La propriété chez les Décembristes

Julie GRANDHAYE

Agrégée de russe, docteur en histoire, UMR 5206 Triangle.

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Mots-clefs : droit de propriété – propriété foncière – Etat – Décembristes – P.I. Pestel – N.M. Mouraviov – N.I. Tourgenev.

Plan de l'article

Texte intégral

Introduction

Travailler sur la propriété en Russie conduit le chercheur à s’interroger essentiellement sur la propriété foncière, tant le rapport à la terre est particulier dans la culture russe. Une analyse du concept de propriété foncière ne peut faire l’économie d’une approche, même partielle, de la notion extrêmement complexe de la terre (zemlâ) en Russie : objet d’étude difficile à appréhender, les mentalités foncières russes relèvent tant des politiques agricoles menées par l’Etat, que du respect quasi religieux du monde paysan russe pour la terre. Aux considérations d’ordre économique et politique, il est donc nécessaire d’ajouter une analyse des conceptions morales et religieuses de la terre. Toutes ces composantes doivent impérativement être prises en compte : en effet, la difficulté éprouvée par les Russes à définir le concept de propriété et le flou juridique autour de la propriété foncière reflètent en partie cette appréhension particulière de la terre en Russie.

Une approche contemporaine de cette problématique met l’accent sur la propriété collective, liée aux pratiques soviétiques et à la collectivisation des années 1930. Toutefois une mise en perspective historique s’avère nécessaire pour rendre à la question foncière toute son épaisseur, et faire apparaître les ruptures et les continuités dans ce domaine. Seule une approche diachronique est à même, selon nous, de rétablir la généalogie de cette pensée du foncier en Russie.

En effet, la définition de la propriété foncière évolue en fonction des métamorphoses de la forme étatique russe au cours des XVIIe – XIXe siècles : l’interdépendance entre propriété de la terre et forme de l’Etat, primordiale pour comprendre la spécificité russe de la propriété privée, est au cœur de notre problématique. Pensée dans ses rapports avec le pouvoir et l’Etat, la question de la propriété soulève d’autres interrogations : quelles sont les conditions d’émergence d’un droit à la propriété privée ? Comment passe-t-on d’une simple appropriation des terres à un droit revendiqué et reconnu à la conservation des biens fonciers ? S’interroger sur la propriété pose aussi le problème de la territorialité : vers quel type de pouvoir la répartition sur le sol national fait-elle signe ? Quels en sont les modèles référents ? Toutes ces interrogations font apparaître une véritable culture de la propriété foncière, liée à la souveraineté de la possession et au servage, à la jouissance collective ou individuelle de cette propriété, à la valeur morale, économique et politique accordée à la terre : en ce sens, il est pleinement justifié de parler d’une idéologie foncière en Russie[1].

Restaurer l’histoire de cette idéologie foncière au sein d’une histoire du politique en Russie : telle est notre démarche, qui entend mettre à jour les interdépendances qui lient le destin de la propriété foncière privée à celui de l’avènement d’un Etat moderne en Russie autocratique. Une telle approche convie le chercheur à établir la généalogie d’un droit de la propriété privée en Russie, qui embrasse à la fois la constitution d’un cadre juridique délimitant ce droit et les constantes qui façonnent les mentalités rurales. On s’interrogera donc sur les démarches des souverains vis-à-vis de la terre, sur les discours économiques et politiques tenus sur l’agriculture domaniale, mais aussi sur les pratiques et les représentations de la propriété au sein du peuple et chez les propriétaires fonciers. Dans ce contexte, nous posons comme postulat à notre étude que la constitution d’un droit de propriété est indissociable de l’avènement d’un Etat moderne : à nos yeux, un véritable droit de propriété n’émerge en Russie qu’au début du XIXe siècle. Il est élaboré et formulé dans son acception la plus simple et la plus précise par les Décembristes, dans leurs projets constitutionnels : la Constitution (Konstituciâ) de N.M. Mouraviov et La justice russe (Russkaâ pravda) de P.I. Pestel[2]. Ces deux textes marquent un moment fondateur, car ils cristallisent les positions qui président à l’émergence d’une conception nouvelle de la propriété[3].

Il faut néanmoins aller chercher dans la Russie moscovite et la formation de l’Empire les sources d’une idéologie foncière spécifiquement russe. Une généalogie de la notion de propriété, notamment sous les règnes d’Ivan III et d’Ivan IV, ainsi qu’une rapide analyse de l’évolution de cette propriété au XVIIIe siècle, mettront à jour les ressorts qui constituent cette propriété : ce sera l’objet de notre première partie. Tout en se situant dans cet héritage, les Décembristes élaborent une conception renouvelée de la propriété de la terre, en opérant un décalage fondamental : la propriété est conçue non d’après le pouvoir absolu du Prince, mais à la suite de l’entrée en société politique des hommes avec leur consentement. Instituée par l’Etat, la propriété devient un droit accessible à tous, et non plus un privilège réservé à quelques-uns. Ce passage du privilège au droit suppose une révolution des mentalités et une redéfinition de la propriété, notamment vis-à-vis du servage (2e partie). Mais plus encore, elle engendre un regard renouvelé sur la terre et, partant, sur la propriété foncière : en tenant compte à la fois des théories européennes du droit de propriété, et des spécificités du monde paysan russe fortement marqué par la commune paysanne, les Décembristes – et tout particulièrement P.I. Pestel – affrontent la question de la propriété individuelle et collective. Refusant de choisir l’une à l’exclusion de l’autre, P.I. Pestel, figure de proue de la Société du Sud, entend réconcilier deux opinions opposées sur la propriété de la terre et contribue ainsi à perpétuer une idéologie foncière spécifique à la Russie.

L’idéologie foncière en Russie, XVIe – XVIIIe siècles.

La propriété en Russie moscovite pose de redoutables problèmes de définition, liés à un flou juridique : en Russie comme en Europe, jusqu’au XVIIIe siècle, la propriété ne constitue pas un droit aussi clairement défini qu’aujourd’hui ; elle correspond davantage à une superposition de différents types de droits sur la terre. Il faut rendre compte de cette situation juridique dans toute sa complexité pour esquisser l’ébauche d’une histoire des représentations de la propriété foncière en Russie.

La propriété en Moscovie.

Jusqu’au XVIe siècle, la Russie distingue deux modes de propriété foncière : le domaine utile (appelé aussi propriété utile) et le domaine direct (ou seigneurie). Le premier désigne le droit que les paysans ont sur la terre comme fruit de leur travail : ils l’ont non en propriété, mais en possession ; en revanche, les seigneurs bénéficient d’une propriété directe des terres. Cette distinction, valable aussi en Europe occidentale[4], se traduit en russe par l’utilisation de deux termes différents : vladenie (ou obladanie) désigne la possession de la terre par les paysans, et sobstvennost’ la seigneurie des propriétaires fonciers. La distinction entre propriété et appropriation du sol est à mettre en relation avec le travail : se profile ici l’une des théories de la propriété foncière, selon laquelle la terre appartient à celui qui la cultive. En vertu de ce couple vladenie/sobstvennost’, les paysans ont toujours considéré que la terre était leur possession (domaine utile), tandis que les seigneurs en avaient la propriété (domaine direct).

La propriété foncière évolue au fur et à mesure que prend forme l’Etat moscovite[5] : la progressive construction de l’Empire sonne le glas de la propriété foncière des seigneurs. Les tsars se méfiaient de la votčina ou otčina, terres dont les princes de la Russie des apanages bénéficiaient en pleine propriété. Ces terres constituaient l’assise du pouvoir des boyards et leur conféraient une réelle indépendance. Par une série de mesures, Ivan III tenta de réduire les droits assignés à cette propriété héréditaire : ainsi, les boyards n’eurent plus la possibilité de transmettre leur patrimoine foncier à leurs filles, si bien que le tsar confisquait les biens d’un boyard sans descendance masculine. De même, tout boyard qui se faisait moine devait renoncer à ses terres au profit du tsar, sans pouvoir les transmettre à ses héritiers. Outre un durcissement de la législation, le XVIe siècle présente une longue succession d’expropriations des domaines fonciers des boyards au profit du tsar et de la Couronne. Les expropriations en faveur du tsar moscovite étaient particulièrement courantes dans la principauté de Novgorod, principale rivale de la future cité impériale : les Chroniques en font état en 1475, 1478 et 1483-1484[6]. Les terres revenaient à la Couronne, les boyards et leurs familles étaient bannis, parfois passés par les armes. Ainsi, pour l’hiver 1488-1489, on estime que 7 000 personnes furent bannies de la principauté de Novgorod[7]. La principauté de Pskov, autre cité indépendante de Moscou, connut les mêmes déboires en 1510[8]. Il en fut de même pour les cités de Tchernigov-Seversk, Smolensk, Riazan[9], etc. Ces confiscations de biens fonciers durèrent pendant toute la période de l’opričnina, sous Ivan le Terrible. La même politique fut suivie par Pierre le Grand : les expropriations étaient tellement entrées dans les mœurs que fut créée, en 1729, une « Chancellerie des confiscations » (Kancelâriâ konfiskacij).

Les terres ainsi confisquées étaient alors redistribuées aux serviteurs de l’Etat sous forme de pomest’e, c’est-à-dire de biens fonciers donnés en possession à vie, mais non transmissibles. L’attribution de terres tenait lieu de récompense pour services rendus. Le passage de la votčina au pomest’e marque l’entrée de la noblesse dans le service de l’Etat : en échange d’un effort militaire de la part de la noblesse, l’Etat accordait à cette dernière des terres pour subsister. Le passage de la votčina au pomest’e est donc accompagné du passage d’une noblesse héréditaire à une noblesse de service, et, simultanément, d’une immobilisation progressive de la paysannerie, constatée dès la fin du XVIe siècle et consacrée par l’Uloženie du tsar Aleksej Mihajlovič en 1649. En même temps que la noblesse entrait au service du prince, la paysannerie entrait au service du seigneur. Une dépendance toujours plus étroite du paysan vis-à-vis du propriétaire et l’attachement à la glèbe donnèrent naissance au droit de servage (krepostnoe pravo).

Le triomphe de l’imperium.

Ce rapide survol des relations d’interdépendance foncière laisse apparaître plusieurs types de possession, à tel point qu’il est difficile de parler d’un droit de propriété unifié sur l’ensemble des terres russes. Il semble plus juste d’évoquer une superposition de plusieurs types de propriétés : la possession collective de la communauté paysanne, qui revendique l’usage de la terre ; la possession individuelle du seigneur, qui en jouit à vie mais sans transmission possible ; la propriété du Souverain, le tsar s’avérant, en fin de compte, seul propriétaire des terres qu’il a confisquées. Quel rapport au territoire ces relations reflètent-elles ?

Le modèle référent doit être cherché dans la notion d’imperium codifiée par le droit romain de Justinien. L’imperium désigne, déjà chez Aristote, un mode despotique de gouvernement dans lequel seul gouverne l’intérêt privé[10]. Les individus sont assujettis au pouvoir de l’imperator, et le rapport à la terre n’est pas réglé par le droit, mais par la force. La compréhension de la propriété en Russie moscovite s’inscrit dans le cadre général de cette conception de l’autorité du souverain : le pouvoir exercé sur la terre relève des faits et non du droit. La disparition de la votčina, les nombreuses expropriations au profit de la Couronne font signe vers une appropriation de la terre par le Souverain, seul détenteur des terres. C’est pourquoi nous considérons que la propriété privée foncière – au sens strict – n’existe pas en Russie jusqu’en 1820, car il n’y a pas de droit de propriété garanti par un Etat distinct de la personne du souverain. La propriété se confond avec le prince, ce dont témoigne A.A. Vassiltchikov :

« [...] Le règne, c’est-à-dire le pouvoir politique, se confond avec la propriété foncière, l’Etat avec la terre et tout le territoire est reconnu une fois pour toutes la propriété du peuple (obŝenarodnoe sostoânie), et par conséquent le bien du souverain et de l’Etat. Mille ans après avoir fait appel aux Varègues, le peuple russe reconnaît toujours que la terre est au Tsar, et que le droit du Tsar d’en disposer est au-dessus de tout droit de propriété particulier ou communautaire (častnoj ili obŝinnoj sobstvennosti). »[11]

 

Ainsi, le Prince jouit d’une souveraineté illimitée sur les terres et les sujets qui lui sont soumis. Les relations de propriété sont remplacées par une relation de domination du Prince sur ses possessions, qu’elles soient foncières ou humaines. Seul l’Etat, incarné par la personne du Prince, est propriétaire de l’ensemble des terres sur lesquelles s’étend sa domination.

Délimiter la propriété pour la rentabiliser.

Les transferts de domaines fonciers offerts aux nobles par les souverains complexifièrent les relations foncières au XVIIIe siècle. Une opération de délimitation des propriétés s’avérait nécessaire pour mettre fin aux appropriations indues[12]. En effet, les nobles continuaient à s’approprier les terres en friches et n’hésitaient pas à spolier leurs voisins pour obtenir un terrain de bonne qualité. L’opération de Bornage général fut lancée par l’Impératrice Elizaveta Petrovna[13], mais ne fut réellement concrétisée que par le manifeste de Catherine II en date du 19 septembre 1765[14]. Ce n’est qu’à l’avènement d’Alexandre Ier, en 1801, que ce travail fut achevé[15]. Il répondait à des préoccupations d’ordre fiscal et économique, et à la nécessité d’une gestion rationnelle des terres de l’Empire. Ce Bornage général eut toutefois une autre conséquence : il permit de distinguer les terres de la Couronne des terres des propriétaires fonciers et, par là, de renforcer le pouvoir des seigneurs sur la terre.

Cette « consolidation » fut mise en place dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : un décret de Pierre III, promulgué en 1762, libérait les nobles du service, mais sans leur retirer leurs terres. Par la Charte de la noblesse de 1785, Catherine II renforça même le droit de propriété des nobles, puisqu’il y est stipulé (article 11) que ces derniers ne pouvaient en aucun cas être dépossédés de leurs domaines fonciers sans recours à une procédure légale. Catherine II et Paul Ier multiplièrent les dons de serfs et de terres aux propriétaires fonciers, en échange de services rendus à l’Empire. Ainsi Catherine II réduisit 800 000 paysans au servage, et Paul Ier 600 000. Le droit de servage fut étendu à l’Ukraine et dans les régions du Caucase et de Tauride. Dans ce contexte, le servage est à prendre comme une extension de la possession de la terre aux corps et aux personnes :

« le krepostnoe pravo vient à signifier pour le seigneur un véritable droit de propriété sur le serf. La relation entre serf et seigneur qui s’était développée depuis le XVIIe siècle n’était pas une relation de service mais une relation d’appropriation. »[16]

 

Dès lors que l’Impératrice cherche à rationaliser la gestion du territoire, deux questions fondamentales se posent : la première consiste à déterminer qui du paysan ou du seigneur possède la terre en propre ; la seconde réside dans la productivité de l’agriculture. Ces deux questions reviennent constamment dans les travaux de la Société libre d’économie (Vol’noe èkonomičeskoe obŝestvo), fondée par Catherine II en 1765[17]. Dans une réflexion soumise à la Société en 1765, l’Impératrice pose la question cruciale de la propriété de la terre[18], et celle du mode de propriété : s’agira-t-il d’une propriété individuelle ou collective[19] ?

« Beaucoup d’auteurs raisonnables prétendent et démontrent qu’il ne peut y avoir ni artisanat, ni commerce fermement établi là où l’agriculture est en ruine, et que l’agriculture ne peut prospérer là où l’agriculteur ne possède rien en propre. Tout cela est basé sur une règle très simple : tout homme prendra davantage soin de ce qui est à lui que de ce dont il doit craindre qu’il lui sera enlevé. Je tiens cette règle pour indiscutable.

Il me reste donc à vous demander de résoudre la question suivante : en quoi consiste ou doit consister le bien et l’héritage du laboureur si l’on veut répandre largement l’agriculture ? Certains estiment qu’il doit consister dans le lot de terre, transmis du père au fils et à sa descendance avec tout le mobilier et l’immobilier acquis. D’autres, au contraire, estiment qu’il faut attribuer un lot de terre à quatre ou huit personnes différentes dont l’aîné sera nommé le chef et le maître, ce qui implique que le fils ne sera pas l’héritier du père et qu’il n’aura rien qui lui appartienne en propre ; il appellera sa propriété ce qui appartient à cette société, et non à chacun individuellement. Ainsi je me trouve dans le plus grand doute. »[20]

La seconde préoccupation de Catherine II infléchit la réflexion sur la propriété foncière dans un sens économique proche de celui des physiocrates. La terre étant la première richesse de la nation, il faut s’assurer que l’agriculture donnera les plus hauts rendements. Dès lors, la question de la rentabilité de la terre rejoint celle de la rentabilité du travail : du travail servile ou du travail salarié, lequel des deux est le plus efficace ? Dès 1804, la Société libre d’économie récompensait les travaux démontrant la supériorité du travail libre sur le travail servile ; elle devait le faire jusqu’en 1812. De même, la question d’une gestion rationnelle des domaines, et donc des terres, fait régulièrement surface : il s’agit de présenter les principes de gestion de l’activité domaniale selon les principes de la saine raison.

 

Ainsi, la propriété privée de la terre se fraie très difficilement un chemin en Russie. Vécue comme une faveur, l’attribution d’une possession foncière par le Prince peut être remise en cause à la moindre disgrâce. Au cours du XVIIIe siècle, des considérations d’ordre économique – bornage des terres et délimitation des propriétés – conduisent les souverains à stabiliser les domaines fonciers. C’est dans ce contexte, hésitant entre rationalité économique et appropriation des corps et des personnes, que les Décembristes, frappés par l’injustice du servage, tentent d’élaborer une nouvelle définition de la propriété.

Instituer la propriété : les Décembristes et l’Etat.

C’est aux Décembristes qu’il revient d’avoir posé les fondements d’une conception moderne de la propriété. En effet, ceux-ci envisagent la propriété comme un droit imprescriptible de tout être humain, garanti par l’Etat. Dès lors que l’homme entre dans la société civile, la possession de biens mobiliers et immobiliers n’est plus un privilège accordé par le souverain, mais un droit reconnu, étendu à tous les citoyens – ce qui suppose de redéfinir la souveraineté ainsi que le cadre légal dans lequel s’exerce le pouvoir suprême.

L’Etat institue la propriété. Propriété et droit naturel.

Les théories politico-juridiques contractualistes mettent en scène des hommes renonçant à leur liberté naturelle absolue pour se faire citoyens ; ils forment alors un corps politique dont la seule finalité est de garantir la conservation des personnes et des fruits de leur travail. Dès lors, l’institution étatique se définit avant tout par les buts qu’elle poursuit : l’Etat doit faire de la liberté et de la sécurité des individus sa première préoccupation. Cette double priorité engendre la revendication de la propriété, perçue comme un prolongement de ce droit à la conservation du corps et des produits de son effort. Ainsi, John Locke écrit :

« Les fins propres du gouvernement [sont] le bien public et la préservation de la propriété. »[21]

 

« J’appelle intérêts civils la vie, la liberté, la santé du corps ; la possession des biens extérieurs, tels que sont l’argent, les terres, les maisons, les meubles et autres choses de cette nature. »[22]

Locke définit la propriété comme un droit naturel de l’homme d’exercer sa souveraineté sur ses propres biens, reconnus et protégés par la loi. En ce sens, on peut affirmer qu’il élabore une « théorie positive de la propriété ancrée dans la loi de nature »[23]. Le droit à la propriété est garanti par l’Etat, mais le droit positif se borne à reconnaître un droit naturel et imprescriptible qui le précède : celui de la libre jouissance des fruits de son travail. Néanmoins, dans la société politique, ce droit subit quelques déplacements : la possession naturelle, absolue et illimitée, se trouve bornée par la loi, qui en délimite le cadre et le mode de jouissance. Le droit naturel de possession se mue en droit positif de propriété.

On observe le même mouvement chez les Décembristes : à leurs yeux, l’institution de la propriété comme droit découle de la reconnaissance de la liberté de l’individu. Liberté et propriété sont indissolublement liées ; toutes deux sont inscrites dans les projets constitutionnels élaborés par les Décembristes :

« Le peuple russe, libre et indépendant, n’est pas et ne peut pas être la propriété d’une personne ni d’une famille. »[24]

 

« La liberté individuelle (ličnaâ svoboda) est le premier et le plus important droit de tout citoyen, et l’obligation la plus sacrée de tout gouvernement. C’est sur elle que reposent les fondements de l’ensemble de l’Edifice étatique ; et sans elle il ne peut y avoir ni sécurité, ni bien public. »[25]

 

S’appuyant sur les théories philosophiques qui leur sont contemporaines, les Décembristes dessinent les contours de la nouvelle Russie selon les principes du libéralisme politique : l’Etat est institué pour garantir la liberté des individus, liberté perçue et présentée comme un droit imprescriptible de l’homme. Cette conception libérale de l’Etat entraîne la condamnation immédiate et unilatérale de l’institution du servage :

« Désormais, le servage et l’esclavage sont abolis. »[26]

 

Le rejet du servage, défini comme un droit abusif de propriété des nobles sur les serfs, engendre une redéfinition du droit de propriété ; désormais la propriété s’étend uniquement aux choses, et non plus aux personnes :

« Nous affirmons l’abolition du droit de propriété étendu aux personnes. »[27]

« Le droit à la propriété, qui n’induit que les choses, est sacré et inaliénable. »[28]

 

La définition la plus complète de la propriété se trouve chez P.I. Pestel, qui résout la distinction, énoncée plus haut, entre obladanie/vladenie (possession) et sobstvennost’ (propriété) en convoquant les deux notions pour établir un seul et même droit :

« Le droit de propriété ou de possession (pravo sobstvennosti ili obladaniâ) est un droit sacré et inviolable, qui doit être fondé et renforcé sur les bases les plus solides, les plus positives et les plus inviolables, afin que tout citoyen soit pleinement assuré qu’aucun pouvoir despotique ne pourra le déposséder de la moindre parcelle de ses biens. »[29]

La propriété, fondée en droit, est accessible à tous les citoyens du nouvel Etat russe. Rompus aux pratiques d’expropriation de l’Etat, les Décembristes accompagnent ce droit d’un arsenal juridique, destiné à garantir l’inviolabilité de cette propriété. P.I. Pestel insiste tout particulièrement sur l’impossibilité de confisquer arbitrairement le patrimoine foncier, ou de spolier un propriétaire de ses biens au nom du Souverain. On doit recourir à l’expropriation uniquement en vue du bien public, et non pas dans l’intérêt d’un individu ; toute expropriation doit donner lieu à une compensation financière. De même, P.I. Pestel définit le droit à la transmission des biens, le droit de succession, les fonctions d’un exécuteur testamentaire, etc.

Propriété et économie politique.

La reconnaissance de droits inaliénables ne préside pas seule à l’inscription de la propriété dans la constitution. Les Décembristes, et P.I. Pestel au premier chef, y adjoignent volontiers des considérations économiques, rejoignant par là les préoccupations de Catherine II. Dans cette perspective, la propriété est envisagée sous l’angle de l’acquisition légale des biens, ouvrant droit à leur possession légitime. C’est en ces termes que la propriété est définie dans l’Encyclopédie :

« Propriété. C’est le droit que chacun des individus dont une société est composée a sur les biens qu’il a acquis légitimement.

Une des principales vues des hommes en formant des sociétés civiles a été de s’assurer la possession tranquille des avantages qu’ils avaient acquis, ou qu’ils pouvaient acquérir ; ils ont voulu que personne ne pût les troubler de la jouissance de leurs biens ; c’est pour cela que chacun a consenti à en sacrifier une portion que l’on appelle impôts, à la conservation et au maintien de la société entière. »[30]

La propriété rejoint la notion d’acquisition de bien par le travail : c’est le travail qui est à la source toute reconnaissance de la propriété privée. P.I. Pestel reprend cette position et prône la supériorité du travail libre sur le travail servile, à partir des postulats de l’économie politique :

« Stuart, Turgot et Smith ont prouvé que le travail des esclaves est beaucoup moins productif que le travail des ouvriers libres. Say encourage le travail exécuté par les esclaves, mais cela ne peut se rapporter qu’aux plantations de sucre et de café dans les îles, et non à l’agriculture en Europe. »[31]

Une des préoccupations constantes de P.I. Pestel est l’enrichissement de la nation. À la suite d’Adam Smith, il comprend la richesse d’une nation comme la « somme de tous les produits résultant du travail des forces productives, c’est-à-dire toutes les matières premières et tous les produits des manufactures. »[32] Or, le droit à la propriété privée est une condition nécessaire à l’augmentation de la productivité, et, partant, à l’enrichissement de la nation : en effet, seul un homme à qui l’on garantit qu’il conservera les fruits de son travail est intéressé à augmenter sa productivité. C’est dans cette perspective que sont envisagées la propriété et la sécurité des biens acquis :

« […] On voit que l’inviolabilité de la personne et de la propriété acquise est le principe fondamental de l’économie politique. Là où la loi civile assure la totale inviolabilité de la personne et de ses biens, on peut attendre avec certitude une augmentation de la richesse nationale. L’Angleterre doit sa grandeur uniquement aux lois qui ont garanti cette inviolabilité, et nullement à son système politique, et encore moins aux règles mercantiles de son commerce. »[33]

Ainsi, dans la conception pestelienne de la propriété, les considérations économiques (richesses de la nation) prennent autant d’importance – sinon plus – que les considérations humanistes (condamnation de l’inhumanité du servage).

2.3. L’accès à la propriété privée.

La reconnaissance du droit à la propriété privée conduit à poser un problème politique corollaire : si l’accès à la propriété est considéré comme un droit civil pour tout citoyen, en tant que droit politique ouvrant l’accès aux urnes, la propriété foncière privée est traitée inégalement par l’ensemble des Décembristes. Pour davantage de clarté, on distinguera deux positions, cristallisées dans les projets constitutionnels de N.M. Mouraviov et de P.I. Pestel.

Aux yeux de N.M. Mouraviov, la terre doit être accessible à tous, mais elle ne sera en aucun cas redistribuée selon un principe égalitaire. Propriétaire terrien, issu d’une famille de la haute noblesse russe, N.M. Mouraviov ne conçoit pas que l’abolition du servage puisse s’accompagner d’une spoliation des possessions domaniales des seigneurs fonciers. La terre demeure donc aux nobles propriétaires ; seuls les enclos sont laissés en pleine propriété aux paysans[34]. À cette conception relativement étroite de la propriété correspond une conception tout aussi étriquée de l’accès aux droits politiques. En effet, N.M. Mouraviov refuse tout droit politique aux citoyens qui ne disposent pas d’une propriété foncière : les nomades sibériens sont donc exclus de la vie politique. Mais plus encore, N.M. Mouraviov restreint l’accès aux urnes en établissant un cens électoral et un cens d’éligibilité extrêmement élevés, fondés sur la valeur de la propriété immobilière (respectivement 30 000 roubles argent et 60 000 roubles argent). Seuls les grands propriétaires terriens pourront donc jouir pleinement des droits civils et politiques du citoyen, et prendre part à la vie de la cité. La propriété conditionne ici une participation médiate et immédiate à la vie politique de l’Etat.

 

Tout autre est la position de P.I. Pestel : ce dernier définit la propriété comme un droit accessible à tous les citoyens sans exception. Ce droit à la propriété ne concerne pas uniquement les isbas et les enclos, mais s’étend à l’ensemble du patrimoine foncier de la Russie. Plus encore : P.I. Pestel fonde le droit de propriété (sobstvennost’) sur l’ancienneté de la possession (vladenie ou obladanie) ; ce qui revient à considérer que la terre appartient à ceux qui en avaient pris possession les premiers, à savoir les paysans.

« L’ancienneté de la possession fonde le droit de propriété, afin que, par ce moyen, on puisse enfin mettre un terme aux affaires controversées depuis longtemps. Mais, dans la mesure où l’ancienneté s’accompagne parfois de nombreuses autres circonstances, les lois doivent déterminer avec la plus grande prudence et de manière détaillée les différentes nuances de ce droit. »[35]

P.I. Pestel supprime donc les grands domaines fonciers des nobles afin de faciliter l’accès à la petite propriété privée. À ses yeux, la propriété de la terre est fondamentale : c’est elle seule qui garantit la loyauté des citoyens et qui permet, par la possession d’une portion du territoire national, de superposer l’intérêt général et l’intérêt privé. La propriété est une condition sine qua non de la loyauté des citoyens. Les catégories de propriétaire et de citoyen recouvrent en fait une réalité unique – la loyauté à l’Etat – envisagée sous deux formes distinctes : l’une, d’un point de vue territorial, l’autre, d’un point de vue politique.

« Tout citoyen russe sera propriétaire au moyen de cette résolution. […] Par conséquent, toute la Russie sera composée uniquement de propriétaires terriens, et il n’y aura pas un seul de ses citoyens qui ne soit propriétaire de la terre. »[36]

« Les Russes forment un peuple composé uniquement de propriétaires de la terre. Tous les Russes sont des propriétaires, soit privés, soit publics. »[37]

 

Cette conception élargie de la citoyenneté engendre un effet politique : P.I. Pestel renonce à l’établissement d’un cens et instaure le suffrage universel, ouvert à tous les citoyens-propriétaires de sexe masculin. C’est la propriété foncière qui sanctionne l’accès aux droits politiques, et non la fortune personnelle. P.I. Pestel’ tourne le dos à la conception d’un Etat-propriétaire – Etat patrimonial dans lequel le souverain est possesseur des terres – et appelle de ses vœux l’avènement d’un Etat de propriétaires, qui place au centre du dispositif politique l’individu érigé en citoyen.

La propriété privée : possession individuelle ou collective ?

Si l’accès à la propriété privée est une revendication unanime des Décembristes, en revanche leurs positions sur le mode de propriété – s’agit-il d’une propriété collective ou individuelle ? – sont loin d’être homogènes. Tous les Décembristes considèrent que l’identité de la Russie et sa spécificité culturelle se trouvent dans le creuset de la collectivité, mais celle-ci est abordée de plusieurs façons : certains, tel N.I. Tourgenev, confèrent à la collectivité une valeur sociale et identitaire, tant et si bien que l’on peut parler de « propriété communautaire » ; d’autres en revanche s’éloigneront de cette conception pour faire de la collectivité une puissance publique porteuse d’une véritable valeur politique, et l’on peut alors parler de « propriété publique ». Selon les auteurs, le même terme – obŝestvennaâ zemlâ – désigne soit la terre de la commune paysanne, soit la terre attribuée par l’Etat aux membres du village. La traduction que nous proposons – terre communautaire, terre publique – tente de rendre compte de ces deux conceptions différentes de la propriété foncière.

 

N.I. Tourgenev : propriété individuelle et propriété communautaire.

Quelques Décembristes connurent l’abolition du servage en Russie ; certains d’entre eux prirent même part aux Commissions de préparation de cette loi, dès 1856. Or les modalités de rachat de la terre ne devaient pas être favorables aux paysans. Si, par les Dispositions (položeniâ) du 19 mars 1861, le servage était aboli, les paysans se voyaient contraints de racheter les terres en 49 annuités, par l’intermédiaire de la commune paysanne (mir ou obŝina). L’endettement des familles paysannes était aisément prévisible.

Pour fléchir la résistance des nobles, l’un des Décembristes, N.I Tourgenev, tenta de libérer ses paysans de la commune de Starodoub en leur cédant un tiers de ses propres terres en propriété. Le projet donna lieu à un texte, Le règlement de la commune de Starodoub, que N.I. Tourgenev publia, dans l’espoir d’apaiser les craintes – à ses yeux infondées – des propriétaires fonciers :

« 1. Le tiers de toutes les terres contenues dans la propriété de Starodoub est par le propriétaire cédé à la commune. Ce tiers, représentant 187 hectares ½, doit constituer un tiers, non seulement par la quantité, mais aussi par la qualité. Feront partie de ce tiers les enclos des paysans.

2. Les enclos, les bâtiments comme la terre, seront la propriété personnelle des possesseurs actuels, aux conditions restrictives dont il sera fait mention plus loin. […]

4. Le restant du tiers sera attribué à la commune, c’est-à-dire que la terre communale, à l’exclusion des enclos, sera la propriété, non des paysans individuellement, mais de la commune tout entière. »[38]

N.I. Tourgenev consacre deux modes de propriété privée : une propriété privée individuelle, et une propriété privée communautaire. Dans le système instauré par N.I. Tourgenev, la propriété privée individuelle est réduite à la portion congrue : elle ne concerne que les maisons et les jardins attenants. La propriété foncière est réservée à la communauté et relève donc d’une possession collective par la commune paysanne. D’où vient cette préférence pour la possession collective ? Elle repose sur une conception positive de la commune rurale ou obŝina, présentée par les Slavophiles comme une institution proprement slave (on en trouve des traces chez les Slaves d’Europe centrale et d’Illyrie à la même époque). La commune rurale, chargée de la distribution des terres et de la collecte des impôts, est présentée comme un système équitable, qui nivelle toutes les inégalités. La collégialité semble être, aux yeux des Slavophiles, le mode de rapports privilégié chez les Slaves, en particulier chez les Russes. La fascination que la commune rurale exerce sur les intellectuels russes à partir des années 1840 explique la position de N.I. Tourgenev qui, de retour en Russie après trente années d’exil forcé, idéalise les liens de solidarité au sein de la commune paysanne.

La propriété chez P.I. Pestel : terres privées et terres publiques.

La position de P.I. Pestel est beaucoup plus nuancée : sans renoncer à la spécificité russe, celui-ci souhaite élever le débat à un certain niveau d’abstraction ; il fait donc appel aux théories européennes avant d’élaborer sa définition de la propriété privée, individuelle ou collective. Or, la propriété de la terre soulève nombre d’objections, que l’on peut, selon lui, attribuer à deux courants d’opinion distincts : les uns considèrent que la terre est un don gratuit fait par Dieu à l’homme pour lui permettre d’assurer sa subsistance ; elle ne peut donc faire l’objet d’une propriété privée individuelle. Les autres, à l’opposé, considèrent que la terre appartient uniquement à ceux qui la travaillent. Refusant de choisir entre les deux opinions, P.I. Pestel entend les concilier au sein d’un même Etat. Dès 1819, il élabore donc un système original qui reconnaît à la fois la propriété collective et la propriété individuelle de la terre. Pour y parvenir, il subdivise l’ensemble des terres en deux :

« Toute la terre appartenant à chaque commune se divise en deux parties : la terre communale (volostnaâ zemlâ) et la terre privée (častnaâ zemlâ). La première appartient à l’ensemble de la société, la seconde à des personnes particulières. La première constitue une propriété publique (sobstvennost’ obŝestvennaâ) et la seconde une propriété privée (sobstvennost’ častnaâ). »[39]

Les deux types de propriétés correspondent à deux usages différents de la terre : la terre dite publique est réservée à l’agriculture, afin d’assurer aux familles un moyen de subsistance. Quant à la terre privée, aucun droit n’en limite l’usage : les propriétaires peuvent la cultiver ou la mettre en vente si bon leur semble.

« Ces moyens consistent à diviser les terres de chaque commune en deux moitiés équivalentes […]. Une moitié reçoit le nom de terre publique (obŝestvennaâ zemlâ), l’autre de terre privée (častnaâ zemlâ). La terre publique appartiendra à l’ensemble de la Société communale (Volostnoe obŝestvo) et constituera sa propriété inviolable. Elle ne pourra être ni vendue, ni louée. Elle sera réservée pour assurer le nécessaire à tous les citoyens sans exception, et sera soumise à la possession de tous et de chacun. Les terres privées appartiendront au Trésor ou à des particuliers, qui en disposeront en pleine liberté et auront le droit d’en faire ce qu’ils voudront. Ces terres, destinées à instaurer la propriété privée (častnaâ sobstvennost’), serviront à obtenir l’abondance. »[40]

Le système de double propriété élaboré par P.I. Pestel ne repose pas nécessairement sur une perception positive de la commune paysanne : le chef idéologique de la Société du Sud a parfaitement conscience des conséquences de la lourdeur de ce système sur les rendements et sur la productivité. La terre privée doit pallier ce défaut de la commune paysanne : sur un lopin de terre privé, tout agriculteur pourra tenter d’améliorer ses rendements, de recourir à différents modes d’engrais (fumure, etc.), ou encore de cultiver de nouvelles semences. P.I. Pestel entend encourager l’initiative individuelle, par la propriété privée de la terre. D’autres considérations économiques viennent justifier la nécessité de cette terre privée : convaincu que la Russie est une nation agricole, P.I. Pestel ne se détourne pas pour autant des maximes de l’économie politique et cherche à encourager l’industrie en Russie. La terre privée pourra donc être vendue afin de constituer un capital réinvesti par la suite dans des manufactures.

 

Cette répartition en terres privées et terres publiques éloigne radicalement le projet de P.I. Pestel de celui de N.I. Tourgenev, car il revêt la terre d’une valeur politique. En effet, P.I. Pestel souhaite substituer à la gestion communautaire des biens fonciers appartenant aux nobles, la responsabilité collective des citoyens vis-à-vis des terres publiques. La mutation est d’importance : elle suppose une métamorphose complète de l’individu en citoyen et une redéfinition de la territorialité.

En effet, si la propriété privée est nécessaire pour mettre en œuvre la liberté et la volonté de tout individu, la propriété publique incarne l’Etat aux yeux du citoyen : elle prend donc un sens éminemment politique. La définition pestelienne de la propriété repose en réalité sur une conception moderne de l’Etat : le citoyen et le territoire incarnent tous deux l’Etat, l’un en tant que partie du souverain, et l’autre en tant qu’inscription de l’Etat dans l’espace. Dans cette configuration, la terre publique, propriété des citoyens, devient un véritable « foyer politique » :

« Chaque commune constituera au sens plein du terme un Foyer Politique, où chaque citoyen trouvera non seulement la sécurité, mais aussi un refuge sûr, où on lui assurera non seulement le respect de la propriété privée, mais où l’on pourvoira aussi à ses besoins fondamentaux. […] Par le biais de ce de Foyer Politique, chaque citoyen sera plus fortement dépendant de l’ensemble de l’Etat, et sera, pour ainsi dire, rivé à l’Etat. Chacun verra qu’il se trouve dans l’Etat pour son bien, et que l’Etat réfléchit au bien de chacun, chacun sentira qu’il paie des taxes et supporte le poids des redevances pour un but proche de lui et pour son propre bien. C’est sur un tel état d’esprit que sera fondé l’Amour de la Patrie, cette source de toutes les Vertus de l’Etat, ce soutien extrêmement puissant de l’existence et du bien-être des royaumes. »[41]

La terre publique a pour but de former la conscience citoyenne des individus entrés dans la cité, de concrétiser les actions de l’Etat vis-à-vis des citoyens, mais aussi et surtout de s’assurer la loyauté des citoyens vis-à-vis de l’Etat. En rendant le territoire de l’Etat accessible à la propriété par les citoyens, la terre publique permet de superposer l’intérêt particulier et l’intérêt général, la propriété d’un lopin de terre et la possession d’un fragment du territoire national. C’est en ce sens qu’elle « rive » les citoyens à l’Etat.

Les conséquences politiques de l’introduction de cette « terre publique » sont multiples. Elles reposent sur la distinction entre individu et citoyen. P.I. Pestel’ tente en effet de concilier deux dimensions de l’être humain : en tant que particulier, il doit jouir de nombreux droits ; mais en tant que membre d’une communauté politique, il doit s’incorporer à un tout qui forme le peuple. Si la terre privée est le bien de l’individu, la terre publique est le bien du citoyen :

« J’en conclus que toute la nation doit être répartie en communes, que chaque individu […] doit être inscrit sur les registres de la population de l’une des communes de l’Empire et appartenir à cette commune. Dans les relations avec le Souverain, il portera le titre de Sujet ; dans les relations avec ses compatriotes, il portera le titre de Citoyen. C’est comme Sujet qu’il sera employé du gouvernement. C’est comme Citoyen qu’il exercera ses droits politiques dans sa commune et dans ses relations avec les autres individus, membres de la nation. »[42]

La terre publique, et la société de la commune (volostnoe obŝestvo) chargée de sa gestion, sont aussi présentées comme des remparts face au pouvoir étatique. La commune sera chargée d’assurer la défense des citoyens-propriétaires en cas de conflits avec les instances de l’Etat : le citoyen ne sera donc pas seul face au système judiciaire. Soudant les citoyens entre eux au sein d’un foyer politique, la Société communale servira de relais aux instances étatiques : elle assure donc une fonction à la fois juridique et politique.

« Un lien fort naître entre les citoyens d’une même commune par l’intermédiaire des terres publiques. […] Ce lien entre les citoyens aura l’heureuse conséquence suivante : dans toutes ses relations avec le gouvernement, jamais un particulier ne sera rejeté par ses proches, ni soumis à aucun acte de tyrannie, jamais il ne restera seul, sans aide, en cas de conflit avec le pouvoir. Toute la commune s’engagera pour chaque individu et les affaires seront résolues par les instances supérieures, après mûr examen de toutes les circonstances. Pour le gouvernement, il y aura un avantage inestimable, car il n’aura plus à adopter une gestion spécifique pour chaque individu. »[43]

 

Force est de constater que P.I. Pestel reprend l’institution de la commune paysanne. Il ne s’en défend pas, car il considère que cet état de fait – le partage des terres en deux ensembles – est familier aux Russes.

« Si, au premier regard, l’introduction de cet ordre paraît devoir s’accompagner de tensions et de nombreuses difficultés, il convient néanmoins de se souvenir : 1° que cet ordonnancement peut rencontrer de nombreuses difficultés dans tout autre Etat mais pas en Russie, où les conceptions du peuple y sont particulièrement disposées et où, depuis la nuit des temps, on est habitué à la division de la terre en deux. »[44]

Toutefois, ce dispositif subit un infléchissement considérable : P.I. Pestel tente de remplacer le lien communautaire de l’obŝina par le lien politique de la volost’. Premier échelon du maillage socio-politique du nouvel Etat russe, cette dernière devient ainsi le fondement de la vie politique en Russie, l’assise électorale de l’édifice étatique, le ciment tant de la société d’individus que de la cité politique. La distinction entre individu et citoyen, entre terre privée et terre publique est fondamentale dans le projet pestelien : elle prouve que la définition de la propriété va de pair avec l’élaboration d’un appareil étatique indépendant du Souverain. Chez P.I. Pestel, plus que chez tout autre Décembriste, la puissance publique est le principe régulateur de la société. C’est l’Etat qui instaure la propriété, c’est lui qui en garantit la pleine jouissance. Cette « invention » de la propriété privée s’accompagne d’une métamorphose des individus, appelés à devenir des citoyens libres et responsables du devenir de la collectivité territoriale. P.I. Pestel introduit la notion de bien public, à travers la division en terres privées et en terres publiques. Il évoque les relations des citoyens vis-à-vis de l’Etat. Derrière ce projet s’ébauchent – certes fort timidement – les traits d’une société civile, distincte de l’Etat. Est à l’œuvre, dans la vision pestelienne de la propriété, une conception moderne de l’Etat.

Conclusion

Au terme de ce parcours, il convient de rétablir la généalogie de la notion de propriété en Russie. La période moscovite et la période impériale ont généré des pratiques foncières qui laissent des traces profondes dans la mentalité russe : se fondant sur la distinction entre domaine utile et seigneurie, les paysans considèrent que la terre est leur possession ; s’ils s’accordent à penser que le tsar est le seul propriétaire des terres, ils refusent cette propriété à la noblesse. Les nobles, quant à eux, revendiquent un droit de propriété sur des terres qu’ils ne cultivent pas ; par la « consolidation » de la propriété, leurs droits s’étendent jusqu’aux hommes : la propriété foncière est étroitement liée au servage. Chapeautant ce système, le Souverain s’avère en réalité être le seul détenteur de l’ensemble des terres russes. Corrélat d’un pouvoir absolu et illimité, la propriété est elle aussi conçue comme absolue et illimitée : le tsar a tout pouvoir sur les terres qui lui appartiennent. Au cours du XVIIIe siècle, les empereurs russes, soucieux de délimiter avec certitude l’étendue des propriétés et de mettre fin aux appropriations indues, lancent des opérations de cadastre. Toutefois, les mentalités foncières perdurent : le Souverain demeure le maître des terres de l’Empire, dont il peut faire don à la noblesse pour services rendus.

Dans l’Ancien Régime russe, il n’y a donc pas de droit reconnu à la propriété privée : le pouvoir absolu du souverain laisse la porte ouverte à toutes sortes d’abus et d’expropriations foncières, pour trahison ou pour simple disgrâce. Accorder des domaines et des serfs relève d’un droit de l’autocrate à récompenser des fidèles ou des favoris. La possession individuelle est le privilège des proches du tsar, mais la propriété privée de la terre n’est certainement pas reconnue comme un droit.

 

À notre sens, la notion moderne de propriété ne peut apparaître qu’en corrélation avec l’émergence d’une conception moderne de l’Etat. En effet, un réel droit de propriété ne peut émerger que dans le contexte d’un Etat de droit, qui supprime les pratiques despotiques en inscrivant l’exercice du pouvoir dans un cadre légal précis. Dans leurs esquisses constitutionnelles, les Décembristes redéfinissent les rapports de propriété, qui ne sont désormais plus gérés par le prince, mais par les lois, auxquelles le prince lui-même est soumis. Le législateur ne peut reconnaître le droit à la propriété que lorsque la liberté des individus est reconnue et garantie par l’Etat. En inscrivant, dans la charte constitutionnelle, la reconnaissance de droits imprescriptibles de l’être humain – liberté, conservation de la personne et garantie de la propriété –, les Décembristes rejoignent une conception libérale de l’Etat. Des considérations économiques viennent renforcer la nécessité de reconnaître la propriété privée : seules des personnes assurées de ne pas être dépouillées de leurs biens acquis par le travail auront à cœur d’améliorer leur productivité. C’est donc aussi au nom des principes de l’économie politique que P.I. Pestel rappelle l’urgence de reconnaître et de garantir la propriété foncière comme un droit inaliénable de l’homme. Un problème politique sous-jacent demeure : si l’émancipation des serfs fait de tous les nouveaux citoyens russes des propriétaires, par quels moyens discerner les futurs responsables politiques ? Faut-il établir un cens électoral ou un suffrage universel ? N.M. Mouraviov demeure prudent : il refuse de démembrer les latifundia de la noblesse russe et ne concède aux anciens serfs que le potager qui entoure leurs maisons, les condamnant à former ce prolétariat paysan dont les nobles ont besoin pour exploiter leurs domaines fonciers. Parallèlement à cette redistribution étroite de la terre, N.M. Mouraviov établit un cens extrêmement élevé, qui restreint la participation à la vie politique du pays aux plus grands propriétaires fonciers.

À l’opposé d’une telle conception de la terre, P.I. Pestel ouvre très largement l’accès à la propriété privée, et entreprend de supprimer les grands domaines fonciers afin d’introduire en Russie la petite propriété privée. Tous les citoyens ont donc accès à la propriété privée foncière : la Russie devient un Etat composé uniquement de propriétaires terriens. La propriété foncière sert non pas à établir des différences parmi les citoyens (comme c’est le cas chez N.M. Mouraviov, par exemple), mais à réunir les citoyens autour de l’intégrité territoriale de l’Etat. Parce qu’ils assurent une certaine stabilité économique, et parce que la propriété d’un lot de terre unit leur destin à celui de l’Etat, les propriétaires terriens ont tous droit de participation à la vie politique, quelle que soit l’étendue de leurs domaines : P.I. Pestel instaure le suffrage universel masculin en Russie.

 

Ce passage de la propriété conçue comme un privilège, au droit de propriété établi et reconnu par des lois, est fondamental. Il ne constitue cependant pas le seul tournant pris par les Décembristes ; en effet, la reconnaissance du droit à la propriété foncière ne définit pas les modes de propriété : s’agit-il d’une propriété collective ou individuelle ? L’étude des textes de N.M. Mouraviov et de N.I. Tourgenev montre la nette préférence des contemporains pour la commune paysanne, institution égalitaire qui, selon eux, porterait en soi une identité spécifiquement russe. Dans la mentalité paysanne russe, la propriété collective prévaut par rapport à la propriété individuelle – ce que les Slavophiles mettront en avant avec la notion de collégialité (sobornost’). Toutefois, dès les années 1820, des appréciations différenciées de la commune paysanne se font jour : P.I. Pestel déplore les archaïsmes agricoles générés par le mir, extrêmement traditionaliste ; dans une perspective libérale, il regrette le gel de toute initiative privée au sein de cette commune paysanne. Il ne méconnaît pas pour autant l’attachement du monde paysan russe au mir, mais, s’appuyant sur l’institution de la commune paysanne, remplace le lien communautaire par un lien politique. Toutes les terres de l’Etat sont subdivisées en deux : les terres privées permettent l’accès à la propriété privée, tandis que les terres publiques, gérées par les citoyens d’un même village, assurent la loyauté de ces citoyens vis-à-vis de l’Etat. La terre publique est présentée comme une propriété nationale, elle permet d’incarner l’Etat au plus bas échelon du maillage socio-politique et de rendre tangible le pouvoir des citoyens sur l’Etat. On retrouve ainsi, dans la définition pestelienne de la propriété, la fracture entre l’individu et le citoyen, entre le particulier et la communauté politique – tension dynamique qui engendre une conception fortement originale de la propriété foncière.

 

Notes

[1]Nous reprenons ici le titre d’un ouvrage de B. Marxer, Idéologie foncière en Russie, du 16e siècle à aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2003.

[2]Le projet constitutionnel de N.M. Murav’ëv existe sous trois variantes, datées de 1820, 1824 et 1826. La première est incomplète, la dernière a été rédigée en détention, sur ordre de la Commission d’enquête. Nous nous référons à la rédaction de 1824, qui présente la variante la plus aboutie du projet. La Russkaâ pravda de P.I. Pestel’ n’existe, quant à elle, que sous une forme, datant de 1824-1825. Les deux projets ont été récemment publiés dans le recueil de Bertolissi S. et Saharov, A.N., Les projets constitutionnels en Russie, XVIIIe – début du XXe s. (Konstitucionnye proekty v Rossii, XVIII – načalo XX v.), Moskva, Institut Rossijskoj istorii RAN, 2000 ; texte n°28, Konstituciâ pp.454-477 ; texte n°29, Russkaâ Pravda, pp.478-564.

[3]Lorsque cela s’avèrera nécessaire, nous ferons appel à des textes remontant aux années de formation des Décembristes, vers 1819-1820 : le Tract politico-social (écrit en français) de P.I. Pestel’, ainsi que ses Fondements pratiques de l’économie politique (Praktičeskie načala političeskoj èkonomiki). Nous aurons aussi recours à un texte tardif de P.I. Pestel, daté sans doute de l’été 1825 : Constitution – Testament de l’Etat (Konstituciâ – Gosudarstvennyj zavet). Bien en aval du 14 décembre 1825, on évoquera un texte publié par N.I. Turgenev lors de son retour en Russie en 1859 : il y présente les modalités selon lesquelles il a libéré les serfs de son domaine de Starodoub.

[4]Voir l’article de G. Beaur, « Propriété, propriétaires », in Dictionnaire européen des Lumières, Paris, PUF, pp.911-914.

[5]En Russie, la propriété foncière suit une évolution inverse à celle de l’Occident : en Europe, tout particulièrement en France, le XVIIIe siècle voit l’affirmation de la petite propriété privée, tandis qu’en Russie toute propriété privée sera annexée par le tsar et confisquée au profit de la Couronne.

[6]Pipes, R., « Was There Private Property in Muscovite Russia ? », Slavic Review, vol.53, n°2 (Summer 1994), pp.524-530.

[7]Pipes, R., « Was There Private Property in Muscovite Russia ? », op.cit., p.528.

[8]Ibidem.

[9]Idem, pp.528-529.

[10]Dans la pensée d’Aristote, le lien civil républicain s’oppose au lien civil despotique. Les Modernes transposent cette polarité à la distinction entre Empire et République. Voir B. Kriegel, Philosophie de la République, Paris, Plon, 1998, pp.77-78.

[11]Vasil’čikov, A.A., Knâz’, Zemlevladenie i zemledelie v Rossii i v drugih evropejskih gosudarstvah, Sankt-Peterburg, 1876, tome I, p.301. Cité d’après B. MARXER, op.cit., p.90.

[12]Voir D. Eeckaute, « La mensuration générale des terres en Russie dans la seconde moitié du XVIIIe siècle », Cahiers du Monde russe et soviétique, V, fasc.3, pp.320-328.

[13]Oukaze du 13 mai 1754. Eeckaute, D., « La mensuration générale des terres en Russie », op.cit.

[14]Ibidem.

[15]Le Bornage général des terres ou General’noe meževanie fut totalement achevé en 1835. Sur ce point, nous renvoyons à B. Marxer, Idéologie foncière en Russie, op.cit., p.118.

[16]Marxer, B., Idéologie foncière en Russie, op.cit., p.116.

[17]La Société libre d’économie publia ses conclusions dans sa propre revue, Trudy Vol’nago Ekonomičeskago Obŝestva, qui parurent sans interruption de 1765 à 1917.

[18]La même question fut posée en 1766 et mise au concours en 1767 : « En quoi consiste la propriété de l’agriculteur, en la terre qu’il cultive ou seulement en le mobilier, et quel peut être son droit à l’un et à l’autre, compte tenu de l’intérêt public. » Cité par B. Marxer, Idéologie foncière en Russie, op.cit., p.123. Le premier prix fut accordé à Béardé-de-L’Abbaye, docteur en droit de l’Université d’Aachen.

[19]La question du mode de propriété – individuel ou collectif – reflète un problème de traduction. Pour évoquer la propriété privée, on trouve dans les textes russes du XIXe siècle le terme častnyj (particulier, individuel). Pour montrer que la propriété est le fait de plusieurs personnes, les auteurs ont recours au terme obŝestvennyj. Celui-ci renvoie à la fois à obŝij (commun), obŝina (la commune paysanne) et à obŝestvo (la société). Le sens de ce terme demeure flou : s’agit-il d’une propriété collective, communautaire ou encore publique ? Les auteurs du XIXe siècle se gardent de trancher, ce qui rend plus difficile encore la tâche du traducteur. Nous conservons l’expression de « propriété collective », par opposition à la propriété individuelle. Quant aux mots « communautaire » et « publique », ils représentent des enjeux considérables que nous tentons de définir dans la troisième partie de ce développement.

[20]Catherine II à la Société libre d’économie, en date du 2 novembre 1765, cité par B. Marxer, Idéologie foncière en Russie, op.cit., p.122.

[21]Locke, J., Deuxième traité du gouvernement civil, Paris, Flammarion, coll. GF, 1992, p.239.

[22]Locke, J., Lettre sur la Tolérance, Genève, Slatkine Reprints, coll. Ressources, 1980, p.19.

[23]Tully, J., Locke. Droit naturel et propriété, Paris, PUF, 1992, p.238.

[24]Murav’ëv, N.M., Konstituciâ, article premier : « Русский народ свободный и независимый, не есть и не может быть принадлежностью никакого лица и никакого семейства. »

[25]Pestel’, P.I., Russkaâ pravda, chapitre V, §10 : « Личная свобода есть первое и важнейшее право каждого гражданина и священная обязанность каждого правительства. На ней основано все сооружение Государственного Здания и без нея нет ни спокойствия, ни благоденствия. »

[26]Murav’ëv, N.M., Konstituciâ, article 13 :  « Отныне крепостное право и рабство отменены. » On retrouve une formulation analogue dans la version de 1826 (article 16) : « Крепостное состояние и рабство отменяются.»

[27]Trubeckoj, S.P.., knâz’, Manifest russkomu narodu, prononcé sur la place du Sénat le 14 décembre 1825. « Объявляем : уничтожение права собственности, распространяющееся на людей.»

[28]Murav’ëv, N.M.., Konstituciâ, article 23 : « Право собственности, заключающее в себе одни вещи, cвященно и неприкосновенно. » Nous soulignons.

[29]Pestel’, P.I., Russkaâ pravda, chapitre V, §7 : «Право собственности или обладания есть право священное и неприкосновенное, долженствующее на самых твердых, положительных и неприксновенных основах быть утверждено и укреплено, дабы каждый гражданин в полной мере уверен был в том, что никакое самовластие не может лишить его ниже малейшей части его имущества.»

[30]Encyclopédie, article « propriété », généralement attribué à Voltaire.

[31]Pestel’, P.I., Praktičeskie načala. «Стюарт, Тюрго и Смит доказали, что труд рабов гораздо менее продуктивен, чем труд свободных рабочих. Сей поощряет работу, выполняемую рабами, но это может относиться только к плантациям сахара и кофе на островах, но не к земледелию в Европе.»

[32]Idem.

[33]Ibidem : « Мы видим, что неприкосновенность личности и приобретенной собственности является основным принципом политической экономии. Там, где гражданский закон утверждает наибольшую неприкосновенность личности и имущества, можно с уверенностью ожидать увеличения народного богатства. Англия обязана своим величием исключительно законам, обеспечивающим эту неприкосновенность, а вовсе не своей политической системе, и еще менее меркантильным правилам торговли. »

[34]Murav’ëv, N.M., Konstituciâ, article 24 : « Земли помещиков остаются за ними. » Traduction : « Les terres des propriétaires fonciers demeurent à eux. »

[35]Pestel’, P.I., Russkaâ pravda, chapitre V, §7.

[36]Pestel’, P.I., Russkaâ pravda, chapitre IV, §12 : «Каждый россиянин будет посредством сего постановления обладателем земли […]. Вся Россия будет следовательно состоять из одних обладателей земли, и не будет у нея ни одного гражданина, который бы не был обладателем земли.»

[37]Pestel’, P.I., Konstituciâ – Gosudarstvennyj zavet : « Россияне составляют народ состоящий из одних обывателей земли. Все россияне суть помещики или частныя или общеcтвенныя. »

[38]Turgenev, N.I., « Règlement de la commune de Starodoub », in La Russie et les Russes, Paris, Comptoir des Imprimeurs unis, 1847, tome III, pp.155-156. L’original est en français.

[39]Pestel’, P.I., Konstituciâ – Gosudarstvennyj zavet : « Вся земля, к каждой волости принадлежащая, разделается на две части : волостную и частную. Первая принадлежит всему обществу, вторая частным людям. Первая составляет собственность общественную, вторая собственность частную. » Dans le texte original, la volost’ désigne la plus petite entité politique du nouvel Etat russe. Nous avons utilisé la traduction de Pestel’ lui-même, qui, dans le texte de 1819 rédigé en français, parle de commune ; il s’agit d’une référence explicite au modèle français, dont P.I. Pestel’ s’est très fortement inspiré.

[40]Pestel’, P.I., Russkaâ pravda, chapitre IV, §10 : « Сие средства состоят в разделении земель каждой волости на две половины по угодьям. [...] Одна половина получит наименование земли общественной, другая земли частной. Земля общественная будет всему Волостному Обществу совокупно принадлежать и неприкосновенную его собственность составлять. Она ни продана ни заложена быть не может. Она будет предназначена для доставления необходимого всем гражданам без изьятия и будет подлежать обладанию всех и каждого. Земли частныя будут принадлежать Казне или частным лицам, обладающими оными с полною свободою и право имеющим делать из оной что им угодно. Сие земли будучи предназначены для образования частной собственности служить будут к доставлению изобилия. »

[41]Pestel’, P.I., Russkaâ pravda, chapitre IV, §12 : «Каждая Волость будет составлять в полном смысле Политическое Семейство в котором каждый гражданин найдет не только безопасность но и верное пристанище, не только охранение своей собственности но и дарование необходимого для жития. […] Посредством политического своего семейства каждый гражданин будет сильнее к целому составу Государства привержен и так сказать прикован. Каждый будет видеть, что он в Государстве находится для своего блага, что Государство о благоденствии каждого помышляет, каждый будет чувствовать что он подати платит и повинности несет для цели ему близкой и для собственного своего блага. На таковом образе мыслей будет основана любовь к Отечеству, сей источник всех Государственных Добродетелей, сия сильнейшая подпора существования и благоденствия царств. »

[42]Pestel’, P.I., Tract politico-social. Nous citons le texte original en français.

[43]Pestel’, P.I., Russkaâ pravda, chapitre IV, §12 : « Посредством общественных земель возродится сильная связь между членами одной и той же волости. […] Связь же сия между членами волости будет то благодетельное иметь последствие, что во всех сношениях с правительством никогда не будет частный человек от ближних покинут, всякому зловластию предоставлен, оставаться один без всякой помощи в противобоpстве с Властью. Вся волость за каждого вступаться будет и дела уже тогда решаться будут Вышними Властями по зрелому разсмотрению всех обстоятельств. Для Правительства же та будет неоцененная выгода, что оно не будет затрудняться с каждым чaстным человеком ведаться особо. »

[44]Pestel’, P.I., Russkaâ pravda, chapitre IV, §10 : «Ежели при первом взгляде покажется введение такового порядка сопряженным с большими трудностями, то надлежить только вспомнить : 1. Что сие постановление может большие затруднения встретить во всяком другом государстве, но не в России, где понятия народные весьма к онному склонны, и где с давних времен уже приобыкли к подобному разделению земель на две части. »

Pour citer cet article

Julie Grandhaye, « La propriété chez les Décembristes », journée d'étude La propriété en Russie, ENS de Lyon, le 5 juin 2009. [en ligne], Lyon, ENS de Lyon, mis en ligne le 25 février 2010. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article201