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Mark Aldanov, écrivain russe et européen

Gervaise TASSIS

Université de Genève, faculté des lettres, département des Langues et Littératures slaves, méditerranéennes et orientales (MESLO)

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Mots-clés : Mark Aldanov, littérature de l’exil russe, Europe, révolution, âme slave.


Plan de l'article

Texte intégral

Mark Aldanov (1886-1957), de son vrai nom Landau, a quitté définitivement la Russie le 5 avril 1919 depuis le port d’Odessa. Il était à l’époque l’auteur de deux livres : une étude comparatiste sur Lev Tolstoj et Romain Rolland, Tolstoj et Rolland, dont seul le premier tome fut publié en Russie en 1915, puis sous une forme remaniée et fortement réduite sous le titre L’Énigme de Tolstoj [Zagadka Tolstogo] à Berlin en 1923 ; et un essai, Armaggedon, publié en 1918. Il s’établit à Paris, où il resta, sauf une année passée à Berlin, en 1922, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale et son nouvel exil aux États-Unis, à New York, en 1941. C’est dans cette ville qu’il reprit avec Mihail Cetlin le flambeau des Annales contemporaines [Sovremennye zapiski] et créa La Nouvelle Revue [Novyj Žurnal], qui paraît encore aujourd’hui.

C’est un véritable écrivain de l’émigration russe au sens où il composa son œuvre littéraire tout entière hors des frontières de la Russie. C’est dans l’émigration qu’il accéda à la reconnaissance et au succès. Ses œuvres, couronnées à deux reprises par des prix littéraires, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, furent traduites dans vingt-quatre langues étrangères, ce dont il était très fier. Journaliste, essayiste, romancier, il fut un auteur à succès qui n’eut jamais de peine à placer ses écrits dans la presse de l’émigration. Il fut en outre constamment soutenu par son ami Ivan Bunin, qui, après avoir reçu le prix Nobel de littérature en 1933, n’eut de cesse de proposer la candidature de Mark Aldanov à ce même prix. Il est aussi un véritable écrivain de l’émigration en ce sens que c’est l’expérience des révolutions de 1917 qui a défini pour une très large part sa production littéraire. Son statut d’émigré a conditionné la thématique de son œuvre. J’y reviendrai plus tard, mais l’on peut d’ores et déjà affirmer que c’est pour dépasser le traumatisme de 1917 que tous les romans d’Aldanov parlent de la révolution au sens large, c’est-à-dire aussi bien de coup d’État que de meurtre politique, de 1789 ou de 1848.

Il semble ne pas avoir eu de grandes difficultés à s’intégrer à la vie européenne, même si la nostalgie de la Russie hante maints de ses textes. Polyglotte, il parlait, outre le russe, bien sûr, les principales langues européennes : le français, l’anglais, l’allemand et l’italien. À son arrivée à Paris, il rédigea d’ailleurs ses deux premiers ouvrages directement en français, même si c’est en russe qu’il poursuivit son œuvre.

Dans le cadre de la thématique de cette journée consacrée à la poétique européenne, je me suis demandé si Aldanov pouvait être compté au nombre des écrivains de l’entre-deux-guerres qui avaient créé, selon l’expression de Pascal Dethurens[1], plus qu’une littérature européenne, une Europe de la littérature ou une écriture de l’Europe. Aldanov fait-il partie des écrivains dont les œuvres sont unies par la thématique européenne et reflètent l’image et l’idée de l’Europe de leurs auteurs ? Son œuvre appartient-elle à la littérature de l’entre-deux-guerres qui a fait de l’Europe son thème principal, ou, plus exactement, pour reprendre une nouvelle fois les termes de Dethurens, que l’on ne peut étudier comme un tout que si l’on s’attache à y relever tout ce qui ressortit au thème de l’Europe ? Il m’a semblé qu’il était légitime de poser cette question à propos d’Aldanov, que ses contemporains ont dit unanimement le plus européen des écrivains russes, voire, pour certains, par exemple Zinaida Gippius, plus européen que russe. Ils en ont laissé le souvenir d’un « gentleman », ont immanquablement relevé son urbanité, son tact, sa correction et l’ont en outre régulièrement comparé à Anatole France. Je cite ici Andrej Sedyh :

Европеизм Алданова сказывался решительно во всем: держал слово, не опаздывал на свидания, любил порядок, аккуратно отвечал на все письма, неизменно благодарил за поздравления и за любезные отзывы о книгах. Больше всего он опасался « экзотики » и в писательстве, и в своей личной жизни. С именем Алданова нельзя связать никаких бурных переживаний. Он никогда не умирал с голоду, не пил запоем, не проигрывал в карты, не закладывал в ломбарде юбок жены, Татьяны Марковны, верной своей сотрудницы и превосходной переводчицы[2].

C’est bien sûr avec humour que Sedyh se joue des clichés habituels sur le caractère russe, il n’en demeure pas moins que c’est bien ainsi qu’Aldanov fut perçu puis immortalisé par ses contemporains dans leurs mémoires et leurs articles.

Pour tenter de répondre à la question posée, j’ai organisé mon propos en quatre parties dans lesquelles je vais essayer de montrer qu’Aldanov se sentait spontanément européen et avait à cœur d’inscrire l’histoire de la Russie dans celle de l’Europe, jusques et y compris la révolution d’octobre 1917 qui est pour lui la plus tragique des conséquences de la Première Guerre mondiale.

Aldanov écrivain russe et européen

À l’instar d’Aleksandr Braun, héros de la trilogie sur les révolutions russes (La Clef, L’Évasion et La Caverne[3]) et porte-parole de son auteur, Aldanov se sent à la fois russe et européen : « Я родился европейцем, европейцем умру, в Азии мне делать нечего, и любоваться Азией я не стану […][4]. »

Cela n’entraîne pas la moindre contradiction chez Aldanov puisque la Russie est pour lui, sans conteste, européenne. Il est certain qu’au début du XXe siècle, l’appartenance de la Russie à l’Europe n’était pas évidente pour tous. Il faut pourtant remarquer qu’Aldanov ne tente jamais d’expliciter ce fait, il relève pour lui de l’évidence et ne donne lieu à aucun développement. C’est, pour lui comme pour beaucoup de Russes, l’histoire, le développement historique et la culture qui délimitent l’Europe, mais sans qu’il ne donne jamais aucun détail. Au contraire des écrivains français, autrichiens, portugais ou italiens qui, à la même époque, s’interrogent sur ce qui fait l’unité de l’Europe, Aldanov ne pose jamais cette question. Il n’est pas en quête de son identité, il ne croit pas non plus que la Première Guerre mondiale ait signé le déclin irrémissible de l’Europe, il est européen sans état d’âme, ni sentiment d’urgence particulier. Certes, le titre de son avant-dernier roman, Suicide, publié à titre posthume en 1958[5], évoque le suicide de l’Europe en 1914, mais à côté d’autres suicides, en premier lieu celui du personnage principal, Dmitrij Lastočkin. Et pour Aldanov, si la politique du prestige menée par les diplomates européens du début du siècle a conduit à la boucherie de 14-18, l’Europe s’est en fait « suicidée » parce qu’elle a laissé se maintenir au pouvoir les bolcheviks et s’instituer un régime communiste et totalitaire sur son territoire, en tout cas sur ses marges. Il n’est pas question pour lui d’affirmer qu’elle va disparaître. Lui qui est mort à Nice le 25 février 1957, en pleine guerre froide, concevait toute l’histoire européenne depuis 1917 à la lumière de la révolution russe. Cette dernière était et resta pour lui l’événement le plus tragique de toute l’histoire du XXe siècle. C’est donc à ses craintes qu’il donne voix quand il emploie le mot « suicide », semblant redouter que l’Europe n’arrive à gagner son combat contre le communisme, et non à l’idée que l’Europe serait entrée en déclin en 1914 pour, à terme, disparaître. Que l’on en juge par cette phrase : « Покончила собой старая Европа, все же гораздо лучшая, чем та, что пришла ей на смену[6]. » C’est donc uniquement la « vieille Europe » qui s’est suicidée, elle seule a disparu. C’est le manque d’attention accordée par les Européens aux événements russes du début du siècle qui signe en fait le suicide de l’Europe. Et ce qui l’inquiète, comme beaucoup d’autres à l’époque, c’est avant tout la précarité de la culture, le fait que l’histoire puisse reculer, retourner en arrière ou se répéter, or cela n’a rien de vraiment nouveau pour Aldanov, grand lecteur de l’Ecclésiaste. Ce n’est ainsi pas lui qui a commenté dans la presse de l’émigration russe le fameux article de Paul Valéry « La crise de l’esprit » et je ne connais aucun commentaire d’Aldanov sur cette œuvre, comme je n’ai rien trouvé d’explicite sur Le Déclin de l’Occident de Spengler. Il vaut encore la peine d’ajouter qu’Aldanov est persuadé de la supériorité de l’Europe sur toutes les autres parties du monde, hormis les États-Unis auxquels appartient désormais la suprématie économique. Si déclin de l’Europe il y a pour Aldanov, il me semble qu’il ne peut l’envisager que du point de vue économique. L’Europe restait pour lui à la pointe de la civilisation, si bien que dans les formules fréquentes du type « la meilleure œuvre de la littérature mondiale » ou « l’un des meilleurs écrivains du monde entier », il faut sous-entendre sous les mots « le monde entier » l’Europe et les États-Unis, ce qui est une singulière réduction ! Il a d’ailleurs très peu écrit sur des personnes ou des pays non européens, l’un des rares exemples de tels textes étant l’essai qu’il a consacré à Gandhi, où perce une certaine condescendance, pour ne pas dire une condescendance certaine, à l’égard de cet Asiatique vu comme un simple disciple de Lev Tolstoj. Le seul peuple non européen dont il dit le plus grand bien est le peuple turc. Comme Bunin qui aimait beaucoup Constantinople, Aldanov appréciait particulièrement la Turquie, et bien qu’il ne la considère nullement comme un pays européen, il n’émet que des jugements positifs sur ce pays dont sont originaires ou dans lequel résident quelques-uns de ses personnages, par exemple, Roksolana, la maîtresse de Konstantin Leyden, dans Récit sur la mort [Povest’ o smerti], ou Džambul dans Suicide [Samoubijstvo]. Dans La Nuit d’Ulm [Ul’mskaja Noč’], il cite le général Totleben qui écrivait pendant la guerre russo-turque de 1877-1878 : « Турки вовсе не так дурны, как об этом умышленно прокричали; они народ честный, умеренный и трудолюбивый[7]. »

Si Aldanov n’explique jamais en quoi ou pourquoi la Russie est européenne, il s’attache cependant à affirmer qu’elle n’a rien d’asiatique. La citation de Braun donnée plus haut en est un exemple, et on en trouve un autre dans le Journal de Grasse de Galina Kuznecova. Elle rapporte une conversation de Bunin, Aldanov et Fondaminskij, au mois de juillet 1930, dans laquelle il est question d’un article de ce dernier et, plus généralement, de la ligne rédactionnelle de la revue La Cité nouvelle [Novyj Grad] que ne pouvait approuver Aldanov. Voici donc ses paroles telles que nous les rapporte Galina Kuznecova :

А больше всего я против того, что Илья Исидорович хочет вывести из этого. Он напирает на то, что вот, мол, есть Запад и есть Азия, т.е. Россия. На Западе все было по иному, по светлому, а у нас было рабство, дикость. Поэтому народу собственно и потребно такое правительство, какое сейчас он имеет, т.е. большевистское. Он собственно говорит то, что говорят о нас иностранцы, что сказал Эррио, например: « Для такого рабского народа – так и надо ». А между тем на Западе было то же самое. Разве какой–нибудь Людовик не считал себя Богом? « Раб твой », подписываемое на челобитных, является простой формулой вежливости. Я не согласен с тем сусанинским пафосом, который вы придаете всему этому…

[…] Нет, нет, самое ужасное, что вы роете этот ров между Западом и нами – « Азией ». Все шло таким быстрым темпом последние несколько десятилетий, что удержись мы после войны – мы бы догнали Европу. Мы не Азия, а только запоздавшая Европа[8]

La Russie n’a donc rien à envier à l’Europe et si les révolutions n’avaient pas eu lieu en 1917, personne ne contesterait plus son appartenance à l’Europe.

Aldanov a en outre, comme membre de l’élite russe, une culture parfaitement européenne. C’est un lecteur féru de philosophie et de littérature européennes. Le titre du dernier ouvrage qui a paru de son vivant, à New York en 1953, La Nuit d’Ulm, prouve à lui seul l’influence qu’a eue, parmi d’autres, Descartes sur sa formation intellectuelle. La Nuit d’Ulm fait en effet référence à cette nuit du 10 novembre 1619 pendant laquelle Descartes découvrit son système philosophique. Je reviendrai sur la vision de l’histoire d’Aldanov, mais on peut déjà noter que le philosophe qui lui a été le plus proche en ce domaine est encore un Français, Antoine Augustin Cournot, dont l’Exposition de la théorie des chances et des probabilités sert de caution scientifique à sa philosophie du hasard. Enfin, après avoir reçu son diplôme à l’université de Kiev, c’est à Paris qu’il était allé perfectionner ses connaissances de chimie auprès du professeur Henry. Il ne se distinguait donc en rien d’un Européen cultivé et aisé du début du XXe siècle, leur culture, leurs connaissances, leurs préoccupations et leurs intérêts étaient les mêmes.

L’Europe et les Européens dans les romans d’Aldanov

Aldanov connaissait bien l’Europe et son histoire, il avait aussi beaucoup voyagé, et cela se reflète dans ses romans ou récits, organisés en une vaste série qui couvre l’histoire européenne des deux derniers siècles. Bizarrement, alors qu’il est toujours si didactique, il y parle peu explicitement de l’Europe, de ses destinées, ne commente aucun des parallèles entre l’Europe et la Russie, mais multiplie les lieux, les événements et les personnages européens, qu’il met ainsi en regard de la Russie et des Russes, en laissant tirer au lecteur la conclusion qui s’impose.

Si l’on classe ces textes d’après l’ordre chronologique de l’action décrite, on note que l’action du premier récit, La Vodka au punch [Punševaja vodka] se déroule en 1762, année du coup d’État de Catherine II, et celle du dernier, un roman resté inachevé, Délire [Bred], dans les années 50 du siècle dernier, en pleine guerre froide. Parmi ces quinze textes[9], plusieurs sont centrés sur des événements européens, plusieurs ont également pour héros des Européens et rien ne différencie un roman consacré à la Révolution française, comme Le 9 Thermidor, d’un autre consacré aux terroristes russes de la Volonté du peuple et à l’assassinat du tsar Alexandre II, comme Les Origines [Istoki]. La technique du romancier reste la même. Ce qui est d’autant plus logique que son projet est précisément de mêler personnages russes et européens, lieux de l’action et événements russes et européens, pour démontrer l’appartenance de la Russie à l’Europe et inscrire son histoire dans celle de l’Europe.

Parmi les quinze ouvrages qui constituent cette série de romans ou récits historiques, seule l’action de La Vodka au punch se déroule entièrement en Russie. Parmi les personnages européens, on trouve surtout des personnages historiques, par exemple, Robespierre, Talleyrand, Napoléon, Beethoven, Isabey et Byron, mais aussi des personnages fictifs, tels l’écrivain Vislicenus, dont le prototype n’est autre qu’André Gide, dans le roman Le Commencement de la fin [Načalo konca], ou l’avocat socialiste Cerisier dans la trilogie sur la révolution russe. Balzac est quant à lui le héros de Récit sur la mort, un roman dont l’action se déroule entre 1847 et 1850, et qui se termine par la mort de l’écrivain français et l’hommage que lui rend alors Victor Hugo. Le roman est d’emblée placé sous le double signe de Paris et de Kiev, la ville de l’exil et la ville natale dans le cas d’Aldanov, sans que rien dans le texte ne signale une différence particulière entre ces deux villes, principaux lieux de l’action. Si Balzac intéresse Aldanov, ce n’est pas uniquement parce qu’il est, comme lui, l’auteur d’une vaste série de romans, La Comédie humaine, mais parce qu’il fut amoureux de Mme Hanska, sujette du tsar russe, et qu’il eut ainsi l’occasion de passer plusieurs mois dans l’Empire russe dans les dernières années de sa vie. Toujours très documenté, Aldanov a utilisé La Lettre de Kiew et la correspondance de Balzac pour reconstituer ses impressions sur la Russie. Il s’en sert pour démontrer à quel point la vie que Balzac a menée à Verhovnja, le domaine de Mme Hanska, lui a plu. Balzac y aurait bien passé le restant de ses jours, et ne s’y trouvait nullement dépaysé, en pays barbare. Ou l’on voit bien que le projet d’inscrire l’histoire de la Russie dans l’histoire de l’Europe s’inscrit dans l’architectonique des romans qui ne distingue pas ce qui est russe de ce qui est européen.

Il convient d’ajouter qu’Aldanov a pris la peine, à plusieurs reprises, de préciser qu’il n’existait pas la moindre différence de valeur entre les acteurs historiques russes et européens à une époque donnée, la seule différence touchant à leur notoriété. Tout Européen a entendu parler de Robespierre, mais pas forcément du comte Pahlen :

Долголетнее изучение документов, относящихся к людям, убедило меня в том, что не только наиболее выдающиеся из русских деятелей конца 18-го и начала 19-го веков (Суворов, Пален, Безбородко, Панин, Воронцовы), но и многие другие (Талызин, Вал. Зубов, Яшвиль, Завадовский, Строгановы, С. Уваров) в умственном и в моральном отношении стояли не ниже, а выше большинства их знаменитых западных современников, участников Французской революции. Убийцы Павла I составляли небольшую часть блестящей исторической группы. […] Если б граф Пален остался у власти в царствование Александра I, вероятно, история России (а с ней и европейская история) приняла бы другое направление[10].

Une affirmation du même genre se retrouve dans Suicide, où il affirme qu’à la veille de la Première Guerre mondiale, alors que tous se trompent, et que personne ne prévoit combien longue et destructrice sera la prochaine guerre européenne, seuls de rares hommes politiques en prévoient les conséquences et tentent de l’empêcher. Parmi eux se trouvent deux Russes, les seuls dont il donne le nom :

Как бы то ни было, еще за год до войны ее по настоящему никто, кроме полоумных, не хотел, – и все к ней бессознательно мир подталкивали, совершенно не подозревая о том, на кого в действительности работают. Видели это ясно лишь очень немногие государственные люди Европы (в их числе двое русских: Витте и Дурново)[11].

On peut également noter que dans nombre de ses œuvres, Aldanov choisit un porte-parole parmi ses personnages. En général, les origines « obscures » de ce dernier sont soulignées, allusion, entre autres, au fait qu’Aldanov était Juif et avait sans doute pour cette raison choisi comme pseudonyme une anagramme à consonance russe de son vrai nom de famille. Toujours est-il que dans cette série de doubles de l’auteur ne figurent pas que des personnages russes : dans la tétralogie Le Penseur [Myslitel’], par exemple, le vieux et sage Français Lamort en fait office.

Et si Aldanov ne fait aucune différence entre les éléments russes ou européens de ses romans, c’est parce qu’il croit à l’universalité de la nature humaine. Les passions qui poussent les hommes à agir, et qui sont pour beaucoup dans leurs destinées, sont partout les mêmes. Aldanov ne croit pas à la psychologie des peuples, à une mentalité qui leur appartiendrait en propre, il insiste en tout cas sur leurs points communs, leurs similitudes[12]. Comme beaucoup de Russes, il ne supportait pas l’expression « âme slave » dont abusait parfois la presse française de son époque dans ses articles sur la Russie.

Les clichés sur l’« âme slave »

Dans la trilogie sur la révolution russe, Musja émigrée à Paris, se moque ainsi de ce cliché totalement faux : « Муся слова “âme slave” произносила с насмешкой, – так оно было принято и у всех ее русских друзей[13]. » Les étrangers, c’est-à-dire les Européens parmi lesquels elle vit, particulièrement mais non exclusivement les Français, ne connaissent de toute façon pas grand-chose à la Russie, et c’est l’occasion pour Aldanov de passages ironiques, dans lesquels il se moque de leur ignorance : alors que les Russes connaissent bien l’Europe, le contraire est nettement moins fréquent. Mais ce qui lui semble impardonnable, c’est que ce sont des Russes qui répandent de tels clichés, si dommageables pour leurs compatriotes. Aldanov relève en effet que les étrangers ne font que répéter ces clichés qui, malheureusement, constituent trop souvent leur principale source d’informations sur la Russie. La cinquième partie de La Nuit d’Ulm est précisément consacrée à cette thématique. Le dialogue intitulé « Les idées russes » est en fait une sévère critique de L’Idée russe [Russkaja Ideja] de Nikolaj Berdjaev. Les ouvrages de Berdjaev, en raison de sa célébrité, avaient une grande résonance en Europe. Or, pour Aldanov, il est particulièrement dommage que cette renommée serve à nuire à l’image des Russes. Il n’épargne pas ses flèches contre ce philosophe qu’il n’apprécie guère et dont il semble vouloir remettre en cause la renommée. Selon Aldanov, Berdjaev contribue à creuser le fossé qui sans aucun fondement est dit séparer les Russes des Européens. En faisant des Russes un peuple prompt à l’excès, épris de maximalisme, porteur d’une histoire singulière, il met en exergue une différence qui pour Aldanov n’existe tout simplement pas. Berdjaev, donc, se trompe, mais le pire, c’est qu’il trompe aussi ses très nombreux lecteurs européens. Aldanov le regrette d’autant plus que lui-même consacre toute son énergie à réfuter cette idée. Ce fossé imaginaire est pour lui une absurdité, mais une absurdité qui coûta cher en 1917, puisqu’elle a donné aux hommes politiques européens la raison qui leur manquait pour refuser d’engager des forces suffisantes dans la guerre civile russe afin de renverser le gouvernement bolchevique.

Aldanov relève à maintes reprises que les Russes n’ont pas été bien accueillis en Europe après 1917, ni surtout assez soutenus dans leur tentative de renverser Lénine, et il le regrette amèrement. On trouve même dans ses romans des formulations contre les Alliés, qui n’ont rien à envier à celles que l’on peut trouver, par exemple dans Août 14 [Avgust 14-ogo] d’Aleksandr Solženicyn ou La Garde blanche [Belaja Gvardija] de Mihail Bulgakov. Et même s’il a la prudence de les attribuer à des personnages, et non au narrateur omniscient, on sait qu’Aldanov pensait aussi, comme de nombreux Russes, que les vainqueurs avaient oublié leur dette envers les Russes et les avaient carrément abandonnés à leur triste sort :

Ненавижу всех иностранцев лютой ненавистью, которую, быть может, на операционном столе вшивый щенок испытывает к публике, явившейся на вивисекцию. Он ненавидит экспериментаторов, но публику, вероятно, ненавидит еще острее. До последней капли русской крови воевали, до последнего русского вшивого щенка будут изучать великий опыт! Будь все они прокляты, пропади они все пропадом, и единственное мое искреннее, последнее желание, чтобы и они, еще при моей жизни, подпали под власть товарища Каина[14].

Ainsi s’exprime un intelligent russe qui n’a pas émigré et est obligé de collaborer avec les bolcheviks pour survivre à Moscou, en 1919. L’attitude des Alliés est d’autant plus affligeante que l’une des convictions les plus fermes d’Aldanov tient au fait que seule une paix séparée aurait pu sauver la Russie, or, comme il l’a répété tout au long de sa vie, « ce qui était politiquement nécessaire était psychologiquement impossible[15] », puisque les hommes au pouvoir entre février et octobre 1917 n’ont pu se résoudre à une telle démarche, par sens de l’honneur.

C’est également dans le cadre de la critique du caractère national russe qu’il convient de replacer la critique sévère, et injuste, que fait Aldanov de l’œuvre de Fëdor Dostoevskij, l’auteur russe le plus connu et le plus lu à l’époque en France et en Europe[16]. Là encore, loin de se réjouir du succès d’un compatriote auprès du public étranger, il en déplore le caractère nuisible (vrednyj), puisque ce succès entérine des idées fausses sur la Russie et sa culture et porte donc préjudice à l’image des Russes. C’est tout juste si Dostoevskij n’est pas tenu responsable du mauvais accueil des émigrés après 1917. En représentant des personnages excentriques, mystiques, outranciers et déséquilibrés, il a laissé croire que tous les Russes leur ressemblaient et que, partant, la révolution était inévitable dans un tel pays. Je citerai ici deux exemples, le premier tiré du roman L’Évasion [Begstvo], le second d’un article qui ne fut publié qu’en 1930 dans le quotidien Les Dernières Nouvelles [Poslednie Novosti], mais qui relate un épisode de 1918 :

– Если удастся восстановить русский фронт, гуннам конец.

– Как же это может удаться?

– Переворот…

– Русский народ слишком пассивен для переворота. Притом русские любят деспотическую власть…

– В сущности большевики унаследовали традиции царизма.

– У нас все это было бы, конечно, невозможно.

– Вспомните руссое ничего… В душе каждого славянина есть мистическое начало, которое и сказалось теперь с такой силой у большевиков. В них есть многое общего с героями Толстого…

– Скорее Достоевского… Вспомните Грушеньку из этих « Братьев »… Я забыл их фамилию, проклятые русские имена! Она сожгла в печке десять тысяч фунтов.

– Неужели сожгла в печке? Собственно зачем?

– Мистическое начало[17].

Ou l’on voit que la lecture de Dostoevskij a frappé l’esprit de ces étrangers et les a convaincus qu’en Russie tout était possible, surtout le pire.

Наконец, не приучены литературой англичане к самым непонятным поступкам русских людей? Настасья Филипповна, как известно, бросила в печку сто тысяч рублей. У Чехова тоже кто–то сжег в печке большие деньги. Помнится, не отстал и Максим Горький. О закуривании папирос сторублевыми ассигнациями и говорить не приходится. Что ж делать, если в этой удивительной стране было при « царизме » так много лишних денег? Теперь Настасья Филипповна, быть может, служит в Париже в шляпном магазине и очень сожалела бы о сожженных деньгах, если бы она и в самом деле их сожгла. О политическом вреде, принесенном ею России, она не подозревает. В Центральном бюро Британской рабочей партии сидели обыкновенные, нисколько не инфернальные люди. Они получали скромное, приличное, жалованье и чрезвычайно редко жгли его в печке. Русские степи, благородные босяки, « ничего », « все позволено », Грушенька и Коллонтай, Челкаш и Зиновьев – как же было во всем этом разобраться занятым политическим деятелям Англии[18]?

Si Aldanov ne se reconnaît pas dans les romans de Dostoevskij, c’est qu’ils ne sont pour lui en rien représentatifs de la véritable culture russe. Il affirme que celle-ci, à l’instar de la culture européenne, se distingue par son idéal grec du kalos-kagathos. Rien d’extrémiste, rien d’excessif, rien de maximaliste ne l’a jamais caractérisée, bien au contraire, toutes les grandes œuvres de la littérature russe visent à montrer l’intrication du bien et du mal d’une façon particulièrement mesurée, loin de tout fanatisme et de tout excès. La culture russe est aussi mesurée que la culture française, malheureusement les Européens ne le savent pas assez. Et c’est pourquoi Dostoevskij est l’auteur de l’œuvre la moins russe de toute la littérature russe, c’est ainsi qu’Aldanov définit Les Notes du souterrain [Zapiski iz podpol’ja][19]. Il est tout de même obligé de convenir qu’il y a comme toujours et partout des exceptions à cette règle. Pour la culture russe il en nomme trois : Konstantin Leont’ev, Nikolaj Fedorov et Vassilij Rozanov, mais il a tôt fait d’ajouter qu’en Europe, on pourrait en trouver encore plus, et parmi les artistes français il cite à brûle-pourpoint Courbet, Verlaine, Baudelaire, Rimbaud, et Gauguin. On sait également la profonde admiration qu’Aldanov a vouée toute sa vie à Lev Tolstoj. Il le considère comme le plus grand écrivain de tous les temps qui reste insurpassé à la fin des années cinquante du XXe siècle. Pour Aldanov, c’est aussi le plus grand psychologue de la littérature russe (alors que les étrangers croient à tort que c’est Dostoevskij) et peut-être aussi le seul écrivain russe excessif, mais uniquement dans sa dernière période, celle de Résurrection.

Cet avant-dernier chapitre de La Nuit d’Ulm n’est pas convaincant parce qu’Aldanov reste à un niveau de trop grande généralité. En une soixantaine de pages, il essaie de montrer que toute la culture russe est mesurée, européenne, depuis la Russie kiévienne jusqu’au XXe siècle. Rien d’excessif dans les contes, les proverbes russes ou les bylines. Il compare Le Dit de l’ost d’Igor à La Chanson de Roland et c’est cette dernière qui est la plus « extrémiste » des deux œuvres. Il n’entre toutefois jamais véritablement dans le détail et ces pages touchent uniquement par l’intensité du désir de leur auteur à aller à contre-courant de ce qu’il croit l’opinion générale. Tout lui est prétexte pour faire de la Russie le pays de la mesure et du juste milieu, et quand il ne peut nier les arguments contraires, il s’en tire en rappelant qu’en Occident aussi c’était la même chose. Il prend ainsi le contre-pied de la fameuse phrase de la Fille du capitaine [Kapitanskaja dočka] sur la révolte russe[20] : « Могу только сказать, что на Западе были точно такие же восстания, и подавлялись они так же жестоко[21]. » La révolution russe n’a donc rien d’exceptionnel, elle n’est pas la fille de la révolte russe « absurde et sans merci » caractérisée par Puškin, c’est une révolution comme les autres, comme les nombreuses révolutions qui ont éclaté en Europe durant les deux derniers siècles. Toutes les révolutions se ressemblent et sont également néfastes : « Всякая революция по самой природе своей ужасна и другой быть не может[22]. »

По существу же, французская революция была так же жестока, как русская. Робеспьер проливал кровь так же легко, как Сталин (не на бочки же кровь мерить), и даже по бесстыдству и презрению к правде и к правосудию (за исключением техники сознаний) Фукье–Тенвиль мало уступает Вышинскому[23].

La révolution

Il n’est guère étonnant que la Révolution française tienne une grande place dans le projet d’Aldanov. Elle appartenait à l’imaginaire politique russe et, comme la plupart de ses contemporains, il a spontanément comparé les événements de 1917 à la Révolution française et y a trouvé de nombreuses analogies. En 1921, il édite à Paris un essai intitulé Deux Révolutions. La Révolution française et la révolution russe, dans lequel il s’attache à démontrer au public français que c’est la révolution de Février seule qui peut être comparée à 1789, Octobre étant un coup d’État qui, au contraire, tue la révolution :

Car, sans vouloir aucunement émettre un paradoxe, ce sont les bolcheviks qui aujourd’hui représentent, sous beaucoup de rapports et surtout en ce qui concerne les méthodes de gouvernement, les traditions du tsarisme dans ce qu’il avait d’abominable. […] Et c’est au contraire la tendance antibolcheviste du gouvernement provisoire de la révolution russe qui fut révolutionnaire du point de vue historique[24].

À cette époque, il est, semble-t-il, outré par le fait que les bolcheviks bénéficient de l’héritage de la Révolution française et se servent de son prestige pour se faire des émules hors de Russie. Il se refuse, d’autre part, à comparer Robespierre à Lénine, soulignant la sincérité du premier, mais cette opinion va changer et, dans Suicide, Lénine sera au contraire régulièrement comparé à Robespierre. Aldanov ne peut d’ailleurs s’empêcher d’éprouver une certaine admiration pour Lénine, et c’est pourquoi il le distingue de Staline qui est, pour sa part, rapproché de Hitler.

Il est évident que le sujet des romans historiques écrits par Aldanov a été inspiré par sa propre expérience des révolutions russes. De son propre aveu, il a passé toute sa vie à revoir le film des événements de 1917 pour tenter de trouver les erreurs commises et comprendre ce qu’il aurait fallu faire pour éviter la catastrophe. On a vu que la seule possibilité aurait été de signer une paix séparée, ce qui était exclu « psychologiquement » pour employer ses termes. Ses quatre premières œuvres, réunies sous le titre Le Penseur [Myslitel’], sont une histoire de l’Europe révolutionnaire, qui va de 1793 à 1821, année de la mort de Napoléon à Sainte-Hélène. C’est, au demeurant, par ce dernier récit qu’Aldanov commença la publication de sa tétralogie, l’année même du centenaire de la mort de Napoléon, dans Les Annales contemporaines [Sovremennye zapiski]. Dans son projet, Aldanov est mû par un double désir, premièrement, celui de comprendre les événements russes en utilisant le procédé de l’analogie, deuxièmement, celui de prévenir les Européens du danger que représentent Lénine et ses acolytes. Aldanov est intimement persuadé que seul celui qui a vécu une révolution, celui qui en a été le témoin direct, peut réellement comprendre ce qui s’est passé durant les autres révolutions. Son expérience du Petrograd révolutionnaire lui permet ainsi de comprendre véritablement ce qui s’est passé à Paris après 1789. C’est une des convictions qui ne l’a jamais quitté :

Я позволил себе сказать профессору Олару, что, при всем превосходстве его знания французской революции, мы понимаем лучше, так как мы пережили русскую. Покойный профессор был неприятно удивлен этим замечанием[25].

Et si le personnage de Napoléon a intéressé Aldanov, c’est surtout parce qu’il déplorait que la Russie n’eût pas trouvé son Napoléon, seul capable de juguler le chaos, et de restaurer l’ordre après la révolution :

Наше отношение к Наполеону теперь более двойственное, чем когда бы то ни было. С одной стороны, уж очень много развелось маленьких Бонапартов, – Бонапартов совершенно штатских ; побед за ними не значится, но все они, разумеется, спасли отечество. […] Есть однако и « другая сторона ». В Европе в настоящее время понять как следует якобинскую революцию могут, кажется, лишь люди, пережившие революцию большевистскую. Мы видели своими глазами революционный хаос и убедились в том, как безгранично трудно с ним справиться. Как ни плох был во многих отношениях порядок, который Наполеон принес Франции, все же это был не хаос, а порядок. По собственным словам Наполеона, он « поднял свою корону из лужи ». Нам легче оценить его историческую заслугу: мы видели, какие бывают лужи[26].

La Révolution française n’est pas la seule révolution illustrée dans la tétralogie, Aldanov y montre également Venise après la chute des doges, la fin de la république parthénopéenne à Naples en 1800 et l’assassinat de Paul Ier, le 11 mars 1801. Il inscrit donc ce dernier événement dans l’histoire européenne de l’époque et compare les membres du complot russe aux autres révolutionnaires européens.

D’une façon analogue, mais non identique, les chapitres de Récit sur la mort consacrés aux révolutions de 1848 fourmillent d’allusions transparentes aux événements russes de 1917, sans que l’on puisse accuser Aldanov de forcer le procédé de l’analogie historique. Il est plutôt très sensible aux points communs que présentent les révolutions :

И, как всегда бывает, сразу один человек оказался самым популярным из всех. На эту роль, необходимую во всех революциях, обычно выдвигаются честные, красноречивые, романтического склада люди.

Во Франции таким человеком в феврале 1848 года оказался Ламартин[27].

Je ne peux citer ici tous les passages qui font de Lamartine un double de Kerenskij, j’ajouterai seulement que Ekaterina Kuskova, dans une lettre datée du 27 août 1950, écrivit à Aldanov qu’elle trouvait « Kerenskij-Lamartine fait de façon charmante[28] ».

Une nouvelle fois, le but d’Aldanov semble de montrer que les révolutions russes de 1917, si elles ne suivent des lois historiques qui n’existent pas, du moins répètent le schéma propre à toute situation révolutionnaire, et même plus, réitèrent la tragédie inhérente à toute révolution, comme le dit le physicien Arago. C’est le seul révolutionnaire auquel Aldanov consacre, dans ce roman, un chapitre entier. Il n’est pas difficile d’en deviner la raison. Ministre du gouvernement provisoire de la IIe République, Arago est plus qu’un révolutionnaire, un réformiste, et même, pour Aldanov, un homme politique modèle. C’est l’homme honnête et lucide qui a manqué en nombre suffisant à toutes les révolutions :

Но нашим преувеличенным восторгом после февральских дней мы лгали, вводили в заблуждение этих людей, обещали скоро дать им то, чего не увидят и их дети и не увидят по нашей вине. В этом и есть главная драма революции. Они начинают думать, что мы их обманули. […] И весь наш строй обречен на гибель, если проницательными людьми твердой воли не будут произведены смелые, глубокие реформы, которые дадут возможность жить человеческой жизнью всем, а не только немногим. Я не вижу этих проницательных людей твердой воли[29]

Comment ne pas lire ici en filigrane une critique des Gouvernements provisoires russes, et ce d’autant plus que ce que dit Arago est très proche des critiques formulées par Aldanov à l’encontre des hommes de Février dans La Nuit d’Ulm ?

Le dernier roman d’Aldanov, Suicide, a pour personnage principal Lénine sur lequel s’ouvre et se clôt le texte. Comme les autres, ce roman a pour objet d’inscrire l’histoire de la révolution russe dans l’histoire européenne. Cette dimension européenne se trouve soulignée non seulement par la géographie du roman (certains chapitres se passent à Bruxelles, Paris, Monte-Carlo, Londres, Vienne, Lausanne, Berne ou Rome), mais aussi par l’introduction de personnages historiques, tels l’empereur d’Autriche-Hongrie François-Joseph, Mussolini ou Albert Einstein, et l’utilisation des mémoires de plusieurs hommes d’État allemands et autrichiens. Ce roman montre également que, pour Aldanov, le XXe siècle n’a pas débuté en 1914, mais en juillet 1903, pendant le deuxième congrès du Parti social-démocrate qui vit la fameuse scission entre bolcheviks et mencheviks. C’est de ce moment que date la mainmise de Lénine sur le parti, mainmise qui allait lui permettre de créer l’instrument capable d’assurer son ambition, et de se saisir du pouvoir russe.

J’ai déjà dit que le thème principal d’Aldanov était celui de la révolution, mais c’est aussi plus particulièrement celui de la dimension européenne de la révolution russe. Il est fort à parier que cette problématique européenne explique son succès tant auprès du lecteur russe que du lecteur étranger, européen. Aldanov s’adresse en effet à un double public. Au premier, le public russe, il montre qu’il fut victime du hasard et de l’histoire. C’est le moment ici de rappeler que pour Aldanov l’histoire est le règne du hasard et que tout événement historique est le résultat du croisement accidentel de chaînes de causalité. Il n’en est pas pour autant fataliste, puisqu’il prône paradoxalement de lutter contre ce hasard. Or, l’explication de la révolution par le hasard a le mérite de disqualifier l’explication par le caractère russe. Le lecteur émigré se trouvait ainsi déchargé de toute responsabilité dans les événements de 1917. Il était avant tout une victime de la haine, haine très efficacement utilisée par Lénine pour tromper les attentes du peuple. Aldanov ne montre ni ne parle jamais des raisons de la haine qui s’était accumulée en Russie. Elle semble, dans ses romans, congénitale aux petites gens, et peu importe que ceux-ci aient été ou même seulement aient pu se sentir opprimés. Tandis qu’au second public, le public européen, il montrait que la Russie faisait partie intégrante de l’Europe. Ses personnages qui n’avaient rien de commun avec ceux de Dostoevskij servaient à le prouver, ainsi que la mise en parallèle de différents événements historiques.

Ce parti pris, au demeurant fort défendable, a quand même le défaut d’escamoter certaines des véritables causes des révolutions de 1917, dont Aldanov ne dit rien. Le peuple n’est non seulement pas représenté dans ses romans, mais encore ne semble pas jouer le moindre rôle dans la révolution. Ses seuls acteurs sont l’intelligentsia et les bolcheviks. Et tout est attribué à la formidable volonté de Lénine, ce qui réfute, en outre, un autre des clichés sur la psyché russe, celui de la passivité ou du fatalisme. Pour Aldanov, le caractère d’Oblomov n’est en rien typiquement russe, et il en veut précisément pour preuve 1917[30]. Il est aussi très symptomatique, me semble-t-il, qu’il n’écrive pratiquement rien sur la révolution de 1905. Elle n’apparaît que brièvement dans la partie du roman Suicide, dont l’action se déroule en décembre 1905. Et elle est alors systématiquement désignée par le mot « révolte » (vosstanie) et non « révolution » (revoljucija). Plus exactement, dans le chapitre qui la décrit succinctement, tous, tant personnages que narrateur, ne parlent que de « révolte », alors que dans les autres passages du roman où elle est mentionnée, c’est bien le mot « révolution » qu’ils emploient.

Aldanov semble nier toute singularité russe, toute russité. Il fait de la Russie un pays européen comme les autres, aussi parfaitement européen que les autres. Mais cela l’oblige à escamoter tout un pan de l’histoire russe, qui pourrait sembler moins typiquement européen. Ses romans ne traitent en effet que de l’histoire russe des deux derniers siècles. Ils ne remontent pas plus haut que le règne de Catherine II, princesse allemande avant de devenir tsarine russe, despote éclairée en correspondance avec d’éminents représentants des Lumières. Cela suffit-il à faire de la Russie un État européen, pleinement intégré à l’Europe ? Quant à la violence, elle n’est non seulement jamais décrite, mais même jamais dite. Elle n’est que sous-entendue dans l’explication par la haine d’octobre 1917. Cette haine s’est évidemment manifestée par des actes de violence, mais Aldanov ne le montre pas et l’on peut comprendre ses raisons puisque la Russie n’est pas, pour lui, un pays plus violent que les autres. Il en veut pour preuve, par exemple, les atrocités de la Commune dans le Paris de 1871 :

Мы теперь часто читаем в иностранной печати: « Все это могло случиться лишь в России. » Все это – т.е. « русский бунт, бессмысленный и беспощадный ». Я недоумеваю: почему же лишь в России? Точно на Западе ничего в этом роде не бывало. Франция – самая цивилизованная страна на свете, однако за неделю с 22 по 26 мая 1871 года, на улицах лучшего в мире города одни контрреволюционеры расстреляли более двадцати тысяч человек. Немало людей было казнено и революционерами. Они же вдобавок сожгли Тюильрийский дворец, городскую ратушу, еще десятки исторических зданий и только по чистой случайности не разрушили Лувр и Notre-Dame de Paris. Если этот бунт не бессмысленный и не беспощадный, то чего же еще можно, собственно, желать[31]?

Il convient également de souligner que seule l’histoire politique intéresse Aldanov, et qu’il est plus facile de trouver des points communs entre les monarques européens et leurs politiques extérieures qu’entre l’organisation des sociétés et les diverses mentalités.

 

Et j’en reviens à mon point de départ. Il semble évident que le statut d’émigré d’Aldanov a joué un grand rôle dans sa vision de l’Europe et la traduction de cette dernière dans son œuvre romanesque. Dépité, voire attristé, par le mauvais accueil des émigrés russes par les Européens, il a voulu montrer à ces derniers qu’ils se trompaient et méconnaissaient la Russie. Il a œuvré, à son échelle, avec ses moyens, à une meilleure connaissance de la Russie à l’étranger et a ainsi apporté son obole à l’une des missions que s’était données l’émigration russe dans son ensemble.

J’ajouterai, en guise de conclusion, que si l’on veut inclure Aldanov à la liste des auteurs étudiés par Pascal Dethurens, il importe de souligner que son œuvre ne questionne pas l’Europe, concept qui relève pour lui de l’évidence, mais exprime un fort désir d’Europe. On pourrait aussi, peut-être, arguer d’une note propre à l’émigration, du moins à une certaine partie de l’émigration, et montrer qu’Aldanov a poursuivi la tradition du « roman russe d’idées européennes », pour reprendre cette fois les termes de Franco Moretti[32]. De facture très classique, pour ne pas dire désuète en ces années 20 et 30, les romans d’Aldanov sont en effet des romans d’idées. Il disait lui-même que pour juger d’un roman, il fallait utiliser la triade : action, caractère, style et lui ajouter « quelque chose d’important, […] les idées[33] », car il pensait que tout grand art se fonde sur des idées et sert une cause. Ses œuvres illustrent donc ses idées qui, toutes, tournent autour de la révolution, en raison de l’expérience traumatisante qui fut la sienne en 1917. En ce sens, on peut effectivement dire qu’il a écrit des « romans russes d’idées européennes ». Toutefois, au contraire de Dostoevskij[34], et parce qu’il se sentait aussi européen que russe, Aldanov n’y a pas opposé des idées qui seraient européennes à des idées qui seraient russes, puisque pour lui ses idées étaient russes et donc européennes, européennes et donc russes.


[1] P. Dethurens, De l’Europe en littérature. Création littéraire et culture européenne au temps de la crise de l’esprit (1918-1939), Genève, Droz, 2002.

[2] A. Sedyh, Dalekie, blizkie [Lointains et proches], New York, Novoe russkoe slovo, 1962, p. 48. « L’européanisme d’Aldanov se voyait en toute chose : il tenait sa parole, il n’était jamais en retard aux rendez-vous, il aimait l’ordre, répondait ponctuellement à toutes les lettres, remerciait toujours pour des vœux ou de bonnes critiques de ses livres. Il redoutait plus que tout l’« exotisme », aussi bien dans son métier d’écrivain que dans sa vie privée. On ne peut lier le nom d’Aldanov à aucune expérience tumultueuse. Il ne lui est jamais arrivé de mourir de faim, il n’a jamais été ivre mort, n’a jamais perdu aux cartes, n’a jamais engagé au mont-de-piété les jupes de sa femme, Tatiana Markovna, sa fidèle collaboratrice et admirable traductrice. »

[3] Les titres russes de ces romans sont Ključ, Begstvo et Peščera.

[4] M. Aldanov, Ključ [La Clef], Moscou, Hudožestvennaja literatura, 1990, p. 183. « Européen je suis né et européen je mourrai, je n’ai rien à voir avec l’Asie et ce n’est pas maintenant que je vais commencer à l’admirer […]. »

[5] Ce roman fut aussi publié dès décembre 1956, en feuilleton, dans le journal Novoe russkoe slovo [La Nouvelle Parole russe].

[6] M. Aldanov, Samoubijstvo [Suicide], Paris, Les Éditeurs réunis, 1977, p. 367. « La vieille Europe, qui était pourtant bien meilleure que celle qui lui succéda, se suicida. »

[7] M. Aldanov, Ul’mskaja Noč’ [La Nuit d’Ulm], Moscou, Novosti, 1996, p. 345. « Les Turcs ne sont pas du tout aussi mauvais qu’on s’est plu à le prétendre, c’est un peuple honnête, mesuré et travailleur. »

[8] G. Kuznecova, Grasskij Dnevnik [Le Journal de Grasse], Washington, Izdanie russkogo knižnogo dela v SŠA / Viktor Kamkin, 1967, p. 154-155. « Et surtout je suis contre les conclusions qu’Il’ja Isidorovič veut en tirer. Il s’appuie sur le fait, dit-il, qu’existent l’Occident et l’Asie, c’est-à-dire la Russie. En Occident, tout était différent, lumineux, tandis que chez nous c’était l’esclavage, la barbarie. C’est pourquoi le peuple a en fait besoin du gouvernement qu’il a maintenant, c’est-à-dire du gouvernement bolchevique. Il dit en fait la même chose que ce que disent de nous les étrangers, que ce que dit Herriot par exemple: « C’est ce qu’il fallait à un peuple d’esclaves. » Et pourtant en Occident aussi, c’était la même chose. Un Louis ne se prenait-il pas pour Dieu ? « Ton esclave », en guise de signature sur les suppliques, n’est rien de plus qu’une formule de politesse. Je ne suis pas d’accord avec le pathos à la Susanin que vous prêtez à tout cela… // […] Non, non, le plus terrible, c’est que vous creusez vous-même ce fossé entre l’Occident et nous, en parlant d’« Asie ». Tout allait si vite durant les dernières décennies que si nous n’avions pas sombré après la guerre, nous aurions rattrapé l’Europe. Nous ne sommes pas l’Asie, nous ne sommes qu’une Europe qui a pris du retard… »

[9] Outre les romans, appartiennent à cette série les récits La Vodka au punch [Punševaja vodka], La Dixième Symphonie [Desjataja simfonija] et La Tombe du guerrier [Mogila voina], à l’exclusion des autres nouvelles, beaucoup plus courtes et relevant d’un autre genre, même si elles sont aussi presque toujours centrées autour d’un événement historique particulier, tels, par exemple, L’Astrologue [Astrolog], sur le suicide de Hitler, ou L’Exterminateur [Istrebitel’], sur la conférence de Yalta.

[10] M. Aldanov, Zagovor [La Conjuration], Moscou, Moskovskij rabočij, 1989, p. 7-8. « Une longue étude des documents se rapportant aux hommes m’a convaincu que, non seulement les plus remarquables personnages russes de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle (Suvorov, Pahlen, Bezborodko, Panin, les Voroncov), mais aussi les autres (Talyzin, Val. Zubov, Jašvil’, Zavadovskij, les Stroganov, S. Uvarov) étaient du point de vue intellectuel et moral, non pas inférieurs, mais bien supérieurs à la majorité de leurs contemporains occidentaux, acteurs de la Révolution française. Les meurtriers de Paul constituaient une petite partie d’un remarquable groupe historique. […] Si le compte Pahlen était resté au pouvoir sous Alexandre Ier, il est vraisemblable que l’histoire de la Russie (et, avec elle celle de l’Europe) aurait pris une autre direction. »

[11]M. Aldanov, Samoubijstvo [Suicide], op. cit., p. 95. « Quoi qu’il en soit, personne, sinon des déséquilibrés, ne voulait réellement la guerre encore un an avant sa déclaration, et pourtant tous, sans s’en rendre compte, poussaient le monde à la guerre, sans soupçonner le moins du monde de qui ils faisaient le jeu. Seuls de très rares hommes d’État européens le comprenaient (parmi eux deux Russes, Witte et Durnovo). »

[12] Il combat d’ailleurs tous les clichés, y compris ceux qui ont cours sur les Français. Voir M. Aldanov, Povest’ o smerti [Récit sur la mort], Francfort-sur-le-Main, Possev, p. 269 et 326.

[13] M. Aldanov, Peščera [La Caverne], Moscou, Pravda, 1991, p. 57. « Musja ne pouvait prononcer qu’avec ironie les mots “âme slave”, et tous ses amis russes faisaient de même. »

[14Ibid., p. 220. « Je hais tous les étrangers de la haine la plus implacable, de la même haine que, sans doute, ressent un chiot galeux sur la table d’opération à l’égard du public, venu assister à la vivisection. Il hait les expérimentateurs, mais il hait vraisemblablement encore plus le public. Ils ont combattu jusqu’à la dernière goutte de sang russe, et ils vont étudier la grande expérience jusqu’au dernier chiot russe galeux. Qu’ils soient tous maudits, mon seul et dernier souhait sincère est qu’eux aussi, encore de mon vivant, tombent sous la coupe du camarade Caïn. »

[15] M. Aldanov, Ul’mskaja Noč’ [La Nuit d’Ulm], op. cit., p. 283. « То, что было политической необходимостью, было психологической невозможностью. » La même formulation est reprise dans les romans comme dans de nombreux articles.

[16] Voir G. Tassis, « Dostoevskij glazami Aldanova », Dostoevskij i XX vek, Moscou, IMLI RAN, 2007, t. 1, p. 382-405.

[17] M. Aldanov, Begstvo [L’Évasion], Moscou, Pressa, 1993, p. 477. « – Si l’on arrive à relever le front russe, c’en est fini des Huns. / – Mais comment y arriver ? / – Par un coup d’État… / – Le peuple russe est trop passif pour un coup d’État. De plus les Russes aiment les despotes… / – En fait, les bolcheviks sont les héritiers du tsarisme. / – Chez nous, tout cela serait évidemment impossible. / – Souvenez vous du nitchevo russe… Il y a en l’âme de chaque slave un élément mystique qui se manifeste dans toute sa force chez les bolcheviks. Ils ont beaucoup en commun avec les héros de Tolstoj… / – Plutôt de Dostoevskij… Vous vous rappelez cette Grušen’ka dans ces Frères… J’ai oublié leur nom, maudits noms russes ! Elle a brûlé dix mille livres sterling dans un poêle. / – Ce n’est pas possible, dans un poêle ? Mais enfin pourquoi ? / L’élément mystique. »

[18] M. Aldanov, « Iz vospominanij sekretarja odnoj delegacii » [« Souvenirs du secrétaire d’une délégation »], dans Očerki [Essais], Moscou, Novosti, p. 105-106. Ce texte fut pour la première fois publié dans Poslednie Novosti [Les Dernières Nouvelles] les 20 et 26 avril et 22 mai 1930. « Enfin, la littérature n’a-t-elle pas habitué les Anglais aux actes les plus incompréhensibles de la part des Russes ? Nastas’ja Filipovna, comme on le sait, a jeté au feu cent mille roubles. Chez Čehov aussi quelqu’un jette au feu une grosse somme. Il me souvient également que Maksim Gor’kij n’est pas en reste. Et ce n’est même pas la peine de mentionner les cigarettes roulées dans des billets de cent roubles. Que faire si dans ce pays étonnant il y avait tant d’argent superflu au temps des tsars ? Aujourd’hui, Nastas’ja Filipovna travaille sans doute à Paris chez une modiste et regretterait beaucoup l’argent parti en fumée si elle l’avait effectivement brûlé. Elle ne soupçonne pas le tort politique qu’elle a causé à la Russie. Au bureau central du Parti travailliste britannique ne travaillaient que des gens ordinaires qui n’avaient rien d’infernal. Ils recevaient un salaire modeste, un salaire suffisant qu’il ne leur arrivait que très rarement de jeter au feu. Les steppes russes, les nobles vagabonds, le nitchevo, le « tout est permis », Grušen’ka, Kollontaj, Čelkaš et Zinov’ev – comment les hommes politiques anglais si occupés auraient-ils pu y comprendre quelque chose ? »

[19] M. Aldanov, Ul’mskaja Noč’ [La Nuit d’Ulm], op. cit., p. 354 et 356.

[20] « […] не приведи Бог видеть русский бунт, бессмысленный, беспощадный. » « […] que Dieu nous garde de voir une révolte à la russe, absurde et sans merci ! », A. Pouchkine, La Fille du capitaine, dans Œuvres en prose, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973, p. 687, traduction d’A. Meynieux.

[21] M. Aldanov, Ul’mskaja Noč’ [La Nuit d’Ulm], op. cit., p. 342. « La seule chose que je puisse ajouter, c’est qu’il y eut en Occident exactement les mêmes révoltes et qu’elles ont été écrasées avec la même cruauté. »

[22] M. Aldanov, Devjatoe termidora (Le 9 Thermidor), Moskva, Moskovskij rabočij, 1989, p. 180. « Toute révolution est par nature terrible et il ne peut en aller autrement. »

[23] M. Aldanov, Ul’mskaja noč’ [La Nuit d’Ulm], op. cit., p. 339. « En fait, la Révolution française a été tout aussi cruelle que la russe. Robespierre a versé le sang tout aussi facilement que Staline (on ne va quand même pas mesurer le sang versé en litres), et même pour ce qui est de l’impudence, du mépris de la vérité et de la justice (à l’exclusion de la technique des aveux) Fouquier-Tinville ne le cédait presque en rien à Vyšinskij. »

[24] M. Landau-Aldanov, Deux Révolutions. La Révolution française et la Révolution russe, Paris, Imprimerie Union, 1921, p. 8.

[25] M. Aldanov, Zemli, ljudi [Des pays et des hommes], Berlin, Slovo, 1932, p. 196. « Je me suis permis de dire au professeur Aulard que, malgré sa meilleure connaissance de la Révolution française, nous la comprenions mieux que lui car nous avions vécu la révolution russe. Le défunt professeur fut désagréablement surpris par cette remarque. »

[26] M. Aldanov, « Novye pis’ma Napoleona» [« Nouvelles Lettres de Napoléon »], Sovremennye zapiski (Les Annales contemporaines), Paris, 1935, n° 58, p. 452. « Notre rapport à Napoléon est aujourd’hui plus ambigu que jamais. D’un côté se sont multipliés de petits Bonaparte, des Bonaparte parfaitement civils, qui n’ont remporté aucune victoire, mais qui tous, bien sûr, ont sauvé leur patrie. […] Il existe pourtant “un autre côté”. En Europe aujourd’hui, seuls ceux qui ont vécu la révolution bolchevique peuvent comprendre réellement, nous semble-t-il, la révolution jacobine. Nous avons vu de nos yeux le chaos de la révolution et nous avons pu nous persuader combien il est infiniment difficile d’en sortir. Bien que l’ordre que Napoléon a ramené en France ait eu, à maints égards, des défauts, ce n’était pas le chaos, mais bien de l’ordre. Selon les propres termes de Napoléon, il a “relevé la couronne dans le ruisseau”. Il nous est plus facile d’apprécier son mérite historique : nous avons vu quels peuvent être les ruisseaux. »

[27] M. Aldanov, Povest’ o smerti [Récit sur la mort], op. cit., p. 285. « Et comme c’est toujours le cas, un homme devint aussitôt le plus populaire de tous. Pour ce rôle, obligatoire dans toutes les révolutions, se présentent d’habitude des gens honnêtes, éloquents et romantiques. // En France, cet homme fut, en février 1848, Lamartine. »

[28] « Керенский-Ламартин прелестно сделан ». Voir G. Tassis, L’Œuvre romanesque de Mark Aldanov, Berne, Peter Lang, coll. « Slavica Helvetica », n° 48, 1995, p. 74.

[29] M. Aldanov, Povest’ o smerti [Récit sur la mort], op. cit., p. 318-319. « Mais avec notre enthousiasme exagéré à la suite des journées de février, nous avons menti, nous avons induit ces gens en erreur ; nous leur avons promis de leur donner bientôt ce que ne verront même pas leurs enfants, et ce qu’ils ne verront pas par notre faute. Voilà en quoi consiste le principal drame de la révolution. Ils se mettent alors à penser que nous les avons trompés. […] Tout notre système est voué à l’échec si des gens clairvoyants, doués d’une ferme volonté, ne conduisent pas de profondes et audacieuses réformes qui donneront à tous, et non pas seulement à une minorité, la possibilité de vivre humainement. Mais je ne vois pas ces hommes clairvoyants et volontaires… »

[30] M. Aldanov, Ul’mskaja Noč’ [La Nuit d’Ulm], op. cit., p. 269 : « Kак бы мы ни относились к Октябрьской революции и к тому, что за ней последовало в СССР (трудно относиться к этому более враждебно, чем я), мы не можем отрицать, что напряжение действия тут было необычайное, что была проявлена небывалая энергия, и что если какой-либо “тип” оказался совершенно не национальным, то именно тип Обломова… » « Quoi que l’on pense de la révolution d’Octobre et de ce qui l’a suivie en URSS (il est difficile d’en penser plus de mal que moi), on ne peut nier que l’intensité de l’action fut ici extraordinaire, qu’on y fit montre d’une énergie inouïe et que si un “type” s’est avéré non national, c’est bien celui d’Oblomov. »

[31] M. Aldanov, « Klemanco » [« Clemenceau »], Portrety [Portraits], Moscou, Novosti, 1994, p. 394. On trouve la même remarque dans Suicide, p. 205, et ailleurs. « Aujourd’hui nous lisons souvent dans la presse étrangère : “Tout cela n’a pu se passer qu’en Russie.” Tout cela, c’est-à-dire une “révolte à la russe, absurde et sans merci”. Je me demande bien pourquoi en Russie seulement. Comme si l’Occident n’avait jamais rien connu de tel. La France est le pays le plus civilisé du monde, pourtant en une semaine, du 22 au 26 mai 1871, les seuls contre-révolutionnaires ont fusillé dans les rues de la plus belle ville du monde plus de vingt mille personnes. Les révolutionnaires aussi ont fait d’innombrables victimes. En outre, ils ont mis le feu au palais des Tuileries, à l’Hôtel-de-Ville, et à des dizaines d’autres bâtiments historiques, et ce n’est que par hasard qu’ils n’ont pas détruit le Louvre et Notre-Dame. Si cette révolte n’est ni absurde ni sans merci, que vouloir de plus ? »

[32]F. Moretti, Atlas du roman européen. 1800-1900, Paris, Seuil, 2000, traduction de J. Nicolas, p. 38.

[33] M. Aldanov, Živi kak hočeš’ [Vivre comme on veut], New York, izd. imeni Čehova, t. 2, p. 19. « […] действие, характеры, стиль. К ним надо прибавить главное, […]: идеи… »

[34] Dans Les Origines [Istoki], Dostoevskij a une conversation avec un des héros fictifs, dans laquelle il exprime toute son aversion pour les Européens. Aldanov s’en sert pour montrer non seulement sa xénophobie, mais aussi qu’il ne se sentait pas européen et n’était donc pas un véritable représentant de l’intelligentsia russe. 

 

Pour citer cet article

Gervaise TASSIS. «Mark Aldanov, écrivain russe et européen», ouvrage collectif Modèle de Gouvernement, [en ligne], Lyon, ENS LSH, mis en ligne le 15 juillet 2011. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article296