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Wladimir Weidlé et la « mort du style »

Bernard MARCHADIER

Traducteur à l’Unesco, enseignant à l’EHESS

Texte intégral

Omnis pulchritudinis forma unitas est.

Saint Augustin


Things fall apart; the centre cannot hold.

W. B. Yeats


Parler de « mort du style » peut paraître, sinon outrecuidant, du moins hasardeux. Peut-on effectivement prétendre se placer en dehors de son temps pour le juger ? Si le style c’est l’homme, ne risque-t-on pas non plus d’inférer de la mort du style à une quelconque « mort de l’homme » ? Ne s’expose-t-on pas ainsi à la tentation stérile de la nostalgie, voire de la malédiction du temps présent ?

Pourtant, il est un domaine où de nombreux esprits se sont accordés à penser qu’il y avait pour le moins crise, et c’est celui de l’art. Si l’art – et, par voie de conséquence, le style – est en crise, la question se pose de la nature et de l’origine de cette crise. Elle est au cœur du vaste débat lancé par Oswald Spengler avec son Déclin de l’Occident (1918-1922), repris notamment par l’Autrichien Hans Sedlmayer (Verlust der Mitte, 1948[1]), et dans toute l’œuvre de son compatriote Hermann Broch (le thème de l’éboulement du style à travers trois générations est au centre de sa trilogie Les Somnambules, mais il fait aussi l’objet d’études particulières[2]). On évoquera également La Deshumanizaciòn del arte de l’Espagnol José Ortega y Gasset (1925). Dans la Pologne en guerre, le jeune Czesław Miłosz s’était aussi posé la question en des termes très proches de ceux de Wladimir Weidlé[3]. Il faudrait aussi évoquer les pénétrants articles qu’écrivit à ce sujet le poète et graveur gallois David Jones au cours des années 40 et 50[4].

Il apparaît donc bien que, dès le début de l’entre-deux-guerres, c’est l’Europe entière qui a commencé à s’interroger d’une façon ou d’une autre sur la fin de l’art, la fin de la civilisation, voire la fin de l’humanité telle qu’elle avait toujours été. La France n’est d’ailleurs pas à l’avant-garde de ce débat et semble offrir à certains égards une exception, puisque en peinture, par exemple, elle reste plus tardivement que les autres pays le lieu d’une tradition heureuse (celle de Bonnard, par exemple, qui ne meurt qu’en 1947). Elle n’en fut cependant pas absente ; on citera, parmi les ouvrages les plus connus, Babel (1946) de Roger Caillois et Le Musée imaginaire (1947) d’André Malraux (auteurs chez qui, toutefois, on chercherait en vain le sentiment d’urgence qu’on trouve ailleurs : chez le premier, parce que l’humanisme lui resta toujours, au fond, étranger ; chez le second, du fait de sa conception titanesque de l’Histoire).

Depuis, les études, pamphlets et essais se sont multipliés, et la France a désormais cessé de faire exception[5]. Chez les auteurs russes, c’est sans doute Wladimir Weidlé (1895-1974) qui a apporté la réponse la plus approfondie.

Personne en France ne connaît plus guère le critique Wladimir Weidlé, qui écrivit pourtant une grande partie de son œuvre directement en français. Pourtant, il jouit de son vivant d’une certaine notoriété puisque deux de ses ouvrages parurent chez un éditeur aussi prestigieux que Gallimard et que nombre de ses études virent le jour dans des périodiques aussi renommés que Critique de Georges Bataille, Le Contrat social de Boris Souvarine, Diogène, La Nouvelle revue française, Les Cahiers de la Pléiade. André Malraux, du temps qu’il était ministre de la Culture, le fit chevalier des Arts et des Lettres.

Wladimir Weidlé était né à Saint-Pétersbourg dans la famille d’un industriel d’origine allemande. Il resta toujours très attaché à la capitale du Nord, convaincu (comme Pouchkine, autre pétersbourgeois) qu’un Russe ne saurait avoir d’autre culture qu’européenne. C’est cette orientation fondamentale qui lui permit, une fois émigré en Europe occidentale, de participer pleinement aux débats dont elle était le théâtre. Sur ce point, il occupa chez nous une position comparable à celle d’un Boris de Schloezer, d’un Nicolas Berdiaev ou d’un Léon Chestov (hôtes des Décades de Pontigny, par exemple). Après des études d’histoire médiévale à la faculté des Lettres, il voyagea en Italie et en Allemagne et s’orienta vite vers la critique littéraire, faisant connaître au public russe le Dostoïevski d’André Gide et les premiers romans de Marcel Proust. En 1924, il obtint de son université l’autorisation de partir en Allemagne pour ses travaux sur l’art gothique. Incapable de respirer dans l’atmosphère raréfiée que les communistes imposaient, il savait qu’il quittait sa ville natale pour toujours. Après une étape de trois mois en Finlande, il s’installa à Paris. Jusqu’à sa mort (1979), il allait rester « dans ce pays de France qu’il avait aimé et admiré bien avant que d’y trouver sa seconde patrie[6] ».

À Paris, Weidlé fréquente le salon de Gabriel Marcel, et c’est là qu’il donne lecture en 1935 d’un chapitre de son étude sur « la mort de l’art » qu’il a intitulée Les Abeilles d’Aristée. Marcel lui propose de la publier dans la collection « Les Îles » qu’il dirige chez Desclée de Brouwer, et l’ouvrage paraît en 1936. Si le succès en France est mitigé (peut-être en raison de « l’exception heureuse » évoquée il y a un instant), la réaction à l’étranger est très favorable. L’Anglais Bernard Berenson en fait une recension enthousiaste et le livre est très rapidement traduit en anglais (1937), en espagnol (Madrid, 1936, Buenos Aires, 1944), en allemand (1937) et en italien (1944). Quant à la version russe, elle est publiée à Paris en 1937 sous le titre Умирание искусства [L’Agonie de l’art]). En 1954, les éditions Gallimard feront paraître une version considérablement enrichie des Abeilles d’Aristée (elle compte presque trois fois plus de pages)[7], qui sera traduite en allemand en 1958.

C’est le chapitre V de cet ouvrage qui est consacré à la « mort du style ».

Notons d’emblée qu’il s’agit bien de mort. Weidlé conclut effectivement son étude sur un constat de véritable agonie : « L’art n’est pas un malade qui attend le médecin, mais un mourant qui espère en la résurrection[8]. » Tout son livre est d’ailleurs construit selon le schéma de la Semaine sainte et de la nuit de Pâques – « crépuscule », « minuit de l’art », « office des ténèbres », « descente aux enfers », avec, au bout, l’espoir d’une résurrection.

Si le « style commun » se meurt, c’est, note Weidlé, parce que les communautés humaines elles aussi se meurent :

[…] les communautés de langue comme les autres, si l’on veut bien entendre par là non pas le fait de parler la même langue, mais la volonté (inconsciente le plus souvent) d’en utiliser les moyens expressifs conformément au goût commun. Celui-ci a cessé d’exister[9].

« Quand la communauté se dénoue, le style s’éteint, et rien ne saurait le ranimer[10]. » Il y a effectivement raréfaction du locus communis, non seulement au sens stylistique du terme mais au sens topographique, à mesure que, sous l’effet de la modernité, les possibilités de stabilitas loci deviennent insuffisantes[11].

Ce qui unit une communauté, ce sont des mythes, une vison du monde et une religion communes[12]. Sur ce point, mythe et style sont inséparables : « Il n’y a pas de style – autre que purement individuel – sans arrière-fond mystique[13]. » Chez Milton, Dante ou Virgile, « les passages de moindre tension participent encore à la poésie puisqu’ils sont mythe, religion, vision poétique du monde ». Or, à partir du XIXe siècle, tout ce qui échappe à la suprême saturation lyrique n’est plus « qu’amas torrentiel de lieux communs, d’idéologies périmées, d’engouements sans lendemain[14] ».

Pour échapper à ce fatras (on pense à Hugo), les parnassiens voudront séparer la poésie « de tout le reste ». C’est l’aboutissement de ce processus que constitue la « poésie pure » à laquelle aspirait l’abbé Brémond et qui est au cœur de l’œuvre de Mallarmé et de Valéry. Mais c’est tomber dans une autre impasse : celle du vide et du désert[15]. Lors de la séance du 25 novembre 1930 du Studio franco-russe tenue en présence de Valéry lui-même, Weidlé avait déjà averti contre les dangers de la « poésie pure », constatant que « Paul Valéry a réussi à écrire les plus beaux vers réguliers de la littérature française contemporaine en partant d’une conception de la poésie qui pourrait bien être mortelle pour l’œuvre d’art ». Et Weidlé de s’interroger :

Que serait une musique qui n’aurait été que la juxtaposition de belles phrases musicales ? Que serait une poésie qui ne composerait que des ensembles en vue de quelques vers parfaits ? N’est-ce pas cette conception erronée (se confondant en partie avec celle de Debussy) qui a rendu à peu près stériles les dernières années de Mallarmé[16] ?

Cette « pureté » est le fruit de la solitude – orgueilleuse ou subie – de l’artiste, et c’est là une situation nouvelle :

L’homme créateur, l’artiste des temps anciens – un Eschyle ou un Dante, un Dürer ou un Poussin – était seul de par le caractère unique de son œuvre, parce qu’il remplissait une mission à lui seul confiée, mais il n’était pas séparé, dans la source même de sa création, de ce dont se nourrissaient spirituellement tous ceux qui l’entouraient[17].

Si la « mort du style » commence avec l’isolement de l’artiste, on ne s’étonnera donc pas que Weidlé la fasse remonter au romantisme :

Le romantisme n’a jamais empêché un artiste de chérir l’Antiquité ou l’Italie classique non pas moins, mais plus qu’on ne les avait aimées avant lui ; seulement – et c’est cela, sa nouveauté – il lui permet de porter tout aussi librement son amour à l’art médiéval, au drame élisabéthain, au gothique, au baroque, à l’Inde, à l’Égypte ou à la Chine. Mais si le romantique est libre de choisir dans le passé n’importe quel style avec lequel il se sent des affinités personnelles, c’est qu’il ne possède point de style qui lui appartienne en propre […], et c’est cela qui le sépare d’emblée d’un Rubens comme d’un Raphaël, de Racine comme de Shakespeare. […] Un style ne s’invente pas, ni ne se reproduit ; on ne saurait le fabriquer, le commander, l’imposer par la force ou par la ruse ; […] en cherchant à l’imiter on n’aboutit qu’à le falsifier, à lui substituer une stylisation factice. […] Pendant de longs siècles, derrière l’œuvre personnelle de l’architecte, du peintre, du sculpteur – et aussi du poète, du musicien – il y avait un style, comme une âme commune, se manifestant dans tout acte créateur, étant la prédétermination collective de toute l’activité individuelle d’un artiste. De par sa nature même, le style est cela : une prédétermination, mais qui se réalise au sein même du subconscient, non point par ordre ou commande, par une contrainte venue du dehors, mais librement, de l’intérieur, à travers le libre arbitre humain. […] Il n’est pas la création singulière d’un génie, ni le résultat final d’un grand nombre d’efforts convergents ; il n’est que la manifestation extérieure d’une communauté profonde, d’une fraternité constante des âmes ; il est une entéléchie collective, ce qui veut dire que ses racine s’enfoncent bien au-delà des moi individuels[18].

Si, avec le temps, le romantisme n’a pas fini par céder la place à une conception moins fatale pour l’art, c’est, poursuit Weidlé :

[…] parce que n’ont pas disparu les conditions qui avaient déterminé son avènement. Ces conditions, nulle idéologie antiromantique ne saurait les annuler, et c’est pourquoi tous les mouvement hostiles au romantisme qui se sont déclarés jusqu’à présent lui restaient attachés par quelque lien intime[19].

Il y aurait là tout un débat à engager, et l’on peut se demander effectivement si, dans le domaine esthétique, la posture romantique n’est pas fondamentale chez des critiques aussi résolus de tout romantisme que Charles Maurras ou Eugenio d’Ors, par exemple.

Pour Weidlé, c’est en architecture que s’est introduit pour la première fois l’éclectisme stylistique annonciateur de la mort du style. Il en voit le germe dans l’essai du jeune Gogol intitulé « Об архитектурe нынешнего времени[20] » (1834), où le futur auteur des Âmes mortes souhaite :

[…] que dans une seule et même rue s’élèvent un sombre édifice gothique, un bâtiment décoré dans le goût le plus riche de l’Orient, une colossale construction égyptienne, une demeure grecque aux harmonieuses proportions. Que l’on y voie côte à côte la coupole lactée légèrement concave, la haute flèche religieuse, la mitre orientale, le toit plat d’Italie, le toit de Flandre escarpé et chargé d’ornements, la pyramide tétraédrique, la colonne arrondie, l’obélisque anguleux !

On pourra objecter que cette tendance à l’éclectisme avait commencé à se manifester en architecture bien avant les appels du jeune Gogol[21], mais il n’en reste pas moins vrai que le XIXe siècle fut par excellence le siècle de l’éclectisme architectural[22], avec le gothique de Viollet-le-Duc, le rococo Second Empire et la vogue néo-renaissance de la Prusse de Bismarck ou du Paris de la Troisième République.

Ce qui contribua le plus à l’éclectisme esthétique, ce fut l’élargissement des connaissances et des possibilités d’émotion artistique rendu possible par les progrès de la reproduction et l’avalanche consécutive de livres d’art et d’enregistrements sonores. Or c’est un fait, par exemple, que jusqu’au XIXe siècle (où Bach fut redécouvert) une société n’entendait presque exclusivement que de la musique de son temps. La radio et le disque ont évidemment bouleversé tout cela.

Désormais, constate Weidlé, « tout homme porte en lui ce grand capharnaüm auquel André Malraux a donné un beau nom lorsqu’il l’a appelé le musée imaginaire[23] ». Ce capharnaüm de reproductions d’idoles mycéennes, de chromos d’Andy Warhol, de nus d’Egon Schiele ou de nymphéas impressionnistes qui ornent les murs des appartements fonctionnalistes, où, à ses heures de loisir, on se délecte tour à tour de bel canto, de jazz contemporain, de madrigaux baroques, de polyphonies corses et de musique indienne, ce bric-à-brac esthétique, c’est celui dans lequel vit chacun d’entre nous. Outre que l’hypertrophie de l’information est fatalement synonyme de maladie de la forme, l’envahissement de notre horizon par des objets extra-européens ne peut que répandre en nous « une attitude purement dégustatrice ». Non certes que ces œuvres ne puissent dignement revendiquer notre admiration. Mais « le mal, c’est qu’elles ne puissent guère nous offrir autre chose que leur forme, et que nous devons nous contenter d’apprécier leurs qualités formelles[24] ». Ce qui, bien entendu, ne peut que pousser celui que ne satisfait pas la simple consommation esthétique à rechercher dans toutes ces productions un dénominateur commun, qui ne peut être que quelque chose approchant de l’art « pur », « abstrait du réel », bref d’un art qui ne débouche sur rien d’autre que sur lui-même. L’abondance hétéroclite du matériau a conduit à l’isolement et à l’intellectualisation de l’émotion artistique. Pour que ce musée imaginaire puisse apparaître, il a fallu que l’emportent les concepts de « l’esthétique pure » – contemporaine, selon Weidlé, de « l’agonie du style ». Ces concepts, Kant les avait élaborés dans sa Critique du jugement dès 1750, date qui « marque le début de si grands changements dans la destinée de l’art européen qu’elle en revêt une importance presque copernicienne[25] ».

Il est un domaine dans lequel on peut penser que la lecture des Abeilles d’Aristée contribuerait sans doute à renouveler utilement la doxa : c’est celui de la « culture populaire ». Selon Michel de Certeau[26], par exemple, c’est l’intérêt pour la littérature populaire répandu en France à partir de la fin du XVIIIe siècle qui, en se manifestant, a du même coup tué cette littérature, justifiant ainsi qu’on la juge « en voie de disparition » et que l’on charge des lettrés et des amateurs de se substituer au « peuple » pour la promouvoir. Autrement dit, la culture populaire, à peu près aussi éloignée de celle des élites que le monde des Indiens d’Amérique de la chrétienté, aurait été méprisée et ignorée et, quand on s’intéressa à ses trésors, ce fut pour la trahir et lui porter un coup fatal, comme la chrétienté fut fatale aux Indiens d’Amérique. Telle est, de nos jours encore, l’opinion dominante dès qu’il est question de l’art populaire, assimilé à la culture des peuples colonisés. Or la lecture de Weidlé donne à penser que jusqu’à la fin du XVIIIe siècle (c’est-à-dire, en gros, jusqu’à ce que la bourgeoisie de robe rationaliste ou janséniste prenne le pouvoir), il est patent que si l’on ne parlait guère de la « culture populaire », c’est parce qu’elle ne se distinguait pas radicalement de la culture savante, avec laquelle elle partageait le même locus communis puisque le peuple entendait la même messe sous les mêmes voûtes et devant les mêmes retables, célébrait les mêmes fêtes les mêmes jours, racontait les mêmes histoires, dansait les mêmes danses[27], que la noblesse ou les classes aisées. La différence était de raffinement, pas de nature. Le sentimentalisme n’avait pas encore fait naître « l’exotisme de l’intérieur » (l’expression est de Michel de Certeau) ni isolé l’artiste de la communauté. Relisons Montaigne : il hiérarchise bien poésie savante et poésie populaire, mais il ne dresse pas de mur entre elles parce qu’en son temps elles n’étaient pas par essence séparées :

La poésie populaire et purement naturelle a des naïvetés et grâces par où elle se compare à la principale beauté de la poésie parfaite selon l’art ; comme il se voit ès vilanelles de Gascogne et aux chansons qu’on nous rapporte des nations qui n’ont connaissance d’aucune science, ni même de l’écriture[28]. »

Pour lui le « gascon » n’était pas exotique, parce que, comme on le sait, il ne dédaignait pas au besoin de s’en servir naturellement.

Les thèses de Wladimir Weidlé sur la « mort du style » sont évidemment trop générales pour ne pas prêter le flanc à la critique sur tel ou tel point. En ce qui concerne la décadence de l’architecture, censée avoir été victime de l’éclectisme à partir du XIXe siècle, on pourrait par exemple lui opposer à juste titre le talent mis au service de cet éclectisme dans le Paris du baron Hausmann, ou dans les réussites de l’architecture Art nouveau à Nancy (école de Nancy), Riga (Mikhaïl Eisenstein) ou Bruxelles (Victor Horta). Comme l’a noté Jacques Thuillier, « rarement l’art de construire a été plus raffiné que dans cette période d’apparents pastiches[29] ».

Surtout, on peut regretter que Weidlé n’ait pas vu venir l’art contemporain, qui est à l’art moderne ce que la post-modernité est à la modernité, ou ce que « l’extermination du réel » (Jean Baudrillard) est à sa simple raréfaction ou à son anémie dans l’art abstrait ou la poésie pure. S’il se répandra surtout à partir des années 70, cet art contemporain, fils du surréalisme et de Marcel Duchamp, était né dès 1917 avec la première « installation » (le célèbre « Urinoir » de Duchamp, exposé à New York). Pour Weidlé :

[…] les surréalistes de la belle époque ne descendaient pas chaque jour dans la rue pour décharger leurs revolvers sur les passants : ils se contentaient de quelques vilenies sans risque et d’esclandres, somme toute, modestes[30].

C’est sans doute les innocenter un peu vite. Weidlé a certes bien deviné le lien – fondamental pour comprendre notre époque et que signaleront une Hannah Arendt[31] et un Jean Clair[32] – entre surréalisme, gnose, art total et totalitarisme[33], mais il ne s’y est pas attardé, insistant surtout, on l’a vu, sur la relation entre défaite de l’humanisme et déshumanisation (et donc mort du style). Les événements n’en ont pas moins par la suite confirmé son pronostic ; avec le triomphe général de l’art contemporain, la maladie que Weidlé avait diagnostiquée s’est en effet manifestement aggravée et l’activité artistique – dont on peut certes quand même penser qu’elle ne mourra qu’avec le dernier homo faber – est maintenant repoussée dans les catacombes[34], au profit « d’événements », « installations » et autres « coups » médiatiques (body art, « emballages » d’édifices publics, expositions de cadavres « plastinés », etc.[35]).

Sans doute n’est-ce pas non plus un hasard si ce diagnostic juste émane d’un homme que les circonstances de la vie ont amené à vivre un désastre historique et social sans précédent et, pour ainsi dire, à « sentir la bête » du totalitarisme – et donc à percevoir un aspect crucial du monde contemporain – mieux que ceux à qui pareilles épreuves ont été épargnées[36]. J’ignore si Vaclav Havel a lu Wladimir Weidlé, mais comment ne pas entendre un écho aux Abeilles d’Aristée dans son invitation à voir dans les systèmes totalitaires « le miroir grossissant de la civilisation moderne en son entier, civilisation qui renonce à l’absolu, se détourne du monde naturel et dédaigne ses impératifs[37] » ?

On peut effectivement à bon droit penser que les totalitarismes sont révélateurs du monde où nous sommes – ou révélateurs du monde qui nous attend –, et l’exemple de ceux qui les ont connus – et qui, parce qu’ils n’y ont pas perdu leur humanité, c’est-à-dire le fait d’être doués d’une nature qu’actualise une culture, l’ont au contraire approfondie – est sans doute à méditer, qu’ils viennent du monde russe ou d’Europe centrale, qu’il aient péri dans les camps comme Gustave Chpet, qu’ils en soient rescapés comme Alexandre Soljénitsyne ou André Siniavski, qu’ils aient émigré comme Georges Fedotov, ou qu’ils aient simplement survécu comme Serge Averintsev ou Dimitri Likhatchev. Ou, pour prendre les Polonais, comme Gustaw Herling-Grudzinski, Joseph Czapski (l’un et l’autre rescapés du Goulag), Czesław Miłosz[38], ou Karol Wojtyła. Tous ces hommes ont quelque chose d’essentiel à nous dire sur notre nature et sur ce qui est à préserver à tout prix pour qu’elle puisse donner ses effets.

Il ne s’agit donc pas d’être nostalgique. Ce serait adopter une pose romantique et donc, selon Weidlé, se maintenir dans la maladie. Il s’agit de prendre la mesure de la crise du style et de la culture, qui est désastre de l’homme.

Wladimir Weidlé appelle de ses vœux une renaissance religieuse ; sans sentiment religieux, il ne peut y avoir de sens de l’art (car l’artiste est sacrificateur et son art, en un sens, liturgie). C’est pourquoi il place son essai sous le signe du mythe, et sous le patronage d’Aristée. Pour avoir causé la mort d’Eurydice, le berger Aristée est puni par les nymphes, qui font périr toutes ses abeilles. Ce n’est qu’après avoir sacrifié quatre taureaux et quatre génisses qu’il retrouvera un essaim dans les chairs putrescentes d’une de ses victimes. Du sacrifice consenti et de la putréfaction surmontée peut sortir le renouveau de la douceur et de la lumière dont les abeilles sont porteuses. Telle est la grande leçon de ce mythe.

Puisque le renouveau passe par la leçon du mythe, peut-être pourrait-on aussi invoquer un autre mythe, celui d’Énée. Dans la catastrophe de la ruine de Troie, Énée ne se montre pas nostalgique, et son regard n’est pas rétrospectif. Ce n’est pas un homme de ressentiment, un malheureux narcissique et encore moins un dandy réactionnaire : il va de l’avant. Se détournant de Troie, de ses cadavres et des vivants hallucinés qui y errent encore, il emmène avec lui son fils Ascagne pour aller fonder Rome. Mais il ne fait pas « du passé table rase » puisqu’il charge sur ses épaules son père Anchise, lui-même porteur des pénates, c’est-à-dire des dieux domestiques, images mêmes de la tradition et de la civilisation propre et gages d’un style possible[39]. Avec Vladimir Soloviev, il n’est pas interdit d’y voir l’image même de l’homme de progrès :

Si tu veux être un homme de l’avenir, un homme accompli, n’oublie pas dans les ruines fumantes ton père Anchise et les dieux domestiques. Il a fallu un pieux héros pour les emporter en Italie, mais eux seuls ont pu lui donner, à lui et à sa lignée, à la fois l’Italie et la domination du monde. Or notre trésor est plus saint que celui de Troie, et notre chemin va plus loin que l’Italie et que le monde terrestre. Celui qui sauve se sauvera. Tel est le secret du progrès. Il ne saurait y en avoir d’autre[40].


[1] Traduit en anglais (Art in Crisis, Londres, 1957).

[2] Dans Création littéraire et connaissance, Paris, Gallimard, 1966.

[3] « Granice sztuki » [1943], dans Legendy nowoczesności, Cracovie, Wydawnictwo literackie, 1996.

[4] Dans Epoch and Artist, New York, Chilmark Press, 1959; traduction française : Art, signe et sacrement, Genève, Ad Solem, 2002.

[5] Au nombre des auteurs français les plus remarquables qui ont abordé, sous des angles divers, la crise de l’art, citons Jacques Ellul, Marc Fumaroli, Jean Baudrillard, Jean Clair, Aude de Kerros, René Huyghe, Benoît Duteurtre et Régis Debray.

[6Embryologie de la poésie, Paris, Institut d’études slaves, 1980, p. 292.

[7] Rééditée en 2002 (Genève, Ad Solem). C’est à cette édition que l’on se référera dans la présente étude.

[8Les Abeilles d’Aristée, op. cit., p. 412.

[9Ibid., p. 105.

[10Ibid, p. 168.

[11] Je renvoie à ce sujet à la remarquable étude de Christian Norberg-Schulz « Genius loci » : Paysage, ambiance, architecture, Mardaga, Sprimont, 1981, p. 180. Jean Piaget a observé que la mobilité tendait à favoriser l’égocentrisme et qu’il fallait un monde stable et structuré pour libérer les facultés mentales de l’individu.

[12] Hermann Broch le note aussi : « Aux époques de valeurs centrées sur la religion le “niveau de totalité” de l’art, qui s’accompagne du niveau de qualité, est d’une uniformité surprenante ; c’est le “grand style”, qui se manifeste et s’étend jusqu’aux produits de l’art mineur, et il s’agit de cette unité grandiose, dans laquelle toutes les forces de l’époque convergent vers l’ordre total qui la régit et sont au service de celui-ci. Cependant, dès l’instant que commence la désagrégation des valeurs, c’est précisément cette unité qui est mise en pièces. Plus l’émiettement des valeurs se poursuit et plus la répartition des forces du monde devient donc chaotique, plus il devient nécessaire de dépenser des ressources artistiques accrues pour venir à bout de concentrer ces forces et réaliser cette concentration. Bien plus, la dépense devient si grande et de nature si compliquée que – en opposition manifeste avec les époques authentiques de valeurs – les œuvres reflétant la totalité deviennent non seulement de plus en plus rares à l’intérieur de la production artistique universelle, mais elles deviennent toujours plus compliquées et inaccessibles. » James Joyce et le temps présent, dans Création littéraire et connaissance, op. cit., p. 190.

[13Les Abeilles d’Aristée, op. cit., p. 287.

[14Ibid., p. 113.

[15] Paul Claudel avait relevé pour sa part que, chez Mallarmé, « la poésie, séparée de Dieu, ne trouve plus que l’absence réelle » (« Note sur Mallarmé », dans Œuvres en prose, Paris, Gallimard, 1965.

[16Le Studio franco-russe, textes réunis et présentés par L. Livak sous la rédaction de G. Tassis, Toronto, Toronto Slavic Library, 2005, p. 343 et 345.

[17Les Abeilles d’Aristée, op. cit., p. 148.

[18Ibid, p. 167-168.

[19Ibid., p. 169.

[20] « Sur l’architecture du temps présent ».

[21] On sait, par exemple, que l’architecte anglais John Nash (1732-1835), l’auteur du célèbre Brighton Pavilion de style moghol, s’était construit une résidence de ville néo-hellénistique, une maison de campagne néo-gothique et qu’il bâtit tour à tour des villas palladiennes et des cottages en style rural anglais. Voir là-dessus, H. Sedlmayer, dans Création littéraire et connaissance », op. cit., p. 69.

[22] Même jugement chez Hermann Broch : « La nature d’une période peut se lire en général sur sa façade architecturale, et celle-ci est pour la seconde moitié du XIXe siècle […] l’une des plus pitoyables de l’histoire universelle. Ce fut la période de l’éclectisme, celle du faux baroque, de la fausse Renaissance, du faux gothique […]. Si jamais la pauvreté a été recouverte d’un badigeon de richesse, ce fut bien ici. » Hoffmannsthal et son temps, dans Création littéraire et connaissance », op. cit., p. 47.

[23Les Abeilles d’Aristée, op. cit., p. 194.

[24Ibid.

[25Ibid., p. 196.

[26] M. de Certeau, « La Beauté du mort », dans La Culture au pluriel, Paris, Seuil, 1993, p. 45 et suiv.

[27] François Couperin composera encore pour la cour des sarabandes, gavottes, rigaudons et musettes.

[28Essais, I, 54.

[29] J. Thuillier, Histoire de l’art, Paris, Flammarion, 2002, p. 428.

[30Les Abeilles d’Aristée, op. cit., p. 367.

[31] H. Arendt, Le Système totalitaire, Paris, Seuil, 1972, p. 52-53.

[32] J. Clair, Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes, Paris, Mille et une nuits, 2003.

[33] À cet égard, il est sans doute éclairant de voir davantage qu’un simple canular érudit dans le célèbre Lénine dada de Dominique Noguez, Paris, Robert Laffont, 1989.

[34] Il ne s’agit pas d’une métaphore. Pour une description de ce phénomène, voir A. de Kerros L’Art caché, Paris, Eyrolles, 2007.

[35] Pour un état des lieux (à tous les sens du terme) dans ce domaine, voir C. Sourgins, Les Mirages de l’art contemporain, Paris, La Table Ronde, 2005.

[36] Que l’on songe à l’étonnant manque de perspicacité (ou peut-être de simple imagination humaine) face au totalitarisme de maîtres à penser comme Gide (malgré le Retour d’URSS), Sartre ou Foucault.

[37] V. Havel, Essais politiques, Paris, Seuil, 1991, p. 234-235. Sur le totalitarisme comme visage de la modernité, voir aussi la troublante étude de P. Reichel, La Fascination du nazisme, Paris, Odile Jacob, 1997.

[38] Dont les jugements sont étonnamment proches de ceux de Weidlé. Lui aussi pense « que tout ce processus qui tend prétendument à libérer l’art de l’objet est étroitement lié à la mort de la religion, en tout cas de certains de ses aspects, surtout l’aspect métaphysique et dogmatique. » « Granice sztuki », art. cité, p. 142. Lui aussi a senti le séisme qui a ébranlé l’idée même d’humanité au XXe siècle. En 1943, il écrit à son ami Jerzy Andrzejewski : « Dans ce que nous savons de l’homme, il y a quelques années une révolution s’est produite, qu’on peut appeler destruction de la substance […]. » Ibid., p. 248-249.

[39] J’ai bien entendu ici à l’esprit l’admirable groupe du Bernin à la Galerie Borghèse.

[40] « Тайна прогрeсса », dans Œuvres [en russe], t. IX, Bruxelles, 1966, p. 86. 

 

Pour citer cet article

Bernard MARCHADIER. «Wladimir Weidlé et la "mort du style"», ouvrage collectif Modèle de Gouvernement, [en ligne], Lyon, ENS LSH, mis en ligne le 15 juillet 2011. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article295