L’écriture slavophile

Projet proposé par Stéphane Viellard (Paris Sorbonne - Université ParisIV)

Présentation

La tradition a consacré l’emploi du terme « slavophile » en le restreignant à la sphère de l’histoire du mouvement des idées caractéristique des décennies 1840-1860, de sorte que le terme est désormais associé presque exclusivement aux figures de penseurs tels que Xomjakov, Kireevskij, etc. et à leur œuvre philosophique.

C’est oublier que le terme, comme l’a rappelé Paul Garde, est né plusieurs décennies auparavant, dans le contexte particulier des débats du début du XIXe siècle sur la langue russe, débats que Boris Uspenskij et Jurij Lotman ont d’ailleurs hâtivement qualifiés de phénomène propre à la culture russe [1].

On connaît par ailleurs la querelle des Anciens et des Modernes dans sa version russe, présentée depuis le travail de Jurij Tynjanov comme l’opposition des « archaïsants » et des « novateurs » [arxaisty i novatory]. Favorisée par l’idéologie soviétique, une vulgate s’est mise en place, discréditant les premiers au bénéfice des seconds. Or la réalité est plus complexe et il convient de s’interroger sur la validité de cette dichotomie que l’étude des textes de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe permet de relativiser. Il existe en effet une « écriture slavophile », et l’idée de cette « écriture », préparée en amont par les travaux des lexicographes, des grammairiens et des écrivains, est formalisée dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, dominé notamment par les figures de la princesse Dachkova et de Catherine II, pour se prolonger au début du XIXe siècle, dans une problématique qui, sous-tendue par des présupposés idéologiques, interroge de manière radicale les pratiques d’écriture. Exemplaire de ce point de vue est l’expérience de Serge Nikolaïevitch Glinka (1776-1847), qui fera de sa modeste revue le Messager russe, conçue au départ comme l’antidote du Messager de l’Europe fondé en 1802 par Nicolas Karamzine, le lieu d’une réflexion sur ce que l’on peut appeler « l’écrire russe » [2]. Or les thèses de Glinka sur l’écriture et sur l’exploitation d’une phraséologie « russe », thèses que tout semblait opposer a priori à celles de Karamzine, rejoignent d’une certaine manière, dans leurs implications théoriques et pratiques, les conceptions de ce dernier sur la formation de la langue littéraire en Russie [3]. On peut, certes, comme l’a fait Ilja Serman dans un ouvrage récent [4], voir dans cette convergence paradoxale le résultat d’un effort collectif, consenti par tous les écrivains, pour mettre au point une langue et une littérature nationales, effort que le chercheur russe définissait, en empruntant le terme à Constantin Stanislavski, comme une « méta-tâche ». Et pourtant, l’« écrire russe », l’« écriture slavophile » apparaît bien comme une spécificité revendiquée.

Plusieurs travaux anciens et récents ont éclairé la pensée slavophile, en matière d’histoire, de philosophie, de religion, et, plus récemment, de linguistique. Il est temps à présent d’éclairer comment cette pensée s’exprime dans une écriture spécifique. Ainsi peut-on espérer dépasser le clivage étanche entre les études littéraires, philosophiques, historiques et philologiques. Sur le plan méthodologique, cette approche récuse l’opposition entre le fond et la forme : rejoignant l’intuition méchonnicienne, elle pose l’unité entre pensée et écriture. Le chantier qui s’ouvre ici, qui dépasse le cadre d’une seule journée d’étude, convoque les spécialistes de la littérature, de l’histoire des idées, de l’histoire et de la linguistique. Il a l’ambition de réexaminer sous cet angle les grandes étapes de l’écriture de la prose russe, de la fin du XVIIIe siècle jusqu’aux grands auteurs du XIXe siècle et au-delà.

Au cours des journées d’étude, les chercheurs engagés dans ce projet se proposeront en particulier de définir les cadres théoriques (linguistiques, esthétiques) et idéologiques qui ont été ceux de cette réflexion sur les pratiques d’écriture, afin d’en explorer les différentes réalisations et les avatars.

Fonctionnement

  • deux ou trois journées d’étude, selon le nombre de chercheurs impliqués
  • trois séjours de recherche dans les fonds slaves de l’ENSde Lyon

[1B. Uspenskij / Ju. Lotman, « Споры о языке в начале XIX в. как факт русской культуры », in B. Uspenskij, Избранные труды, t. 2, Язык и культура. M., 1996, p. 439-440.

[2Voir S. Viellard, « Une stylistique engagée : Sergej Nikolaevič Glinka [1776-1847] et l’écrire russe », in Sémantique du style, Actes du colloque international organisé par université Jean-Moulin Lyon-III en décembre 2008 (à paraître).

[3Voir J. Breuillard, Nikolaj Karamzin et la formation de la langue littéraire russe, thèse pour le doctorat d’État, Paris-Sorbonne, 1994.

[4I. Serman, Литературное дело Карамзина, M., 2005.