Les débats des années 1960 véhiculés par Voprosy Filosofi
Alexandre BOURMEYSTER
Professeur émérite, université Stendhal - Grenoble 3
Mots-clés : philosophie soviétique, marxisme-léninisme, logique, dialectique de la nature, hégéliens, formalistes.
Le sujet de mon exposé a pour origine ma collaboration dans les années 1960 et 1970 au Centre de recherches sur l’URSS et les pays de l’Est de la faculté de Droit et de Sciences politiques et économiques de Strasbourg, sous la direction de Michel Mouskhély (mort tragiquement en 1964). Le Centre publiait une revue des revues, L’URSS et les pays de l’Est, cinq fascicules par an, et un ouvrage annuel, l’Annuaire de l’URSS (Éditions du CNRS). Dans le comité scientifique figuraient les noms de Pierre et Marie Lavigne, Henri Chambre, Michel Lesage, Pierre Naville, Robert Triomphe, Georges Haupt et Hélène Carrère d’Encausse.
Michel Mouskhély m’avait proposé de rédiger, pour la revue des revues, des aperçus sur les articles de Voprosy filosofii (VF), la publication mensuelle de l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences de l’URSS, et de préparer chaque année un article de fond pour l’Annuaire sur le sujet qui me paraissait avoir été le sujet dominant. J’exploiterai dans mon exposé essentiellement deux de mes articles parus dans l’Annuaire de l’URSS, l’un en 1966, « Matérialisme dialectique et logique de la recherche scientifique », l’autre en 1967, « Logique dialectique et formalisation des connaissances ». Pour clarifier le débat, je lui donnerai le caractère d’un dialogue, d’une confrontation directe entre thèses opposées, alors qu’en réalité VF n’ouvrait pas ses pages à ce genre de controverse et laissait au lecteur le soin de la suivre à travers les arguments adverses exposés par les protagonistes dans leurs articles.
Le débat s’ouvrait à l’ère de Khrouchtchev, une période semée de contradictions. En octobre 1961, le XXIIe congrès du PCUS confirmait le processus de déstalinisation, la momie de Staline était retirée du mausolée, mais le retour au léninisme condamnait le « modernisme » : le 1er décembre 1962, scandale au Manège où des peintres abstraits exposaient leurs œuvres. Une journée d’Ivan Denissovitch paraissait dans Novyj Mir, en novembre 1962, alors que le manuscrit de Vie et destin de Vassili Grossman était « arrêté » et condamné à ne paraître que dans 100 ans (!).
Pendant ce temps, en Occident, sortaient des œuvres majeures, témoignages des avancées décisives dans les sciences :
La science soviétique fait encore illusion, elle paraît même être en avance sur la science occidentale, avec le premier Spoutnik en octobre 1957 et Gagarine dans l’espace en avril 1961, mais ses besoins de sortir de l’isolement, de se mettre à jour, sont indéniables. Il est désormais permis et encouragé de critiquer Staline. On assiste à une réaction quasi générale des collaborateurs de VF contre un dogmatisme dont on le rend responsable : la réduction du matérialisme dialectique (MD) à une interprétation dialectique de la réalité par des exemples puisés dans les sciences et l’histoire, à une collection de faits illustrant ses lois et ses concepts (l’eau qui bout, le tas de pierres). On raille sa formule primaire : le MD est ainsi nommé parce que sa façon de considérer les phénomènes de la nature est dialectique et son interprétation, sa théorie, est matérialiste. Staline appliquait à la société des exemples puisés dans la nature, ce que Sartre interprétait comme « historiciser la nature pour naturaliser l’histoire humaine ». À son exemple, Lyssenko introduisait brutalement le politique en appliquant les catégories du matérialisme historique (MH) à la biologie (unité du sujet et du milieu). Les mots d’ordre du Parti, à l’heure du « dégel », prônent « le retour à Lénine ».
Lénine rêvait d’une logique dialectique (LD) matérialiste. Ses maîtres à penser, Marx et Engels, avaient manqué de temps pour la composer ; Lénine, lecteur de la Logique de Hegel, l’épurait, en chassait l’« absolu », la « chose en soi » de Kant, et tout ce qui concernait la religion !
Des absurdités sur l’absolu. Je m’efforce de lire systématiquement Hegel en matérialiste : Hegel, c’est le matérialisme retourné sur sa tête (d’après Engels) – c’est-à-dire, je rejette en grande partie le bon Dieu, l’absolu, l’idée pure, etc.[1].
Hegel avait génialement « deviné » que les formes logiques sont le reflet du monde réel. Il restait à la LD de le démontrer.
Nos philosophes sont d’accord avec Lénine : la logique dialectique est révolutionnaire, elle détruit l’unité apparente de l’objet par l’analyse (1re négation) puis elle rétablit une unité plus profonde par le dépassement de la division (2e négation) ; mais le MD est un système inachevé, il reste encore à élaborer, selon le vœu de Lénine, cette dialectique de l’histoire de la pensée, de la science, ce pendant matérialiste de la Science de la logique de Hegel. Il faut remettre à jour le « noyau de vérité », l’ensemble des catégories et des lois héritées de Hegel et développées par Marx et Engels. C’est ce que constatait Staline : « Marx et Engels n’ont emprunté à la dialectique de Hegel que son “noyau rationnel”. Ils en ont rejeté l’écorce idéaliste[2]. »
Dans ce « noyau de vérité », il paraît opportun de distinguer une dialectique de la nature (problèmes des sciences), un MH (problèmes de la société) et une LD (problèmes de la pensée). Malheureusement, depuis la fin du XIXe siècle, l’heuristique est dominée par les néo-kantiens, le néo-positivisme. Faut-il dénoncer les nouveaux concepts de la logique mathématique et l’étape moderne de la logique formelle (LF), la cybernétique ? Partisan de l’ouverture, Pavel Vassiliévitch Kopnine évoque un conflit entre la logique et les besoins de la pratique scientifique, un conflit comparable à celui du XVIIe siècle, engagé par Bacon et Descartes. Les catégories philosophiques sont formulées à partir des données de la science qui leur est contemporaine : Aristote et l’Antiquité, Hegel et le XVIIIe siècle. La philosophie soviétique continue, elle, à puiser ses données à partir de la logique hégélienne. Circonstance aggravante (c’est l’avis de Ivan Serguéïevitch Narsky), Hegel dédaignait les mathématiques et la logique formelle. À ce propos, V. M. Glouskov cite Marx : une science n’atteint sa perfection que lorsqu’elle parvient à utiliser les mathématiques. Ivan Timoféïevitch Frolov précise : la connaissance approchée des organisations biologiques par analyse structurelle et fonctionnelle remplace de plus en plus l’examen direct, grâce à des procédés de formalisation. Et Gustav Iodannovitch Naan : le concept hégélien d’infini négatif (le mauvais infini mathématique) est dépassé par les géométries non euclidiennes : nombre transfini, propriétés topologiques de l’espace, théorie des ensembles, théorie des quanta. Le problème n’est pas de concilier ces données nouvelles avec les « impératifs » du MD, mais d’adapter ses catégories logiques (lutte et unité des contraires, changement du quantitatif en qualitatif, négation de la négation) à la réalité des découvertes récentes.
En revanche, Guéorgui Vassilievitch Platonov et Mikhaïl Nikolaïevitch Routkévitch remettent à l’ordre du jour la Dialectique de la nature de Engels. Ils veulent lutter contre le néo-positivisme en révélant le caractère dialectique des processus naturels et de leurs lois : attraction, répulsion, conservation et transformation de l’énergie, passage du possible au réel. Engels poursuivait un but politique, la confirmation des lois du MH dans la nature et la science ; il opposait la pensée métaphysique – des catégories immuables, figées – à la pensée dialectique (Hegel) – des catégories fluides et appariées : cause/effet, identité/différence, apparence/essence ; chacune d’elles contenant en germe l’autre, l’appréhendant dans une conversion réciproque, selon une logique dynamique. Engels raillait la stupidité des savants enfermés dans la fixité de leur métaphysique, alors que la chimie, la divisibilité abstraite du physique en atomistique, la physiologie (la cellule !) confirment la dialectique rationnelle. Il opposait connaissance statique, abstraite, morte, à connaissance dynamique, concrète, vivante – reflet de la nature dans la pensée de l’homme. Exemple, la pile électrique : l’action chimique est primaire dans la formation du courant, secondaire dans l’excitation électrique, d’où réciprocité dans un processus bilatéral. Si cette liaison dialectique nous échappe, nous dérivons dans la métaphysique. Selon Engels, chez Hegel (un mystique) les catégories préexistent et la dialectique du monde réel est leur pur reflet, alors que « la dialectique, dans la tête, n’est que le reflet des formes du mouvement réel, autant dans la nature que dans l’histoire[3] ».
Engels entreprend, au nom du progrès, une synthèse encyclopédique : classer les sciences, de sorte que, dans un enchaînement de formes, elles passent l’une dans l’autre, jusqu’à l’unité supérieure, l’organisme vivant. Suivre Engels sur cette voie, dans le contexte scientifique actuel, c’est s’exposer à retomber dans la Naturphilosophie à la Schelling. Le MH est la pièce maîtresse de la théorie générale du marxisme-léninisme, nos philosophes soviétiques, prudents, ne s’aventurent pas dans son réexamen, il ne leur reste plus qu’à s’investir dans les problèmes de la pensée, la logique, en se référant à Khrouchtchev : la coexistence pacifique n’exclut pas la poursuite de la lutte idéologique entre le capitalisme et le socialisme, la pensée idéaliste, bourgeoise, et la pensée matérialiste, entre LF et LD. Selon un schéma manichéen :
Pour Hegel, il n’est jamais question de reflet, une conception purement pragmatique, toute analyse étant à la fois déductive (logique) et inductive (historique) : l’essence de la philosophie de l’histoire est dans la science de la logique et, inversement, les catégories de la logique se réalisent dans le développement historique (Ce qui est rationnel est réel et inversement.) La logique de Hegel n’a pas d’objectif heuristique, elle interprète a posteriori. Son Idée organise le savoir en un système descriptif et achevé. En revanche, comment édifier une logique marxiste à partir d’une connaissance scientifique reconnue comme inachevée ? À partir du Capital de Marx ? Une fois édifiée, aura-t-elle une portée heuristique ?
Autrement dit, ne faut-il pas voir un avantage, une ouverture heuristique, dans le fait que le système marxiste est « relativement inachevé » ? Ou bien est-ce un handicap dans la lutte contre le néo-positivisme ? À moins de réduire « l’ennemi de classe », la LF, dans une perspective manichéenne, à une énumération disparate de catégories, discréditée par la richesse des acquis de la LD.
Ou, plus précisément encore : la philosophie peut-elle s’ouvrir à de nouvelles formes de pensée ; autrement dit, peut-elle donner le feu vert à une libre recherche ? Ou bien doit-elle persévérer dans sa tutelle sur la recherche, contrôler « l’orthodoxie » de ses résultats, leur conformité aux « lois » du MD ?
L’orthodoxe. – L’histoire des sciences est conforme aux lois de la dialectique : contradiction, unité négative des contraires et synthèse. Exemple : contradiction entre développement discontinu, selon Cuvier, le créateur de l’anatomie comparée, et développement continu, selon Lamarck, l’auteur du transformisme ; synthèse par Darwin, avec sa classification des espèces, selon une déduction « organique ». De même, la mécanique quantique dépasse la contradiction entre théorie corpusculaire et théorie ondulatoire héritées du XIXe siècle : l’objet « est » et « n’est pas » en un lieu donné. Même la pensée cybernétique peut confirmer la loi dialectique de l’unité matérielle du monde, si l’on applique la théorie du reflet à toutes les manifestations !
Le contestataire. – Quelle est donc l’utilité heuristique de la philosophie si le MD se contente d’enregistrer les acquis nouveaux de la science, ou d’annexer, tels quels, les concepts nouveaux ? L’introduction de la black box, de la « chose en soi » conduit-elle à l’agnosticisme ? Si l’histoire de la pensée doit coïncider avec les lois de la pensée, cette histoire est loin d’être achevée, le système logique construit à partir d’elle ne peut être que provisoire.
L’orthodoxe. – Seul un savoir qui se développe peut refléter une réalité en développement. La chose en soi est l’objet d’une connaissance relative, mais illimitée, elle est le produit d’une activité historico-sociale humaine qui va du simple au complexe, autrement dit elle relève du MH.
Le contestataire. – La relation gnoséologique entre matière (sphère de l’infini) et conscience (sphère du fini, historiquement limité) ne peut se réduire à la théorie du reflet, sans dériver vers l’intuition (mystique), la philosophie de l’identité, la Naturphilosophie.
Rozental. – La connaissance de l’essence ne peut se faire que dans le mouvement, historique ou naturel. Le savoir immédiat est accessible à l’intuition d’un esprit dialectique, quand il est passé à un stade supérieur, enrichi par le développement du savoir médiat. Voir Hegel à ce propos. Du mysticisme ? Seulement pour les esprits non dialectiques fermés aux catégories fluides de la dialectique. Il faut chercher l’antinomie du mouvement en lui-même : l’objet « est » et « n’est pas » en un lieu donné.
Narski. – L’antinomie est dans l’opposition entre mouvement et immobilisation de l’objet pour la connaissance. L’exploration par la LF est possible quand l’unité négative d’un contraire contenant l’autre constitue un « arrêt ». Faut-il braver des interdits ? Toute tentative de découvrir les mécanismes internes d’un développement relèverait-elle de l’hérésie ? Comme la dissection au Moyen Âge ?
Rozental. – Vous donnez la primauté à la LF ! Le mouvement devient « chose en soi », vous rendez le changement qualitatif inaccessible !
Narski. – On a assez ressassé « être et ne pas être ». Marx ne s’est pas contenté d’affirmer que le capital apparaît et n’apparaît pas dans la circulation. Il a écrit Le Capital. Les fusées volent à cause de contradictions dynamiques et non pas épistémologiques. Relisez Marx, les thèses sur Feuerbach : l’homme connaît l’objet pour autant qu’il agit sur lui.
Rozental. – Lénine a reconnu qu’on ne peut mesurer le mouvement qu’en l’interrompant par une analyse formelle (incomplète), puis la pensée dialectique réalise l’unité des contraires et appréhende la vérité de l’objet dans son développement.
Narski. – Quelle unité ? L’unité est réalisée par la pratique : est-ce la maîtrise de la nature ? La conscience de l’unité entre homme et nature ? Ou la fin de l’opposition entre esprit et matière ? Affirmer vaguement l’unité et la lutte des contraires relève d’une vision mystique Quel rapport y a-t-il entre les concepts nouveaux d’entropie et de néguentropie de la cybernétique et ceux du possible et du réel du MD ? Le concret est ce qui est directement accessible aux sens et conforme au bon sens. Dans la mécanique classique de Newton, l’objet et le modèle sont concrets. La physique nucléaire utilise un modèle mathématique abstrait. Est-il le reflet médiatisé de la réalité objective ou une structure logico-mathématique, une forme supérieure d’organisation ?
Rozental. – Identifier le processus de connaissance historique avec l’examen d’une structure revient à privilégier le sujet. L’objet serait alors le reflet du savoir, alors que le savoir devrait être le reflet de l’objet ! C’est de l’idéalisme, du néo-positivisme ! Si médiation il y a, elle doit être conforme à la théorie du reflet de Lénine.
Aktchourine. – Le langage formel (mathématique) n’est pas une simple transcription, mais un matériel opérationnel. Einstein révise les concepts fondamentaux de la physique classique, grâce aux mathématiques, c’est une « expérience pensée » et non une étude expérimentale concrète. Les géométries non euclidiennes découvrent de nouvelles modalités de l’espace utilisées ensuite par les physiciens.
Reflet ou information, image ou signe, changement qualitatif ou structure ? Finalement, deux camps, deux thèses s’affrontent dans le débat :
Les hégéliens ne sont pas hostiles aux mathématiques, pour autant qu’elles expriment l’organisation interne (l’essence) des processus naturels, qu’elles reflètent la réalité, qu’elles permettent de découvrir un code génétique commun à toutes les espèces vivantes et de fournir une structure logique à la biologie. Ils ont des visions mobilisatrices : « La topologie algébrique prépare la description des configurations de molécules de protéines dans les cellules vivantes. » Ils prônent « la nécessité de développer de nouveaux chapitres biologiques de la mathématique à partir des problèmes posés par l’activité vivante elle-même ».
Les formalistes répliquent : la cybernétique ne résout pas les problèmes de la biologie, elle élabore des catégories comme l’information, l’algorithme, la structure, mieux adaptées que la fonction, la grandeur, l’espace, propres à la mécanique, à l’astronomie.
Pour les hégéliens, la catégorie de contradiction (la loi de lutte et d’unité des contraires) est le noyau de la dialectique et en même temps, au niveau de la société, elle est ressentie comme une imperfection. Routkévitch distingue contradictions non progressives et antagonistes (esclavage, servage), contradictions progressives et antagonistes (capitalisme), contradictions progressives et non antagonistes (socialisme). La société communiste harmonieuse verra disparaître la loi de la négation de la négation ; faute d’accès à une société supérieure, la courbe se rectifiera (выпрямление криво). Serait-ce la fin de l’Histoire ?
Les formalistes n’éprouvent pas les mêmes « malaises » envers l’imperfection de la dialectique et réfutent les objections des hégéliens concernant l’indéterminisme de principe des sciences nouvelles : il ne faut pas craindre de dissocier matérialisme et déterminisme (classique). Marx estimait que toute science serait inutile s’il y avait identité entre essence et manifestation concrète d’une contradiction.
Dans cette confrontation, on recourt souvent au fameux paradoxe de Zénon, illustré notamment par l’incapacité d’Achille de rattraper la tortue dans sa course. Il repose sur un présupposé : l’espace étant divisible à l’infini, il rend tout mouvement impossible. Ce recours au paradoxe permet, non pas de « dépasser » la contradiction entre mobilité et immobilité pour accéder à l’objet de la connaissance grâce à une synthèse, mais de sortir d’un faux dilemme : les mathématiques permettent d’échapper aux séries infinies, le calcul de probabilité rend l’incertitude opérationnelle, l’usage de la statistique relève d’une approche expérimentale. D’un point de vue strictement déterministe, cette « incertitude » est insatisfaisante – on peut toujours espérer le triomphe futur d’une nouvelle conception déterministe –, mais elle évite d’égarer la réflexion scientifique sur la biologie ou la physique nucléaire, dans le narratif, dans un récit simplificateur soucieux d’instaurer une rationalité, un équilibre, là où règne un déséquilibre fonctionnel régi par l’entropie et la néguentropie et non par des lois dialectiques prévisionnelles[4].
Les formalistes portent des coups décisifs. Kopnine conteste l’assurance des hégéliens selon laquelle toutes les découvertes scientifiques auraient été prévues dans les catégories du MD. Ce serait de la magie ! En affirmant le caractère inépuisable de l’électron, Lénine aurait prévu les nouveautés physiques du XXe siècle ? L’ancien détermine le nouveau, pour le comprendre il faut décrire sa genèse, mais on ne peut déduire, découvrir le nouveau à partir de l’ancien : le nouveau jouit d’une indépendance radicale. En revanche, on comprend le passé à partir du nouveau : l’anatomie de l’homme, selon Marx, est la clé pour l’anatomie du singe. La démarche philosophique ne formulant que des considérations a posteriori, la LD se réduit au rôle du « démon de Socrate » : nier, mettre en garde, sans offrir de directive positive. Finie l’hégémonie de la philosophie, science des sciences, en quête d’une essence, d’une cause première, l’idéal de la philosophie antique.
L’histoire des sciences permet, tout au plus, de ne pas répéter les fautes du passé : primauté accordée aux applications au détriment de la recherche fondamentale, soumission aux dogmes, censure politique. Aktchourine va encore plus loin : l’histoire n’apporte pas de solution aux problèmes de la connaissance, elle oppresse le nouveau. La libération du poids du passé ouvre le champ aux « idées folles de Niels Bohr ».
Ultime protestation de Evald Vassiliévitch Ilienkov, au nom des hégéliens : tant que nous considérerons la philosophie comme une servante de la science et non comme son égale, il n’y aura aucun respect à son égard de la part des scientifiques. Il faut rétablir complètement l’héritage classique, théorique de la dialectique, éliminer les séquelles du dogmatisme stalinien. Staline a confondu changement qualitatif et développement progressif (toute nouvelle qualité est supérieure à la précédente). Son souci était de lutter au nom du Progrès contre le pessimisme bourgeois, le retour de l’irrationnel. La notion même de progrès est contestée par E .F. Molevitch : le développement, surtout dans le domaine biologique, connaît des changements qualitatifs qui ne sont ni progressifs ni régressifs. Attribuer au développement universel une orientation déterminée conduit inévitablement à admettre un commencement et une fin, c’est-à-dire la religion ! Faut-il sonner l’hallali ? La LD est aux abois. Paradoxalement, elle est en train de revivre ailleurs, en littérature, avec la réhabilitation de Dostoïevski[5].
Dans Révolte ou religion (Novyj Mir, 1969), J. G. Koudriavtsev attribue à son œuvre une forme dialectique, celle d’une contradiction irrésolue dont les deux termes seraient incarnés par un couple de personnages. Il a lu Problemy poètiki Dostoevskogo de Mihail Bakhtine, paru en URSS en 1929 et réédité en 1963, mais il semble ignorer le moment essentiel du processus dialectique, celui de l’interpénétration des contraires, lors de la lutte des contraires, quand ils s’interpénètrent, se nient mutuellement, lorsqu’aux répliques cachées de l’une des voix répondent les répliques ouvertes de l’autre. N. M. Tchirkov y voit une sorte de clairvoyance dont seraient doués certains personnages exceptionnels, comme Svidrigaïlov ou le prince Mychkine. Pour la majorité des critiques soviétiques, Dostoïevski, profondément pessimiste, est préoccupé par les problèmes de son temps en Russie, mais incapable de trouver une solution aux batailles idéologiques qu’il engage dans ses œuvres : il pose des antinomies qu’il ne peut dépasser dans son ignorance des lois du matérialisme dialectique. Selon Kirpotine, dans Les Écrits du souterrain, Dostoïevski soumet son héros à l’expérimentation par les idées de son temps. Alors qu’un romancier réaliste traditionnel définit son héros par rapport au monde, Dostoïevski s’intéresse à ce que signifie le monde pour lui. Kirpotine identifie l’idée au pathos de la tragédie antique et condamne les Écrits d’un point de vue esthétique : l’absence de véritable dénouement prive la nouvelle de la catharsis attendue par tous. Bakhtine évoque, lui aussi, la notion de catharsis, mais repousse l’interprétation aristotélicienne :
La catharsis qui achève le roman de Dostoïevski pourrait s’exprimer, d’une façon un peu rationnelle et approximative, par la phrase suivante : il ne s’est passé dans le monde rien de définitif, le dernier mot du monde et sur le monde n’est pas encore dit ; celui-ci reste ouvert et libre, tout est encore devant nous et sera toujours devant nous[6].
Le dernier mot sur le monde n’est pas encore dit, par conséquent, rien n’est impossible, même le retour à Marx. Durant les débats des années 60, les philosophes soviétiques ont voulu s’émanciper du dogmatisme stalinien : tout en restant fidèles au MD, ils n’ont fait qu’évoquer les vœux, les rêves de Lénine. Leur vraie référence, c’était Marx, non pas Marx en tant qu’interprète des acquis scientifiques du XXe siècle, mais Marx en tant qu’éternel contestataire, capable aussi bien de dévoiler les mystifications de « l’idéologie allemande », les aliénations du système capitaliste, que les mensonges du totalitarisme stalinien. Ils ne sont pas parvenus à le mobiliser dans cet ultime exploit et il n’est pas interdit de voir là l’une des causes du naufrage du socialisme en URSS.
Pour expliquer cette défaite, je rappellerai le paradoxe du barbier de Bertrand Russel : « Il ne rase que ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes. Doit-il se raser ? » Si oui, il rase celui qui se rase lui-même, ce qui est exclu. Si non, il ne se rase pas et appartient donc à la catégorie de ceux qu’il doit raser. Si le marxiste ne soumet à sa critique que ceux qui ne le font pas eux-mêmes, doit-il se critiquer ? Le oui et le non sont à la fois exclus et inévitables Pour échapper au « mauvais infini », les marxistes-léninistes se sont abstenus de remettre en cause leur propre dire, leur langage. Ce qui est remarquable dans cette perspective, c’est l’angle mort que constituait pour eux une philosophie analytique dont l’objet n’était plus l’homme, le monde, mais le langage qui permet de parler de l’homme, du monde. L’appareil du discours marxiste était aguerri pour dénoncer, démystifier les valeurs formelles, l’aliénation, la fausse conscience de l’Autre, mais il était fermé à toute velléité de tracer des limites à son propre langage, de donner une signification à la fameuse phrase de Wittgenstein : « Ce qui peut être dit, peut être dit clairement ; et ce dont on ne peut parler, il faut le passer sous silence[7]. »
À ma connaissance, dans les articles et les essais soviétiques consacrés en ce temps à la philosophie et aux mathématiques, étaient évoqués les travaux de Gottlob Frege, de Bertrand Russell, de Georg Cantor, d’Henri Poincaré, mais le nom de Wittgenstein n’était jamais cité. Le phénomène intitulé, à tort, « langue de bois » a été la conséquence pathologique d’une logorrhée morbide due à une imprévoyance déplorable, l’incapacité de résoudre le paradoxe du barbier. La cause était perdue, c’était devenu une évidence. À la fin des années 70, l’Annuaire de l’URSS cessait de paraître. Quant à moi, j’entreprenais à Grenoble, avec Patrick Sériot, la publication des Essais sur le discours soviétique, fruit des réflexions de notre Centre d’études slaves contemporaines sur une pensée et une langue mortes.
Principaux protagonistes cités :
Références :
[1] « Чужь об абсолюте. Я вообще стараюсь читать Гегеля материалистически: Гегель есть поставленный на голову материализм (по Энгельсу) т. е. – я выкидываю большей частью боженьку, абсолют, чистую идею, etc. » V. I. Lénine, Filosofskie tetradi [Cahiers philosophiques], Moscou, Izd. Polit. litertury, 1965, p. 93.
[2] J. Staline, Matérialisme dialectique et matérialisme historique, Paris, Éditions sociales, 1959, p. 3.
[3] F. Engels, La Dialectique de la nature, Paris, Éditions sociales, 1952, p. 204. Après L’Anti-Dühring en 1878, après la mort de Marx en 1883, l’ouvrage reste inachevé à la mort d’Engels en 1895. Il est publié en URSS en 1925 et réédité par l’Institut MEL en 1935.
[4] J’ai appelé skaz ce recours au narratif. Voir « Utopie, idéologie et skaz », Essais sur le discours soviétique [CESC, université Grenoble 3], n° 3, 1983, p. 1-53 et « Le discours politique soviétique, le programme narratif et la théorie du skaz », ibid., n° 5, 1985, p. 2-15.
[5] A. Bourmeyster, « Dostoïevski et la critique soviétique contemporaine », Annuaire de l’URSS, 1970-1971, p. 572-597.
[6] M. Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Paris, Édition du Seuil, 1970, p. 223.
[7] L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 1921.
Pour citer cet article
Alexandre Bourmeyster, « Matérialisme dialectique et acquis scientifiques du XXe siècle », journée d'étude Marxisme-léninisme et modèles culturels en Union soviétique - Journée 1, ENS de Lyon, le 6 décembre 2008. [en ligne], Lyon, ENS de Lyon, mis en ligne le 23 juillet 2010. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article276