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Culture, économie et convergence institutionnelle de la Pologne au sein de l’Union européenne

Andzrej DUDZINSKI

Maître de conférences en Sciences économiques, université Toulouse 1, ARQADE

Index matières

Mots-clés : asymétrie de rationalité, culture, convergence, institutions, intégration.


Plan de l'article

Texte intégral

La globalisation, et plus particulièrement l’intégration européenne, suppose une convergence des modes institutionnels de fonctionnement des économies.

Pour ce qui est de la globalisation, elle implique principalement une ouverture des pays aux flux d’information et au développement de ce que Gilles Lipovetsky et Jean Serroy appellent la « culture-monde[1] ». Du point de vue plus strictement économique, elle implique aussi la libéralisation, comprise comme une levée des contraintes sur les flux de marchandises et financiers, soumettant grandement la gestion macroéconomique à ces derniers et essayant donc de modifier fondamentalement l’influence des États en tant qu’institutions publiques sur la gestion des économies. En même temps, ce processus est accompagné d’une prolifération de nouvelles pratiques institutionnelles, comme, par exemple, les modes de bonne gouvernance.

L’essai d’homogénéisation de ces pratiques est plus avancé dans l’Union européenne (UE), où l’intégration se fait aussi par l’adoption de normes communes, l’« acquis communautaire ». Ceci suppose un cadre institutionnel partagé par l’ensemble des pays membres. Les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) qui ont accédé à l’UE ont donc dû adopter ces normes.

Les régulations communes sont particulièrement détaillées dans le domaine économique et se superposent à des situations très hétérogènes, donnant lieu à des trajectoires politiquement et économiquement distinctes au sein de l’UE. Ceci est très largement le résultat de la différenciation de ces pays non seulement du point de vue des structures économiques et du niveau de revenu, mais surtout culturelle.

C’est donc sur ce dernier aspect que nous voudrions insister, pour nous demander en quoi les facteurs culturels sont importants pour les processus d’intégration et comment leur évolution est en relation avec le processus de convergence au sein de l’UE. La Pologne servira d’exemple pour illustrer une dynamique qui, comme nous le verrons, est grandement caractérisée par des phénomènes d’hybridation.

Diversité au sein de l’UE et asymétrie de rationalité

Le premier constat est que l’UE se voulant relativement homogène est en fait assez hétérogène.

Nombre d’analyses insistent sur les différences institutionnelles existant entre les pays capitalistes[2].

Notamment, l’approche en termes de variétés du capitalisme (varieties of capitalism, VOC)[3] montre bien que les pays de l’ancienne UE se caractérisent par des arrangements institutionnels différents, même s’ils appartiennent au même espace économique, relié par la même régulation. La division en économie de marché coordonnée (CME), avec l’exemple de l’Allemagne, et économie de marché libérale (LME), avec l’exemple de la Grande-Bretagne, en donne une démonstration, même si ceci n’épuise pas toutes les possibilités. La France est supposée être un cas séparé : celui des réseaux managériaux en collusion avec l’État.

Abandonnant la dichotomie État/marché ou marché/organisations, l’approche VOC suppose l’existence d’autres structures de coordination, comme les réseaux patronaux ou les associations industrielles, qui peuvent aussi procurer un avantage institutionnel. De même, l’articulation finance/industrie ou finance/marché du travail reste très différenciée. Ainsi, les CME se caractérisent par une régulation sociale plus importante, la formation y est plus poussée, les relations contractuelles plus stables à long terme, notamment entre la finance et l’industrie ou sur le marché du travail, favorisant l’investissement dans un capital spécifique.

Les LME sont caractérisées par un rôle plus fort de la coordination marchande dans la gestion, par du profit à court terme, par un marché du travail plus flexible (avec une main-d’œuvre moins formée aux tâches spécifiques) et par une innovation plus « réactive ».

Ces deux « variétés » n’épuisent pas toutes les possibilités, elles sont cependant un exemple des différences existant entre les pays qui ont contribué à modeler les institutions européennes.

L’existence de ces deux modèles canoniques avec des variantes permet deux constats :

  • Ces réalités institutionnelles ont émergé dans un contexte d’économie capitaliste relativement fermée et en réponse aux besoins nationaux, sur la base de capitaux nationaux, l’intégration se faisant historiquement par le développement des échanges.
  • Ces différents arrangements institutionnels ont été rendus compatibles dans le processus de construction européenne et ont trouvé leur expression, le plus souvent par le plus petit dénominateur commun, dans les règles de fonctionnement de l’UE. Ils sont le fruit d’un consensus correspondant à des besoins communs. La convergence, si de convergence on peut parler, s’est faite sur la base d’une acceptation endogène des règles, supposées être bénéfiques pour les parties prenantes et n’entrant pas, ou seulement marginalement, en conflit avec leur cadre de régulation particulier.

L’avènement du régime particulier des PECO a eu lieu dans un contexte différent.

  • La trajectoire a été celle d’économies (sociétés) soudainement destructurées (vide systémique), soumises à une recomposition institutionnelle dans un contexte d’ouverture[4].
  • Leur accession à l’UE s’est faite sous obligation d’intégrer l’« acquis communautaire », c’est-à-dire de plaquer les solutions « communes » des capitalismes plus développés de manière endogène sur une réalité institutionnelle en pleine mutation. Ces pays ont été obligés d’intégrer des normes d’ouverture internationale sous peine d’être rejetés politiquement et économiquement. Cette trajectoire a donc été le coût de l’aspiration à changer de système, au-delà des coûts de la transformation.

Il en résulte une forme bien particulière de configuration institutionnelle qui n’est pas passée par la construction d’un capitalisme national en économie fermée et qui n’a donc pas participé en tant que tel à la définition de la « normativité » européenne.

Si l’on prend maintenant en considération les règles européennes, les institutions communautaires telles qu’elles ont été élaborées, on s’aperçoit qu’elles répondent à des temps historiques différenciés. D’une part, ces règles communes constituent un compromis entre capitalismes développés, avec toutes les différences d’approche, d’interprétation et de contenu qui sous-tendent leur application. Par ailleurs, pour les nouveaux accédants, ces règles, cet « acquis communautaire », ne sont pas des émanations directes de leur évolution, mais sont en quelque sorte imposées et, naturellement, les PECO doivent y apporter un contenu qui correspond à leurs besoins et aux possibilités de les appliquer. Ils doivent donc y rechercher des éléments de leur propre rationalité.

En fait, les règles communautaires, et en particulier les régulations économiques, sont dans la pratique appliquées (ou non) avec des logiques différentes, correspondant à des situations et des interprétations particulières. Elles doivent se marier à d’autres institutions locales pour, au niveau de chaque pays, créer un système institutionnel cohérent.

On peut donc supposer que la diversité des formes concrètes du capitalisme correspond à l’existence de rationalités différentes découlant de l’hétérogénéité des conditions sociopolitiques et économiques. En fait, il y a une asymétrie de rationalité dans l’interprétation et l’application des règles communes. Celle-ci découle de la différenciation des temps historiques caractérisant les différents pays et des logiques qui sous-tendent leur fonctionnement. En fait, les institutions communes sont le fruit de ce qu’on appelle communément la « culture occidentale » et l’asymétrie de rationalité est le produit l’on des différences culturelles entre les pays de l’Union.

Cette asymétrie de rationalité ne se limite pas seulement à l’UE. Elle caractérise aussi la diffusion (ou l’imposition) de certaines règles dans le processus de globalisation qui va au-delà et concerne les pays dits en développement. Les résultats de certaines politiques standard et de normes, préconisées en application du consensus de Washington, ont été très variés. Leur mise en place s’avéra parfois très coûteuse dans la mesure où ces politiques ne correspondaient pas aux logiques locales et manquaient de cohérence avec les institutions et besoins des pays concernés.

Superpositions des institutions formelles et informelles : le rôle de la culture

La convergence institutionnelle passant par la mise en place de nouvelles institutions efficaces, formelles par définition, est largement conditionnée par leur cohérence et leur congruence aux autres institutions. C’est particulièrement vrai pour ce qui concerne les aspects culturels de l’instauration des nouvelles règles.

Commençons par essayer d’approcher la notion de culture qui est extrêmement intuitive et, par là, diffuse. C’est une approche générale que va utiliser Donald W. Katzner[5] en citant l’anthropologue Edward Taylor :

[La culture] c’est cette entité complexe qui inclut la connaissance, les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes et toutes les autres capacités et habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société.

Cette définition, extrêmement vaste, a peu d’utilité opérationnelle. Elle permet cependant de mettre en avant la notion de complexité de la multiplicité de facteurs qui convergent, dans une société, pour créer les conditions de son évolution. Par ailleurs, force est de constater que ces facteurs sont grandement des éléments immatériels d’interaction sociale, historiquement accumulés, contribuant à créer une certaine communauté de valeurs.

Remarquons ici que dans le domaine de l’économie, on a attribué à des grands ensembles de valeurs, comme la religion dans la tradition weberienne, une valeur explicative de la dynamique. Il n’est cependant pas prouvé que des facteurs culturels isolés peuvent expliquer à eux seuls les évolutions économiques. Certaines études récentes ne trouvent pas de corrélation significative entre certaines caractéristiques culturelles prises séparément et la dynamique économique[6].

Ceci confirmerait donc bien que cette dynamique est bien la conjonction d’un ensemble d’éléments qui se conjuguent de manière spécifique. C’est pourquoi, il faut considérer une « culture » comme un « cadre général de sens », une vision partagée du monde, qui va de pair avec une variété de manières locales de donner un sens précis à la réalité[7].

C’est dans cette même optique que Jacek Kochanowicz et Miroslawa Marody[8] appréhendent la culture. Ils considèrent cette dernière comme un ensemble de valeurs, normes et schémas cognitifs. Il est important de souligner qu’une grande partie des valeurs restent non articulées, non exprimées explicitement, elles peuvent être considérées comme des éléments naturels, inconscients.

Cet ensemble, tel que défini ci-dessus, contribue à déterminer des normes de comportement, des schémas d’interprétation et d’appropriation de la réalité, des incitations et des cadres d’anticipation des actions. Il fournit de même des éléments d’anticipation relative au fonctionnement futur des institutions existantes et en devenir.

On peut donc considérer la culture comme un ensemble d’institutions, en grande partie informelles, parfois non identifiées explicitement, créant des incitations à des actions socialement significatives. Ces institutions, à la différence des institutions formelles (lois et organisations officiellement structurées), ne doivent pas être assorties de contraintes, même si celles-ci peuvent exister sous forme de pressions exercées par l’environnement social (famille, communautés locales ou nationales).

Une culture a aussi des propriétés évolutives. Même si l’on a longtemps considéré que les normes et schémas cognitifs qu’elle représente sont rigides et ont un effet plutôt négatif sur l’innovation, elles peuvent évoluer en fonction des mutations de l’environnement, de nouvelles normes ou schémas de comportement pouvant être appropriés par les membres d’une société. Notamment, des nouveautés peuvent apparaître quand des individus font certains choix de manière anonyme, des choix qui commencent à se répandre et sont adoptés par la suite, devenant la norme et étant intégrés dans la culture locale. C’est ce que Timur Kuran appelle le « test de marché[9] ». L’auteur donne comme exemple l’essor des banques islamiques, comme une sorte de compromis entre le développement de l’activité bancaire et la condamnation par l’Islam du prêt à intérêt. L’évolution de la réalité matérielle et des connaissances est aussi un des facteurs puissants d’évolution historique de cet ensemble d’institutions informelles.

Néanmoins, comme le constate Philippe d’Irribarne[10], il y a aussi des éléments stables, qui maintiennent la diversité des cultures et qui résistent à l’histoire. Des invariants qui sont des éléments forts de maintien de la tradition et qui sont souvent constitués par des normes de comportement ou des valeurs. Un esprit qui perdure. L’auteur donne des exemples de « valeurs » caractéristiques des différentes sociétés. Pour les Américains, c’est la peur d’être à la merci de la volonté d’autrui. Pour les Français, c’est une certaine perception de la noblesse des actions et de la servilité. Pour les Indiens c’est la peur de tout ce qui peut être considéré comme impur, pour les Balinais la peur du chaos, etc. Ces invariants sont souvent basés sur l’existence de peurs qui peuvent aussi avoir des racines historiques. Ce sera le cas des Polonais qui ont une relation particulière à la notion d’indépendance.

L’ensemble d’institutions informelles est donc soumis à des mutations, mais présente aussi des invariants. Il doit être aussi cohérent avec les institutions formelles. Les valeurs et les normes cognitives véhiculées par la culture d’un pays doivent permettre de comprendre et d’interpréter les règles formelles dont sont représentatives les lois et règles édictées à différents niveaux de l’organisation sociale. L’adéquation des unes et des autres est une condition du « bon fonctionnement » des institutions et, surtout, d’une régulation qui serait en accord avec les objectifs recherchés.

Cette cohérence institutionnelle devrait être particulièrement importante dans le cas de la convergence et, notamment, de l’intégration dans l’UE. Et cependant, il semble bien qu’elle soit difficile à trouver sans procéder à des ajustements, tout au moins partiels, dans l’adoption de ces institutions.

Les raisons en sont les suivantes. La mise en place des institutions formelles, de lois, règlements et procédures est, comme souligné ci-dessus, le résultat d’un compromis entre les anciens pays membres de la Communauté européenne. Leur architecture correspond, notamment, à une certaine vision du fonctionnement de l’économie, découlant des analyses modélisées correspondant aux économies capitalistes. Mais elle dépend aussi d’une perception commune du fonctionnement de ces économies. Les modèles qui ont servi de base à l’élaboration de ces règles correspondent donc à des « faits stylisés » considérés comme communs aux pays fondateurs et à des comportements supposés homogènes. En plus, l’anticipation institutionnelle, c’est-à-dire celle des effets de ces règles, suppose des modèles cognitifs similaires pour obtenir les effets désirés en matière d’intégration et de dynamique de ces économies. Comme le souligne Donald W. Katzner[11], chaque approche économique a sa culture, et les modèles qui en découlent doivent être « décodés » dans le cadre de cette culture[12]. Or l’« acquis communautaire » a été élaboré dans un environnement culturellement différent de celui des PECO, eux-mêmes ne présentant pas des cultures homogènes. C’est pourquoi le processus de convergence institutionnelle est caractérisé par cette asymétrie de rationalité évoquée ci-dessus qui, comme nous le verrons, conduit à des phénomènes d’hybridation.

La culture polonaise et la propension à la convergence

Les Polonais se sont toujours vus comme étant un pays européen. Même si, dans les années d’après-guerre, la Pologne était considérée en Occident comme un pays de l’Est, en Pologne on parlait d’Europe centrale, en indiquant que Varsovie est à mi-chemin entre l’Atlantique et l’Oural. Il est d’ailleurs symptomatique que dans les années 1990, la perspective d’accession à l’UE était présentée comme un retour vers l’Europe.

Très nettement, aussi bien les politiciens que les intellectuels exprimaient le sentiment d’appartenance culturelle à l’Europe, les premiers soulignant souvent, et ce jusqu’à maintenant, que la Pologne pouvait servir d’intermédiaire entre l’Ouest et l’Est, donc principalement la Russie et l’Ukraine. Pour ce qui est des arts, les références et la conscience européennes y sont présentes depuis toujours, avec un tropisme évident pour les cultures occidentales et, sans doute pour des raisons historiques, avec une prédilection pour les cultures euro-méditerranéennes.

Il n’est donc pas surprenant que l’accession à l’UE a été considérée comme une étape naturelle de l’évolution « géopolitique » polonaise. Dans un ouvrage récent, Franciszek Golebski[13] parle de culture européenne en en citant trois sources principales : la culture antique gréco-romaine, le christianisme et la culture moderne, cette dernière étant considérée comme basée sur le développement de la science permettant le développement et l’application des techniques dans différents domaines de la vie sociale. Il va sans dire que ces trois éléments sont aussi considérés par l’auteur comme étant les racines de la culture polonaise. En somme, dans son esprit, la Pologne est européenne.

Il faut néanmoins remarquer que cette identification s’est maintenue dans un contexte de conscience de certaines particularités nationales. Et comme le remarque Marcelina Zuber[14], les Polonais voient dans les échanges avec les autres cultures européennes, des possibilités d’enrichissement culturel, d’échange d’expériences et d’innovations, mais les avantages économiques de l’intégration priment sur les avantages culturels. Tout ceci dans un contexte de manque de compétences dans la communication interculturelle. L’auteur considère la population comme étant, à ce niveau, peu communicative, ayant relativement peu de contacts avec les étrangers, connaissant faiblement les langues étrangères, même si elle se déclare ouverte aux autres. Par ailleurs, cette ouverture aux autres n’est pas synonyme d’une volonté de « convergence culturelle ». Lors d’une enquête, 75 % des personnes interrogées ont déclaré ne pas vouloir changer leurs propres coutumes et traditions.

Ceci ne veut pas dire que certains types de comportements, liés particulièrement aux relations économiques, n’évoluent pas. Les aspirations matérielles de la population, non satisfaites sous « l’ancien régime », ont très vite amené les Polonais à intégrer la vision « consumériste » véhiculée par l’expansion de la culture de marché. Il est symptomatique de constater qu’un recueil d’essais consacrés aux évolutions culturelles récentes ait été intitulé De la contestation à la consommation[15].

Les Polonais semblent donc privilégier une convergence économique liée à un bien-être matériel sans vouloir converger pleinement vers le modèle « occidental » dans leurs attitudes et valeurs, notamment face à « l’éthique marchande », qui sont plus proches des valeurs « asiatiques ». Selon les études citées par Marcelina Zuber[16], ils sont plus portés sur l’être que sur l’agir, plus tentés par le collectivisme que l’individualisme, la hiérarchie et le formalisme plus que l’égalité et l’initiative. Tous ces éléments indiquent qu’il existe des barrières importantes liées à l’intégration dans l’UE.

En fait, la modification du cadre formel, par l’introduction des règles institutionnelles de marché et des régulations liées à l’accession à l’UE, est confrontée à des caractéristiques particulières de la culture économique des Polonais. Jacek Kochanowicz et Miroslawa Marody[17] en font une synthèse, à savoir :

  • le familiarisme, qui correspond à une perception des relations sociales dans des catégories personnelles impliquant des difficultés de coopérer avec des inconnus et donc une faible identification avec la firme ;
  • une hostilité, ou peu de compréhension envers les grandes organisations aussi bien dans le domaine du travail que politique ;
  • l’existence d’une solidarité morale particulière qui attribue à chacun des droits en matière de niveau de vie, dans un contexte de méfiance envers les systèmes méritocratiques ;
  • un « collectivisme anarchique » qui mêle collectivisme et individualisme dans un rejet du compromis doublé d’une attente forte par rapport à l’État ;
  • un « entreprenariat ambigu » qui reconnaît les voies formelles, légales, du développement des activités économiques, mais qui ne considère pas comme condamnables, voire amorales, des voies illégales ou informelles, illustrant ainsi un manque de culture éthique d’un marché encadré par des normes formelles strictes[18] ;
  • une vision à court terme plutôt qu’une volonté de construire des activités dans une perspective plus longue ;
  • une difficulté à planifier la vie dans des catégories financières, une propension à la dépense qui n’exclut pas une sorte de consommation ostentatoire, voir le consumérisme.

Toutes ces particularités montrent une conjonction de facteurs qui ne sont pas nécessairement considérés comme caractéristiques des attitudes dans les économies capitalistes occidentales développées. Elles contribuent à créer une situation dans laquelle la place des institutions formelles dans la structuration des activités est moins prégnante que dans les anciennes économies de l’Union. En effet, la place des règles de droit y est différente, elles sont moins respectées et la régulation juridique des relations économiques, le contrat formel, joue un rôle plus faible au profit des normes informelles. Cette caractéristique globale résulte aussi bien d’une conjonction d’attitudes telles que la vision à court terme, le penchant pour les réseaux familiaux et le contournement des règles bureaucratiques, que d’une insuffisance dans le fonctionnement de la justice[19].

Ceci conduit donc à des modes de gouvernance qui visent à réduire une sorte de dissonance cognitive entre les règles formelles et informelles, ces dernières étant plus axées sur les relations personnelles, souvent de pouvoir, que sur des règles contractuelles. Il n’est donc pas surprenant de constater que le mode de gestion des firmes privées est moins démocratique et plus proche d’une situation dans laquelle le patron joue le rôle d’un chef dont le comportement est éloigné du style de gestion démocratique préconisé par les manuels de gestion[20], les travailleurs qui y sont employés étant en même temps moins frustrés. Janusz T. Hryniewicz considère d’ailleurs que les racines de ce type de gouvernance sont à rechercher dans le « modèle domanial » du fonctionnement de l’économie polonaise dans les siècles passés. Ceci n’empêche pas ces entreprises d’être efficaces. On pourrait donc en conclure à un ancrage culturel du mode de gestion de ces firmes constituant une condition de leur efficacité.

Il est intéressant d’observer que l’adaptation des modes de gestion des entreprises à capital étranger relève d’une hybridation des cultures[21]. La confrontation des pratiques de gestion « occidentales » avec les routines existantes a conduit à un métissage culturel, certaines méthodes traditionnelles étant maintenues, jugées plus adaptées à la situation locale (par exemple la gestion de la distribution) ou aux us et coutumes (règlements relatifs aux travailleurs), d’autres étant modifiées et même imposées, même si elles sont contraires aux habitudes locales. Ceci est le cas par exemple de l’adoption de la gestion par objectifs, avec une programmation à horizon plus long, avec un accent mis sur la gestion du risque ce qui n’était pas dans les habitudes de ces entreprises où la gestion se faisait en fonction des possibilités existantes à court terme[22]. De manière plus générale, les résistances au changement étaient moindres quand les solutions préconisées étaient considérées par les employés locaux comme positives. Ceci est notamment le cas en ce qui concerne l’introduction de circuits d’information plus ouverts, liés à une démocratisation de la gestion, ce qui était contraire aux méthodes traditionnelles basées sur une forte hiérarchisation maintenant le culte du secret.

On peut considérer que cette hybridation s’est faite grâce à une caractéristique qui est considérée comme étant celle de la culture occidentale, et particulièrement celle des procédures d’émergence des nouvelles institutions dans l’UE, à savoir la recherche du consensus. La tradition polonaise est typiquement celle d’une volonté d’imposer sa vision des choses, le consensus étant considéré comme contraire au sens de l’honneur. Par contre, il ressort des études faites que c’est justement la recherche d’un consensus de la part des propriétaires étrangers réagissant aux résistances locales qui a conduit à des positions conciliatrices permettant cette hybridation. Dans ce sens, on peut conclure à une évolution culturelle significative, quoique partielle, des comportements ancrés historiquement.

Constatons enfin que le rejet de certaines règles et procédures était lié à des considérations d’efficacité. Elles étaient jugées par les personnels comme inadaptées aux conditions locales et donc non pertinentes pour le développement de la firme. C’est le cas rapporté par Mikolaj Lewicki[23] qui a enquêté sur les mutations dans une banque. Les personnes interrogées ont considéré que les procédures d’attribution de crédit imposées par la maison mère pour être en conformité avec les préconisations du Comité de Bâle sur le contrôle bancaire ne correspondaient aux conditions du marché local et, notamment, aux comportements patrimoniaux des Polonais. On peut considérer ce cas comme un exemple d’asymétrie de rationalité au niveau de la firme.

En conclusion : quelle cohérence pour quelle convergence ?

Les exemples cités ci-dessus nous montrent que les facteurs culturels ne conduisent pas, pour des raisons très différentes, à une pleine identification institutionnelle, celle-ci devant laisser une marge d’adaptation aux institutions informelles pour garder une cohérence garantissant l’efficacité du fonctionnement des entreprises et plus largement de l’économie. On peut supposer, en partant des exemples cités, que certaines normes liées à l’intégration européenne ne sont respectées que dans la mesure où elles peuvent être adaptées aux traditions locales.

La notion de convergence peut avoir différentes significations. Du point de vue économique, elle est comprise comme un rapprochement en termes de niveau de revenu, de la valeur de certains agrégats ou ratios du type déficit budgétaire ou inflation, comme c’est le cas dans l’UE. Cependant, ces critères, que l’on peut appeler formels, définissent certaines caractéristiques statiques des économies sans préjuger de leur dynamique.

Cette dernière est censée devenir souhaitable si l’on crée un cadre approprié, permettant d’enclencher des processus de développement de la société, et de l’économie en particulier. Cette idée est à la base d’une convergence institutionnelle dont l’idée se répand à la période contemporaine. Il semble cependant clair que les processus de convergence, au sens large du terme, sont plutôt des processus d’hybridation évolutive qui ne conduisent pas à créer des cadres identiques, d’autant plus si l’on considère la permanence de certains invariants culturels différenciés.

On peut donc en conclure raisonnablement, à partir de cet exemple polonais, qu’une diversité institutionnelle se maintiendra au sein de l’UE et que les processus de convergence conduiront plutôt à la constitution d’un cadre institutionnel général, représentatif d’une sorte de méta-système, au sein duquel persisteront des particularités relativement irréductibles. Ces considérations nous amènent à poser deux questions relatives à l’articulation des institutions de l’UE.

Tout d’abord, il faut constater que la ligne de démarcation entre les régulations nationales et la régulation supranationale reste à définir. C’est tout le sens du principe de subsidiarité qui doit être maintenu et dont on voit les fondements dans ce besoin d’articulation des institutions formelles et des institutions informelles, locales et différenciées. En ce qui concerne les normes et la régulation économique, leur adoption est censée produire les mêmes effets positifs en tout lieu. Cependant, leur confrontation aux cultures locales induit des trajectoires souvent imprévues, avec des résultats nullement anticipés. Les mêmes causes ne produisant pas les mêmes effets, il n’est pas du tout évident de savoir à quel niveau et dans quels domaines doivent s’opérer les articulations entre normes générales formelles et normes informelles ancrées dans les cultures locales.

Ceci nous amène à une deuxième question, à savoir celle de l’articulation de la rationalité formelle et de la rationalité matérielle[24]. Le premier concept fait référence à une efficacité dans le sens quantitatif et monétaire du terme, en dernière instance aux critères de rentabilité. C’est cette rationalité qui est à la base de l’intégration européenne au sens économique du terme et qui commande le plus souvent la forme que prennent les régulations communautaires.

Le deuxième concept, celui de rationalité matérielle, fait référence à l’adéquation entre l’activité et les postulats moraux qui « l’enveloppent ». L’existence de cette rationalité est une condition fondamentale de l’appropriation des normes par les individus et les communautés. Elle détermine en même temps le sens qui est donné aux normes quantitatives. La durabilité du système et la pérennité de sa dynamique vont donc dépendre du degré de cohérence entre ces deux types de normes.

C’est pourquoi il semble bien que la convergence institutionnelle doit se faire en tenant compte de ces deux types de rationalité, et en levant les contradictions qui peuvent y avoir entre elles.

En somme, certains aspects culturels évoqués ci-dessus, notamment les processus d’hybridation, constituent une réponse à ce problème en permettant une appropriation de certaines normes communes qui contribuent en même temps à l’intégration non seulement économique, mais aussi sociale. Ce phénomène ne conduit cependant pas à l’émergence d’entités institutionnellement homogènes dans des espaces culturellement différenciés.


[1] Voir le titre de l’ouvrage de G. Lipovetsky et J. Serroy, La Culture-monde, Paris, Odile Jacob, 2008.

[2] Parmi les ouvrages essayant de faire ressortir les différences institutionnelles entre les différentes économies, on peut citer les suivants : B. Amable, Les Cinq Capitalismes, Paris, Seuil, 2005 ; C. Crouch et W. Streeck (dir.), Les Capitalismes en Europe, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 1996 ; P. A. Hall et D. Soskice (dir.), Varieties of Capitalisms. The Institutional Foundations of Comparative Advantage, New York, Oxford University Press, 2001.

[3] Voir P. A. Hall et D. Soskice (dir.), Varieties of Capitalisms, opcit.

[4] Une telle évolution relative au cas polonais est partiellement décrite dans : A. Dudzinski et K. Szymkiewicz, « Une décennie de cheminement vers le capitalisme en Pologne », dans W. Anreff (dir.), Analyses économiques de la transition post-socialiste, Paris, La Découverte, 2002.

[5] Voir D. W. Katzner, Culture and Economic Explanation. Economics in the US and Japan, Londres, Routledge, 2008.

[6] On se réfère ici aux études suivantes : R. M. McCleary R. J. Barro, « Religion and Economy », Journal of Economic Perspectives, vol. 20, n° 2, printemps 2006, p. 49-72 ; F. L. Pryor, « Culture rules: A note on economic systems and values », Journal of Comparative Economics, n° 36, 2008, p. 510-515.

[7] Cette approche est celle qui est présentée dans P. d’Irribarne, Penser la diversité du Monde, Paris, Seuil, 2008.

[8] Cette approche constitue le cadre des analyses effectuées pour le cas polonais. Voir M. Marody et J. Kochanowicz, « Pojecie “kultury ekonomicznej” w wyjasnianiu polskich przemian » [« Le Concept de “culture économique” dans l’explication des mutations polonaises”], dans J. Kochanowicz, S. Mandes et M. Marody (dir.), Kulturowe aspekty transformacji ekonomicznej [Aspects culturels de la transformation économique], Varsovie, ISP, 2007, p. 13-42.

[9] Voir T. Kuran, « Cultural Obstacles to Economic Development: Often Overstated, Usually Transitory », dans V. Rao et M. Walton, Culture and Public Action, Stanford (CA), Stanford University Press, 2004, p. 115-137.

[10] Voir P. d’Irribarne, Penser la diversité du Monde, op. cit.

[11] Voir D. W. Katzner, Culture and Economic Explanation, op. cit.

[12] Les conclusions de Donald W. Katzner sont basées sur une analyse comparative approfondie du fonctionnement des économies américaine et japonaise, particulièrement dans le domaine du marché du travail. Il en conclut, notamment, que les modèles d’optimisation sont une approximation correcte des comportements dans la société américaine qui a pour trait dominant la poursuite d’une satisfaction individuelle des besoins dans un contexte de relations contractuelles « égalitaires », ce qui n’est pas le cas dans la société japonaise dans laquelle l’un des traits dominants est celui de « loyauté », que ce soit dans les échanges de marchandises ou dans les relations de travail.

[13] Voir F. Golebski Franciszek, Kulturowe aspekty integracji europejskiej [Aspects culturels de l’intégration européenne], Varsovie, Wydawnictwa Akademickie i Profesjonalne, 2008.

[14] Voir, M. Zuber, « Kulturowe bariery integracji Polski z Unia Europejska » [« Barrières culturelles dans l’intégration de la Pologne à l’Union européenne »], dans Z. Zagorski (dir.), Socjologiczne aspekty transformacji i integracji europejskiej [Aspects sociologiques de la transformation et de l’intégration européenne], Varsovie, Wydawnctwa Uniwersytetu Wroclawskiego, 2002, p. 107-112.

[15] Voir M. Kempny, K. Kicinski et E. Zakrzewska (dir.), Od kontestacji do konsumpcji [De la contestation à la consommation], Varsovie, Uniwersytet Warszawski, 2004. Il faut remarquer ici que, autant la consommation pénètre les différentes sphères de la vie et donc de la culture polonaise, autant elle n’est pas pleinement imprégnée par le modèle « occidental ». L’accroissement des possibilités de consommation à partir des années 1990 a surtout été vécu comme un retour à la « normalité », le « consumérisme » étant limité par les ressources disponibles. Les attitudes face au travail ou à la famille ont été faiblement altérées et n’évoluent que très lentement.

[16] Voir M. Zuber, « Kulturowe bariery integracji Polski z Unia Europejska », art. cité.

[17] Voir M. Marody et J. Kochanowicz, « Pojecie “kultury ekonomicznej” w wyjasnianiu polskich przemian », art. cité.

[18] On peut, par ailleurs, se demander si un respect strict des normes formelles est toujours possible, ces dernières n’étant nulle part complètement appliquées.

[19] Cette insuffisance dans le respect du droit est fortement soulignée notamment par Maria Lissowska dans son ouvrage Instytucjonalne wymiary procesu transformacji w Polsce [Les Dimensions institutionnelles du processus de transformation en Pologne], Varsovie, Szkola Glowna Handlowa w Warszawie, 2004.

[20] Ce point est notamment soulevé dans J. T. Hryniewicz, Polityczny i kulturowy kontekst rozwoju gospodarczego [Contexte politique et culturel du développement économique], Varsovie, Wydawnicwo Naukowe Scholar, 2004.

[21] Souligné par P. Kaczmarczyk, « Hybrydyzacja. Analiza procesu restruckturyzacji polskiego przedsiebiorstwa przejetego przez zachodniego inwestora » [« Hybridation. Analyse du processus de restructuration d’une entreprise polonaise reprise par un investisseur étranger »], dans J. Kochanowicz, S. Mandes et M. Marody (dir.), Kulturowe aspekty transformacji ekonomicznej, op. cit., p. 81-118.

[22] On peut se poser ici la question de savoir si ce mode de gestion est un simple héritage de « l’économie de pénurie » ou bien une vision ancrée dans une tradition plus ancienne.

[23] Voir M. Lewicki, « Transfer wiedzy w miedzynarodowej korporacji bankowej » [« Le transfert des connaissances dans une corporation bancaire internationale], dans J. Kochanowicz, S. Mandes et M. Marody (dir.), Kulturowe aspekty transformacji ekonomicznej, op. cit., p. 119-150.

[24] Ces concepts sont empruntés à M. Bucholc, « Ryzyko przeszczepu kultury gospodarczej » [« Le risque d’une greffe de la culture économique »], dans J. Kochanowicz, S. Mandes et M. Marody (dir.), Kulturowe aspekty transformacji ekonomicznej, op. cit., p. 59-80.  

 

Pour citer cet article

Andzrej DUDZINSKI. «Culture, économie et convergence institutionnelle de la Pologne au sein de l’Union européenne». In : Maryline Dupont-Dobrzynski et Garik Galstyan (dir.) Les influences du modèles de gouvernance de l’Union européenne sur les PECO et la CEI. Lyon : ENS de Lyon, mis en ligne le 15 juillet 2011. URL : http://institut-est-ouest.ens-lyon.fr/spip.php?article288