selon J. G. Fichte, le nom de peuple à une communauté d’hommes chez qui l’appareil vocal était soumis aux mêmes influences extérieures, mais ce qui impliquait également d’adhérer à la thèse qu’une langue est une donnée fixée une bonne fois pour toutes, incapable d’évolution. Et c’est d’ailleurs bien parce que J. G. Fichte croyait que les langues ne pouvaient pas évoluer qu’il leur faisait entretenir un rapport direct avec « ce qu’on appelle l’âme, le caractère ou quelque chose de semblable »[22]. En outre, si la langue ne devait pas évoluer, c’était bien parce que chacune de ses transformations était susceptible de déboucher sur une dégradation des valeurs morales de la nation qui risquait alors de disparaître. C’est aussi par le truchement de cette conception fixiste de la langue que J. G. Fichte en arrivait à formuler, dans son Septième discours à la nation allemande, que le peuple allemand était « le peuple par excellence, en opposition avec les autres races qui sont séparées de lui [23] », et en particulier des autres peuples d’origine germanique. Le problème d’Adam Mel’nikov n’est-il pas de montrer à partir des mêmes présupposés linguistiques ce qui distingue les Biélorussiens des autres, en particulier d’origine slave ?

C’est encore du philologue et homme politique allemand Wilhelm von Humboldt (1767-1835) que Adam Mel’nikov s’inspire sans toutefois le citer lorsqu’il établit un lien entre langue et « vision du monde » d’un peuple. W. von Humboldt écrivait par exemple :

« Quoiqu’en grande partie l’ouvrage des nations, les langues les maîtrisent néanmoins, les retiennent captives dans un cercle déterminé, et forment ou indiquent au moins principalement la différence du caractère national »[24].

Ainsi de l’idée, chez Adam Mel’nikov, que la langue peut être comparée à un « environnement national ». Dans un article français sur ses Essais esthétiques sur Hermann et Dorothée de Goethe adressé à Germaine de Staël (1799), W. von Humboldt notait, par exemple, que :

« Les mots d’une langue étrangère ressemblent véritablement à des signes morts ; au lieu que ceux de la nôtre sont vivants, pour ainsi dire, parce qu’ils se lient à tout ce qui respire autour de nous. Quoique telle expression étrangère nous soit parfaitement connue, et que nous l’avons souvent entendue prononcer dans le pays même auquel elle appartient, elle n’est jamais entrée dans le fonds de nos pensées, elle ne nous a jamais servi à découvrir une idée neuve et intéressante, elle ne nous est jamais échappée dans un moment d’émotion ou de douleur ; en voilà assez pour qu’elle nous reste toujours étrangère à un certain point »[25].

Il découle de ce raisonnement que seul un membre d’une nation peut pleinement comprendre un autre membre de cette même nation, dont les valeurs ne peuvent rester qu’opaques à l’observateur originaire d’une autre société. En revanche, toujours selon ce modèle d’interprétation, les nations issues d’une même souche sont susceptibles d’exprimer les mêmes types de rapports entre chaque idée, bien que les idées peuvent s’altérer à mesure que la langue se dégrade, ce qui apparaît comme le signe de la dégénérescence du peuple qui la parle.

Comment ne pas reconnaître enfin dans ces discours sur les langues du début du XIXème siècle, aussi bien que chez Adam Mel’nikov aujourd’hui, l’adhésion à une vision moniste de l’univers qui n’admet aucun dualisme entre la pensée et la nature, entre le contenu et la forme ou encore, entre l’être et l’apparence, par quoi il est possible de remarquer l’influence des thèses hégéliennes sur ces édifices intellectuels : ceux qui comme Hegel adhèrent à la thèse qu’il ne peut pas y avoir d’esprit sans matière ni de matière sans esprit, mais que ces phénomènes doivent plutôt être pensés dans leur simultanéité, ne peuvent accepter l’existence d’un dualisme entre une nation, aujourd’hui un ethnos ou une nation ethnique, et son « esprit » - son « Idée » aurait aussi dit Hegel -, aujourd’hui sa mentalité, unis dans la langue, elle-même conçue comme contenant et contenu dans un même rapport de simultanéité. Comme par ailleurs dans les écrits du linguiste allemand August Schleicher (1821-1868), le caractère organique dévolus par les sectateurs de cette pensée aux langues, et par voie de conséquence, aux nations ethniques, et aujourd’hui aux ethnos, dont elles sont censées déterminer l’existence autant que le caractère collectif, doit également refléter l’aspect matériel de la pensée. Force est ainsi de constater que c’est certainement un présupposé du même ordre qui conduit Adam Mel’nikov à pouvoir considérer la notion de mentalité comme un instrument soi-disant fiable de connaissance et d’étude des ethnos évolués en nations ethniques. Mais dans cette logique, certains ethnos ou nations ethniques peuvent encore être considérés par les tenants de cette école de pensée comme supérieurs à d’autres, ce qui devrait aussi nous inciter à réfléchir aux rapports que celle-ci entretient avec l’histoire de la pensée coloniale en Europe.

Du nouvel ethnos des Biélorussiens à la nation ethnique loukachévienne : sur la terre maternelle comme au « paradis »

La frontière linguistique que Adam Mel’nikov instaure entre les Biélorussiens et les autres cautionne l’existence de frontières spirituelle et mentale par le développement d’un discours sur les religions comprises comme des principes étanches de civilisation. Adam Mel’nikov rappelle que les Biélorussiens furent d’abord et avant tout des païens adeptes du polythéisme : une thèse qui, pour être à peine développée, ne correspond pas moins au discours officiel qui, depuis l’accession d’Aljaksandr Lukašenka au pouvoir, valorise les études sur le paganisme originel de l’ethnos des Biélorussiens. Historiquement, les Biélorussiens se convertirent toutefois au christianisme de culte orthodoxe en tant que communauté incluse dans la Rus’ de Kiev, ce qui, selon Adam Mel’nikov, aurait conditionné l’un des traits dominants de leur mentalité nationale contemporaine. Pourtant, l’auteur semble prêt à reconnaître que l’histoire de la Biélorussie ne procède pas d’une culture uniforme. Mais de même que son modèle d’interprétation des questions linguistiques rejète les principes du mélange et de la mixité comme causes de dégradation possible de l’ethnos, il impute au manque d’uniformité historique et spirituel du pays sur la durée le nivellement de sa culture et de la conscience nationale de son peuple par dégradation, puis par déformation. Selon lui, la confrontation des Biélorussiens avec les Polonais et la religion catholique au sein de l’ancienne entité polono-lithuanienne aurait été un de ces accidents de l’histoire qui aurait causé la dégradation de l’ethnos originel des Biélorussiens[26]. Le catholicisme et la civilisation occidentale auraient dévoyé les principes de développement civilisationnel locaux et ils auraient contribué à diviser l’ethnos originel sur le plan spirituel[27]. Or, de même qu’il le laissait déjà entendre en abordant les questions linguistiques, Adam Mel’nikov présente les principaux marqueurs de la culture nationale comme liés de façon consubstantielle à la notion de développement spirituel. L’inclusion de la région dans l’empire de Russie à dater de la fin du XVIIIème siècle, et la confrontation de l’ethnos originel des Biélorussiens, déjà dévoyé par le catholicisme, avec le système bureaucratique russe, auraient ainsi suscité une déformation supplémentaire. Mais puisque les Biélorussiens et les Russes partagent l’orthodoxie comme principe identique de civilisation, les effets de cette déformation supplémentaire de l’ethnos biélorussien au cours de sa rencontre avec l’ethnos russe ne sont pas considérés par l’auteur comme étant autant préjudiciables que la rencontre de l’ethnos originel des Biélorussiens avec l’ethnos des Polonais.

Adam Mel’nikov admet donc l’existence d’un « brouillage » de la frontière spirituelle entre Russes et Biélorussiens, tandis que la frontière spirituelle et civilisationnelle radicale qu’il instaure entre les Biélorussiens et leurs voisins polonais épouse parfaitement les délimitations territoriales et politiques qui séparent aujourd’hui la Biélorussie de l’Union européenne. Ce manquement de Adam Mel’nikov au modèle théorique d’uniformité qu’il s’était employé à forger tout au long de son premier chapitre est toutefois bien vite recouvert par deux idées. Nous comprenons que si les Biélorussiens existent toujours en tant qu’ethnos, c’est qu’en dépit des dégradation et déformation de celui-ci dues à de néfastes influences étrangères, leur « vieil ethnos » a su s’adapter pour se muer en un « nouvel ethnos ». C’est l’invention de la nation ethnique biélorussienne moderne, qui ouvre la voie à une pensée de l’ère loukachévienne comme étape décisive dans ce processus de mutation : la nation ethnique des Biélorussiens, après avoir vaincu bien des adversités, aurait trouvé le type d’Etat qui lui correspond de façon naturelle (une pensée qui repose sur un déni de la période 1989-1994).

Le fait que le président biélorussien ait proclamé l’existence d’une « voie de développement authentiquement biélorussienne » est d’ailleurs présenté par Adam Mel’nikov comme la preuve du progrès culturel de la nation ethnique :

« Le progrès culturel de la nation [ethnique] – c’est l’indépendance de l’Etat et sa construction économique et sociale sur la base de la mentalité biélorussienne, et le développement de sa culture sur la base de la langue et des traditions biélorussiennes dans leur sens le plus large – à savoir la renaissance culturelle (vozroždenie) [28] ».

Cette fois, l’objectif est explicitement formulé par l’auteur : la biélorussianisation (belarusizaciâ) – linguistique, spirituelle et mentale ? -, de toutes les sphères de la société. Il omet simplement de préciser que ce projet de renaissance (Adradžennje, en biélorussien), a d’abord été celui des opposants de la première heure au président biélorussien, en particulier dans le cercle des nationalistes conservateurs réunis, dès la fin des années 1980, autour du Front populaire de Biélorussie (BNF). Ce n’est donc pas parce que Aljaksandr Lukašenka s’est efforcé d’exclure ce parti politique de la vie politique biélorussienne au cours de son premier mandat, en instaurant dans ses discours une relation entre le fait de parler le biélorussien et le fait d’être fasciste[29], qu’il ne reprend pas une partie du programme de ce parti à son compte en s’adjoignant la plume d’idéologues capables de lui donner un tour encore plus radical. Chez A. Mel’nikov, par exemple, l’atteinte à la pluralité des partis pratiquée par le régime loukachévien ne passe plus par le seul procédé qui consiste à créer des ennemis intérieurs à la Biélorussie. Elle s’appuie désormais sur la formulation d’un syncrétisme idéologique qui serait naturel à la société biélorussienne et propre à minimiser l’existence des conflits politiques en son sein en vue de faire de l’Etat le principal garant et promoteur de son unanimisme.

L’objectif à peine dissimulé d’Adam Mel’nikov est bien de naturaliser le projet de société autoritaire loukachévien en tant qu’étape déterminée de développement sur la durée d’un processus organique échappant au libre-arbitre et à l’effort de volonté des Biélorussiens. Son discours doit être également mesuré en terme d’efficacité politique. Une fois postulées les idées que les Biélorussiens sont dotés d’une mentalité spécifique que l’on devrait croire autant prédestinée que déterminée à avoir épousé comme par magie les frontières acquises par la Biélorussie au cours des accords de Yalta en 1945 ; que cette mentalité, liée de façon intrinsèque aux traits particuliers du vieil ethnos aussi bien qu’à ceux de la nation ethnique moderne, conditionne une même « vision du monde » - alors il devient aisé de légitimer le maintien d’un régime autoritaire. Car comment les Biélorussiens, parlés par leur langue, pensés par leur mentalité, ne devraient-ils pas tous partager les mêmes affinités d’idées et d’opinion ? Quelle société, où tous penseraient de la même manière, aurait d’ailleurs encore besoin d’une démocratie parlementaire et de différents partis politiques ? La notion de culture ethnique (ètničeskaâ kultura) peut ainsi être instrumentalisée par l’Etat et ses idéologues dans sa dimension soi-disant intrinsèque à la « mentalité nationale » aux fins de valoriser le programme du pouvoir : maintenir la santé morale du peuple, développer son amour pour la patrie mais surtout, l’obliger à jouer un rôle actif de soutien au Président. C’est ce même modèle d’interprétation du fait culturel et mental collectif qui a permis d’accréditer la thèse, y compris à l’extérieur de la Biélorussie, que le peuple biélorussien était soumis, tolérant, demandeur de dictature par nature et qu’il se serait enfin trouvé, en Aljaksandr Lukašenka, un guide naturel.

Conclusion

Quelles seront les conséquences à terme de cet alliage en cours d’élaboration entre régime politique dictatorial et différencialisme ethnique ? La Biélorussie est pour l’heure également présentée par les autorités comme une véritable mosaïque culturelle, forte de 120 nationalités, ce qui leur permet de revendiquer, certes, le caractère multinational de l’Etat (sa tolérance ?). Mais parallèlement, le modèle d’approche des idéologues de la biélorussianité souligne l’existence de frontières ethniques indépassables entre les Biélorussiens et les autres. Pour l’heure, si le modèle d’approche ethnique des réalités politiques et sociales des idéologues de l’Etat biélorussien ne sert qu’à recentrer la position de la Biélorussie vis-à-vis de ses voisins, on ne voit pas pourquoi il ne pourrait pas être transposé progressivement aux relations que « l’ethnos » des Biélorussiens se devra à l’avenir d’entretenir avec les autres « ethnos » du pays. En outre, comme le montre Marlène Laruelle dans La quête d’une identité impériale. Le néo-eurasisme dans la Russie contemporaine[30], nous ne devons pas perdre de vue que l’élaboration d’une idéologie d’Etat en Biélorussie s’inscrit dans un environnement de discours plus vaste, qui trouve une certaine cohérence en se proposant de valoriser les particularismes ethniques d’Etats dont les idéologues officiels prônent l’inscription au sein d’une entité englobante restaurée à l’échelle de l’ex-URSS. Ces nouvelles idéologies semblent abonder dans le même sens dès lors qu’il s’agit de faire preuve d’anti-occidentalisme et d’anti-parlementarisme ; elles divergent toutefois dès lors qu’il s’agit d’établir lequel de ces Etats pourrait légitimement prendre la tête de cette entité. En d’autres termes, la tolérance, comme élément central de l’idéologie biélorussienne, a bien du mal à masquer la rhétorique de conflit réellement sous-tendue par cet environnement de discours construit avec les moyens de l’Etat.

 

Notes

[1] Mel’nikov Adam Petrovič, Nacional’nyj mentalitet Belorussov, Minsk, Pravo i èkonomika, 2005, 2-e izdanie, p. 13.

[2Ibidem, p. 1.

[3] L’ouvrage de référence de A. Mel’nikov est Gumilev, Lev, Etnogenez i biosfera Zemli, Leningrad, 1989.

[4] Mel’nikov, A., Op. cit., 2005, p. 8.

[5Idem, p. 10.

[6] « La ‘psychologie nationale’, explique A. Mel’nikov, c’est le cumul (sovokupnost’) des émotions, de l’humeur, et des habitudes du caractère national » (Idem, p. 11).

[7Idem, p. 11.

[8Idem, p. 13.

[9Idem, p. 13.

[10] Dans De l’esprit des Lois (1748), Montesquieu pensait que, l’âme devant être moins sensible à la douleur dans les pays froids que dans les pays chauds, il fallait « écorcher un Moscovite, pour lui donner du sentiment ». Voir Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, p. 375, t. 1.

[11Idem.

[12] Dziaržava i kul’tura. Da sustrečy prezidenta respubliiki Belarus’ Aljaksandra Lukašenki z dzejačami i rabotnikami kul’tury, Minsk, Minskaïa fabryka kalïarovaha droukou, Minsk, 2001, p. 183.

[13] Voir Symaniec, Virginie, « Biélorussie : langues et politique » in Les Confins de l’Otan. L’espace mer Baltique – mer Noir, sous la direction de Jean-Charles Lallemand, Nouveaux Mondes, Paris-Genève, Cres-L’inventaire, n°9, Automne 1999, p. 61-80.

[14] Mel’nikov, A., Op. cit., 2005, p. 6.

[15Ibidem, p. 10.

[16Idem.

[17Idem, p. 84.

[18] Fichte, J. G., Discours à la nation allemande, Paris, Aubier Montaigne, 1952.

[19Ibidem, p. 109.

[20Idem, p. 110.

[21Idem, p. 120.

[22Idem, p. 111-112.

[23Idem, p. 150.

[24] Humboldt, W. von, Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage, Paris, Editions du Seuil, 2000, p. 312-313.

[25Ibidem, p. 29-30.

[26] Mel’nikov, A., Op. cit., p. 18.

[27Ibidem, p. 19.

[28Idem, p. 68.

[29] Symaniec, Virginie, 1999, Op. cit.

[30] Paris, Editions Pétra, 2007.

 

Pour citer cet article

Virginie Symaniec, « Discours sur le caractère déterminé de la mentalité nationale des Biélorussiens dans le cadre de la nouvelle idéologie de l’Etat loukachévien », in Patrick Sériot (dir.) La question du déterminisme en Russie actuelle, [en ligne], Lyon, ENS LSH, mis en ligne le 10 décembre 2008. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article157