Philologie russe et marxisme

Catherine DEPRETTO

Professeur à Paris-Sorbonne, CRECOB

Index matières

Mots-clés : philologie russe, marxisme, sémiotique, formalisme.


Plan de l'article

Texte intégral

Si, en France, le terme de « philologie » n’a pratiquement plus court, sauf dans quelques acceptions bien particulières, il continue à être largement employé en Russie, principalement comme synonyme des « études littéraires » (literaturovedenie), en ce qu’elles se distinguent de la critique (kritika). Cet usage n’est pas uniquement la marque du modèle universitaire germanique, mais renverrait à une valorisation de la philologie en tant que démarche intellectuelle dans la Russie contemporaine. Philologica est le titre donné à une revue fondée en 1994 par un ensemble de chercheurs, dont Maxime Šapir[1], pour être le lieu d’un renouveau disciplinaire, et dont le sous-titre est « Revue bilingue de philologie russe et théorique[2] ».

Dans les années 1960-1970, de toutes les sciences humaines, la philologie n’était peut-être pas la discipline la plus sinistrée en URSS, toute proportion gardée bien entendue. Les livres de critique littéraire étaient lus par un public plus large que le simple cercle des lecteurs professionnels, pour lesquels la lecture d’ouvrages de ce type fait partie du travail quotidien (enseignants, chercheurs, recenseurs de revues spécialisées, etc.).

Retour sur la renaissance des années 1960 : structuralisme et sémiotique

Cette situation tient en premier lieu au redémarrage des sciences humaines et sociales, conséquence du Dégel[3], phénomène comparable à ce qui s’est passé, trente ans plus tard, avec la Perestroïka[4]. Dans le domaine des études littéraires, ce renouveau s’est principalement traduit par l’émergence de ce qu’on appelle désormais l’école de sémiotique de Moscou-Tartu (Moskovsko-Tartuskaâ semiotičeskaâ škola), symbolisée par la figure de Iouri Mikhaïlovitch Lotman (1922-1993).

Historiquement, l’impulsion est venue de la linguistique mathématique et structurale de Moscou (V. Ouspenski, A. Kolmogorov, V. V. Ivanov, A. Piatigorski, V. N. Toporov, etc.) qui, dès 1960, avait obtenu un début de reconnaissance universitaire. Parallèlement, à la chaire de littérature russe de l’université de Tartu[5], Iouri Lotman développait une analyse structurale de la littérature[6]. Des contacts établis entre les deux milieux, qui reprenaient à leur compte deux traditions universitaires anciennes, linguistique de Moscou et d’études littéraires de Saint-Pétersbourg, naquit le mouvement qui nous intéresse ici et qui trouva à Tartu sa base logistique : publication de la fameuse collection « Travaux sur les systèmes de signes » (« Trudy po znakovym sistemam »), universités et séminaires d’été, etc.[7].

Comme son nom l’indique, il s’agit d’un mouvement structuraliste et sémiotique[8], porté par une volonté d’analyser langue et littérature comme un système de signes, de structures signifiantes intrinsèquement et en elles-mêmes, donc globalement, et pour faire simple, d’un courant de pensée qui n’est pas fondamentalement marxiste, mais plutôt même à l’opposé (voir les débats en France au même moment entre les tenants de l’approche structurale et les marxistes). La sémiotique vise à englober, dans l’analyse, le spectre le plus large de phénomènes sociaux sur la base de principes identiques d’analyse sémiotique. Comportement verbal, poétique, théorie des arts non verbaux, mythologie, folklore, ethnographie, psychologie, tous ces phénomènes pouvaient être étudiés par une seule discipline.

La littérature est considérée comme un « système modélisant secondaire » (si la langue est considérée comme système premier), c’est-à-dire comme un langage au second degré dont les énoncés (les textes littéraires) impliquent des codes plus complexes que ceux des langues naturelles, mais supposant comme eux une certaine modélisation du réel. Ce sont ces codes, propres soit à l’ensemble de la littérature, soit à un genre donné, soit à un style, soit à une période, que doit d’abord étudier et définir la science de la littérature. Un exemple significatif de cette approche est le fascicule consacré au « Texte pétersbourgeois de la littérature russe » (d’Alexandre Pouchkine à Konstantin Vaguinov en passant par Anna Akhmatova), qui permet d’isoler à l’intérieur de la littérature russe un paradigme pétersbourgeois, une façon particulière de parler de Pétersbourg, reposant sur des invariants présentés par paires antithétiques[9].

Pourquoi ce courant est-il important ? Je laisse de côté l’histoire de son évolution en URSS comme la question de ses rapports avec le structuralisme et la sémiotique occidentaux[10].

Certes, il reste marginal dans l’ensemble de la production de ces années qui est toujours dominée par une approche de contenu, recherchant en priorité dans les œuvres leur aspect critique, progressiste, humaniste et analysant les personnages et les situations comme le reflet d’antagonismes sociaux (application de la vulgate marxiste-léniniste). En outre, ce courant était assez fermé ; les invitations ne se faisaient qu’individuellement, entre personnes qui se connaissaient et dont on était sûr ; il cultivait un ethos de la semi-dissidence, employait un jargon difficilement accessible au profane, même si ce jargon avait pour but de déjouer la censure, à commencer par l’expression de « systèmes modélisants secondaires » (vtoryčnye modeliruûŝie systemy), proposée par le mathématicien V. Ouspenski, ou le titre de l’article collectif de T. Tsivian, Dmitri Segal, Roman Timentchik et V. N. Toporov, « La poétique sémantique russe comme paradigme culturel potentiel » (« Russkaja semantičeskaâ poêtika kak potencial’naâ kul’turnaâ paradigma »), qui n’est autre qu’une étude sur Akhmatova et Mandelstam[11]. Cependant, la plupart des membres de l’école de Moscou-Tartu occupaient des chaires universitaires, ou travaillaient dans des instituts de recherches ; dans leur enseignement, ils s’efforçaient aussi de transmettre une partie de leurs recherches ; ils touchaient donc un public plus large et ont contribué à rendre familiers le structuralisme et la sémiotique (points de vue divergents à ce sujet aujourd’hui entre les représentants de ce courant). D’autre part, l’étiquette Moscou-Tartu est largement conventionnelle, des spécialistes d’autres villes étaient apparentés au mouvement, Tbilissi, Riga, Leningrad, etc. Il n’y a jamais eu d’école à proprement parler. En outre, ce courant pratiquait essentiellement une sémiotique du texte et non du signe (comme en Occident), qui évolua bientôt en une sémiotique de la culture (retour vers l’histoire). Plus généralement, dans le groupe, on trouvait des chercheurs qui ne faisaient pas de sémiotique, et même des savants qu’on peut difficilement qualifier de structuralistes ; par exemple, le spécialiste de l’Antiquité et du vers, russe, européen, Mikhaïl Léonovitch Gasparov (1935- 2005) ; il en va de même des disciples de Kirill Taranovsky (1911-1993)[12], recherchant en poésie les réminiscences et les sous-textes. À côté des travaux sur les systèmes de signes, essentiellement théoriques, existaient aussi des collections de philologie russe et slave depuis 1958, les recueils d’Alexandre Blok depuis 1964, une série de monographies. En fait, Tartu réunissait un spectre large de chercheurs aux spécialités différentes et aux approches diversifiées, qui voyaient, dans le mouvement, un modèle de rigueur, de qualité scientifique, de professionnalisme. Cette dimension est essentielle et explique le retentissement de ce courant, dont on sent les prolongements encore aujourd’hui, alors même que la génération des fondateurs a commencé à disparaître. S’il est vrai qu’on a pu croire compromis l’après-Lotman à Tartu[13], la relève est désormais assurée et des contacts fructueux sont toujours établis entre Tartu, Saint-Pétersbourg, Moscou[14]. Cette relative désaffection pour Tartu, alors que, malgré des interruptions, les publications de la chaire de Lotman ont continué à paraître, tient à une évolution des études littéraires : les travaux structuralistes s’appuyant sur une approche disciplinaire « dure » apparaissent comme académiques et on leur préfère des approches trans- ou inter-disciplinaires, marquées par le postmodernisme, les gender studies, etc.

À l’époque soviétique, Tartu représentait d’abord une volonté commune de recherche, d’inventivité scientifique et d’exigence de qualité. Le mouvement et ses ramifications ont certainement contribué à reconstituer un véritable milieu scientifique dans le domaine des études littéraires et, de ce point de vue, son influence a largement dépassé le strict cadre des publications structuralistes et sémiotiques.

L’affirmation de la sémiotique russe à l’époque plaçait aussi la communauté scientifique russe de plain-pied avec l’étranger, avec l’Europe occidentale et avec les États-Unis, touchés également par une vague structuraliste. En France, pour ne prendre que cet exemple, les travaux de Tartu étaient lus, commentés, en particulier dans la revue Tel quel, et bénéficiaient de la médiation de Julia Kristeva ou de Tzvetan Todorov. Le livre de Iouri Lotman, Structure du texte artistique, parut en 1975 avec une préface élogieuse d’Henri Meschonnic :

[…] le domaine russe a été et est encore l’un des deux domaines de recherches les plus riches avec l’anglo-américain […] le domaine russe nous est indispensable.

De ce point de vue, la reprise des échanges avec l’Occident, consécutive au Dégel, a certainement joué un rôle, même si, là encore, les avis divergent entre ceux qui considèrent que c’est la reprise des échanges qui a permis l’essor structuraliste russe ou ceux qui mettent en avant la tradition nationale. Sans doute les deux points de vue contiennent une part de vérité et dépendent d’une question de génération : pour les plus âgés, le rôle déterminant a sans doute été celui de la tradition russe ; pour les plus jeunes, ce fut la découverte des travaux occidentaux.

Un aspect essentiel du travail accompli par le mouvement a consisté également à rééditer et à commenter l’héritage de la « décennie [philologique] remarquable[15] » (expression de Grigori Vinokour), c’est-à-dire les travaux d’une pléiade de philologues, actifs essentiellement dans les années 1920, qu’on peut considérer comme les ancêtres des structuralistes, les formalistes russes, Viktor Chklovski, Iouri Tynianov, Boris Eichenbaum, Boris Tomachevski, Sergueï Bernstein, Grigori Vinokour et Boris Iarkho, mais aussi des chercheurs d’autres orientations, Olga Freidenberg, Pavel Florenski et Mikhaïl Bakhtine. À l’époque, plusieurs représentants de cette décennie remarquable étaient toujours en vie et actifs, Viktor Chklovski, Viktor Jirmounski, Viktor Vinogradov, Mikhaïl Bakhtine, comme certains de leurs élèves, Lidia Ginzburg et Boris Buchstab.

Dans cette énumération, il ne faut pas oublier Roman Jakobson (1896-1982), installé aux États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale et qui, à partir de 1956, fait des voyages réguliers en URSS[16]. Il participa aux manifestations de Tartu, en particulier à l’école d’été de 1966 : cette grande figure de la philologie russe de l’entre-deux-guerres, membre actif du formalisme, puis fondateur avec Nicolas Troubetzkoy du Cercle linguistique de Prague et de la phonologie structurale, apparaissait également comme le porte-parole du structuralisme occidental. Dans les années 1960 commence aussi la redécouverte de Mikhaïl Bakhtine (1895-1975), popularisé chez nous par les structuralistes et lu comme un post-formaliste.

 

On a donc affaire à un courant largement dissonant par rapport au paysage intellectuel soviétique, et la question se pose de savoir comment et pourquoi le mouvement fut toléré ?

D’abord, il ne faudrait pas croire que l’école de sémiotique de Moscou-Tartu n’ait rencontré aucun obstacle ; elle a dû mener des luttes constantes avec la censure lorsqu’il s’agissait de publier ses travaux ; beaucoup d’articles ont été refusés et finalement publiés à l’étranger (Russian literature). D’autre part, la dissidence intellectuelle académique allait de pair avec la dissidence idéologique et politique ; dans les années 1960, les liens étaient forts entre l’école de Tartu-Moscou et le mouvement de défense des droits de l’homme, et ses représentants n’ont pas été à l’abri des persécutions : brimades administratives ou arrestations comme pour les élèves de Lotman, Gabriel Superfin (fondateur du centre de documentation à Hambourg) et Arseni Roguinski (aujourd’hui à la tête de l’association Memorial) ; départ pour l’étranger de Lazare Fleishman (Stanford), Dmitri Segal (Jérusalem), Boris Gasparov (Columbia University), Léonid Tchertkov (1933-2000), Roman Timentchik (Jérusalem), Mikhaïl Meïlakh (Strasbourg) ; impossibilité pour de jeunes chercheurs brillants d’avoir une carrière normale (Géorgui Levinton, Evgueni Toddes).

Néanmoins, le courant a pu malgré tout produire un certain nombre de textes fondamentaux qui ont été lus et ont eu un impact sur l’ensemble de la discipline, ce qui a entraîné une hausse incontestable du niveau des études littéraires et a permis aussi la constitution d’autres foyers intellectuels de même type : les Journées Tynianov (Tynânovki), mises en place dans les dernières années du régime soviétique, à partir de 1982, à Rezekne (la ville natale de Tynianov, en Lettonie) et qui ont toujours lieu aujourd’hui (dernières en dates, été 2008 ; prochaines prévues pour l’été 2010). Là encore, on a affaire à un milieu très fermé, dont le centre d’intérêt est Tynianov, la valorisation de l’héritage philologique, et qui a accueilli comme figure emblématique de la transmission de cet héritage Lidia Ginzburg (1902-1990), élève la plus brillante des formalistes, qui, lors des premières journées, a lu publiquement certains passages de ses journaux, maintenant publiés[17].

 

Cette sorte de brèche témoigne du fait que le système de contrôle idéologique n’était plus aussi total et absolu, que la domination du tout sociologique était de plus en plus érodée et surtout de l’action consciente d’un certain nombre de spécialistes.

Aussi, si on regarde attentivement la production scientifique des années 1970, on remarque qu’en plus des travaux de l’école de sémiotique de Moscou-Tartu paraissent des ouvrages, qui, sous des dehors académiques, tranchent en fait radicalement avec la ligne dominante, comme La Poétique de Tchékhov (Poêtika Čehova, 1971) d’Alexandre Tchoudakov (1938-2005) ou La Poétique de Gogol (Poêtika Gogolâ, 1976) de Iouri Mann (né en 1929). L’emploi même du terme de « poétique » était impie, là où devait prédominer la recherche d’une dénonciation sociale, aussi bien pour des auteurs comme Gogol (considéré à la suite de Bélinski par toute la critique soviétique orthodoxe comme un écrivain réaliste et dénonciateur, représentant de l’école naturelle) ou comme Tchékhov qui peignait une société agitée par des antagonismes, ayant entraîné les révolutions du début du siècle.

Dans un autre domaine, on peut citer comme atypiques les travaux de Mikhaïl L. Gasparov (1935-2005) sur Le Vers russe contemporain (Sovremennyj russkij stix, 1974), son Essai d’histoire du vers russe (Očerk istorii russkogo stiha, 1984) ou son Essai d’histoire du vers européen (Očerk istorii evropejskogo stiha, 1989) qui sont idéologiquement neutres et constituent aujourd’hui des ouvrages de référence.

Un autre type de travaux permettait aussi d’apporter une information non biaisée, les rééditions commentées de l’héritage philologique, dont le modèle est le volume de Iouri Tynianov, Poetika. Istoriâ Literatury. Kino [PILK] paru en 1977, dû à Marietta Tchoudakova, Alexandre Tchoudakov et Evguéni Toddes ; on peut citer également l’édition des œuvres de Viktor Vinogradov (sous la direction de Tchoudakov) dont on parle moins. Ce type d’entreprise permet, d’une part, l’accès à des textes d’inspiration critique, différente de la vulgate en cours, et sur lesquels on peut s’appuyer (puisqu’ils sont publiés). D’autre part, par le biais de l’appareil critique et du commentaire, est introduite une information de première importance sur le sujet, une information non déformée idéologiquement, puisqu’elle consiste à signaler des ouvrages étrangers sur la question ou à citer des documents inédits, relevant de la genèse de ces textes, des débats de l’époque, etc. On peut considérer, de ce point de vue, que les commentaires de PILK constituent la première histoire objective du formalisme écrite en russe et publiée en URSS. C’est ainsi que s’est développé à cette époque un art particulier du commentaire qui, de façon parfois non consciente pour les auteurs eux-mêmes, est devenu la forme privilégiée de l’activité philologique[18]. La nécessité impérative de reconstituer une base documentaire fiable après des années de censure et de répression, comme la domination d’un discours idéologisé et orienté expliquent aussi le travail de Roman Davidovitch Timentchik (né en 1945) qui, par principe, ambitionne la collecte maximale d’informations et en a fait un impératif éthique. Dans son dernier ouvrage sur Akhmatova, il a développé une écriture critique qui fonctionne par suite de renvois successifs, de commentaires et d’excursus, allant d’une demi-page à plusieurs pages de notes[19].

La philologie comme science des sciences ou le parti pris philologique des années 1960-1970

Dans ces années soviétiques, non seulement le terme de « philologie » n’est pas abandonné, mais il est systématiquement utilisé ; en particulier, quand il est question de l’héritage, on parle de la « grande génération philologique », de la « vie philologique des années 1920 », etc.

En France, la philologie est plutôt synonyme de « démarche ancienne », réservée à des secteurs bien délimités (langues anciennes). Le maintien du mot en Russie s’explique certainement par le fait que la tradition germanique de la philologie y était implantée beaucoup plus profondément que chez nous[20]. On en retrouve la trace dans la dénomination des chaires universitaires et des départements (filfak). En Russie et en URSS, on note l’existence de travaux d’édition plus proches de la tradition germanique, comme la pratique des œuvres complètes, avec reproduction des variantes, recherche de la version canonique, etc. (voir l’école de textologie russe), mais ce ne sont pas les seules raisons qui expliquent le maintien de cette terminologie.

Il me semble que le mot de « philologie » est systématiquement mis en avant, revendiqué dans les années 1970. La philologie, par ce biais, est implicitement revendiquée comme une alternative au marxisme-léninisme en critique littéraire et en général. Pourquoi ? Parce que la philologie, dans son empirisme même, suppose un effacement complet du savant face au texte qu’il est censé rendre plus compréhensible. La philologie est une école de modestie, de relativisme culturel, de neutralité objective et de compréhension d’autrui, une approche dé-idéologisée. C’est à nouveau, comme au XIXe siècle pour Boeck et Wolf, le modèle de toutes les sciences. Très symptomatiques sont, de ce point de vue, les articles de Sergueï Avérintsev « Éloge de la philologie » (« Pohval’noe slovo filologii ») et « Philologie » (« Filologiâ ») de l’Encyclopédie littéraire, qui sonne comme un nouveau catéchisme[21], ou celui de Mikhaïl Gasparov, « La philologie comme morale » (« Filologiâ kak nravstvennost’[22] »). Le philologue devient une figure relativement populaire, presque un maître à penser[23], offrant par le biais d’un discours non idéologisé (l’information passe par le canal du commentaire et de l’annotation), respectueux du texte original, ouvrant à la compréhension d’autrui, une pensée autre, presque contestataire (ou en tout cas perçue comme telle).

De façon significative, Mikhaïl Gasparov comme Sergueï Avérintsev étaient, de formation, des spécialistes de lettres classiques, un secteur relativement « protégé » des sciences humaines à la période soviétique et un conservatoire de la philologie dans son sens historique[24]. Leur évolution respective dans les années 1980 illustre assez bien les voies qui s’offraient comme alternative au tout socio-politique : le repli sur la neutralité formelle et la scientificité du calcul avec les travaux de Gasparov, consacrés à l’étude statistique du vers russe, la valorisation du spirituel et du religieux dans le culturel avec Avérintsev.

L’emploi du terme de « philologie » est comme la marque d’un retour à la pureté de la discipline, et c’est pourquoi, après la fin de l’URSS, le mot a continué à être employé (voir le débat dans Znamia, « La philologie : une crise des idées ? » (« Filologiâ-krizis idej ? », n° 1, 2005, p. 187-211).

Ce rôle central du philologue est lié, d’une part, au littératuro-centrisme de la culture russe, c’est-à-dire à la place démesurée que la littérature (au sens de la fiction) occupe dans le champ des préoccupations intellectuelles dans les années 1970-1980. On recherche, dans la littérature, même publiée officiellement, une information sur des sujets qui ne filtrent pas ou qui filtrent plus difficilement dans d’autres secteurs, l’histoire par exemple. C’est la littérature qui a parlé souvent la première des sujets tabous ou pages blanches ; on fait plus confiance à ce qui est privé, individuel, qu’à ce qui est étatique (engouement pour les mémoires)[25].

D’autre part, il y a là aussi un trait particulier de la discipline qui s’illustre par une nouvelle génération particulièrement brillante, qui n’est pas sans rappeler celle des années 1920, d’où un certain désarroi après l’hécatombe de l’année 2005.

Après les décès de Iouri Lotman en 1993, de D. S. Likhatchev, E. G. Etkind et V. E. Vatsouro en 1999, de G. A. Belaïa et Sergueï S. Avérintsev en 2004, l’automne 2005 a vu disparaître coup sur coup Alexandre P. Tchoudakov (né en 1938), Mikhaïl L. Gasparov (né en 1935), V. N. Toporov (né en 1928) et E. M. Mélétinski (né en 1918).

Pour Marietta O. Tchoudakova, il s’agit d’une hécatombe semblable à celle qui s’est passée à la fin des années 1960, avec la disparition successive de Viktor V. Vinogradov (1894/1895 - 4 octobre 1969), K. I. Tchoukovski (1882 - 28 octobre 1969), V. Propp (1895-1970), I. Oxman (1894/1895 - 1970), N. I. Konrad (1891-1970) et Viktor M. Jirmounski (1891-1971)[26].

La force de la tradition ?

Un élément qui expliquerait le relatif pluralisme de la philologie des dernières années soviétiques est sans doute la solidité de l’implantation de la discipline en Russie, au tournant des XIXe-XXe siècles[27]. Dans les années 1920, on a assisté à un véritable âge d’or de la discipline, aussi bien en études littéraires qu’en linguistique, nonobstant l’instauration d’un régime de contrôle idéologique, de censure et les pertes consécutives à la révolution et à la guerre civile. Les années 1920 représentent le moment où la génération née dans les années 1890, formée sous l’ancien régime, adulte au moment de la révolution de 1917, peut, au moins dans un premier temps, réaliser ce à quoi elle aspirait (fin des interdits ethniques, nouvelles structures mises en place, postes vacants, etc.). Pour cette génération (celle des formalistes, comprise dans un sens large, et toutes tendances confondues), pendant une courte décennie, il ne semble pas y avoir d’opposition frontale entre la mise en place d’un nouveau régime et les objectifs scientifiques. Cette position relativement confortable devra être abandonnée au tournant des années 1920-1930. C’est là qu’on verra les voies diverger, l’abandon des recherches pionnières, le choix d’autres occupations, etc. Néanmoins, cette génération aura eu le temps de former des élèves, actifs jusque dans les années 1980 pour certains, qui contribueront au réveil de leur discipline[28]. Le cas le plus intéressant est sans doute celui de Lidia Ginzburg qui, à partir du Dégel, écrit « de mieux en mieux », arrive à se libérer de la gangue linguistique et idéologique qui a marqué ses travaux des années 1940 et laisse les analyses les plus abouties sur l’expérience historique de sa génération.

Quant à Alexandre P. Tchoudakov, beaucoup plus jeune, qui fait ses études à l’université de Moscou à la fin des années 1950, il peut encore approcher les contemporains de Tynianov, il suit les cours du pouchkiniste Sergueï Bondi (1892-1983), entre en contact avec Viktor Vinogradov[29] et rencontre à plusieurs reprises Viktor Chklovski. Il s’agit là de quelques exemples qui pourraient être multipliés et servir de point de départ à une analyse sociologique systématique, décennie après décennie.

La question du marxisme académique

Parlant de l’existence de cette génération brillante, il ne faut pas oublier qu’elle a subi de plein fouet le chronos stalinien et soviétique. L’absence de véritables débats intellectuels, de circulation des idées, les brimades et l’extermination physique des individus ont causé à la discipline des pertes irrémédiables. À une certaine époque, on a surtout insisté sur l’héroïsme de cette génération, sur ce qu’il y avait d’extraordinaire à avoir maintenu un certain héritage, etc. Aujourd’hui, il apparaît que les « pertes » sont sans doute bien supérieures à ce qui a pu être préservé et qu’une interruption dans la transmission se rattrape difficilement. Quand un livre n’a pas été discuté par le public pour lequel il était écrit, ni lu à l’époque pour laquelle il avait été écrit, il perd une partie de sa valeur. C’est ce que l’on est en train de découvrir à propos du Rabelais de Bakhtine. Le contexte scientifique des années 1930, la querelle franco-allemande Lefranc-Spitzer qui avait présidé à sa conception, était oublié au moment de la parution de la seconde version de l’ouvrage qui n’a pas été compris pour ce qu’il était[30]. De la même façon, il n’y a rien d’admirable dans le fait que Bakhtine et sa femme aient dû recopier à la main des livres qu’ils n’avaient en leur possession que pour quelques jours.

Pour ceux des philologues qui n’ont pas connu les conditions extrêmes de Bakhtine, exilé au Kazakhstan et en Mordovie et privé de rattachement institutionnel pendant de nombreuses années, rares sont ceux qui ont pu se préserver totalement de la marxisation des sciences humaines. De ce point de vue, un exemple d’adaptation-intériorisation que l’on connaît bien maintenant, grâce à l’analyse très fine d’Evguéni Toddes, est celui de Boris Eichenbaum et de son approche de Tolstoï[31].

Eichenbaum a écrit sur Tolstoï toute sa vie, de 1919 jusqu’à sa mort, en 1959. Ses premiers travaux coïncident avec sa période formaliste. Tolstoï jeune, publié en 1922, démontre l’importance des carnets de jeunesse de l’écrivain qui ne constituent pas un document psychologique personnel, mais sont le lieu où se met au point sa méthode d’écriture. Ensuite, à la fin des années 1920, le critique entame une sorte de biographie intellectuelle et artistique de Tolstoï sur fond d’histoire de la littérature russe (correspondant au moment où se mettent en place ses idées sur la littérature comme milieu ou litbyt). Il s’agit d’un projet ambitieux, conçu pour embrasser toute l’œuvre de Tolstoï, en une série de volumes correspondant aux décennies significatives de sa carrière. Eichenbaum a déjà abandonné une approche essentiellement esthétique et poéticienne pour intégrer tout l’environnement historico-culturel. La ligne interprétative majeure des deux premiers volumes qui paraissent au tournant des années 1920-1930 consiste à présenter l’écrivain comme le continuateur des traditions littéraires de la noblesse éclairée (un archaïste, tourné vers le XVIIIe siècle)[32]. Pour les volumes suivants, Eichenbaum doit essayer de concilier cette image avec celle d’un Tolstoï rebelle, pourfendeur de l’État, sorte d’anarchiste paysan, tel qu’il se révèle à partir des années 1880. Le moyen de lever cette contradiction ? Admettre que Tolstoï avait entretenu toute sa vie des liens avec les courants d’idées révolutionnaires en Russie et en Europe, les décembristes, Bélinski, Herzen, Tchernychevski, mais aussi avec les socialistes utopiques… Ces liens permettent d’expliquer la « crise » des années 1880, et aussi certains traits de son œuvre littéraire, et, au premier chef, son psychologisme. Celui-ci serait une conséquence de l’échec des révolutions de 1848 qui aurait entraîné un repli sur la sphère privée et une aspiration au bonheur individuel, accessible par perfectionnement individuel, et non par des bouleversements sociaux. Le 17 novembre 1951, Eichenbaum note dans son journal :

Le décembrisme et le socialisme utopique – telles sont les racines intellectuelles de T[olstoï] […]. Son psychologisme en est l’expression, il est le résultat de l’échec de 1848 et d’autres tentatives. Le problème du bonheur devient une question de morale personnelle.

On est donc passé d’une analyse formelle à une analyse idéologique pour expliquer le psychologisme tolstoïen qui devient le reflet direct d’un désenchantement politique (l’échec des révolutions de 1848). Le drame de cette évolution (quoi que l’on pense de sa pertinence) est qu’elle se fait par étapes imperceptibles dont le critique n’a pas totalement la maîtrise et qui ne lui assurent aucune reconnaissance officielle. Bien au contraire, le troisième volume de la monographie est retardé par la censure et ne sort pas. Après la Seconde Guerre mondiale, Eichenbaum subit de plein fouet les persécutions des campagnes anti-cosmopolites ; il est interdit d’enseignement et tout son travail sur Tolstoï est désormais mené « pour le tiroir », comme consigné dans son propre journal. Entre la mort de Staline, le Dégel et sa disparition soudaine en 1959, trop peu de temps se sera écoulé pour que, selon ses propres termes, il soit possible de revenir à une critique qui ne soit plus écartée de la vérité.

Un exemple qui montre comment la doxa marxiste-léniniste peut influencer durablement des domaines en apparence protégés est la question de « l’historisme pouchkinien » qui émerge dans les années 1930, dont on trouve les versions les plus élaborées chez Tomachevski et Goukovski, et qui n’est pas abandonnée, y compris chez Iouri Lotman ou chez Natan Eïdelman[33]. De tous les chercheurs russes contemporains, seul Alexandre Dolinine, qui travaille maintenant aux États-Unis, s’est attaqué à démythifier systématiquement cette conception[34]. Celle-ci consiste à voir en Pouchkine un historien quasiment sociologue, sensible à l’existence de lois historiques et marqué par les historiens français de la Révolution, ancêtres de la « lutte des classes », Thiers et Guizot (on s’appuie sur son analyse des raisons de l’échec de la révolte de Pougatchev). Or, Pouchkine reste certainement plus proche d’une conception de l’histoire à la Karamzine dans laquelle intervient la Providence.

Aussi est-il indéniable qu’à la période soviétique, les travaux philologiques en apparence les plus académiques n’ont pas échappé à certaines distorsions idéologiques. Comme le ralliement au marxisme ne mettait pas à l’abri des persécutions et que la destinée de ces philologues a été dans plus d’un cas dramatique[35], il était très difficile jusqu’à présent d’aborder le problème. Mais un examen critique de toute cette production est une tâche d’actualité. Que faire, en effet, aujourd’hui des ouvrages de critique littéraire de la période soviétique ? S’il est facile d’écarter des livres qui relèvent ouvertement de la propagande, les exemples cités plus haut montrent que, dans beaucoup de cas, la tâche n’est pas aussi aisée, en particulier pour tous les ouvrages qui, selon la formule d’Alexandre Dmitriev, pourraient entrer dans la catégorie du « marxisme académique[36] ». Utilisé par certaines personnalités particulièrement inventives, le marxisme peut se révéler une clé de lecture efficace : cela concerne, par exemple, la façon dont Grigori Goukovski a interprété les luttes littéraires du XVIIIe siècle russe ou certains aspects de Boris Godounov de Pouchkine[37].

En outre, il ne faut pas oublier que, dans sa volonté analytique, l’analyse formelle est un peu le jumeau du marxisme[38]. À un moment, le pouvoir a même fait un geste en direction des anciens formalistes, leur demandant de rédiger une sorte de manuel de technologie de l’écriture, ce qu’ils ont refusé[39]. À la période soviétique, tout ce qui relève de la métrique ou de questions techniques n’a pas été abandonné et il ne faudrait pas croire qu’il était interdit de parler « formes » et « style ». Viktor Abramovitch Hofman, un élève des formalistes, publie par exemple en 1936 un recueil d’articles tout à fait intéressant qui s’intitule La Langue de la littérature (Âzyk literatury)[40]. L’ouvrage contient, entre autres, un très long article sur le poète futuriste Khlebnikov et une étude de la langue de Gogol. Aussi, tout au long de la période voit-on paraître des ouvrages qu’il est difficile d’étiqueter.

Conclusion

Tous ces éléments permettent peut-être de comprendre pourquoi la philologie n’apparaît pas comme la discipline la plus sinistrée de la période soviétique et pourquoi elle continue à occuper une place importante dans le paysage intellectuel russe. Un des phénomènes sans doute les plus pervers du système, et qui explique la loyauté de nombreux intellectuels, est qu’il permettait des entreprises culturelles de valeur, entretenait chez beaucoup le sentiment qu’il était possible de faire des livres de qualité, même si, de temps en temps, on était obligé de sortir un fascicule de propagande[41]. L’élaboration d’approches marxistes acceptables en sciences humaines contribuait à sa manière à rendre supportable la contrainte idéologique et le régime dans son ensemble.


[1] Sans doute le chercheur le plus novateur de sa génération, M. I. Šapir est brutalement décédé avant son quarante-quatrième anniversaire. À son sujet, voir A. Dobritsyn, « Les travaux sur la poésie russe de Maiouriim Šapir (25 août 1962 - 3 août 2006) », Revue des études slaves, vol. LXXVIII, n° 4, 2007, p. 495-506.

[2] « Dvuâzyčnyj žurnal po russkoj i teoretičeskoj filologii ». La note liminaire, « Lectoribus nostris », indique clairement que filologiâ et literaturovedenie sont employés comme synonymes. L’usage du terme en Russie au XXe siècle et les débats récurrents autour de sa signification mériteraient de faire l’objet d’une étude systématique et approfondie.

[3] Voir le numéro de la Revue des études slaves consacré à ce sujet, Trois décennies de sciences sociales en Union soviétique, 1953-1985, avec des contributions de Marie Lavigne sur l’économie politique, Marie-Claude Maurel sur la géographie, Basile Kerblay sur la sociologie, Boris Chichlo sur l’anthropologie, René Lhermitte sur la linguistique et Michel Aucouturier sur la littérature (« La science de la littérature : une renaissance »).

[4] Voir la journée d’études organisée à Bordeaux 3, par le CERCS, en 1998 ; certaines contributions ont été publiées dans la Revue russe, n° 16 et 17, 2000.

[5] Estonie, ancienne Dorpat, puis Derpt, et rebaptisée du nom russe de Ûr’ev à la fin du XIXe siècle.

[6Lekcii po struktural’noj poetike, Tartu, 1964 ; Struktura hudožestvennogo teksta, Moscou, Iskusstvo, 1970. Cet ouvrage a été traduit en français par un collectif d’auteurs, sous la direction d’Henri Meschonnic, qui signe également la préface, Structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1975.

[7] Publication fondatrice du mouvement, V. V. Ivanov, I. M. Lotman, A. M. Pâtigorskij, V. N.Toporov, B. A. Uspenskij, « Tezisy k semiotičeskomu izučeniû kul’tur (v primenenii k slavânskim tekstam) », dans Semiotyka i struktura tekstu, Wroclaw, Ossolineum, 1973, p. 9-32.

[8] L’approche sémiologique de la langue remonte à Saussure (opposition langue/parole, i. e. code/énoncé) et à Charles Sanders Pierce (1839-1914) : philosophe et logicien américain, il a contribué au développement de la logique mathématique des relations et a fondé la science générale des signes ou sémiotique. Voir F. de Saussure, Cours de linguistique générale, p. 23 : « La langue est un système de signes, le plus important de ces systèmes, comparable aux rites symboliques, aux formes de politesse, aux signaux ; on peut donc concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ; […] nous la nommerons “sémiologie”, du grec semeion, “signe”. »

[9] Cette expression de « texte de » est aujourd’hui largement galvaudée et utilisée pour parler simplement de thématique, sans véritable travail sémiologique.

[10] À ce sujet, voir B. Gasparov, « V poiskah “drugogo”. Francuzskaâ i vostočnoevropejskaâ semiotika na rubeže 1970-x godov », Novoe literaturnoe obozrenie [NLO], n° 14, 1995, p. 53-71.

[11] Finalement publiée dans la revue Russian Literature, n° 7-8, 1974, p. 47-82.

[12] Né dans la famille d’un professeur de droit de l’université de Ûr’ev (Tartu), il reçut sa formation de slaviste en Yougoslavie où il a soutenu sa thèse en 1941 sur le rythme des mètres binaires russes (publiée en 1953). À partir de la fin des années 1950, il enseigna aux États-Unis, d’abord à Berkeley, puis à Harvard (où il prit la suite de Roman Jakobson). Kirill Taranovsky est avant tout un spécialiste du vers slave, s’inscrivant dans le prolongement des travaux de Boris Tomaševskij d’une part, de Roman Jakobson et de Nicolas Troubetzkoy de l’autre (il a établi certaines lois des mètres binaires russes). Il acquit sa célébrité surtout pour ses études pionnières sur Mandel’štam, dans lesquelles il expérimentait sa méthode de lecture « diachronique » : mise au jour des sous-textes et interprétation de leur utilisation (Essays on Mandelstam, 1976).

[13] O. Sedakova, « Putešestvie v Tartu i obratno. Zapozdalaâ hronika », Znamâ, n° 4, 1999, p. 134-149.

[14] Voir le recueil Tartuskie tetradi, R. G. Lejbov (dir.), Moscou, OGI, 2005. Des Journées Lotman (Lotmanovskie čteniâ) sont organisées tous les ans en décembre au RGGU (Moscou) et donnent lieu à la publication d’un Recueil Lotman (Lotmanovskij sbornik) ; il existe un site commun aux éditions OGI et à la chaire de littérature russe de Tartu, Ruthenia.

[15] Expression employée par le linguiste à propos de sa génération dans une lettre à Boris Êjhenbaum, consécutive à la mort de Tynânov ; cette expression elle-même reprend celle du mémorialiste Pavel Annenkov évoquant la génération des années 1840 (Gercen, Ogarev, etc., pour les années 1838-1848), qui correspond à l’époque où, selon lui, commence à émerger ce qu’on appellera à la fin du siècle « l’intelligentsia », au sens d’un groupe transcendant les divisions sociales et uni par une éthique commune.

[16] Dès 1958, il assiste au premier congrès des slavistes de l’après-guerre qui se tient à Moscou.

[17] L. Ginzburg, Zapisnye knižki. Vospominaniâ. Esse, Saint-Pétersbourg, Iskusstvo-SPb, 2002.

[18] Voir, récemment, le débat dans les colonnes de NLO, vol. 66, n° 2, 2004, sur le commentaire, considéré par certains comme typiquement « soviétique » et comme devant disparaître pour cette raison de la pratique philologique.

[19Anna Ahmatova v 1960 gody, 2005, et le débat dans NLO, n° 79, 2006, avec des interventions de Konstantin Azadovskij, Irina Kaspe, Nikolaj Kotrelev Aleksandr Lavrov et d’autres.

[20] Voir, à ce sujet, les travaux publiés sous la direction de M. Espagne et M. Werner, Contribution à l’histoire des disciplines littéraires en France et en Allemagne au XIXe siècle, Paris, Éditions de la MSH, 1990.

[21Ûnost’, n° 1, 1969, p. 99-102 et Kratkaâ Literaturnaâ Ênciklopediâ, Moscou, Sov. Enc., t. 7, 1972, p. 974-979.

[22Literaturnoe obozrenie, n° 10, 1979, p. 26-27. En le republiant dans Zapiski i vypiski, Moscou, NLO, 2001, p. 98-100, M. L. Gasparov précise que l’article a failli ne pas paraître à l’époque, mais comme il avait été pris pour cible par un idéologue orthodoxe, le tristement célèbre M. B. Hrapčenko, qui participait également à la discussion, il fallut bien le publier. Cette anecdote me semble très caractéristique de la situation idéologique de l’époque. Voir également l’introduction, débordant certes la période qui nous intéresse, mais très éclairante, du spécialiste de la période pouchkinienne, Vadim Vacuro, à son recueil d’articles, Zapiski kommentatora, Saint-Pétersbourg, Akademičeskij proekt, 1994.

[23] À ce sujet, voir A. Berelowitch, « O kul’te ličnosti i ego posledstviâx (zametki o pozdnesovetskom intellektual’nom soobŝestve) », NLO, vol. 76, n° 6, 2005, p. 39-44.

[24] On rappelle qu’après avoir été systématiquement supprimées, les études de philologie classique ont été de façon tout aussi brutales réintroduites dans l’université soviétique à la fin des années trente. Voir à ce sujet les mémoires de Viktor Noevič Ârho, Vnutri i vne Sadovogo Kol’ca: vospominanija i razmyšlenija obyčnogo zaveduûŝego kafedroj, Moscou, Labirint, 2003.

[25] Cette tradition est ancienne dans la culture russe et remonte au XIXe siècle, en particulier à la déclaration d’Aleksandr Gercen dans « Du développement des idées révolutionnaires en Russie » (1853) : « La littérature chez un peuple qui n’a point de liberté publique est la seule tribune du haut de laquelle il puisse faire entendre le cri de son indignation et de sa conscience. »

[26] « Obval pokolenij », NLO, vol. 77, n° 1, 2006, p. 260-268.

[27] Voir, parmi les travaux récents, A. Byford, Literary Scholarship in Late Imperial Russia: rituals of Academic Institutionalisation, Londres, Legenda / Modern Humanities Research Association and Maney Publishing, 2007.

[28] Certains survivront aux années 1930 et 1940, comme Bahtin, Êjhenbaum, Tomaševskij, Šklovskij, mais surtout Žirmunskij, Vinogradov.

[29] Voir les témoignages laissés par A. P. Čudakov : « Sprašivaû Šklovskogo », Literaturnoe obozrenie, n° 6, 1993, p. 93-103 ; « Slušaû Bondi », dans Tynjanovskij sbornik 5, Riga-Moskva, 1994, p. 375-408 ; « Učus’ u Vinogradova », dans Tynjanovskij sbornik 10, Moscou, 1998, p. 822-884 ; « Razgovarivaû s Ginzburg », NLO, vol. 49, n° 3, 2001, p. 314-324.

[30] Cette contextualisation est due au travail novateur d’I. Popova, « Le “carnaval lexical” de François Rabelais. Le livre de M. M. Bakhtine dans le contexte des discussions méthodologiques franco-allemandes des années 1910-1920 », Slavica occitania, n° 25, 2007, B. Vauthier (dir.), Bakhtine, Volochinov et Medvedev dans les contextes russe et européen, p. 343-367. Irina Popova est le maître d’œuvre des volumes Rabelais des œuvres complètes du savant en cours de publication (pour l’instant seule la première partie du tome 4 est parue : Moscou, Âzyki slavânskih kul’tur, 2008).

[31] E. Toddes, « B. M. Êjhenbaum v 30-50-ye gody (K istorii sovetskogo literaturovedeniâ i sovetskoj gumanitarnoj intelligencii) », Tynânovskij sbornik. Materialy, n° 11, 2002, p. 563-691, et C. Depretto, « Tolstoï et Eichenbaum », dans Tolstoï écrivain et la critique, Paris, IES, coll. « Cahiers Tolstoï », n° 19, 2008.

[32Les Années 1850, publié en 1928 ; Les Années 1860 : Guerre et paix, publié en 1931.

[33] C. Depretto, « Marksizm gumanitariev: puškinistika vo vtoroj polovine 1930-x godov » [Le marxisme des littéraires : les études pouchkiniennes dans la seconde moitié des années 1930], Russian Literature, numéro spécial, vol. LXIII, n° 2-4, février-avril-mai 2008, p. 427-442.

[34] A. Dolinin : « Historicism or Providentialism? Pushkin’s History of Pugachev in the Context of French Romantic Historiography », Slavic Review, vol. 58, n° 2, 1999, p. 291-308; « Val’ter-skottovskij istorizm i Kapitanskaâ dočka », Tynânovskij sbornik 12, Moscou, Vodolej Publishers, 2006, p. 177-197, repris dans Puškin i Anglija:cikl statej, Moscou, NLO, 2007, p. 237-258.

[35] Je pense en particulier à Grigorij Gukovskij (1902-1950), mort en détention dans des circonstances qui n’ont toujours pas été établies de façon claire. C’était une personnalité brillante, grand spécialiste du XVIIIe siècle russe, qui a formé de nombreux disciples dont Lotman, E. G. Etkind, Il’â Serman (toujours vivant) et dont la mémoire est très forte à Saint-Pétersbourg. Proche des formalistes dans les années 1920, il s’est assez vite engagé dans une lecture marxiste de l’histoire de la littérature et des styles et est devenu, dans les années 1930-1940, un des professeurs de littérature les plus en vue de Leningrad. Ses ouvrages continuent aujourd’hui à être lus et réédités, mais n’ont pas fait l’objet d’édition critique.

[36] « “Akademičeskij marksizm” 1920-1930 i istoriâ Akademii: slučaj A. N. Šebunina », NLO, vol. 54, n° 2, 2002, p. 29-60.

[37] Comparer A. Zorin, « Grigorij Aleksandrovič Gukovskij i ego kniga », dans G. A. Gukovskij, Russkaâ literatura XVIII veka, Moscou, Aspekt-Press, 1998, p. 6-12, et V. M. Živov, « XVIII vek v rabotah Gukovskogo, ne zagublennyh sovetskim xronosom », dans G. A. Gukovskij, Rannie raboty po istorii russkoj poêzii XVIII veka, Moscou, 2001, p. 28-30. Sur Boris Godounov, voir Puškin i problemy realističeskogo stilâ, Moscou, 1957.

[38] K. Kobrin, « “Čelovek 20-x godov”: slučaj Lidii Ginzburg », NLO, vol. 78, n° 2, 2006, p. 72.

[39] Voir également : « Neudavšijsâ dialog », dans A. Galuškin (dir.), Šestye Tynânovskie čteniâ :tezisy dokladov i materialy dlja obsuždeniâ [publication commentée de deux lettres de Šklovskij de 1924 et 1932], Riga/Moscou, 1992, p. 210-217.

[40] Contient : « Âzyk pisatelâ », « Stil’, jazyk i dialekt », « Âzykovye novatorstva Hlebnikova », « Vtorženie prostorečiâ i âzyk poezii », « Jazyk i stil’ Revizora » et « Âzyk i stil’ Čehova-dramaturga ».

[41] Voir L. Ginzburg, « I zaodno s pravoporâdkom… », Tret’i Tynânovskie čteniâ, Riga/Zinatne, 1988, p. 230. Voir aussi L. Čukovskaâ, « Pročerk », Sobranie sočinenij », 2 t., Мoscou, Art-Fleks, t. 1, 2001, p. 160. 

 

Pour citer cet article

Catherine Depretto, « Philologie russe et marxisme », journée d'étude Marxisme-léninisme et modèles culturels en Union soviétique - Journée 1, ENS de Lyon, le 6 décembre 2008. [en ligne], Lyon, ENS de Lyon, mis en ligne le 23 juillet 2010. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article278