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Le « marxisme-léninisme » appliqué aux amateurs : le théâtre amateur comme rencontre de discours dans les années 1950-1960

Bella OSTROMOUKHOVA

Doctorante à l’EHESS et PRAG à l’université Rennes 2

Index matières

Mots-clés : URSS, dégel, réalisme socialiste, théâtre, théâtre amateur.


Plan de l'article

Texte intégral

Introduction

La force de notre art réside avant tout dans sa teneur en idées, dans son esprit du Parti, dans le reflet profond et vif qu’il donne de notre belle réalité. […] L’art est une arme bien acérée dont notre Parti se sert pour combattre tout ce qui est ancien, tout ce qui appartient au passé. Le Parti a fixé des buts artistiques très élevés aux artistes professionnels ainsi qu’à l’énorme armée d’amateurs, il leur a ouvert de nombreuses possibilités pour d’audacieuses initiatives, dans la diversité extrême de styles et de genres[1].

Ces paroles de Striganov, prononcées en guise d’ouverture d’une conférence sur « le genre de l’estrada dans l’art amateur » en 1962, présentent un échantillon de ce qu’avait pu être un discours officiel sur le théâtre amateur dans les années post-staliniennes. On y retrouve en effet deux des trois postulats du réalisme socialiste : partijnost’ (« fidélité à l’esprit du Parti ») et idejnost’ (« la charge idéologique »), ainsi que le principe du reflet (otobraženie dejstvitel’nosti) qui le relie à l’esthétique léniniste. Cependant, l’accent est mis sur la pluralité de formes dans lesquelles ces principes peuvent s’incarner. Remarquons que les professionnels et les amateurs sont présentés comme relevant d’un même ensemble, servant la même cause, ce qui estomperait la limite entre ce qui est présenté comme deux corps d’« armée » maniant l’« arme aiguisée de l’art ».

Ce discours fait référence à l’esthétique du réalisme socialiste, formulée à partir de 1932, et qui, malgré ses « prescriptions brouillées ou négatives[2] », a déterminé l’incarnation du « marxisme-léninisme » dans le domaine artistique. Or, dans les années 1960, une certaine diversité est préconisée, alors que c’est au contraire l’unité de style qui est originellement recherchée par le « réalisme socialiste ».

Peut-on dire que dans les années après Staline, la doctrine marxiste-léniniste appliquée à l’art se fissure dans les discours des personnes qui encadraient le théâtre amateur ?

Pour répondre à cette question, nous allons étudier les documents d’archives concernant les activités des organismes chargés de stimuler et d’endiguer les activités amateurs.

Ces organisations étaient multiples. D’une part, le Parti et les « organisations sociales » (les Jeunesses communistes et les syndicats) intervenaient à des niveaux différents : central, régional ou municipal, et surtout local. D’autre part, des organisations spécifiques avaient été mises en place. Notamment, la Maison centrale de la création populaire [Central’nyj Dom Narodnogo Tvorčestva] (CDNT), un organe actif d’encadrement de l’art amateur. Créée en 1936 sur la base d’une structure issue du mouvement des « théâtres populaires », la CDNT appartenait institutionnellement, dans les années 1950-1960, au ministère de la Culture, et se trouvait à la tête d’un réseau ramifié de « maisons de la création populaire » municipales et régionales. Ses activités (cours, séminaires et festivals) se recoupaient avec celles organisées par la section des « théâtres populaires » à l’intérieur de l’Union théâtrale professionnelle (VTO), dont le but était d’établir un lien entre les professionnels et les amateurs.

C’est essentiellement sur les conférences organisées au sein de ces deux organisations, CDNT et section des « théâtres populaires » du VTO, que sera fondé cet exposé. On tâchera de voir comment et par qui la doctrine du réalisme socialiste était reformulée et adaptée au théâtre amateur dans les années 1950-1960.

Le réalisme socialiste et le théâtre amateur avant 1950

Pour mesurer les changements que les discours tenus sur les activités amateurs ont connus pendant la déstalinisation, nous allons d’abord étudier ce qu’ils ont été juste avant la mort de Staline. Nous allons pour cela étudier le compte-rendu d’un séminaire d’instructeurs[3] qui s’était tenu à la CDNT en 1950[4]. Ce séminaire était à but prescriptif et visait à donner des instructions à ceux qui étaient à leur tour censés encadrer des troupes d’amateurs. Le sténogramme aurait été par la suite édité sous forme de brochure, afin d’en permettre une plus large diffusion.

Penchons-nous, tout d’abord, sur la composition de ce séminaire. Il commence par un exposé de Skaterchtchikov, professeur de philosophie et auteur de manuels sur le marxisme-léninisme, intitulé « Le socialisme réaliste, méthode de l’art soviétique ». Il s’agit d’une entrée en matière théorique, plus longue que les autres interventions (13 pages sténographiées, contre 6 à 8 pages pour les autres intervenants). Suivent des exposés de professionnels du théâtre au sujet de différents aspects concrets du travail sur une pièce : l’exposé de Popov, acteur et professeur au GITIS, au sujet du « travail sur une pièce soviétique », puis celui de Kavérine sur les « principes du décor sur une petite scène », et celui de Stein sur « l’analyse d’une pièce ». Deux exposés, ensuite, retracent des expériences concrètes : l’un concernant le travail avec des « auteurs locaux », un autre retraçant le travail avec une troupe de la région de Tchkalovsk. Un exposé d’I. Petrova, enfin, décrit les résultats d’un concours des agitbrigady.

L’exposé inaugural de Skaterchtchikov porte un caractère très général, concernant les applications du marxisme-léninisme à l’art, n’évoquant que très brièvement le théâtre, et ne faisant pas la distinction entre théâtre amateur et professionnel.

L’appareil de citations nous ancre d’emblée dans le « marxisme-léninisme » : le discours contient des citations de Marx, Engels, Lénine et Staline (de ce dernier est cité, pour l’essentiel, À propos du marxisme dans la science du langage qui venait de paraître[5]).

L’art est présenté explicitement comme l’une des formes possibles de l’« idéologie » : « Le contenu de tout art, comme de toute autre forme de l’idéologie, sont le réel, la vie sociale et la nature[6]. »

Il est par ailleurs défini comme « une forme de la conscience collective » qui « reflète la réalité[7] » à travers des images. Pour cela, l’artiste doit partir de l’expérience vécue, de l’observation du monde réel, et ensuite procéder à la « typisation », c’est-à-dire à la création d’une image qui assemble en elle les traits les plus significatifs du phénomène étudié. Tout fait montré doit être typique, cependant, tout fait de la vie réelle n’est pas digne d’être « typisé » :

Si une image ne contient pas d’éléments généraux, alors elle n’est pas significative et n’intéresse personne. […] Nous ne pouvons pas transporter dans une œuvre artistique tout ce que nous observons dans la vie réelle[8].

On peut noter le ton catégorique de cette affirmation : le locuteur a une position d’arbitre absolu qui affirme sans équivoque ce qui est intéressant pour tous, ce qui peut ou ne peut pas être fait.

Un trait caractéristique de ce qui est considéré comme digne d’être « typisé » est la présence d’un contenu idéologique : « Une image artistique exprime toujours un contenu idéologique concret[9]. »

Cette notion de « contenu idéologique » (idejnoe soderžanie) ne renvoie en réalité à rien de concret. Elle permet cependant, au besoin, de fustiger un manque d’engagement politique ou le choix d’un sujet trop futile. Les problèmes soulevés par une œuvre d’art doivent être d’ordre éthique :

Le peuple soviétique attend qu’on lui montre un reflet profond et pleinement artistique de ce qui se produit dans les consciences des ouvriers et des kolkhoziens, dans celles de notre intelligentsia. Nous attendons le dévoilement des défauts et des vices qui subsistent encore dans nos consciences. Nous attendons une approche artistique des thèmes de la morale, de la famille, de l’union conjugale[10].

On peut noter ici un procédé oratoire qui vise à asseoir l’autorité du narrateur. La répétition du verbe « attendre » dans chaque phrase renforce l’aspect incitatif du discours, tandis que parallèlement, on voit un glissement dans les sujets : du « peuple soviétique », auquel l’énonciateur est extérieur, on passe à un « nous » qui inclut celui qui parle. Il échange ainsi la position théorisante de celui qui connaît les besoins du « peuple » contre la posture du personnage impliqué dans le sujet qu’il énonce. Sa légitimité est donc double : en tant qu’expert et en tant que partie prenante.

L’art devait donc viser à refléter les conflits moraux des personnages en les « typisant ». De plus, il devait choisir, dans ce dessein, des personnages positifs, c’est-à-dire « des hommes d’avant-garde soviétique », en opposition à l’art du monde bourgeois qui refléterait la vie des « voleurs, des détectives privés, des hooligans et des prostituées[11] ».

On constate que choisir l’objet correct pour la « typisation » était vu comme un critère majeur pour la réussite d’une œuvre. Dans le cas contraire, la menace qui planait sur les œuvres était celle d’être accusées d’une « déformation de la réalité ».

La notion de plaisir esthétique n’était pas absente de ce discours. Cependant, ce sentiment devait s’aligner sur les goûts de Lénine, présentés comme étalon :

Lénine n’éprouvait aucune joie à voir des futuristes, des cubistes, des abstractionnistes. Cette thèse est très importante : les véritables œuvres d’art suscitent chez l’homme la joie, la jouissance artistique[12].

On observe de nouveau ici un glissement dans l’énonciation : de « Lénine », personne particulière, on passe à « l’homme » en général, en imposant ainsi naturellement les goûts de l’un à l’humanité dans son intégralité.

La théorie du reflet, fondement de l’esthétique marxiste-léniniste, est énoncée ici sur un ton catégorique et sans appel. Les valeurs sont fixées par les goûts et les jugements des dirigeants, et s’opposent, sur un mode binaire, à celles du « monde bourgeois ». Cependant, elles sont suffisamment vagues (« morale », « famille », etc.) pour permettre des ajustements au cas par cas. Remarquons, enfin, que les catégories éthiques semblent l’emporter sur les jugements esthétiques.

Les autres intervenants de ce séminaire proviennent du milieu théâtral et en ont, par conséquent, une connaissance empirique. Ils parlent donc en tant qu’experts du milieu, en entrant plus dans les thématiques concrètes de l’art amateur.

Ainsi, Popov développe les thèmes de « typisation » et du bon choix des « réalités » à montrer. Il souligne qu’il faut partir de l’expérience concrète pour créer les intrigues, les personnages. Cependant, la réalité doit non seulement être sélectionnée, mais également transformée si elle ne correspond pas à l’idée que l’on s’en fait. Ainsi, si un acteur est petit et mince, il doit savoir, sur scène, paraître fort afin de pouvoir jouer des personnages significatifs, car l’homme soviétique est, par définition, fort : « Un personnage de soviétique lambda peut-il être fragile, maigrichon, délicat ? Non, au contraire, nos hommes sont robustes[13]. »

Stanislavski sert d’assise théâtrale à cette exigence de « réalisme » que le locuteur oppose à ce qu’il appelle « teatral’ŝina », terme péjoratif avec la terminaison -ŝina, renvoyant sans doute à tout ce qui est considéré comme abus d’artifices théâtraux :

Je pense que l’abus d’artifices théâtraux (teatral’ŝina) est mauvais pour notre époque. C’est Stanislavski qui m’a appris à les combattre. […] Sachez considérer une pièce comme un morceau de vie, et la convention ne résidera que dans le fait qu’au lieu de durer vingt ans, il ne durera que trois heures[14].

On constate la posture professorale du locuteur qui utilise l’impératif « sachez » pour inciter l’auditoire à suivre ce qu’il énonce d’abord comme une opinion personnelle (« Je pense »), pour ensuite la légitimer à l’aide du recours à Stanislavski.

L’intervention de Kavérine commence par des considérations générales sur l’art amateur soviétique, dans une langue de bois conventionnelle :

L’art amateur soviétique reflète le contenu de notre vie. […] les idées communistes l’inspirent. […] Cet art aide le Parti à éduquer le peuple dans l’esprit du communisme[15].

Après cette introduction, le discours se focalise sur des problèmes concrets de décor. Celui-ci devait être réaliste, fondé par l’intrigue et reflétant le caractère du personnage (par exemple, dans la chambre d’un stakhanoviste, il devait y avoir des livres pour montrer que l’homme soviétique était non seulement un travailleur acharné, mais également un être cultivé). Mais la spécificité du théâtre amateur serait d’avoir des contraintes d’espace : la salle était souvent petite, la scène également, et l’orateur essayait de donner à son auditoire des astuces pour adapter le décor à ces conditions particulières :

La petite scène va habituellement de pair avec une petite salle. Or, ces proportions rendent plus manifeste toute fausse note, tout mensonge, toute contrefaçon de la vie. […] Imaginez-vous, par exemple, une scène tirée de Sans dot d’Ostrovski. Si Larissa, se détournant du parapet du café, dit « J’étais en train de regarder la Volga », tandis que le fleuve et sa vallée sont platement peints à un ou maximum deux mètres de là, sur l’arrière-scène, alors, quel que soit l’art avec lequel ce décor est peint, il ne fera que tuer la sensation d’immensité, d’espace à laquelle aspire la belle et jeune personne. Ajoutez-y l’ombre qu’on ne peut presque jamais éviter avec l’habituel éclairage d’une petite scène : nette et noire, elle traverse le paysage sans respecter ni le cours du fleuve, ni le paysage escarpé et vallonné, transformant ainsi un décor fabriqué avec amour en un vieux chiffon. Et si en plus ce lambeau tremble et se balance lorsque des acteurs passent derrière lui ? Et si le bas du rideau, orné d’herbe et de buissons, se termine abruptement par un plancher en bois ? Et s’il est lacéré par des ombres meurtrières des coulisses et des meubles ? Le fleuve ne s’animera pas, les nuages ne bougeront pas…

Seul un malentendu pourrait permettre d’appeler « réalisme » une telle convention grossière et inepte[16].

Ainsi, un décor de mauvaise qualité contribuerait à créer une imitation de la réalité, et non pas son reflet. Le locuteur propose une série d’astuces techniques pour éviter ces inconvénients : séparer le mur à l’arrière-plan par une cloison dotée d’une fenêtre à travers laquelle on apercevrait « le fleuve » peint. Un éclairage par en dessous entre cette cloison et le mur de fond permettrait d’éviter que les ombres des acteurs ne s’y projettent.

Le ton du locuteur change : derrière le discours sur la « typisation » d’une réalité significative, transparaît le souci de la qualité ; on tâche de donner au théâtre des outils pour créer une illusion, sans pour autant sortir des limites de la vraisemblance. Le principe du réalisme socialiste reste cependant immuable, le locuteur n’émet pas de doutes ni d’hésitations, son ton est catégorique.

À la fin du séminaire sont discutés les divers concours locaux des agitbrigady. Parmi les critères retenus comme positifs par les jurys, on trouve, à côté d’une « grande qualité artistique » (sans plus de précision), des critères quantitatifs (nombre de représentations, nombre de lieux desservis, etc.) et administratifs (si les groupes ont un journal, un registre, un livre d’or en bonne et due forme)[17]. Si, pendant la révolution et dans les années 1920, les « brigades d’agitation » étaient des îlots d’innovation théâtrale, qui transcendaient la figuration et la vraisemblance pour chercher de nouveaux moyens d’agir sur le public, on voit qu’ici, elles étaient davantage vues comme des unités de travail, produisant des spectacles dont la qualité importait peu. À la différence des troupes de théâtre amateurs plus classiques qui, quant à elles, devaient surtout rendre compte de la qualité de leur production.

On peut retrouver ce même type de discours véhiculé, de manière à peu près invariable, par d’autres instances. On peut citer, notamment, un cours donné par I. S. Pal lors du séminaire permanent des metteurs en scène amateurs au sein du VTO, en octobre-décembre 1953, puis de décembre 1954 à février 1955, sur « la théorie du réalisme socialiste », qui comporte les chapitres suivants :

  • L’art et la théorie léniniste du reflet ;
  • L’image artistique comme moyen de refléter le réel dans l’art ;
  • Le réalisme socialiste comme méthode de l’art soviétique ;
  • Le problème du typique dans la théorie du marxisme-léninisme ;
  • La théorie du réalisme socialiste ;
  • Sur la théorie du réalisme socialiste ;
  • Le problème du typique[18].

D’après ces titres, qui se répètent d’une séance à l’autre, nous constatons que le bagage théorique dont la VTO dotait les metteurs en scène des troupes amateurs, se fondait essentiellement sur les idées du « réalisme socialiste » et les deux problématiques, évoquées plus haut, qu’il entraînait : comment sélectionner correctement ce qui est digne d’être « typisé », et comment le rendre d’une manière vraisemblable en évitant le grotesque.

Changements dans les années 1950-1960

À la suite de la déstalinisation, on a pu voir une réhabilitation des formes théâtrales des années 1920 (notamment la réhabilitation de Meyerhold et de diverses formes d’agitation, comme la « blouse bleue » ou le journal vivant) ainsi qu’une certaine ouverture vers les formes théâtrales étrangères, notamment vers le théâtre brechtien. Le théâtre professionnel a connu une certaine remise en cause du réalisme et, par conséquent, une contestation de l’enseignement de Stanislavski, ce qui a entraîné la nécessité d’inventer de nouveaux codes éthiques et esthétiques[19].

Cela a naturellement influé sur les critères de jugement de ce que devait être l’art amateur, même si les affirmations de personnages officiels, fixant la parole du Parti comme référence ultime pour évaluer les amateurs, étaient toujours présentes dans les discussions. On ne les trouve cependant plus en position d’ouverture. Voici, par exemple, le discours du vice-ministre de la Culture de la Fédération de Russie à la conférence sur les voies du développement de l’art amateur, en particulier à la campagne (1963) :

L’esprit du Parti [partijnost’] et du peuple [narodnost’] étaient et demeurent le fondement du développement de l’art réaliste socialiste. Il joue le rôle déterminant dans la formation du répertoire de notre art amateur. Nous ne devons jamais oublier que notre époque connaît une lutte acharnée contre les diversions idéologiques de plus en plus sophistiquées et perfides de la propagande bourgeoise. Le développement de rapports culturels entre les pays, tout en ayant ses aspects indubitablement positifs, favorise l’infiltration dans notre milieu, surtout dans la sphère artistique, de l’idéologie bourgeoise, à travers la radio, les films étrangers, les disques et les enregistrements sur bande magnétique. Nous devons en conclure que le répertoire soviétique doit aujourd’hui revêtir un aspect plus […] combatif[20].

Partijnost’ et narodnost’ étaient les deux exigences essentielles de l’art soviétique, conformément au réalisme soviétique, depuis les années 1930. La première composante, désignant l’engagement aux côtés du Parti, était réaffirmée par Khrouchtchev en 1957 comme étant essentielle pour les écrivains[21]. Le caractère populaire – narodnost’ – devait être l’objectif de toute œuvre d’art soviétique. Pour le théâtre amateur, cette dernière caractéristique semble être acquise, puisque la création non professionnelle était considérée comme l’émanation même du peuple[22].

Notons que le locuteur ne fait pas la distinction entre l’art professionnel et amateur : le label « répertoire soviétique » réunit les deux, les objectifs sont les mêmes.

L’« art soviétique » est défini ici en opposition à l’« art bourgeois », et il est présenté en tant qu’une arme de combat contre l’infiltration d’idées étrangères. Le tout est renvoyé au contexte de la lutte des classes.

Cependant, d’autres voix se font entendre. Ainsi, lors de la conférence à propos des « genres de l’estrada dans les activités amateurs et l’éducation de l’homme nouveau », Vladimir Mass, scénariste satyrique très actif dans les structures d’encadrement des amateurs, nuance la vision de l’art étranger comme globalement inadapté à la réalité soviétique :

L’estrada occidentale nous est étrangère, mais nous ne devons pas tant en « préserver » nos artistes que tenter d’apprendre le brillant art de ceux qui viennent chez nous[23].

Afin de légitimer cette affirmation, il donne l’exemple d’Arkadi Raïkine – figure d’autorité dans l’estrada soviétique – qui aurait eu pour maître Charlie Chaplin. Ainsi, il réhabilite partiellement les genres satyriques occidentaux en appelant à en retenir la forme, le professionnalisme, et non le contenu.

On peut remarquer, d’une manière générale, que l’aspect « art comme reflet de la réalité » demeure omniprésent dans les années 1950-1960. Cette « réalité » est tissée de leitmotive « officiels », explicitement, car les conférences abondent en citations de Khrouchtchev, et implicitement, dans des thèmes recommandés pour les spectacles. Par exemple, lors de la conférence sur « les genres de l’estrada dans les activités amateurs » qui s’est tenue en novembre 1965, Posnanski, un artiste de Bouriatie, définit ainsi les « questions » que devrait soulever le théâtre amateur :

Qu’est-ce qui nous préoccupe aujourd’hui ? Le peuple est avant tout intéressé par la grande question de la paix, afin de dire un « non » définitif à la guerre, par la question de l’exploration de l’espace, celle de la construction du communisme dans notre pays. Ce sont des sujets importants. […] On peut également citer le thème d’indifférence, celui de parasitisme. Celui du travail, celui des gens qui essaient d’emprunter des voies faciles, celui du hooliganisme[24].

Pour N. S. Naïkhine, dirigeant d’une agitbrigada, la déstalinisation ferait partie également de cette « réalité » à représenter :

Nous avons des raisons de nous réjouir, d’autant plus que nous ne nous sentons plus de simples « rouages » d’une machine totalitaire, mais des êtres vivants, des démiurges de toutes ces richesses accumulées, matérielles et spirituelles. C’est ce qui donne […] le ton joyeux et optimiste à notre temps[25].

Le discours sur l’optimisme nécessaire de l’art soviétique est utilisé paradoxalement comme un argument contre l’époque stalinienne (évoquée grâce à l’image de « rouages d’une machine totalitaire »), alors que c’en avait été le leitmotiv.

S’il y a un relatif consensus sur la « réalité » à représenter, la forme suscite plus de polémiques.

Les travailleurs des maisons de la création populaire expriment toujours de la réserve à l’égard d’innovations scéniques audacieuses. Ainsi, lors de la conférence concernant les problèmes de l’évolution de l’art amateur, le 23 novembre 1960, un instructeur de la Maison centrale de la création populaire donne son opinion sur un spectacle innovateur dans les termes suivants :

Prenons le spectacle Il était une fois une femme d’Aranenko. L’action se déroule dans la salle alors que les spectateurs sont assis sur une scène. Si vous vous souvenez de cette pièce, vous accorderez qu’elle ne nécessite pas cette solution artistique particulière. Le metteur en scène en décide autrement, il expérimente, il a beaucoup d’imagination, mais le spectacle n’a pas de véritable résonance citoyenne. Ce n’est absolument pas légitime. Ce n’est nécessaire ni dans le théâtre professionnel, ni, à plus forte raison, dans le théâtre amateur[26].

À l’origine de l’innovation de la pièce en question était donc l’un des leitmotive du théâtre des années 1920, qui revient en force dans les années 1960, celui de surmonter la séparation entre la scène et le public, d’inviter ce dernier à participer dans l’acte de création. Cependant, cette recherche est vue par l’instructeur comme une « fantaisie » infondée, qui déplace l’attention du public sur la forme, et empêche d’apercevoir le fond, « graždanskoe zvučanie ».

Cependant, la Maison centrale de la création populaire était également investie par des témoins, voire des participants, des innovations théâtrales des années 1920, qui saisissaient l’occasion de réhabiliter le droit de cité de la « fantaisie ». Ainsi, Roubb, metteur en scène du théâtre Lenkom, dans la conférence sur « les genres de l’estrada dans les activités amateurs », parle de la « magnifique tradition de la blouse bleue » et du théâtre d’agitation qu’il appelle à faire revivre à l’aide de la « fantaisie »[27].

La palette du faisable s’était donc élargie, sans que pour autant ses marges fassent consensus. Lors des conférences, on voit apparaître de vraies discussions, où différents experts se confrontent pour définir l’étalon d’une bonne dramaturgie amateur.

Par exemple, lors de la conférence sur « les genres de l’estrada et la construction d’un homme nouveau », Albert Axelrod, l’un des dirigeants du théâtre étudiant de l’université de Moscou, Naš Dom, présente son groupe comme étant supérieur aux autres. Celui-ci servirait de facto de modèle pour les autres groupes, car il diffuserait ses scénarios en province à la demande des formations d’amateurs. Naš Dom compterait parmi ses admirateurs Raïkine qui s’avouerait lui-même en déclin (« izživaet sebâ » : cette expression est répétée plusieurs fois). Il s’agit là d’une tactique de légitimation aussi bien dans la sphère amateur que vis-à-vis du monde professionnel. Axelrod présente ensuite un exemple de « bon procédé » inventé par Naš Dom, celui qu’il appelle « cvetovaâ dramaturgiâ », qui reviendrait à raconter des histoires à l’aide de la symbolique liée aux différentes couleurs. Ainsi, la transformation de fichus multicolores en fichus gris uniformes symboliserait l’emprise du bureaucratisme.

Cependant, l’excellence de ce groupe ne fait pas consensus. Ainsi, le directeur de la maison de la culture de Gorki l’accuse d’être « loin de la réalité soviétique » :

Je revois une scène – avec le ballon. On dirait qu’ils n’ont rien à faire, à part jouer au ballon. Et ils nous demandent de leur apprendre à vivre, à se reposer. Ce n’est pas pour nous.

Prenons l’exemple de nos gars : ils se lèvent à six heures du matin, ils travaillent jusqu’à quinze heures, à seize heures ils sont à l’école de jeunes travailleurs, à vingt et une heure ils arrivent à la répétition, et ils terminent leur journée à onze heures et demie. Ils ne pensent pas aux ballons, eux[28].

L’orateur met en évidence un décalage entre les étudiants, qui sont dépeints comme un milieu privilégié et oisif, et les ouvriers. Ce qui est présenté comme un modèle légitime pour tous par un orateur, est donc réduit au statut de cas particulier par un autre. Les deux opinions cohabitent, sans que la raison ne soit donnée ni à l’un ni à l’autre.

Dans la même conférence, on trouve un débat concernant les costumes convenables pour les groupes. Une costumière se prononce sur ce qu’elle avait vu sur un ton catégorique :

Qui était bien habillé ? Le groupe de Kalinine qui vient de se produire l’était, mis à part le fait que les hommes avaient enlevé leurs vestes et sont restés en chemise. On ne peut pas apparaître ainsi devant des spectateurs. Si ce n’était pas des chemises de corps, elles auraient dû être de type sportif, des chemises que l’on peut porter dans la rue. À la maison, lorsqu’un invité inopiné vient, l’homme met une veste. C’est d’autant moins convenable de l’enlever devant un tel nombre de spectateurs[29].

On remarque l’abondance de formules injonctives : « on ne peut pas », « auraient dû être », le recours au présent généralisant (« lorsqu’un invité inopiné vient »). Afin de légitimer sa position, la costumière se présente en connaisseuse des coutumes, des codes vestimentaires :

Notez qu’un smoking se porte avec un nœud papillon blanc. Seuls les serveurs le portent avec un nœud papillon noir[30].

Plus loin, on voit apparaître une divergence entre ses goûts et ceux de Roubb à propos des robes roses d’un collectif de Leningrad. Si la costumière juge que ces robes sont affreuses, Roubb, au contraire, les cite comme un exemple positif : « Des jeunes filles en robe rose qui sont montées sur scène avec des fleurs – ça c’était bien[31]. »

Les deux sont d’accord sur le principe : les costumes doivent être soignés et « de bon goût », cependant, c’est sur la définition de ce dernier terme qu’ils divergent.

Ainsi, dans la période post-stalinienne, on voit cohabiter, dans la sphère de l’encadrement des activités amateurs, des positions divergentes. Si certains principes restent immuables et ne sont pas sujets à discussion, tels que la subordination aux principes du Parti, le primat de la catégorie éthique, ainsi que le rôle fondamentalement éducatif de l’art amateur, d’autres points suscitent des dissensions. On voit apparaître une part du subjectif : la référence ultime concernant le bien et le mal dans les formes théâtrales semble perdue.

Un exemple concret d’élaboration de normes de jugement

Afin d’étudier en détail la confrontation des modes de jugement de l’art amateur, nous allons à présent analyser le sténogramme d’une conférence qui s’est tenue au sein de la Maison centrale de la création populaire le 13 décembre 1963 et qui avait pour but l’attribution de prix pour des programmes des agitbrigady[32].

Il s’agit là d’un type de dramaturgie particulière. Destinées dès leur création à la propagande, les agitbrigady seraient donc par définition des lieux de construction de la poétique du « marxisme-léninisme ». Or, dès le début de leur création, elles se voulaient des laboratoires de formes, cherchant à s’écarter du théâtre conventionnel, rejetant les procédés de la vraisemblance. De ce point de vue, elles s’écarteraient de la théorie léniniste du reflet.

De plus, ces formes ont dès le début relevé également du cabaret, et l’équilibre entre le divertissement et la propagande a toujours posé problème.

Pendant l’époque stalinienne, les agitbrigady avaient connu un certain déclin : si leur existence était reconnue comme un facteur utile à la stimulation de la production, les innovations formelles n’étaient cependant pas encouragées[33].

Il est donc d’autant plus intéressant d’observer quels critères de jugement étaient appliqués à ce type d’activité controversée qui connaissait alors un regain d’intérêt.

Le document étudié a une nature normative, car des professionnels et des instructeurs s’étaient réunis pour évaluer des scénarios, ce qui présente un terrain d’observation privilégié quant aux critères de jugement en cours.

Notons tout d’abord qu’il y avait plusieurs échelles dans l’évaluation. En effet, deux types de prix étaient décernés : pour l’œuvre dans sa globalité et pour certains passages. De plus, deux types de récompenses étaient prévues : l’une se traduisait en une somme d’argent, et l’autre prévoyait la publication dans un recueil de pièces d’agitation. Les membres du jury pouvaient donc s’interroger sur la valeur de l’œuvre à plusieurs niveaux. D’une part, la qualité de l’œuvre était-elle suffisante, globalement ou en partie, pour être récompensée ? Et, d’autre part, la qualité de l’œuvre permettait-elle que celle-ci soit diffusée et érigée en exemple ?

Les troupes proposées étaient issues du milieu paysan ou ouvrier, ou appartenaient à l’armée. Les étudiants étaient absents de cet échantillon.

La palette des thèmes abordés par les troupes est assez restreinte. Certains spectacles se réfèrent au communisme très proche, soit présentant les voies de passage vers cette société du futur, soit essayant de mettre en scène le communisme déjà advenu.

Ainsi, l’un des spectacles, intitulé Le Dernier Filtrage, montre un passage à niveau à travers lequel les membres du kolkhoze entrent dans le communisme. La question centrale de la pièce est de savoir qui mérite de passer vers la société du futur. Ce jugement s’opère sur des personnages réels, mais joués par des acteurs de l’agitbrigada :

Mounitsina. – Puis-je passer ?

Le deuxième présentateur. – Comment ne pas vous laisser passer, vous, camarade Mounitsina, qui êtes la meilleure trayeuse de vache de notre région ?! Passez donc[34] !

Dans une autre pièce, intitulée Cela va arriver très bientôt, les personnages se retrouvent, dans les années 1980, dans leur kolkhoze, et on se rend compte que les bons sont restés bons, tandis que les cancres se sont repentis et améliorés.

D’autres groupes mettent en scène la vie de leur milieu, soit sous une forme féerique, soit parodique, en dénonçant les disfonctionnements.

Ainsi, deux pièces, Le Conte de la région de Oka et Le Conte du bulldozer, imitent les motifs d’un conte dans lequel on intègre des éléments locaux. Ainsi, Baba Âga, la sorcière, se retrouve confrontée à une absence de cantine :

La sorcière fait tout ce qu’elle doit faire, mais lorsqu’on lui demande pourquoi elle n’a pas mangé, elle répond : « Parce qu’il n’y a pas de cantine ici[35]. »

Une autre pièce, Zoom sur les champs, met en scène des monologues d’animaux qui parlent des défauts du kolkhoze.

Ainsi, le contenu des pièces reste conforme à la « théorie du reflet » : sont montrées les préoccupations du peuple soviétique telles qu’elles étaient proclamées dans les discours. En effet, les modalités du passage vers le communisme ainsi que la critique des disfonctionnements locaux figuraient parmi les problématiques de cette époque.

Ces sujets n’étaient pas du tout remis en question par les experts invités par la Maison centrale de la création populaire, qui se contentaient de discuter la forme des productions.

Parmi les qualités que les experts semblent apprécier dans les pièces, figure la connaissance des lois de composition. On trouve notamment des jugements comme « un axe thématique solide » ou « cela a été fait par un homme qui comprend comment construire ce type de programme du point de vue de la composition[36] ».

Les jeux avec le texte, les constructions de sens multiples semblent être également appréciés. L’un des experts dit avoir énormément apprécié le programme Zoom sur les champs où l’auteur joue avec des textes de chansons connues. Ainsi, la romance Je suis un baron tsigane (Â cyganskij baron) y est transformée en Je suis un mouton du kolkhoze (Â kolhoznyj baran) : le jeu phonique sur la ressemblance baron/baran est considéré comme très bon.

Les experts semblent également encourager des jeux sur le rapport entre la scène et le public. Ainsi, on trouve le conseil suivant à propos de la pièce Le Dernier Filtrage :

À la place de représenter les meilleurs travailleurs assis au premier rang, pourquoi ne pas utiliser le passage à niveau présent sur la scène. On peut inviter cette trayeuse de vache Maria Pétrovna sur la scène (elle y est habituée) pour qu’elle raconte ses exploits et ensuite la faire passer à travers la barrière au premier rang. Ensuite, on peut rejouer cette scène avec des personnages négatifs[37].

Pour contourner ce qu’ils estiment être une platitude du texte, les experts proposent donc de jouer sur l’interpénétration de l’espace théâtral et du monde réel. Il s’agirait de pousser aux extrêmes la démarche qui consiste à représenter des personnages existants, en les faisant jouer leur propre rôle. L’espace du public deviendrait alors également celui des personnages « élus » pour aller vers le communisme.

Parmi les défauts, les experts citent le manque de subtilité, la lourdeur :

On énumère une longue et ennuyeuse liste des meilleurs travailleurs agricoles, sans aucun procédé, simplement, frontalement[38].

Ce sont en effet les problèmes les plus actuels, mais ils sont traités de manière trop directe, conjoncturelle. Essayez de trouver au moins un endroit où la salle aurait souri. […] Il n’y a pas une seule ligne vivante, ni dans les vers, ni dans les couplets[39].

Ainsi, à ce qui est écrit « frontalement » – trop directement – s’oppose ce qui est drôle et vivant, c’est-à-dire ce qui prend des voies de traverse, notamment en faisant jouer plusieurs dimensions, voire plusieurs sens.

Donc, s’il y a consensus sur le contenu du point de vue des professionnels, on observe cependant des réserves sur la forme. Les experts semblent vouloir tirer les pièces vers des expériences scéniques et langagières plus audacieuses, les ramenant ainsi vers les sources du gendre des agitbrigady.

De plus, plusieurs questions semblent de pas être résolues. Par exemple, concernant les citations d’autres pièces : faut-il primer des pièces qui ne sont que des « compilations » de textes différents ? Après délibération, les experts décident que la citation en soi ne pose pas problème, mais qu’il faudrait obliger les auteurs des scénarios à donner leurs sources.

La question de la « qualité professionnelle » semble également poser problème. En effet, plusieurs pièces sont jugées de qualité suffisante uniquement après « finition » (dorabotka) par un auteur professionnel. La question est posée alors sur la signification de la « valeur de l’amateurisme » et sur le fait que les critères appliqués aux pièces professionnelles pourraient être inadaptés ici.

Les limites même de ce genre sont remises en question : les experts hésitent sur les noms à donner au genre des pièces.

Roubb. – […] C’est un programme d’un concert d’estrada, et non pas d’un spectacle d’agitbrigada […] L’agitbrigada n’est pas orientée uniquement vers des sketchs de concert, alors qu’ici tout le programme n’est construit que sur cela, c’est donc plus un concert qu’un programme d’agitbrigada.

Kostioukovski. – Je ne vois pas pourquoi. Et si une agitbrigada contient un diseur de poèmes et un chanteur ?

Rubb. – La question n’est pas là. Une agitbrigada a des choses propres, des conditions propres à elle. Et avant tout, elle n’est pas orientée uniquement vers des sketchs de concert […]. Cela devrait être appelé un concert plutôt qu’un programme d’agitbrigada.

Koustioukovski. – C’est bien comme cela qu’ils l’appellent…

[…]

Bialossiniskaïa. – Le matériau local s’y inscrit très bien. […] Le chœur amateur de Vologda y apparaît et chante des chansons sur des conducteurs de train ; ils appellent ce matériau Les conducteurs de Vologda ; dans ce cas précis, ils apparaissent comme une agitrbrigada[40].

Les critères précis qui définiraient le genre des agitbrigady ne sont donc pas clairs. Roubb semble se référer plus à un sentiment qu’à une connaissance précise, ce dont témoigne l’expression vague « des choses propres, des conditions propres ». Le compromis trouvé, celui de donner un prix pour certaines parties du programme et non pas pour la totalité, contourne finalement le problème de définition de la structure.

Conclusion

Dans les années 1950-1960, le principe de l’art théâtral en tant que reflet de la « réalité » n’était pas remis en cause par les instances qui encadraient les activités amateurs. Cette « réalité » continuait à puiser ses sources dans les discours des dirigeants et dans les lignes majeures de leur politique.

Cependant, il n’y avait pas de consensus entre les experts sur les limites des expérimentations formelles. En effet, les institutions encadrantes étaient le lieu où pouvaient s’exprimer des artistes ayant connu les années 1920, et qui poussaient vers une remise en question des limites des genres ainsi que vers une diversification des sources d’inspiration.

D’autre part, ces experts étaient des professionnels du théâtre, ce qui contribuait à encourager les troupes à développer des qualités primées dans la sphère professionnelle, telles que la subtilité, le double sens, voire la superposition de plusieurs sens. Cette voie avait constitué une échappatoire dont s’était saisi le théâtre qui se voulait « contestataire », notamment le théâtre étudiant. Au niveau de la production des pièces ainsi que de leur réception, les préceptes du « marxisme-léninisme » étaient mis à l’épreuve d’une posture globalement ironique des acteurs et des spectateurs qui évoluaient dans un univers où le sérieux était très difficilement distinguable de la dérision.


[1] GARF, fonds A-628, op. 2, d. 103 (stenogramma tvorčeskoj konferencii « Estradnye žanry v hodožestvennoj samodeâtel’nosti i vospitanie novogo čeloveka » [conférence sur les genres de l’estrada dans les activités amateurs, 14-16 novembre 1962]), p. 6.

[2] L. Heller, « Le réalisme socialiste », dans Dictionnaire des idées, Encyclopaedia Universalis, 2005.

[3] L’« instructeur » – metodist – était une instance consultative au sein des structures encadrant les activités amateurs. Ces experts étaient chargés à la fois de prodiguer des conseils de méthode et de juger de la qualité des spectacles.

[4] GARF, fonds А-628, op. 2, d. 456 (stenogramma seminara teatral’nyh metodistov Domov Narodnogo Tvorčestva, sostojavšegosâ v Moskve v 1950 godu).

[5] I. V. Staline, À propos du marxisme dans la science du langage, Moscou, Gospolitizdat, 1950.

[6] GARF, fonds A-628, op. 2, d. 456, p. 5.

[7Ibid., p. 4.

[8Ibid., p. 7.

[9Ibid., p. 9.

[10Ibid., p. 12.

[11] Skaterŝikov cite ici Ždanov au congrès de l’Union des écrivains en 1934.

[12] GARF, fonds A-628, op. 2, d. 456, p. 9.

[13Ibid., p. 20.

[14Ibid., p. 24.

[15Ibid., p. 24.

[16Ibid., p. 34.

[17Ibid., p. 58.

[18] RGALI, fonds 970 (kabinet sodejstviâ hudožestvennoj samodeâtel’nosti), op. 14, d. 549 (stenogramma lekcij I. S. Pala po teorii socialističeskogo realizma na postoânno dejstvuûŝem seminare režissërov teatral’noj samodeâtel’nosti pri VTO).

[19] M.-C. Autant-Mathieu, Le Théâtre soviétique durant le dégel, 1953-1964, Paris, CNRS, 1993, p. 12.

[20] GARF, fonds A-628, op. 2, d. 17, p. 37.

[21] N. S. Hruŝëv, Za tesnuû svâz’ literatury i isskustva s žizn’û naroda [Pour un lien étroit de la littérature et de l’art avec la vie du peuple], Moscou, Gospolitizdat, 1957.

[22] S. Costanzo, « Setting the Stage: Control and Consumption in Amateur Theatres in the Khrushchev Era », présentation au colloque « Dégel : la société et la culture soviétique », Berkeley, University of California, mai 2005, p. 17-20.

[23] GARF, fonds A-628, op. 2, d. 103, p. 239.

[24Ibid., p. 29.

[25Ibid., p. 72.

[26] GARF, fonds A-628, op. 2, d. 17, p. 87.

[27] GARF, fonds A-628, op. 2, d. 103, p. 229.

[28Ibid., p. 6.

[29Ibid., p. 161.

[30Ibid., p. 163.

[31Ibid., p. 237.

[32] GARF, fonds A-628, op. 2, d. 725 (stenogramma zasedaniâ žûri konkursa na luŝee proizvedenie estradnoj dramaturgii dlâ hudožestvennyh agitbrigad [13 décembre 1963]).

[33] L. Mally, Revolutionary Acts, Amateur Theatre in the Soviet State, 1917-1938, Ithaca, Cornell University Press, 2000, p. 186-187.

[34] GARF, fonds A-628, op. 2, d. 725, p. 3.

[35Ibid., p. 40.

[36Ibid., p. 10.

[37Ibid., p. 6.

[38Ibid., p. 3.

[39Ibid., p. 35.

[40Ibid., p. 30-33. 

 

Pour citer cet article

Bella Ostromoukhova, « Le « marxisme-léninisme » appliqué aux amateurs : le théâtre amateur comme rencontre de discours dans les années 1950-1960 », journée d'étude Marxisme-léninisme et modèles culturels en Union soviétique - Journée 1, ENS de Lyon, le 6 décembre 2008. [en ligne], Lyon, ENS de Lyon, mis en ligne le 23 juillet 2010. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article277