Vous êtes ici : Accueil > Publications et travaux > Journées d’étude > Journée d’étude "Religion et Nation" > L’Église orthodoxe russe et sa conception des droits de l’homme

L’Église orthodoxe russe et sa conception des droits de l’homme

Alexandre BOURMEYSTER

Professeur émérite, université Stendhal - Grenoble 3

Index matières

Mots-clés : Église, conciliarité, libéralisme, péché, droit, devoir.


Texte intégral

Le pape Jean-Paul II, au cours de ses déplacements et dans son activité doctrinale, aspirait à renforcer les valeurs traditionnelles de l’Église catholique dans le monde moderne. Dans sa confrontation avec le communisme, il n’avait pas hésité à brandir les « droits de l’homme », une notion hérétique encore peu auparavant, et avait rassemblé autour de lui l’intelligentsia laïque polonaise. Dans un contexte, certes, très différent, le métropolite Cyrille de Smolensk et Kaliningrad, promu depuis patriarche de Moscou, avait entrepris une ouverture semblable dans ses fonctions de président du département des Relations extérieures du patriarcat de Moscou. Il a développé les contacts médiatiques avec la population en Russie, en particulier avec la jeunesse ; à l’étranger, en dehors des canaux œcuméniques de jadis, il a multiplié les interviews, les conférences, traitant notamment des droits de l’homme et de la responsabilité éthique ; il a manifesté en outre le souci de rassembler la diaspora russe et, plus généralement, les orthodoxes en Occident autour du patriarcat de Moscou. Il y a partiellement réussi par la réunification avec l’Église orthodoxe russe hors des frontières.

Le métropolite Cyrille a joué incontestablement un rôle moteur dans l’effort d’insertion de l’Église orthodoxe dans le monde moderne, sans pour cela céder sur des questions doctrinales, comme l’ecclésiologie institutionnelle. À le lire et à l’entendre, on se demande parfois, si dans ses plaidoyers, il est question des droits de l’homme ou des droits de l’Église. Bien entendu, il est loisible de présupposer que ce sont les mêmes. Pour échapper à un exposé académique et ennuyeux où seraient confrontés des préceptes spirituels, des règles canoniques, à des principes laïcs, séculiers, je me propose de m’interroger sur l’identité de l’antagoniste auquel l’Église orthodoxe oppose ses valeurs traditionnelles :

 

Les Fondements de l’enseignement de l’Église orthodoxe russe[1] est le document qui pose ouvertement la question des droits de l’homme en relation avec l’enseignement orthodoxe. Il a été adopté au concile des évêques en 2008. Accessible par Internet, il est destiné aux séminaires du patriarcat et aux paroisses, en vue d’une coordination dans la réflexion et dans l’action des frères orthodoxes. En préambule, il constate que la promotion des droits de l’homme peut servir au développement de la personne et de la société, mais qu’en pratique, la référence à ces droits entraîne parfois des divergences avec l’enseignement chrétien. Les chrétiens se trouvent alors contraints par les structures politiques et sociales à penser et agir contrairement aux préceptes divins, au détriment de leur Salut. Le document se propose de rappeler les thèses essentielles de l’enseignement chrétien et de les confronter avec la théorie des droits de l’homme.

a) La dignité de la personne humaine

« Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu » (Gn 1.27). Je rappellerai à ce propos l’argument de saint Augustin d’Hippone pour condamner le sceau d’infamie qu’on appliquait au visage d’un esclave fugitif : « vous souillez une image de Dieu ». Malgré sa Chute, l’homme dispose d’une dignité inaliénable. Le Christ l’a rétablie dans la plénitude de sa nature humaine. Cette dignité est attestée par la voix de la conscience. Parlant des païens, Paul remarque : « Ils montrent que l’œuvre voulue par la loi est inscrite dans leurs cœurs ; leur conscience en témoigne également […] » (Rm 2.15). Réciproquement, la pornographie, la prostitution et l’utilisation publicitaire de la « chair » sont la profanation d’un bien qui n’appartient pas à celui qui l’exploite. Conclusion : il existe une relation directe entre la dignité de l’homme et la nravstvennost’ (« sens moral »). Reconnaître la dignité de l’homme, c’est affirmer sa responsabilité éthique.

b) La liberté du choix entre le Bien et le Mal

La dignité de l’homme est inconcevable sans cette liberté que Dieu lui a accordée. Ce n’est que par l’intercession du Christ que l’homme pécheur fera le bon choix et l’accomplira au sein de l’Église, le corps du Christ. La liberté est à ce prix, car le Mal et la liberté sont incompatibles. Conclusion : aujourd’hui, comme jadis, l’humanité risque de perdre sa liberté et de s’infliger de grands tourments, si elle fait le mauvais choix en justifiant la débauche, la perversion, le culte de la violence, la destruction de la famille, l’avortement.

c) Les droits de l’homme dans une perspective chrétienne

La foi en Dieu, en la Révélation, prime sur les considérations terrestres. Il est inconcevable pour un chrétien de subordonner sa vie religieuse à des droits de l’homme, en tant que principes universels. De telles institutions peuvent combattre le mal dans ses manifestations sociales, mais ne peuvent le déraciner, car le combat essentiel se déroule au fond de l’âme de chacun. Il est inadmissible de faire passer pour des normes, des vices comme la débauche sexuelle, le culte du profit, de la violence, l’avortement, l’euthanasie, la libre manipulation de l’embryon humain. Les médias, la publicité, le commerce, l’éducation contraignent les croyants à les tolérer en tant que manifestations légitimes des droits de l’homme. Les deux commandements propres aux chrétiens sont l’amour envers Dieu et l’amour du prochain. L’amour permet de lever les tensions et de concilier les droits de l’individu et ses obligations envers le prochain, la famille, la communauté, la patrie. Conclusion : la satisfaction des droits de l’homme ne doit pas justifier les atteintes aux valeurs sacrées de la religion, aux traditions nationales, au patrimoine naturel pillé et pollué au nom d’intérêts économiques et financiers.

d) Récapitulation des droits et libertés

  • Le droit de vivre : d’où condamnation de tous les actes criminels, du suicide à l’avortement, mais approbation du martyre et de la mort héroïque pour la patrie. Opinion ambiguë envers la peine de mort : laissant la société décider librement de son abolition ou de sa non-application, l’Église orthodoxe russe (EOR) prône la pečalovanie (« miséricorde »).
  • La liberté de conscience : « Dieu a laissé l’homme libre de lui obéir volontairement et non sous la contrainte » (saint Irénée). Mais cette sanction juridique témoigne de la perte des valeurs religieuses par la société. La neutralité, voire l’indifférence de l’État, peut couvrir une idéologie qui relativise toutes les croyances, elle est inacceptable pour l’EOR. Ce principe assure néanmoins à l’EOR un statut légal indépendant par rapport à une société d’incroyants.
  • La liberté de parole : les progrès technologiques de l’information accroissent les responsabilités ; les offenses envers la religion, les valeurs nationales et la désinformation menacent la société.
  • La liberté de création : l’Église salue la création qui contribue à l’épanouissement spirituel et condamne celle qui, au nom des droits de l’homme, se permet d’offenser les croyances et les valeurs sacrée d’autrui. La justice doit les protéger comme la vie, la propriété, le respect des défunts, les monuments de l’art et les symboles nationaux.
  • Le droit aux études : l’éducation de l’homme doit lui permettre de faire connaissance avec la religion qui a formé sa culture.
  • Les droits civiques et politiques : selon la tradition orthodoxe, ils ne doivent pas contrevenir à l’unité de la société fondée sur des valeurs immuables. La collaboration entre l’État et l’Église est souhaitable et indispensable quand tous deux poursuivent des buts communs. Les progrès de l’informatique ne doivent pas menacer la dignité et la liberté de l’homme en le transformant en objet de manipulations.
  • Les droits socio-économiques : leur satisfaction ne doit pas aboutir à une société dont le but essentiel, sinon unique, serait la jouissance de biens matériels.
  • Les droits collectifs : les droits de l’individu ne doivent pas menacer l’ordre naturel voulu par Dieu, une vie en collectivité dont le fondement est la famille qui transmet aux enfants les valeurs et les traditions et leur assure une éducation normale.

L’efficacité du système des droits de l’homme dépend de l’épanouissement de la personne dans sa dignité et sa responsabilité devant Dieu et le prochain. Au temps des persécutions religieuses, l’EOR revendiquait la liberté de confession et de participation à la vie du peuple. Aujourd’hui, elle défend la dignité de la personne et ses droits dans tous les domaines cités, en coopération avec l’État et les forces sociales : « Celui qui n’est pas contre nous est pour nous » (Mc 9.40). Dans cette perspective, l’EOR est ouverte au dialogue inter-religieux.

 

L’inspirateur des Fondements de l’enseignement de l’Église orthodoxe russe est le métropolite Cyrille. Son caractère « défensif » implique une série d’interdits qu’il souhaiterait voir légaliser par le bras séculier. Qui est l’ennemi visé ? Pour nous en convaincre, reportons-nous aux interventions récentes du métropolite, rassemblées dans le recueil publié en français, L’Évangile et la liberté[2]. Si des valeurs chrétiennes comme la dignité de la personne et la liberté du choix entre le Bien et le Mal ont triomphé jadis du paganisme antique, celui-ci est réapparu avec un nouveau mode de vie inspiré par la Réforme et la Renaissance :

Les fondements de ce mode de vie sont les idées libérales unissant l’anthropocentrisme païen qui a pénétré la culture européenne à l’époque de la Renaissance, la théologie protestante et la philosophie juive. À la fin de l’époque des Lumières, ces idées ont pris la forme d’un ensemble de principes libéraux. La Révolution française a été l’étape finale de cette révolution spirituelle et philosophique qui se caractérise par le renoncement au sens normatif de la Tradition. Ce n’est pas par hasard que cette révolution fut précédée de la Réforme, la première à rejeter le caractère normatif de la Tradition dans le domaine de la théologie chrétienne. Dans le protestantisme, la Tradition cessait d’être le critère de la vérité – que devenaient la raison et l’expérience religieuse propre à celui qui scrutait les Écritures. Le protestantisme est, par son essence, la relecture libérale du christianisme[3].

L’ennemi veut transformer les chrétiens en païens et même pire, en une sorte d’animal de la consommation :

Regardez autour de vous, tout incite à la stimulation des instincts : la publicité, le cinéma, les médias, les orientations proposées ; les standards de vie et de conduite, les prétendus idéaux. Tout ce qui s’adresse à l’homme vise l’exploitation de ses instincts, dont le principal est le désir de possession. On excite l’instinct sexuel, stimule l’avarice et la passion pour la consommation[4].

Ce qu’on appelle la « culture pop », la libération et le triomphe des principes instinctifs qualifiés de dionysiaques par Nietzsche, n’est qu’une anti-culture agressive, « lorsqu’au milieu du vacarme, de la fumée et des hurlements, des gens se comportent, telles des marionnettes, sur ordre d’un manipulateur invisible », alors que « tout le monde sait que la culture remonte d’une part à l’idée du travail, d’autre part à celle du culte, du service de Dieu[5] ».

Devant ce phénomène, le métropolite Cyrille ne dissimule pas les difficultés que rencontre l’Église pour reconquérir des fidèles, en particulier des jeunes.

Des jeunes gens viennent dans nos églises. Une majorité écrasante d’entre eux ne connaît ni la structure, ni le contenu, ni le sens de la liturgie et, ce qui est encore plus grave, elle ne comprend pas la langue dans laquelle elle est célébrée[6].

Déçus par une Église qui s’adresse aux hommes dans une langue incompréhensible, certains vont rejoindre des sectes où tout leur est compréhensible, ou accepter le modèle libéral humaniste comme universel et obligatoire.

Le rapport entre les convictions religieuses et les devoirs civiques a été résumé par Burt Newborn, professeur de droit de l’université de New York : « Lorsque vous êtes fonctionnaire du domaine public, vous n’êtes plus ni catholique ni juif, vous êtes américain. » Cette forme de laïcité, adoptée également par les Européens, interpelle le métropolite Cyrille :

Cela signifie que la conduite de l’homme sur son lieu de travail n’est pas fondée sur ses opinions religieuses ; la religion n’est donc plus source de motivation sur le plan social. Cela veut dire également que seule la conception libérale humaniste a le droit d’exercer une influence dans le domaine social et public […]. C’est une situation paradoxale : les créateurs des lois et constitutions, affirmant le principe de séparation de l’Église et de l’État, reconnaissent en fin de compte à ce dernier la possibilité d’imposer des limites à la liberté de l’expression religieuse[7].

Le métropolite Cyrille estime avoir retourné en sa faveur le principe de séparation de l’Église et de l’État, reconnu officiellement par l’EOR. Dans le système libéral humaniste, la pratique de la religion est un acte individuel, limité à la vie privée de chacun, mais le libéralisme ne se contente pas de cela, il se mêle aujourd’hui des normes de la vie religieuse d’un croyant. « Les cercles libéraux font pression sur le christianisme traditionnel pour qu’il admette l’ordination des femmes et des homosexuels militants[8]. » Il n’en dénonce pas pour autant un « complot des forces du mal », mais convie au dialogue, aussi bien sur le plan inter-religieux et inter-confessionnel, que dans les rapports entre les communautés religieuses et les institutions politiques. Certes, dans le projet de Constitution de l’Union européenne, une majorité s’est prononcée contre l’introduction dans le préambule de la mention des racines chrétiennes de la civilisation européenne, mais dans l’article 51 est mentionnée la nécessité d’établir un « dialogue ouvert, transparent et régulier » des organes de l’Union avec les Églises et les organisations religieuses. Le métropolite affirme que l’EOR « est solidaire des religions non chrétiennes qui existent en Europe et qui restent fidèles à l’éthique traditionnelle[9] ». Il rappelle par ailleurs :

En Russie, les orthodoxes cohabitent et collaborent avec les musulmans, les juifs et les bouddhistes. Tout au long de l’histoire de notre pays, ces croisements religieux et culturels n’ont presque jamais porté de caractère destructif[10].

Et il précise :

Nous pouvons contribuer à la recherche de la « conciliarité » en réfléchissant et en agissant conformément aux valeurs spirituelles qui unissent notre société, même si notre État est laïque et si notre société est composée de personnes d’autres confessions et religions. Nos valeurs communes sont la famille, l’amour du pays, l’éthique et le travail honnête. Sur ce point, toutes les religions traditionnelles de la Russie – l’orthodoxie, l’islam, le bouddhisme et le judaïsme – s’accordent[11].

Sans attendre que les institutions religieuses soient consultées, et compte tenu, à la fois, de l’adhésion des pays baltes à l’Union européenne et de l’importance de la diaspora russe en Europe occidentale, le métropolite Cyrille estime que l’Église orthodoxe est impliquée dans le dialogue sur les questions religieuses :

L’Église a des choses à dire sur la vie de l’homme contemporain et de la société dans laquelle il vit. Par exemple, au sujet de la famille, de l’éducation, de la culture, du développement des biotechniques et de la sauvegarde de l’environnement. Elle peut non seulement faire découvrir le contenu positif des valeurs qu’elle confesse, mais aussi élever sa voix prophétique contre des phénomènes dangereux, comme l’avortement, les drogues, l’alcoolisme, le clonage, la propagande de l’homosexualité et du libertinage sexuel. En défendant sa position, l’Église se voit souvent accusée de nouvel obscurantisme qui freinerait le développement de la science et le libre développement de la personne et de la société. Pour l’Église, il ne s’agit pas de soutenir sa propre position, mais avant tout de témoigner du caractère périlleux de la violation des préceptes divins. Il est possible que les conséquences des avortements, de la propagande de la violence et du libertinage ne se révèlent pas immédiatement, mais avec le temps, elles se transformeront en de graves problèmes et susciteront la destruction de la personne et de la société[12].

Adieu, les grandes « messes œcuméniques » d’antan, quand les prélats orthodoxes discutaient de la paix dans le monde, de l’interdiction de l’arme atomique, avec l’aréopage des Églises protestantes, sous le contrôle et avec la bénédiction des « organes » soviétiques. Et sous le regard défiant des catholiques, devenus depuis la cible privilégiée des invitations au dialogue inter-confessionnel, au nom des valeurs traditionnelles.

Dans cette perspective, le métropolite Cyrille propose, par opposition au concept de démocratie occidentale, la notion russe de « conciliarité », de sobornost’ ; il y voit le fondement même de la vie de l’Église orthodoxe. Synonyme de catholicité, de ministère universel accompli par l’Église dans le monde, elle embrasserait la vie religieuse, sociale et politique.

La particularité de la conception de la sobornost’ des slavophiles du XIXe siècle, notamment celle de Khomiakov, consistait dans le fait qu’il la considérait non seulement comme le mode de fonctionnement de l’Église, mais aussi comme le fondement spirituel de l’organisation du peuple et de la société. La sobornost’ était pour eux bien plus que la démocratie. C’était la participation du peuple à la vie du pays, une participation inspirée par les principes éthiques chrétiens provenant d’une expérience de communion spirituelle et mystique dans l’Église[13].

La pensée antique cherchait à rendre compatibles le bien communautaire et l’aspiration au bonheur individuel, les exigences sociales et les motivations de la personne, mais cette quête aboutissait à des projets utopiques, comme la République de Platon et la suppression de la propriété privée. L’harmonie entre le principe d’unité sociale et la liberté de la personne se fonde sur l’amour à l’égard de Dieu et de son prochain. En affirmant que « l’idéal ecclésial qui concerne les relations verticales de l’homme avec Dieu et les relations horizontales des hommes entre eux est une des nouveautés introduites dans le monde par le christianisme[14] », le métropolite établit une troublante analogie avec le modèle politique de l’ex-URSS, fondé (en principe) sur l’harmonie entre la verticale du pouvoir, le rôle dirigeant du PCUS, et l’horizontale du pouvoir, les soviets. Il confirme d’ailleurs cette analogie en remarquant :

Dans la tradition russe, ce modèle devient le point de repère pour l’édification de la vie sociale. Même s’il perd la foi en Dieu, le Russe continue à poser devant la vie sociale les exigences caractéristiques de cet idéal ecclésial[15].

Pour référence, il cite Berdiaev et assure que son modèle ecclésial n’a rien à voir avec le parlementarisme (on s’en doute !) ou le collectivisme : « ce dernier ne renvoie qu’aux phénomènes superficiels des relations entre les personnes[16] ». Le collectivisme soviétique ? Le totalitarisme stalinien ? Qu’attendre alors des « phénomènes profonds » que promet d’activer le modèle ecclésial du patriarcat de Moscou ? Au mieux, cette unité idéale s’apparenterait à la notion d’oumma, propre à la communauté musulmane, qui, par-delà les races, les nationalités, veut ignorer la séparation du religieux et du politique. Un sujet de débat inter-religieux entre chrétiens et musulmans ?

 

Fondée sur des principes nouveaux (amour, liberté et unité) inconnus des païens, l’Église, en tant que communauté, a adopté le principe des conciles (synodos, « chemin menant au même objectif »). La soumission à la volonté divine se reconnaît dans le fait que tous les membres de l’assemblée parviennent à une même solution. Le premier concile s’est tenu à Jérusalem, en 51.

Le concile ecclésial est devenu une nouvelle manifestation de l’unité, de la « conciliarité » en tant que caractère immanent de l’Église[17].

En devenant chrétienne au Xe siècle, la terre russe a commencé à œuvrer pour l’édification d’une communauté ecclésiale nationale. Le mode de vie a été complètement revu et l’esprit collégial n’a pas tardé à se manifester par l’adoption rapide et l’utilisation de la forme collégiale de la vie ecclésiale en Russie[18].

L’édification » de cette communauté se serait poursuivie, malgré les tragédies nationales causées par les ambitions d’Ivan le Terrible ou du patriarche Nikon.

Le bouleversement radical eut lieu au début du XVIIIe siècle avec la renonciation à cette norme par Pierre le Grand et l’adoption de celle qui était pratiquée dans les pays protestants. Elle supposait en effet une soumission de l’Église à l’État. C’est à partir de cette époque que la rupture entre l’Église et la société, entre l’Église et l’intelligentsia devint de plus en plus grande. L’État, ayant perdu une Église indépendante et capable de s’opposer à lui, crée progressivement un mécanisme complexe de contrainte et de réglementation qui porte atteinte à la liberté de la personne[19].

Peu importent les contrevérités, l’usage paradoxal des arguments de Tchaadaïev qui vantait, lui, l’indépendance de l’Église catholique face au pouvoir séculier, l’essentiel est de démontrer que tout le mal vient de l’Occident :

En important sur son propre sol des modèles étrangers de rapports entre l’Église et l’État, la Russie a créé les conditions pour la diffusion sur son territoire de carences qui affectaient la vie sociale de l’Europe occidentale. Tout naturellement, elle a ouvert la voie aux idées révolutionnaires qui absolutisaient la liberté de la personne et se montraient hostiles au christianisme[20].

Il est donc permis de condamner au même titre le communisme et le libéralisme.

En pratique, cette absolutisation a donné naissance au relativisme éthique et axiologique qui a trouvé sa plus parfaite expression dans les régimes autoritaires du XXe siècle, où la place de l’individu a été occupée par celle du parti ou de son leader, et dans l’individualisme postmoderne où la liberté de la personne, face à toutes les normes traditionnelles, a trouvé un appui dans la législation[21].

Exit l’État de droit, au même titre que les totalitarismes hitlérien et stalinien, qualifiés de « régimes autoritaires » ? L’idée centrale des droits de l’homme est la dignité de la personne, rappelle le métropolite. Chrétienne à l’origine, elle opposait la liberté de la foi aux persécutions des païens et ne reposait que sur la prédication, la persuasion et la libre adhésion du croyant. L’usage de la contrainte pour convertir le païen et poursuivre l’hérétique s’est développée en Occident avec l’acquisition du pouvoir séculier par le pape, alors que l’Orient chrétien continuait de miser sur la bonne volonté. La réaction aux mécanismes coercitifs en Occident fut la Réforme. Elle prit un cours philosophique avec les Lumières où l’idée de liberté devint anticléricale et antichrétienne pour autant que le christianisme était confondu avec l’Église romaine. La responsabilité exclusive de l’homme, en l’absence de critères bien définis, devint la seule référence aux droits de l’homme. Jean-Jacques Rousseau a convaincu les Occidentaux qu’il suffisait de donner à l’homme la liberté et de lui assurer ses droits pour qu’il choisisse inévitablement le bien.

Cette approche ignore la notion de péché et tolère la pluralité des opinions. L’homme peut choisir n’importe quel mode de conduite, pourvu qu’il ne porte pas atteinte à la liberté d’autrui. La conséquence tragique de cette approche anthropocentrique est la naissance en de nombreux pays d’un système social qui incite au péché et s’éloigne du devoir de contribuer à la croissance spirituelle et éthique de la personne[22].

D’où une philosophie amorale justifiant aussi bien le culte de la violence, que celui du profit, du sexe, de la consommation[23]. Des interdits sont nécessaires car le vice se vend facilement à l’homme enclin au péché. Cela s’appelle, depuis l’Antiquité, la tentation[24].

En Occident, les droits de l’homme sont présentés comme une norme politique et sociale acceptable par tous les peuples. Il serait impensable d’affirmer des droits de l’homme musulmans, bouddhistes, russes ou américains. Mais les standards occidentaux sont-ils universels ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un impérialisme culturel, propre à la civilisation occidentale ? Pour se prononcer, il convient de revenir aux valeurs premières du christianisme. D’un côté, les droits de l’homme servent le bien, en tant qu’appel à résister au mal, elles ont permis à l’Église orthodoxe et à d’autres confessions d’Europe de l’Est de s’affranchir du joug de l’athéisme. De l’autre, ils dissimulent parfois le mensonge, l’injustice, le dénigrement des valeurs religieuses et nationales. Le Conseil de l’Europe a adopté en 2005 une résolution, « Les femmes et la religion en Europe », dans laquelle il est dit : « La liberté de la foi est limitée par les droits de l’homme[25]. » Le Parlement européen, en janvier 2006, prône la tolérance à l’école envers l’homosexualité[26]. Il a refusé la présidence de la Commission à M. Buttiglione pour avoir déclaré publiquement qu’il considérait l’homosexualité comme un péché[27].

Ainsi, l’humanisme libéral se transforme en une sorte de religion qui ne tolère pas de désaccord et le punit même. C’est cette prétention à l’universalité de l’humanisme libéral qui ne peut être toléré par l’Église[28].

L’ennemi est clairement désigné :

Aujourd’hui, la recherche d’une nouvelle forme de présence de la religion dans la sphère publique est entravée non plus par l’ennemi d’antan, l’athéisme d’État, mais par le libéralisme humaniste militant, souvent soutenu par des structures nationales et internationales. Malheureusement, ses principaux « commandements » sont les droits de l’homme, interprétés d’une façon unilatérale[29].

Les orthodoxes sont prêts à accepter les droits de l’homme s’ils contribuent à son perfectionnement et non à la justification de son péché[30]. Quand l’EOR a retrouvé sa souveraineté, un dilemme s’est posé : doit-elle préserver la pureté de la foi et se replier sur des communautés d’ermites, s’enfermer dans un État défendant les intérêts de la foi par des méthodes coercitives, ou bien s’ouvrir au monde extérieur ? En fin de compte, malgré toutes ses réserves et ses critiques, le futur patriarche Cyrille se déclare prêt au dialogue, à la recherche d’une harmonie, sinon d’un compromis :

L’expérience historique de la Russie témoigne du fait que dans la réalisation de la dignité humaine, la vision orthodoxe souligne aussi bien l’importance de la liberté que celle des principes « conciliataires » de l’activité sociale. Le mépris d’une de ces deux valeurs aboutit à la destruction de la société et de la personne. L’absolutisation de la communauté au détriment de la liberté conduit au régime totalitaire, tandis que l’absolutisation de la liberté de la personne au détriment de la « conciliarité » aboutit à l’écroulement de la société et à la dégradation de la personne[31].

Condamnant à la fois la reconnaissance d’un unique standard culturel, comme la doctrine « seule juste et scientifiquement fondée » de Marx-Engels-Lénine[32], la propagande de la xénophobie qui utilise une symbolique et une rhétorique pseudo-orthodoxes[33], le terrorisme du XXIe siècle qui n’est pas une guerre de religion, un combat entre chrétiens et musulmans[34], le prélat prône un véritable dialogue entre chrétiens et musulmans, entre pensées religieuses et séculières. L’objectif doit être la construction d’un monde multipolaire. Il se réfère à la Doctrine sociale de l’EOR et rappelle qu’elle n’est pas un message adressé exclusivement à ses fidèles :

Sans poser comme condition de la collaboration la conversion de tous à l’orthodoxie, l’Église espère que le service social commun amènera ses collaborateurs et ceux qui l’entourent à la connaissance de la Vérité[35].

 

Précédé d’une introduction du métropolite Cyrille, le document intitulé Les Fondements de la doctrine sociale de l’Église[36] a été promulgué au concile des évêques en août 2000. Il définit les relations de l’Église avec l’État, avec le Droit.

a) Église et État

La naissance d’un état terrestre n’est pas une réalité voulue par Dieu, mais une possibilité offerte aux hommes d’organiser leur vie sociale selon leur choix. Cette organisation humaine répond à une réalité terrestre altérée par le péché, elle doit protéger la société d’un mal encore plus grand que celui qu’elle pourrait occasionner elle-même.

La chute d’Adam a apporté au monde le péché et le vice, auxquels il était nécessaire d’opposer une résistance sociale organisée, le premier de ces péchés étant le meurtre d’Abel par Caïn[37].

C’est le raisonnement de Hobbes dans son Léviathan. Dieu lui-même s’est fait législateur dans l’Ancien Testament en faveur du peuple élu et a ordonné l’obéissance à ce pouvoir. Le Fils de Dieu par son incarnation s’est soumis à l’ordre terrestre des choses, une attitude recommandée par les apôtres Paul (Rm 13.1-7) et Pierre (2 P 13-16). Destiné à assurer le bien terrestre des hommes, alors que l’Église vise leur salut éternel, l’État ne peut pas se rendre indépendant de Dieu sans manquer à sa vocation véritable. Byzance a tenté d’élaborer une forme idéale de relation entre l’Église et l’État, une « symphonie » entravée par le fait qu’elle était l’héritière de la Rome païenne et par la dérive césaro-papiste. La Russie a connu un développement plus harmonieux grâce aux conciles locaux qui réglaient les relations entre actes ecclésiastiques et lois publiques. L’EOR a toujours fait preuve de patriotisme et d’amour pour la paix, de loyalisme envers le pouvoir, même quand il la persécutait[38]. Mais il existe des limites à ce « loyalisme » :

Si l’autorité contraint les chrétiens orthodoxes à renier le Christ et son Église pour accomplir des œuvres coupables, dangereuses pour l’âme, l’Église doit refuser l’obéissance à l’État[39].

Cela revient-il à prôner la désobéissance civile pacifique à l’égard d’un État athée qui vise sa destruction ? Le concile de 1917-1918 avait proclamé : « Les lois publiques concernant l’Église orthodoxe ne peuvent être promulguées qu’avec l’accord de l’autorité ecclésiale[40]. » On sait néanmoins que dans l’effrayante épreuve de force engagée entre les bolcheviks et le patriarcat, le métropolite Serge finit par céder et déclarer publiquement son loyalisme envers l’Union soviétique, engendrant le sergianisme, le schisme avec l’Église orthodoxe hors des frontières. Nulle allusion à cette tragédie dans le message du concile local de 1990, mais un simple rappel : il constate qu’au cours de son histoire millénaire, l’EOR a éduqué les croyants dans un esprit de patriotisme et d’amour de la paix.

Le patriotisme s’exprime dans une attitude respectueuse envers le patrimoine historique, dans une citoyenneté active, qui implique une participation aux joies et aux épreuves du peuple[41]…

Par conséquent, même dans les années 1920 et 1930 quand le clergé était systématiquement exterminé et que les fidèles périssaient par centaines de milliers ? Oui, puisque le message reprend cyniquement les paroles mêmes du métropolite Serge dans sa déclaration de loyalisme, paroles qui avaient alors soulevé l’indignation de l’immense majorité des fidèles. En revanche, le métropolite Cyrille dans L’Évangile et la liberté donne en exemple l’attitude indépendante de l’EOR lors du putsch de 1991, lorsque l’Église décide de ne plus prier pour les autorités aux offices : « Ce fut la première fois depuis des décennies pendant lesquelles l’Église était restée loyale à l’égard des pouvoirs établis[42]. » Loyale ou servile ? Nul commentaire sur le comportement des patriarches consacrés par Staline, alors qu’il est question aujourd’hui de canoniser Sa Sainteté le patriarche Serge, « l’apostat ».

b) Église et droit civil

« Le droit est appelé à manifester dans la sphère politique et sociale la loi divine propre à l’ensemble de l’univers créé[43]. » « L’objectif de la loi civile n’est pas de transformer le monde gisant dans le mal en royaume de Dieu, mais d’œuvrer pour qu’il ne devienne pas un enfer[44]. »

Il existe un droit canon fondé sur la révélation divine, mais il serait vain de vouloir fonder un droit civil, pénal ou public uniquement sur l’Évangile, sans qu’il y ait eu transfiguration de la vie, sans victoire totale sur le péché. Le Corpus de l’empereur Justinien mesure la distance entre l’ordre de ce monde et l’Église, mais traite le chrétien et le citoyen comme une seule personne ; il aura une influence notoire sur le droit à Byzance et en Russie : l’homme conservera une conscience souveraine dans son choix, mais aussi le droit à la foi, à la vie, à la famille, contre l’arbitraire des forces extérieures. Avec la sécularisation, le droit de l’homme d’agir volontairement en accord avec Dieu se transforme en une défense de l’individu, à la fois séparé de Dieu et frappé par le péché. La théorie du droit naturel ne prend pas en compte cette déchéance, néanmoins elle conçoit que les notions de bien et de mal sont inhérentes à la nature humaine et elle se fonde sur la conscience morale, « l’impératif éthique catégorique » de Kant[45].

Selon la conception positiviste contemporaine, le droit est une construction humaine édifiée en fonction des besoins de la société. Il se permet d’introduire les normes les plus variées et considère comme légitime toute loi en vigueur, de par sa seule existence[46]. Le droit russe a connu, lui, durant un millénaire un développement continu, depuis l’antique « justice russe » (russkaâ pravda) jusqu’aux Lois constitutionnelles fondamentales de 1906. Il a été brutalement interrompu en 1917 par l’abrogation de l’ensemble de la législation russe. Depuis la chute de l’État soviétique se forme un système juridique sécularisé[47]. L’Église reconnaît à celui qui travaille le droit de jouir des fruits de son labeur, mais ne définit pas le droit de propriété. L’attitude du chrétien orthodoxe doit être fondée sur le principe évangélique de l’amour du prochain : l’offrande n’est ni un devoir ni un droit, mais un acte volontaire accompli dans un but religieux[48].

Les Fondements de la doctrine sociale accordent une grande importance aux questions de bioéthique – l’avortement, la contraception, la stérilité et les méthodes de fécondation, les progrès en génétique, le clonage, la transplantation, l’euthanasie, l’homosexualité –, mais aussi à l’écologie, à la science, à la culture, à l’éducation : des questions à l’ordre du jour assorties de condamnations. En revanche, les Fondements se contentent de quelques lignes pour évoquer le problème des droits de l’homme :

L’idée de liberté et de droits de l’homme est pour la conscience juridique chrétienne indéfectiblement liée à celle de service […] du devoir envers Dieu et l’Église, envers autrui, la famille, l’État, le peuple et diverses sociétés humaines[49].

Il aura fallu la publication des entretiens du métropolite Cyrille et des Fondements de l’enseignement pour que la question des droits de l’homme soit abordée autrement que sous l’aspect des devoirs de l’homme à l’égard de l’Église, autrement dit, à partir de la formulation des droits de l’Église. L’intransigeance de ce discours est impressionnante et manifeste l’assurance d’une institution qui n’hésite pas à exprimer à chaque occasion sa loyauté à l’égard du pouvoir en place. Mais la réciproque est également vraie : le pouvoir étatique ne cesse d’exprimer son respect envers une Église qui peut, mieux que toute autre institution, assurer la cohésion au sein de la société et promouvoir des valeurs aptes à renforcer son unité.

 

En conclusion de son analyse, « Le rôle de l’Église dans la nouvelle Russie[50] », Thomas Bremer, professeur à la faculté de théologie de l’université de Münster, relève l’attitude critique de l’EOR envers « le nouvel ordre occidental » et ses louanges envers la grandeur de la Russie :

Autre élément récurrent, son évaluation critique des droits de l’homme. Ils sont souvent considérés comme un concept occidental sans valeur en Russie. Selon ce point de vue, les droits individuels ne peuvent prévaloir sur les collectifs ; au contraire, la communauté et l’harmonie prévalent sur la démocratie parlementaire. En se basant sur cet argument et non simplement sur des fondements moraux, l’EOR s’oppose aux activités des organisations de défense des droits des homosexuels, ce qui a remué récemment l’opinion en Russie. Là encore, la position de l’Église est largement conforme à celle des autorités. Il apparaît donc que l’Église n’est pas, comme on l’imagine souvent, une institution conservatrice, voire réactionnaire, qui influence l’orientation de l’État et de la société. C’est plutôt en conformité avec la raison d’État, non par opportunisme, mais à cause d’un consensus sur des sujets que l’Église approuve. Ensemble, l’État et l’Église en Russie veulent démontrer que de telles positions suffisent pour répondre au défi de la mondialisation[51].

Cette assurance ne doit cependant pas faire croire en une conversion massive de la population post-soviétique aux rites et préceptes prônés par l’EOR. Russian analytical digest fournit des statistiques récentes sur le comportement des orthodoxes :

  • 2 % observent les jeûnes et le Carême, 4 % le Carême, 81 % n’observent pas sérieusement les jeûnes ;
  • 1 % lit régulièrement l’Évangile et les Saintes Écritures, 2 % de temps en temps, 8 % parfois, 17 %, les ont lus une fois, 61 % ne les ont jamais lus ;
  • 59 % se déclaraient orthodoxes en 2003, 60 % en 2004, 69 % en 2007, 71 % en 2008 ;
  • sur les Dix Commandements ne sont cités principalement que « tu ne tueras pas » (56 %) et « tu ne voleras pas » (52 %).

Devant ces criantes lacunes, dans son recueil L’Évangile et la liberté, le métropolite Cyrille ne cache pas son embarras et son inquiétude : l’EOR n’a plus le rôle qu’elle avait avant la révolution de 1917. « Elle était la seule institution qui pouvait être appelée instrument de la société civile[52]. » Certes, il existe des fidèles assidus et réguliers dans chaque paroisse, mais nombreux sont ceux qui fréquentent plusieurs églises à la fois. « Ils oublient leurs obligations à l’égard de leur paroisse[53]. » La liturgie doit devenir plus compréhensible aux contemporains, mais la réforme doit être prudente par crainte d’un nouveau schisme, comme celui qu’a provoqué la réforme liturgique du patriarche Nikon[54].

Rien n’est plus dangereux pour la mission auprès de la jeunesse qu’un discours moralisateur et édifiant […]. Une âme jeune ne peut qu’avoir de l’aversion pour ce genre de prédication moralisante […]. Voilà pourquoi il est indispensable que nous apprenions à parler avec la jeunesse de notre époque dans un langage qui lui soit familier et compréhensible[55].

La tragédie des enfants abandonnés, la crise démographique ou le sort inquiétant des jeunes dans l’armée sont évoqués dans les Fondements de la doctrine sociale[56], mais les responsabilités du communisme, les soixante-dix années de persécutions religieuses par un régime athée résolu à extirper « l’opium du peuple » des consciences, sont à peine évoquées. Dans L’Évangile et la Liberté, le métropolite parle par allusions des années difficiles, des « nombreux obstacles » de l’époque soviétique[57], d’Octobre qui a mis fin aux débats sur les droits de l’homme et a instauré la propagande[58], de la politique stalinienne des années 1930, de la vague de persécutions sous Khrouchtchev, de son propre exil à Smolensk[59]. Mais il éprouve en même temps une étrange nostalgie envers les films soviétiques qui « posaient des questions fondamentales de l’existence[60] ».

 

Faut-il regretter l’URSS, le système politique qui mettait l’EOR et les chrétiens à l’abri des tentations pécheresses de l’Occident ? Cette question en présuppose une autre : l’EOR a-t-elle définitivement renoncé à faire pénitence à propos du sergianisme, une plaie qui ne s’est jamais refermée et qui persiste à rendre peu crédible les ambitions éthiques, spirituelles, d’une institution, le patriarcat, accusé d’avoir sacrifié ses fidèles afin d’assurer sa propre survie.

Au XIXe siècle, l’EOR n’était pas à l’écoute de ses « réformateurs », Kireïevski, Khomiakov, Soloviev et d’autres encore, dans leur opposition aux idéalistes et aux nihilistes. Quand l’athéisme militant des bolcheviks entreprit de l’anéantir, il ne lui resta plus que le choix entre le martyre, l’affirmation de sa foi et le pacte avec l’ennemi, le diable. Les pages sombres et opaques du sergianisme ont été occultées lors de la « réconciliation » entre le patriarcat et l’Église hors des frontières. Pour le métropolite Cyrille, la confrontation avec le communisme appartient au passé. L’Église a survécu au communisme, désormais elle est confrontée à un autre ennemi, autrement redoutable. Il est clairement désigné, c’est le libéralisme, et à travers lui, l’Église réformée. Au nom de la liberté, face au monopole de Rome, elle aurait joué le rôle du « cheval de Troie » en introduisant l’ennemi au sein de la chrétienté pour la détruire. L’Église catholique, elle, n’est qu’un « concurrent », parfois arrogant, sur des terres canoniques orthodoxes.

Compte tenu de l’ampleur des tâches qui lui sont dévolues, accabler une Église officielle, parce qu’elle est trop proche du pouvoir politique serait injuste et excessif. En réalité, elle est loin d’avoir reconquis la place qu’elle avait avant la révolution et elle le sait. La Sainte Russie est une utopie aussi inaccessible que l’Avenir radieux. L’EOR ne cessera de se heurter à l’incompréhension et à l’hostilité d’une partie de l’opinion tant qu’elle feindra d’ignorer que son véritable antagoniste, l’ennemi caché, c’est le Prince de ce Monde, le Grand Tentateur.


[1Основы учения русской православной церкви о достоинстве, свободе и правах человека, Архирейский Собор Русской Православной Церкви, 2008, официальный сайт Московского Патриархата [Les Fondements de l’enseignement de l’Église orthodoxe russe au sujet de la dignité, de la liberté et des droits de l’homme, concile des évêques de l’Église orthodoxe russe, 2008, site officiel du patriarcat de Moscou]: http://www.patriarchia.ru/

[2] Métropolite Cyrille de Smolensk et Kaliningrad, L’Évangile et la liberté. Les valeurs de la Tradition dans la société laïque, Éditions du Cerf, coll. « Istina », Paris, 2006.

[3Ibid., p. 102-103.

[4Ibid., p. 86.

[5Ibid., p. 87.

[6Ibid., p. 88.

[7Ibid., p. 204.

[8Ibid.

[9Ibid., p. 207.

[10Ibid., p. 101.

[11Ibid., p. 145.

[12Ibid., p. 221.

[13Ibid., p. 44.

[14Ibid., p. 135.

[15Ibid.

[16Ibid.

[17Ibid., p. 139.

[18Ibid., p. 140.

[19Ibid., p. 127.

[20Ibid.

[21Ibid., p. 128.

[22Ibid., p. 192-193.

[23Ibid., p. 181-183.

[24Ibid., p. 199.

[25Ibid., p. 197.

[26Ibid., p. 196.

[27Ibid., p. 128 et 218.

[28Ibid., p. 218.

[29Ibid., p. 217.

[30Ibid., p. 200.

[31Ibid., p. 185.

[32Ibid., p. 235.

[33Ibid., p. 216.

[34Ibid., p. 218.

[35Ibid., p. 214.

[36] Église orthodoxe russe, Les Fondements de la doctrine sociale, introduction par le métropolite Cyrille de Smolensk et Kaliningrad, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Istina », 2007.

[37Ibid., p. 32.

[38Ibid., p. 39.

[39Ibid., p. 43.

[40Ibid., p. 39.

[41Ibid.

[42] Métropolite Cyrille de Smolensk et Kaliningrad, L’Évangile et la liberté…, op. cit., p. 210.

[43] EOR, Les Fondements de la doctrine sociale, op. cit., p. 54.

[44Ibid., p. 55.

[45Ibid., p. 61.

[46Ibid., p. 62.

[47Ibid., p. 63.

[48Ibid., p. 88.

[49Ibid., p. 61.

[50Russian analytical digest, n° 47, 7 octobre 2008, The Russian Orthodox Church. Analysis, Tables and Graphs, consultable sur : www.res.ethz.ch et www.laender-analysen.de/russland

[51Ibid.

[52] Métropolite Cyrille de Smolensk et Kaliningrad, L’Évangile et la liberté…, op. cit., p. 151.

[53Ibid., p. 55.

[54Ibid., p. 57-58.

[55Ibid., p. 73-74.

[56] EOR, Les Fondements de la doctrine sociale, op. cit., p. 121 et 13.

[57] Métropolite Cyrille de Smolensk et Kaliningrad, L’Évangile et la liberté…, op. cit., p. 141.

[58Ibid., p. 179.

[59Ibid., p. 32.

[60Ibid., p. 200. 

 

Pour citer cet article

Alexandre Bourmeyster, «L’Église orthodoxe russe et sa conception des droits de l’homme», journée d'étude Religion et Nation, ENS de Lyon, le 8 juin 2009. [en ligne], Lyon, ENS de Lyon, mis en ligne le 23 juillet 2010. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article282