Vous êtes ici : Accueil > Publications et travaux > Journées d’étude > Journée d’étude "Marxisme-léninisme et modèles culturels en Union soviétique" - (...) > Les paradoxes de la « prose de la campagne » soviétique : quand le (...)

Les paradoxes de la « prose de la campagne » soviétique : quand le nationalisme imprègne le marxisme-léninisme…

Cécile VAISSIE

Université Rennes 2

Index matières

Mots-clés : littérature, campagne, ruraliste, URSS, marxisme-léninisme.


Plan de l'article

Texte intégral

Depuis le début des années 1930, au moins, les dirigeants de la littérature soviétique appellent les gens de lettres à écrire sur la campagne. Au premier congrès de l’Union des écrivains, en 1934, Jdanov affirme ainsi que l’écrivain soviétique doit choisir pour héros « des constructeurs actifs de la vie nouvelle », c’est-à-dire, en premier lieu, « des ouvriers et des ouvrières, des kolkhoziens et des kolkhoziennes[1] ». Dès cette époque, des auteurs sont d’ailleurs envoyés dans des usines et des kolkhozes pour mieux connaître les travailleurs.

La « prose de la campagne » qui triomphe dans les années 1970 semble donc incarner ces exigences, mais c’est un phénomène littéraire spécifique, qui se comprend dans son contexte historique : celui des années Brejnev. Cette prose témoigne, en effet, des liens étroits qui se sont noués, depuis plusieurs décennies, entre le Parti communiste d’Union soviétique et les « nationalistes » russes et soviétiques. Son succès signale donc, parmi d’autres indicateurs, les paradoxes de l’idéologie officielle en URSS.

Un tableau sans complaisance des campagnes soviétiques

La « prose de la campagne » est, sans doute, l’une des pages les plus riches et les plus complexes de la littérature soviétique officielle d’après-guerre. Elle regroupe des écrivains, souvent de talent, et parfois très différents les uns des autres : Valentin Raspoutine, Victor Astafiev, Vassili Biélov, généralement considérés comme les plus caractéristiques de cette littérature, voire Boris Mojaïev, Efim Doroch et leur précurseur, Vassili Choukchine[2]… Ces auteurs sont apparus dans les années 1960, mais connaissent leur heure de gloire dans les années 1970. La plupart, voire tous, sont des fils de paysans, et ils écrivent dans une langue proche de celle du peuple. Et, s’ils se distinguent de ceux qui ont écrit, avant eux, sur la paysannerie, c’est parce qu’ils montrent généralement combien la situation dans les campagnes russes est désastreuse. Certains d’entre eux dénoncent même, plus ou moins ouvertement, la collectivisation et ne cachent pas leur nostalgie face au temps qui passe et au progrès qui écraserait les campagnes.

 

Le Sibérien Valentin Raspoutine, l’un des principaux auteurs de cette prose, souligne ainsi, dans ses romans et récits, l’importance de la terre, de la nature et de la tradition. Il montre que celles-ci sont détruites par la modernisation, mais il présente des situations qui, pour être anciennes, n’ont rien d’idéalisées. Les paysans de Matouchka (titre russe : Vniz i vverh po tečeniû) sont ainsi dans la lignée des Mužiki de Tchékhov. La misère est exposée sans fard (la mère n’a jamais eu de drap), la vodka coule à flots, et la religiosité continue d’imprégner le peuple. Au passage, Raspoutine évoque la famine de 1946-1947 et la dureté de ces années. Il raconte une tentative de viol qui s’est alors produite et qui témoigne de la sauvagerie de certains Russes. Il ne conteste toutefois pas le système soviétique et dénonce plutôt le progrès qui, inéluctable, détruit la nature et les relations familiales.

Dans Vis et souviens-toi (Živi i pomni, 1975), un soldat déserte pour revoir sa famille et sa femme, Nastiona. Ce beau roman court montre combien la vie des paysans est difficile, et il évoque des événements historiques : la guerre civile qui a exterminé tant de Russes ; la collectivisation ou « la première année trouble des kolkhozes », au cours de laquelle le père de Nastiona a été tué ; 1933, « année de la grande famine », au cours de laquelle la mère de la jeune femme est morte. Mais, si des faits terribles sont évoqués, aucune explication ne leur est donnée. Rien ni personne n’est mis en cause.

Dans L’Adieu à Matiora (Proŝanie s Matëroj), terminé en 1976, Raspoutine raconte comment les habitants d’un village situé sur une île doivent quitter celle-ci qui va être inondée, alors qu’ils y ont vécu toute leur vie et que leurs ancêtres y sont enterrés. Les mêmes thèmes reviennent donc, encore et toujours : la fin d’un monde, la disparition de la tradition, incarnée par les personnes âgées et mise à mort par le progrès technique. Ces thèmes sont caractéristiques du nationalisme, où que celui-ci se développe, mais ils détonnent avec les œuvres qui étaient consacrées aux campagnes dans les premières années du pouvoir soviétique : ces œuvres célébraient les réussites des réformes agraires et prônaient la rupture avec les traditions.

 

Parce que la littérature « ruraliste » montre sans fard la misère des campagnes, le critique Félix Kouznétsov, l’un des principaux chantres de cette prose, ne considère d’ailleurs pas qu’elle se situe dans la continuité des œuvres consacrées à la paysannerie dans les années 1930 – Le Pays de Mouravia d’Alexandre Tvardovski, par exemple –, ni dans les années 1940 – comme Le Kolkhoze Bolchevik de Nikolaï Gribatchev. Pour le critique, la « littérature de la campagne » des années 1970 provient, en droite ligne, des récits que Valentin Ovetchkine a publiés dans Novy Mir au début des années 1950, et de ceux dans lesquels Zalyguine et Kalinine mettaient en évidence, au milieu des années 1950, « les contradictions économiques dans l’activité des kolkhozes[3] ». Félix Kouznétsov cite aussi, parmi les écrits fondateurs, « Les gens de la campagne kolkhozienne dans la prose d’après-guerre[4] », ce texte que Fiodor Abramov a publié dans Novy Mir en 1954 et qui a été reproché, à l’époque, à Alexandre Tvardovski, rédacteur en chef de la revue. D’autres mentionneront Soljénitsyne avec La Maison de Matriona, et Boris Mojaïev, c’est-à-dire, là encore, des textes publiés dans le Novy Mir d’Alexandre Tvardovski. Ce dernier, fils de paysans décrétés « koulaks » au début des années 1930, se retrouve donc père fondateur de la prose ruraliste des années 1970. Cela peut paraître paradoxal étant donné la division du champ littéraire soviétique en « nationalistes » et « libéraux ».

Les prémices : Parti, « nationalistes » et « libéraux »

Une campagne a été officiellement lancée, en URSS, à partir de 1948, contre les « cosmopolites », c’est-à-dire, pour l’essentiel, les Juifs. Or, elle fixe une cartographie déjà ébauchée dans la culture soviétique. D’un côté, des « nationalistes » russes proclament un attachement sans limites aux règles de la culture soviétique, sont hostiles aux Juifs, à l’Occident, à l’art pour l’art, et produisent des œuvres dont la principale qualité, voire la seule, est d’être « de parti ». De l’autre se devine un segment qui s’affirmera par la suite : les « libéraux » ne sont pas antisémites, restent attachés à la qualité de la littérature, et sont plus ouverts à l’Occident que les précédents.

Depuis la fin des années 1930, Staline encourage, en effet, le nationalisme russe, l’antisémitisme et la fermeture à l’Occident, tout en faisant référence au marxisme-léninisme, une idéologie élaborée, à l’origine, par deux Juifs occidentaux qui prônaient l’internationalisme. Ce faisant, il bourre de paradoxes cette idéologie qui n’en était pas dépourvue avant lui. Des gouffres se creusent entre la théorie d’origine, toujours revendiquée, et la réalité soviétique. Les bases mêmes du système sont sapées, et cette incohérence est d’autant plus importante à noter que ce système soviétique se revendique comme scientifique, puisque basé sur les « lois de l’histoire ».

Certes, des chercheurs ont depuis cherché – et trouvé – des traces d’antisémitisme chez Marx et Engels. Si tel était le cas, cela démontrerait que les incohérences étaient inhérentes au projet initial. D’autres ont, en outre, noté que la segmentation relevée plus haut n’était pas sans rappeler la distinction qui existait, dans la Russie du XIXe siècle, entre les slavophiles et les occidentalistes. Or, pour l’historien François Furet, ce sont les slavophiles qui, « par haine des tsars modernisateurs et du modèle occidental qu’ils cherchent à importer », ont « idéalisé la communauté paysanne comme le grand refuge de l’âme russe ». Ce mythe des slavophiles serait devenu, vers le milieu du XIXe siècle, celui des socialistes, ce qui aurait donné naissance au populisme. C’est pourquoi François Furet affirme que « l’utopie révolutionnaire a été élaborée par le courant le plus passéiste, le plus réactionnaire de la culture russe[5] ». L’union du nationalisme russe et des revendications révolutionnaires se serait donc conclue, dès le XIXe siècle : les contradictions étaient dans le fruit. Et, par la suite, elles sont approfondies par Staline. Celui-ci a la tâche d’autant plus facile que l’intelligentsia, la noblesse et la bourgeoisie russes ont été décimées par la révolution et la guerre civile. La Russie est, de nouveau, réduite à son élément paysan, puisque même les ouvriers sont très largement issus de cette paysannerie.

Figée par ses contradictions internes et par sa volonté dictatoriale d’être unique, l’idéologie soviétique ne peut donc être un outil de compréhension et d’interprétation du monde. Elle se contentera d’être un instrument permettant de justifier les décisions du pouvoir, ce qui est tout à fait dans la logique léniniste. Cela apparaîtra clairement, entre autres, pendant le Dégel khrouchtchévien, et sera l’une des causes de son échec.

 

Pendant le Dégel, les tensions s’aiguisent en effet, notamment dans la littérature, entre les « nationalistes » et des « libéraux » qui, depuis la mort de Staline, osent s’affirmer. Or, le pouvoir khrouchtchévien prend, à plusieurs reprises, le parti des « nationalistes » contre les « libéraux » qui sont pourtant, en théorie, les plus proches des positions khrouchtchéviennes : ils sont dévoués au Parti mais veulent dénoncer les répressions et les abus staliniens pour que ceux-ci ne se répètent pas. Mais, dès que des écrivains débattent des crimes commis par Staline, ils en arrivent à s’interroger sur les causes et les conditions de la toute-puissance accordée au Guide, et donc sur les bases du système soviétique. Les « nationalistes » peuvent alors instrumentaliser la peur que le pouvoir a d’une « révolte », sur le modèle de celle qui s’est produite à Budapest.

Le conflit entre « nationalistes » et « libéraux » se manifeste clairement – une fois de plus ! – au XXIIe congrès du Parti, en octobre 1961. Alexandre Tvardovski est alors rédacteur en chef de Novy Mir et l’un des principaux « libéraux ». Or, à ce congrès, il prononce un discours dans lequel il appelle les écrivains à apporter au Parti et au peuple une véritable réflexion et une analyse des problèmes que le Parti n’aurait pas nécessairement encore repérés. En revanche, Vsévolod Kotchétov, l’un des chefs de file des « nationalistes », défend la tendance littéraire qui était la règle sous Staline et consiste à « embellir » – c’est-à-dire à déformer – la réalité, en occultant toute difficulté[6]. Au-delà des deux hommes, le conflit s’aiguise entre les revues qu’ils dirigent : Novy Mir et Oktiabr. Ce conflit, qui ne cessera de s’approfondir, marquera les années 1960 et traduit celui entre « libéraux » et « nationalistes ».

Or, l’agit-prop prend le parti des « nationalistes », comme en témoigne un rapport rédigé par Dmitri Polikarpov, en janvier 1962[7]. Et les « rencontres historiques » de décembre 1962 et mars 1963 confirment que les autorités du Parti et de l’État ont décidé de s’appuyer sur les « nationalistes » contre les « libéraux ».

 

Parallèlement et logiquement, le thème, déjà ancien, de la campagne est relancé dans la littérature, notamment par la très « nationaliste » Union des écrivains de Russie, qui a été créée en 1957-1958 pour venir à bout des « libéraux ». En juin 1964, celle-ci organise ainsi un plénum à Krasnodar sur un sujet prometteur : « Les problèmes du village contemporain dans l’œuvre des écrivains de Russie ». Léonid Soboliev, le numéro 1 de l’Union, signale que de nombreux participants sont allés voir ce qui se passait dans les champs et qu’ils vont, ensemble, « régler les questions des relations entre la littérature et l’agriculture[8] »… Après lui, des intervenants évoquent les livres consacrés à la campagne ; puis, le secrétaire du comité agricole du Parti de Krasnodar et un président de kolkhoze prennent la parole[9]. En conclusion, Léonid Soboliev proclame que « le plus important, c’est que notre plénum est la continuation de ceux que le Comité central du Parti consacre aux questions agricoles »[10]. Les participants du plénum envoient d’ailleurs une lettre au Comité central, dans laquelle ils promettent de « donner toute la force de [leur] talent et tout le feu de [leur] cœur » au « renforcement futur et à l’épanouissement de l’économie et de l’agriculture soviétiques[11] »…

 

Or, en mars 1965, quelques mois après que Khrouchtchev a été écarté, le Comité central tient un plénum au cours duquel il élabore un programme censé améliorer l’agriculture du pays. Douze ans plus tard, Félix Kouznétsov, devenu le numéro 1 de l’organisation des écrivains de Moscou, assurera que ce plénum de 1965 a, sinon initié, du moins accéléré le développement du thème de la campagne dans la littérature soviétique[12]. Ce n’est pas faux. Le 23 avril 1965, le secrétariat de l’Union des écrivains de Russie déclare en effet que ce plénum de mars oblige les gens de lettres « à mobiliser toutes [leurs] forces créatives pour créer des livres, nouveaux et dignes de [leur] époque, sur la campagne, et pour chanter l’exploit des laboureurs[13] ». En juin 1965, le secrétariat de l’organisation des écrivains de Moscou juge indispensable d’envoyer huit à dix auteurs de la capitale dans des kolkhozes et sovkhozes[14].

Désormais, et pour les deux décennies à venir, l’engagement, tout au moins apparent, des gens de lettres dans les campagnes ne cessera pas de croître. Des auteurs sont envoyés dans des kolkhozes, comme dans des usines ou sur des chantiers, tandis que les dirigeants littéraires soulignent l’influence que les décisions du Parti en matière agricole auraient sur la littérature[15]… Inversement, les responsables politiques de l’agriculture sont appelés à donner leur avis sur des créations artistiques. En 1975, lorsque le théâtre de la Taganka montera Vivant !, d’après le récit de Boris Mojaïev – publié par Novy Mir en 1966 –, le ministère de la Culture, mais aussi celui de l’Agriculture, donneront leur avis sur la pièce[16] !

 

Au cours des années 1960, la revue « libérale » Novy Mir développe, elle aussi, le thème paysan, mais elle le fait à sa façon. En effet, son rédacteur en chef, Alexandre Tvardovski, a commencé comme sel’kor[17] et consacré ses premiers textes à la campagne, même si c’était pour justifier la collectivisation dont ses parents étaient victimes. Lorsqu’il a dirigé Novy Mir pour la première fois (entre 1950 et 1954), il a publié des textes qui – nous l’avons noté – s’avéreront être des textes fondateurs pour le développement de la « prose de la campagne » : surtout ceux de Valentin Ovetchkine[18] et de Fiodor Abramov[19]. Redevenu rédacteur en chef de Novy Mir en 1958, Tvardovski semble donc avoir une légitimité particulière pour y publier des textes sur la campagne, mais, comme l’a indiqué son discours au XXIIe congrès du Parti, il n’entend pas taire tous les problèmes. C’est d’ailleurs pourquoi il a des relations de plus en plus conflictuelles avec le Comité central et le GlavLit, tandis que s’accentue son conflit avec les revues « nationalistes », Oktiabr en tête.

Or, dans la seconde moitié des années 1960 le Comité central soutient plus que jamais le camp « nationaliste ». En janvier 1967, un article de la Pravda reproche ainsi à Novy Mir de manquer d’objectivité dans les textes concernant la campagne[20]. À en croire les mémoires d’Alexandre Iakovlev, alors premier adjoint dans le département de la propagande du Comité central, la décision de publier cet article a été prise par le secrétariat du Comité central, et le texte a été corrigé par Mikhaïl Souslov qui coiffe alors toute la propagande du pays[21]. En 1969, deux articles de Molodaïa Gvardia, une revue proche d’Oktiabr, dénoncent la course au bien-être matériel, qui serait contraire à l’esprit national russe et à la politique du Parti. Or, toujours d’après Alexandre Iakovlev, ces deux articles ont été approuvés, avant publication, par le KGB[22]. Les autorités instrumentalisent donc « l’esprit national russe » pour justifier les faiblesses économiques du Parti et critiquer les « libéraux »…

Toujours sur les instructions de l’agit-prop du Comité central, les pressions se renforcent alors contre Novy Mir. La revue lutte pourtant et, en avril 1969, publie un article intitulé « Les traditions et l’esprit populaire (Notes littéraires) ». L’auteur, Alexandre Démentiev, y oppose deux traditions nationales russes : celle qui prône la « grande puissance » de la Russie et le « patriotisme-hourra », et la sienne, à laquelle ces slogans sont étrangers et qui a été appelée ici « libérale ». Il rappelle que le programme du Parti impose de lutter contre le nationalisme et le chauvinisme[23]. Mais le combat est perdu d’avance. Oui, en théorie, le Parti devrait soutenir le camp « libéral » ou, du moins, être hostile au camp nationaliste. Mais ce n’est pas le cas. En rupture avec ses slogans d’internationalisme, le Parti communiste d’Union soviétique s’appuie, depuis près de vingt ans et avec plus ou moins de vigueur selon les périodes, sur le nationalisme et le chauvinisme russes.

La curée commence donc contre Novy Mir et ses auteurs. En novembre 1969, Soljénitsyne, l’auteur de La Maison de Matriona, merveilleux texte sur une paysanne russe, généreuse et digne, est exclu de l’Union des écrivains. Chez les gens de lettres, quelques voix s’indignent : « Les Kotchétov prospèrent, les Kotchétov ont le feu vert, les Kotchétov sont des patriotes, et Soljénitsyne : dehors[24]. » Mais, lorsque Tvardovski est écarté de son poste au début de l’année 1970, la « stagnation » peut commencer. Or, en mars 1970, le critique G. Brovman s’inquiète de la « forte tendance de « slavophilie » » qui s’exprime au troisième congrès des Écrivains de la RSFSR. Ses paroles sont relevées par le KGB : « Visiblement, cette ligne a été élaborée par nos dirigeants et est un programme pour l’avenir[25]. » On ne saurait mieux dire !

Désormais, les autorités littéraires incitent, très explicitement, à écrire sur l’usine et la campagne, sur l’armée, la guerre et les services secrets, sur le Komsomol et la révolution, tandis que la « prose de ville », appréciée par l’intelligentsia, reste limitée. Et c’est dans ce contexte que va triompher la « prose de la campagne ». Une prose qui est à la fois « nationaliste » et, pourtant, inspirée en partie par les « libéraux », et qui est donc difficile à saisir.

L’interprétation d’un succès

L’alliance entre le Parti et les « nationalistes » s’accompagne d’un phénomène qu’annonçaient les articles mentionnés de Molodaïa Gvardia : un nouveau discours sur l’éthique se développe en URSS, à partir du tout début des années 1970. Et ce n’est pas un hasard si Félix Kouznétsov en est, là encore, l’un des principaux chantres. À partir de 1970, le critique ne cesse plus d’assurer que l’URSS détient et défend les véritables valeurs éthiques et spirituelles, que l’Occident, matérialiste et consumériste, aurait perdues. Ce discours lui permet à la fois d’attaquer l’Occident, de promouvoir le pouvoir soviétique et d’associer celui-ci à une tradition éthique qui serait propre à la Russie, puisque les valeurs soviétiques seraient les anciennes valeurs populaires russes. Sans doute importe-t-il, alors que l’échec économique du régime éclate aux yeux de tous dans les magasins vides, de se placer sur un domaine autre que celui des biens matériels, si l’on tient à prouver la prééminence du socialisme sur le capitalisme ! Celui de la morale fait l’affaire. Il n’en révèle pas moins l’un des nombreux paradoxes déchirant l’idéologie soviétique : celle-ci prône le matérialisme absolu, mais ne parvient pas à renoncer à une certaine « spiritualité », même si elle donne à ce mot un sens non religieux.

Or, pour Kouznétsov, les écrivains « ruralistes » sont porteurs des valeurs authentiques, à la fois russes et soviétiques, puisque leurs œuvres sont pleines d’amour pour la terre natale, c’est-à-dire pour la Patrie, un terme suffisamment vague pour gommer les spécificités idéologiques[26]. Dans un article de 1974, le critique dénonce la société de consommation occidentale et son absence de spiritualité, et assure que la littérature soviétique pose au contraire, de façon toujours plus aiguë, « la question des valeurs spirituelles et morales de l’individu et de la société[27] ». Il établit même un lien explicite entre l’intérêt pour la campagne, le nationalisme russe, la « formation communiste » et la « plénitude spirituelle[28] ». Un mélange curieux, mais somme toute assez logique, s’opère donc entre certaines positions des slavophiles du siècle précédent et le discours soviétique sur la Patrie. Ce discours intègre, sans difficulté, les attaques contre l’Occident et la valorisation des soi-disant valeurs spirituelles de la Russie. Pourtant, comment les valeurs d’un Parti marxiste et athée pourraient-elles être les mêmes que celle d’une paysannerie imprégnée de culture orthodoxe ?

Félix Kouznétsov a d’ailleurs conscience de ces paradoxes. Il ne peut ainsi pas nier que les auteurs ruralistes expriment des regrets pour le passé, mais il estime que c’est parce que la classe paysanne, telle qu’elle s’est constituée pendant des siècles en Russie, est en train de disparaître grâce aux kolkhozes. Dès lors, la note de regret qui se ferait sentir chez certains prosateurs – et Kouznetsov cite explicitement Raspoutine et Biélov – ne serait qu’« un adieu avec la campagne dans laquelle ils ont vécu[29] ». Certes, mais ce regret n’est-il pas fondamentalement anti-marxiste ? Du coup, Kouznétsov appelle ces auteurs ruralistes à ne pas ignorer le regard de Lénine sur la campagne et à ne pas idéaliser « les formes patriarcales » du passé. La voie économique et technique suivie est la bonne, affirme-t-il, si bien qu’il ne convient pas de regretter les changements produits[30]. Mais ses propos cherchent surtout à masquer l’incompatibilité de ces textes avec le léninisme revendiqué.

Le critique tente un grand écart d’un autre genre, lorsqu’il lie la « spiritualité » à l’activité sociale, ce qui lui permet d’affirmer que les « grandes valeurs humanistes, spirituelles et éthiques de l’histoire nationale » se sont « incarnées dans les révolutionnaires » et, en premier lieu, en Lénine[31]. Celui-ci prend en fait la place de Dieu : la spiritualité existerait en URSS, puisque chacun y a Lénine comme maître et comme modèle ! La démonstration est périlleuse, mais elle permet à Félix Kouznétsov, dont le père était un prêtre orthodoxe et qui est vraisemblablement très proche du KGB, d’affirmer que « les communistes sont les héritiers légitimes de toutes les richesses culturelles et spirituelles, élaborées par l’humanité, y compris des valeurs morales[32] ». Il n’en reste pas moins que, pour des regards extérieurs, la prose ruraliste est loin de refléter l’idéologie marxiste-léniniste.

 

À la fin des années 1970, le dissident Mikhaïl Agourski étudie ainsi les principales revues « nationalistes » d’URSS, celles qui publient alors massivement la prose ruraliste. Il constate que les héros y sont presque tous russes, qu’ils se désintéressent des non-Russes et qu’il « n’y a presque pas d’idéologie, de Parti ou de travailleurs du Parti ». Pour lui, cette littérature, très hostile à l’Occident et opposée à l’émancipation de la femme, a remplacé l’idéologie par l’écologie, devenue son « slogan central ». Et elle est anti-marxiste, puisqu’elle n’a pas pour centre la classe ouvrière[33].

Agourki ne le souligne pas, mais cette littérature prend aussi acte, à sa façon, des XXe et XXIIe congrès du Parti, que personne ne se risque désormais plus à évoquer. Elle ne cesse en effet de rappeler combien le sort des campagnes a été terrible dans les premières décennies du pouvoir soviétique. Même si l’heure n’est plus à la dénonciation des crimes staliniens, les révélations faites restent tapies dans les consciences et les inconscients collectifs. Et elles transparaissent dans les écrits des ruralistes.

Mikhaïl Agourski cite en exemple deux écrivains qu’il juge « exceptionnels » : Victor Astafiev et Valentin Raspoutine. Pour lui, ceux-ci « se sont complètement éloignés du réalisme socialiste et ont créé une littérature tragique, voire sans issue ». Le premier ne cache pas sa foi profonde et évoque, dans ses œuvres, les épouvantables souffrances de la paysannerie russe à l’époque soviétique. Son roman, Le Tsar-poisson (Car-ryba), « l’une des meilleures œuvres de la littérature russe », montre le Nord, terrible et dépeuplé, de la Russie, où ne restent que des braconniers alcooliques, ayant presque perdu figure humaine. Or, souligne Agourski, un prix d’État a été décerné au Tsar-poisson, et un autre à Valentin Raspoutine, pour Vis et souviens-toi[34].

Effectivement, non seulement les auteurs ruralistes sont très lus en URSS, mais ils y sont couverts de prix prestigieux, alors que ce qu’ils montrent de la situation dans les campagnes devrait déplaire aux officiels. Vassili Choukchine obtient un prix d’État d’URSS dès 1971, tandis qu’un prix Lénine posthume lui est décerné en 1976. Victor Astafiev reçoit un prix d’État de Russie en 1975, puis un premier prix d’État d’URSS en 1978, et un second en 1981. Vassili Biélov est couronné par un prix d’État d’URSS en 1981. Quant à Valentin Raspoutine, un premier prix d’État d’URSS lui est décerné en 1977, et un second le sera dix ans plus tard.

 

La littérature ruraliste et son succès public témoignent donc du brouillage des normes, qui s’opère depuis plusieurs décennies dans la littérature et la société soviétiques. D’un côté, ces auteurs montrent une réalité souvent sordide, qui ressemble peu aux proclamations grandiloquentes des dirigeants ; de l’autre, ils sont absolument conformes aux goûts d’un Comité central qui s’est éloigné du discours marxiste-léniniste des origines et où siègent des communistes, pour la plupart originaires de la campagne. Le succès public des écrivains ruralistes révèle donc les paradoxes qui rongent la culture et l’idéologie soviétiques : des fils de paysans dirigent le Parti ; le nationalisme russe s’est allié au nationalisme soviétique ; la misère règne dans les campagnes et marque l’échec des politiques agricoles, proclamées avec force slogans. Et Valentin Raspoutine peut à la fois être couvert de prix et apparaître comme un contestataire, parce qu’il impose la réalité d’une identité populaire russe, bien éloignée des stéréotypes soviétiques.

 

En 1978, l’engagement de l’Union des écrivains dans l’agriculture est encore stimulé, sans doute parce que les problèmes de production et d’approvisionnement alimentaires s’aggravent. Le 3 juillet 1978, au cours d’un plénum du Parti, Léonid Brejnev souligne ainsi la nécessité de perfectionner le travail idéologique et organisationnel à la campagne[35]. Le raisonnement implicite est logique : les livres éduquent les travailleurs et remodèlent les consciences. Si les consciences des kolkhoziens sont remodelées, ceux-ci produiront plus et mieux…

Les milieux littéraires réagissent aussitôt. L’organisation des écrivains de Moscou, que dirige Félix Kouznétsov, signale que ses membres ont entrepris de « donner vie aux décisions du plénum de juillet 1978 du Comité central » : le secrétariat a demandé à des écrivains de se rendre, en « missions créatrices », dans des régions agricoles, tandis que « de nombreux auteurs de la capitale travaillent à de nouvelles œuvres, consacrées aux travailleurs de la campagne[36] ». En juin 1979, une conférence d’écrivains se tient à Alma-Ata. Des dirigeants du Parti, des responsables de l’économie, une centaine d’auteurs, ainsi que des vétérans de la campagne des Terres vierges, y débattent d’un thème passionnant : « La concrétisation de la politique agraire du Parti et les tâches de la littérature contemporaine dans la représentation des travailleurs de la campagne »[37]… Et, là encore, la situation est paradoxale car la « prose de la campagne » qui triomphe n’a rien d’un moyen idéologique susceptible d’accentuer les succès agricoles !

Conclusion

En 1982, lors d’un plénum de l’organisation des écrivains moscovites, Félix Kouznétsov conteste les positions de certains critiques, dont Anatoli Botcharov. Celui-ci a, en effet, évoqué, à plusieurs reprises, un phénomène de « fatigue » dans la littérature des années 1970 et, notamment, un essoufflement de la prose ruraliste. Or, pour Kouznétsov, ce jugement est trop hâtif[38]. Cette polémique en témoigne : des réticences à l’encontre de cette littérature se font encore, voire à nouveau, entendre, dans la bouche de ceux qui n’occupent certes pas les premières places dans l’Union des écrivains, mais sont habilités à s’exprimer en public. Des conceptions différentes de la littérature se sont forgées et précisées. Le plus souvent tapies, elles attendent leur heure.

La littérature ruraliste reste toutefois très présente dans la Russie d’aujourd’hui, même si une veine « glamour » s’y développe, à son opposé. L’une des raisons de cette permanence est, incontestablement, le talent de certains de ces auteurs. Une autre raison en est le succès actuel de ce « patriotisme-hourra » qu’Alexandre Démentiev dénonçait en avril 1969 et que certains appellent aussi le « nationalisme-kvass ». Ce n’est donc pas un hasard si Vis et souviens-toi, le si beau roman de Valentin Raspoutine, vient d’être porté à l’écran par Alexandre Prochkine. Ce qui témoigne aussi du poids de la composante paysanne dans la société russe contemporaine.


[1] « Reč’ sekretarâ CK VKP(b) A. A. Ždanova » [« Discours d’A. A. Jdanov, secrétaire du Comité central du Parti »], dans Pervyj vsesoûznyj s"ezd pisatelej, 1934 – Stenograficeskij otčžet [Premier congrès pan-unionique des écrivains, 1934 – Sténogramme], Moscou, Hudožestvennaâ literatura, 1934, p. 2-5.

[2] F. Kuznétsov, Na perelome [Au tournant], Moscou, Nasledie, 1998, p. 8-14.

[3] F. Kuznétsov, « Sud’by derevni v proze i kritike » [« Les destins de la campagne dans la prose et la critique »], Novyj Mir, n° 6, juin 1973, p. 233-250.

[4] F. Kuznétsov, Na perelome, op. cit., p. 8.

[5] F. Furet, Un itinéraire intellectuel, Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 208-209. Notons que cette vision des choses est contestée par certains spécialistes des slavophiles, à commencer par Alexandre Bourmeyster. Mais l’interprétation des slavophiles reste l’une des questions les plus épineuses et controversées des études russes.

[6] « Rec’ tovariŝa V. A. Kočetova » [« Discours du camarade V. A. Kotchétov »], Literaturnaâ Gazeta, 31 octobre 1961, p. 4.

[7] RGANI, 5/36/140, p. 9-19, publié dansVoprosy Literatury, n° 2, 1995, p. 276-291.

[8] RGALI, 2938/2/41, p. 52.

[9] RGALI, 2938/2/41, p. 167-180.

[10] RGALI, 2938/2/41, p. 328.

[11] RGALI, 2938/2/41, p. 335-336.

[12] F. Kuznétsov, « Sud’by derevni v sovremennoj proze » [« Les destins de la campagne dans la prose et la critique »], dans Izbrannoe [Œuvres choisies], 2 t., Moscou, Sovremennik, t. 1, 1981, p. 302-303.

[13] RGALI, 2938/2/100, p. 116.

[14] RGALI, 2938/2/652, p. 162.

[15] Voir, par exemple, S. Mihalkov, « Naš trud nužen strane » [« Le pays a besoin de notre travail »], Literaturnaâ Rossiâ, 10 mai 1974, p. 3-4.

[16] RGANI, catalogue du fonds 5/68.

[17] Le terme de sel’kor désigne les « correspondants à la campagne », comme celui de rabkor, les « correspondants ouvriers ». Il s’agissait, dans le cas des sel’kor, de jeunes gens qui, censés représenter la paysannerie, collaboraient à des journaux locaux, dans les années 1920 et 1930.

[18] V. Oveckin : « Rajonnye budni » [« La vie quotidienne d’une région »], Novyj Mir, n° 9, 1952, p. 204-221 ; « V odnom kolhoze » [« Dans un kolkhoze »], Novyj Mir, n° 12, 1952, p. 187-209.

[19] Voir, notamment : F. Abramov, « Lûdi kolhoznoj derevni v poslevoennoj proze (Literaturnye zametki) » [« Les gens de la campagne kolkhozienne dans la prose d’après-guerre (Remarques littéraires) »], Novyj Mir, n° 4, avril 1954, p. 210-231.

[20] « Kogda otstaût ot vremeni » [« Quand on retarde sur l’époque »], Pravda, 27 janvier 1967, p. 2-3.

[21] A. Âkovlev, Omut pamâti [Le Tourbillon de la mémoire], Moscou, Vagrius, coll. « Moj 20 vek », 2000, p. 173-175.

[22Ibid, p. 175-177.

[23] A. Dement’ev, « O tradiciâh i narodnosti (Literaturnye zametki) » (« Des traditions et de l’esprit populaire (Remarques littéraires) »), Novyj Mir, n° 4, avril 1969, p. 215-235.

[24] RGANI, 6/61/82, p. 412-416.

[25] RGANI, 89/37/24.

[26] F. Kuznétsov : Na perelome, op. cit., p. 8-14 ; « Sud’by derevni v proze i kritike », op. cit., p. 233-250.

[27] F. Kuznétsov, « Duhovnye cennosti: mify i dejstvitel’nost’ » [« Valeurs spirituelles : mythes et réalité »], Novyj Mir, n° 1, janvier 1974, p. 211-231.

[28] F. Kuznétsov, « S čego načinaetsâ Rodina ? » [« Par quoi commence la Patrie ? »], dans Nastavniki [Les Maîtres], Moscou, Izdatel’stvo Sovetskaâ Rossiâ, 1973, p. 52-79.

[29] F. Kuznétsov, « Pereklicka èpoh » [« L’appel du temps »], Izbannoe, tom pervyj, op. cit., p. 126-131.

[30] F. Kuznétsov, « Sud’by derevni v proze i kritike », art. cité, p. 233-250.

[31] F. Kuznétsov, « Duhovnye cennosti: mify i dejstvitel’nost’ », art. cité, p. 211-231.

[32] F. Kuznétsov, Zivoj istocnik [Source vivante], Moscou, Moskovskij raboččij, 1977, p. 13.

[33] M. Agurskij, « Novaâ russkaâ literatura » [« Nouvelle littérature russe »], Russkaâ Mysl’, 8 septembre 1979, p. 10.

[34Ibid.

[35] « Pisatel’ i selo » [« L’écrivain et le village »], Literaturnaâ Gazeta, 12 juillet 1978, p. 2.

[36] « V Moskovskoj pisatel’skoj organizacii » [« À l’organisation des écrivains de Moscou »], Literaturnaâ Rossiâ, 11 août 1978, p. 6.

[37] « Poklon zemle celinnoj » [« Hommage aux terres vierges »], Literaturnaâ Gazeta, 20 juin 1979, p. 1. « V sekretariate pravleniâ SP SSSR » [« Au secrétariat de l’Union des écrivains d’URSS »], Literaturnaâ Gazeta, 1er août 1979, p. 1-2.

[38] F. Kuznétsov, « Utverždat’ duh nravstvennoj aktivnosti » [« Affirmer l’esprit de l’activisme éthique »], Literaturnaâ Rossiâ, 14 mai 1982, p. 4-5. 

 

Pour citer cet article

Cécile Vaissié, « Les paradoxes de la « prose de la campagne » soviétique : quand le nationalisme imprègne le marxisme-léninisme… », journée d'étude Marxisme-léninisme et modèles culturels en Union soviétique - Journée 1, ENS de Lyon, le 6 décembre 2008. [en ligne], Lyon, ENS de Lyon, mis en ligne le 23 juillet 2010. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article279