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Les multiples voix de Boris Poplavski

Hélène MENEGALDO

Université de Poitiers, MIMMOC

Plan de l'article

Texte intégral

Boris Poplavski connaissait l’Europe et parlait déjà le français à son arrivée à Paris en 1921, à l’âge de dix-huit ans ; son parcours présente ainsi un « cas d’école » concernant les questions de l’identité, de l’adaptation/assimilation, acceptation/rejet de – et par – la culture du pays d’accueil, la relation à la génération des aînés, le choix de la langue de l’écriture, etc. Poète, prosateur, mais aussi diariste, épistolier, critique d’art et de littérature, chroniqueur et peintre, vers la fin de sa vie Poplavski voulait renoncer à l’esthétique au profit de la mystique et voyait dans ses écrits sur la Kabbale le « grand œuvre » de sa vie. Sans reprendre ce qui est déjà bien connu, je voudrais illustrer la difficulté de répondre à la question posée aujourd’hui d’une « écriture européenne » à partir de la réévaluation de l’œuvre du poète, imposée par l’avancée du travail sur ses archives.

Les strates archaïques

La redécouverte de l’héritage littéraire de Poplavski s’apparente à une cure psychanalytique où ce sont les strates les plus anciennes, celles de l’adolescence et de l’enfance, qui émergent en dernier, révélant un engagement précoce dans l’aventure avant-gardiste. La « légende Poplavski », entretenue par son ami et éditeur Nicolas Tatischeff, le présentait comme un poète inspiré, héritier de Blok et de Rimbaud. La publication, en 1997, des textes poétiques découverts par Régis Gayraud dans les archives d’Ilia Zdanevitch[1], laissait entrevoir l’existence d’une veine poétique bien différente. Entre 1998 et 1999, j’ai découvert dans les archives de Poplavski ses poésies de jeunesse et ses poésies « automatiques[2] », c’est-à-dire surréalistes, publiées l’année suivante, puis plusieurs chemises de poésies « dada », ainsi que le plan de l’édition de ses œuvres complètes, la liste numérotée de tous ses poèmes, des projets de couverture pour ses différents volumes de vers, son journal de 1921 que l’on croyait perdu, de nombreux dessins, mais aucune des aquarelles mentionnées par Nicolas Tatischeff. En même temps, à Moscou, paraissait le recueil Dadafonia[3] qui présentait les poésies retrouvées dans l’autre partie des archives, confiées en 1997 au Musée littéraire d’État de Moscou par Boris et Irène Tatischeff, ce qui confirmait l’existence d’une œuvre poétique importante, non exploitée, placée sous le signe de « Dada » (dans ses notes, Poplavski appelle les années 1922-1925 « période du dadaïsme russe »). Quant à la prose, elle n’était connue que par ses articles parus en revues, des extraits de son journal et quelques fragments de ses romans, jusqu’à la publication en 1993, par le professeur Louis Allain, du texte complet des deux romans, à partir du manuscrit conservé à Paris par Nicolas Tatischeff et Kirill Pomerantsev et préparé pour l’édition par Stéphane Tatischeff.

À la lumière de ces découvertes, on constate que c’est la période 1925-1926 qui est la plus féconde sur le plan poétique. En plus des poèmes de la période russe, que leur auteur ne prévoyait pas de publier, l’œuvre poétique comprend 560 poèmes répartis en huit recueils. La période « dada » est représentée par trois recueils : Dirižabl’ Neizvestnogo Napravlenija [Le dirigeable à destination inconnue], Dirižabl’ Osatanel [Le dirigeable déboussolé], ainsi qu’un volume d’annexes, Dopolnenie k Dirižablju.

L’accès à ces strates archaïques casse l’image conventionnelle du jeune garçon arrivant à Paris et se laissant influencer par la culture du pays d’accueil. Cette arrivée est précédée en effet d’une préhistoire déjà riche, fondamentale pour les choix existentiels comme pour les choix poétiques. Poplavski naît dans une famille de musiciens, sa mère, cousine de Mme Blavatsky, tient un salon littéraire et religieux. Boris fréquente le lycée français de Saint-Philippe de Nérée, il dessine et écrit des vers sous l’influence de sa sœur, Natalia, une poétesse décadente à la mode dans le milieu de la bohème moscovite. Il tient aussi un journal en vers, orné de dessins, qui est une tentative originale d’écriture automatique. On y trouve aussi des fragments de prose poétique. Les cahiers de 1917, partiellement décryptés par Stéphane Tatischeff, contiennent plusieurs poèmes d’une lucidité politique étonnante pour un garçon de cet âge :

Хамоправие в России

Утвердилось навсегда

И спасёт её от смерти

Только власть Каледина.

Poplavski s’approprie le genre populaire de la častuštuška pour le retourner contre les bolcheviks :

Завтра мы войну закончим

Мир устроим навсегда

И солдат пораспределим

Грабить церкви и дома.v

 

И во всех дворцовых зданиях

Сделаем рабочий клуб

vА буржуям за дыхание

vТаксу в час поставим рубль.

D’autres poèmes sont des parodies d’Igor Severianine ou de la poésie décadente. L’adolescent s’essaie à différents genres, en particulier lors des fêtes lycéennes (kapoustniki et autres). L’ambiance de sa ville natale n’a pu manquer de jouer un rôle dans la formation du jeune Poplavski. Moscou était depuis 1907 le fief des cubo-futuristes dont les expositions, comme celle de « La queue de l’âne », les publications aux titres insolites et les manifestations tapageuses faisaient scandale. Les soirées futuristes décrites par Bénédikt Livchitz dans L’Archer à un œil et demi devançaient les « soirées dada » de Zurich, les déambulations à travers la ville de Larionov et Bolchakov, le visage peint, préfiguraient la tournée de conférences entreprise dans la province russe en 1914 par Bourliouk, Kamenski et Maïakovski. Les extravagances vestimentaires, la provocation systématique, le refus des valeurs passéistes séduisaient la jeunesse. À l’instar de Bourliouk qui, lors de ses conférences, apparaissait le visage plâtré de blanc et les lèvres peintes en carmin, Poplavski se poudrait le visage. La dérision et le pastiche de l’esthétique symboliste se retrouvent aussi dans ses essais poétiques d’alors.

Le jeune garçon écrit des pamphlets contre ses professeurs, ce qui provoque son exclusion du lycée. Son journal présente une âme révoltée contre l’ordre social, le mode de vie bourgeois et l’atmosphère familiale, oppressante, qu’il décrira plus tard ainsi dans une lettre à Juri Ivask : « родители жили богато, но детей притесняли и мучили, хотя ездили каждый год за границу и т.д. Дом был вроде тюрьмы, и эмиграция была для меня счастьем[4] ». Faute d’exutoire, la révolte et le désir de vengeance qui l’accompagne se retournent contre le jeune poète : sa tentative d’autodestruction par la drogue l’amènera à l’état de cadavre vivant. En même temps, le rejet de son milieu d’origine explique qu’il accueille la révolution et l’exil comme une libération :

Рыхлый снег под ногами, февральская каша, и прощай занятия… Как было хорошо, здорово бежать, бросать всё, удирать на телеге по украинским дорогам […]. Развейся в пространство, развейся квартира, квартира моя… Тюрьма проклятая, сумрачная, бесконечная, покрытая белыми чехлами[5]

En relisant certains poèmes de Flagi à la lumière des poésies de jeunesse, on constate que l’aspect morbide et décadent et le maniérisme que la critique y décèlera proviennent, non des conditions de la vie en émigration, mais d’une adolescence moscovite tôt interrompue par la révolution. Dans le recueil Goroda moej zizni [Les villes de ma vie] écrit à son arrivée à Paris, la ville natale du poète est un bazar oriental coloré et pittoresque enraciné dans le passé. Mais sa face obscure se dévoile dans d’autres poèmes, écrits sur le chemin de l’exil[6], où figurent prostituées et sordides fumeries d’opium (voir Karavany gašiša [Les Caravanes du haschich]), lieux de visions magiques ou terrifiantes :

А под лампой смола, в переплёте Бэкон.

Мне Ассис постелил из лоскутьев ковёр.

Dans les villes de province, d’éphémères groupements se créent au gré de l’avancée du front. C’est pendant ces années d’errances (1918-1920) que s’amorce le virage de Poplavski vers le futurisme. Sa carrière littéraire débute en 1919, lorsque, se trouvant à Yalta, il lit ses poèmes au Cercle Tchekhov. Quelques mois plus tard, à Rostov-sur-le-Don, où il se passionne pour Herbert Wells et surtout, Nietzsche, le jeune poète fréquente le cercle des Samedis de Nikitine[7], et se lie avec les poètes Mikhaïl Rechetkine et Guéorgui Storm[8]. En 1920, son poème À Herbert Wells paraît dans l’almanach Radio, édité à Simféropol par le poète Vadim Baïan dont le portrait, dû à Maïakovski, figure également dans la publication. À Rostov, Poplavski se recommande comme « un des hooligans de l’entourage de Maïakovski », ce qui laisse supposer qu’il aurait fréquenté l’auteur de la Flûte des vertèbres, qu’il retrouvera bientôt à Paris et à Berlin en 1922 (voir son portrait de Maïakovski reproduit dans Neizdannoe, op. cit., p. 319).

L’orientation futuriste de Poplavski est confirmée par deux autres longs poèmes, retrouvés dans les archives, et par un texte en prose d’une dizaine de pages dédié à Guéorgui Storm et intitulé : Истерика истерик, опыт кубоимажионистической росписи футуристического штандарта. Sur la page de garde, en plus d’une autocitation de Poplavski, figurent une strophe de Kroutchnenykh et trois citations du Zarathoustra de Nietzsche.

Son poème Vospominanie i serdce [Le Souvenir et le cœur], par exemple, contient les vers suivants :

И пепел осеней томительно печальных

Разбитых фонарей развеяла пучком

И даже из кухни улыбок с сачком

Скачком

Бросилась клики крошить причальные

Всё

Чтоб услышать

Краткое

« Поэт, раздень свой лик »

Поцеловав последний блик

Сердце

Раздавил пяткою…

Ainsi, paradoxalement, c’est la révolution qui, en arrachant Poplavski à son foyer, lui aura permis de participer à l’aventure futuriste. À Constantinople, avec Vladimir Dukelski, le futur compositeur américain et poète russe Vernon Duke, il crée un Atelier des poètes dont le slogan proclame :

Au diable les grimaces et l’hystérie des hooligans. De la simplicité ! Soyons simples (dans notre complexité) comme les fresques de Constantinople. À bas toute école (acméisme, imaginisme ou autre) car la révolution a instauré le droit de l’individu.

Poplavski fréquente aussi le peintre Lazare Volovick qui fera partie du groupe Tchérez et participera avec Chaïm Soutine, Victor Barthe et Constantin Terechkovitch, aux expositions organisées par la revue Oudar.

Affirmation de l’individu et attitude provocatrice, revendication du droit à l’expérimentation, sympathies révolutionnaires avouées, simplicité, « primitivité » de l’expression, rapprochement entre poètes et plasticiens – ces caractéristiques de l’avant-garde se retrouveront dans la plate-forme que vont bientôt élaborer les « jeunes » réunis à Montparnasse autour de Zdanevitch, le « futuriste du mont Caucase ».

À l’école de Zdanevitch

Zdanevitch rejoint Paris en novembre 1921 et installe le siège de son Université du 41° au café Parnasse où il lit plusieurs conférences destinées « aux peintres russes faisant partie de l’école de Paris et aucunement à l’émigration ». Au langage pratique où prévaut le sens des mots, il oppose le langage poétique où l’emporte le son. D’un côté, les synonymes pour exprimer une même notion, de l’autre, l’équivalence entre des mots « qui sont composés des mêmes sons : guerre, guéridon, guérite… Ceci rapproche la poésie des rêves, des délires, de l’extase, du babillage enfantin et du bégaiement. Elle existe d’après les mêmes associations poétiques[9] ».

Ce credo, proche de celui qu’énonce la même année Kroutchenykh dans la Déclaration de la langue trans-rationnelle, rencontre un écho favorable chez Poplavski qui, dans son premier article, écrira :

Нужно ли стремиться « войти » в литературу, не нужно ли скорее желать из литературы « выйти »? Область поэтического не расширяется ли всегда за счёт внешней тьмы нехудожественного? […]. Не следует ли писать так, чтобы в первую минуту казалось, что написано « чёрт знает что », что-то вне литературы[10]?

Khroutchenykh et Khlebnikov voyaient dans le « langage magique » de la glossolalie, des conjurations ou des charmes une sorte de « zaoum » spontané. Poplavski fait sienne cette conception « convulsive », orphique, de la poésie : « Такой стихотворец, как во сне или в припадке, бросается в своё стихотворение… » Si les archives ne contiennent qu’une dizaine de poèmes entièrement en « zaoum », en plus de ceux déjà publiés, après sa rencontre avec Zdanevitch le jeune poète renonce aux longs poèmes épico-cosmiques et à la disposition « en gradins » inspirée de Maïakovski. La ponctuation disparaît ainsi que le respect de l’orthographe pour faire place à des mots déformés, à un vocabulaire enfantin, populaire, voire grossier, et le jeu verbal l’emporte sur le sens. Voici quelques exemples de cette « primitivité poétique » :

Мне было девять, но я не был девий.

Теперь дивись. Под шкапом удавись…

 

Но ан консержки в ейной ложе нет…

И крик (так рвутся новые кальсоны).

On peut aussi attribuer aux leçons futuristes l’usage fréquent de an et de daby, absents de sa production antérieure, et que la critique reprochera au Poplavski de Flagi. Dans son journal, le poète note :

Не надо принимать слова в их привычном значении, особенно такие слова, как смех, плач, обида, нужно найти язык, в котором всё будет наоборот. Чтобы избежать застоя и гнили, надо каждое мгновение умирать и воскресать по-новому. Мешать возникновению новых зданий на прежних фундаментах[11].

Dans l’un de ses poèmes, il représentera effectivement un « Mondalenvers » :

На ярком солнце зажигаю спичку

Гонясь за поездом нахлестываю бричку

На свежем воздухе дурной табак курю

Жестокий ум растерянно люблю

 

Подписываюсь левою ногою

Сморкаюсь через правое плечо

Вожу с собой истину нагою

Притрагиваясь там где горячо[12]

Avec des instruments empruntés à l’établi futuriste, l’émule de Zdanevitch parvient à créer un univers très personnel, où prend corps une mythologie dont les contours se préciseront bientôt. La facture poétique apparaît comme une illustration des principes futuristes : « Nous nous sommes mis à conférer sens aux mots selon leur caractère graphique et phonique » (préface du Vivier des juges), tandis que Kroutchenykh écrit dans Les Voies nouvelles du mot :

Les peintres futuristes se plaisent à utiliser des parties anatomiques, des coupes d’organes, et les futuristes créateurs de langage, des mots cassés, des mots amputés, desquels ils tirent des combinaisons astucieuses et extravagantes (langue trans-mentale)[13].

De fait, le tissu verbal tente de reproduire la « facture » de la toile, les mots sont découpés et réajustés, l’espace poétique est désarticulé, mais ce travail de sape préserve l’organisation du poème en strophes ainsi que les rythmes traditionnels, ce qui est également caractéristique de l’avant-garde russe. La rime, par contre, s’émancipe et se diversifie.

Plus tard, Poplavski confessera à Jurij Ivask : « Pendant plusieurs années, je fus un futuriste enragé, personne ne me publiait. » Le jeune poète écrit pour le groupe d’amis qui gravite autour de Zdanevitch, en particulier Alexandre Guinger et Boris Bojnev[14]. La jeune génération crée ses propres organisations (Tcherez, Gatarapak, Kanareïka), revues, éditions (41°, Éditions du Chêne vert dirigées en 1921 par Serge Romov qui publie la revue Oudar)[15], inventant un samizdat avant la lettre et déjouant ainsi la censure des « pères », fondée sur le respect de la langue et le culte de Pouchkine, censure qui s’exerce par le biais d’une critique normative et le contrôle de l’accès aux « grosses » revues. Le milieu littéraire de l’émigration est conservateur sur le plan esthétique aussi bien qu’éthique : pas de sexe ni de grossièreté en littérature, pas de « zaoum » non plus. Adamovitch préfère l’expression malhabile de sentiments authentiques aux recherches formelles (la parizskaja nota), Vladislav Khodassévitch définit dès 1923 son « art poétique » en nette opposition au futurisme :

Жив Бог! Умен, а не заумен

Хожу среди своих стихов,

Как непоблаженный игумен

Среди смиреных чернецов.

[…]

 

Заумно, может быть, поет

Лишь ангел, Богу предстоящий, –

Да Бога не узревший скот

Мычит заумно и ревет[16].

Les dadaïstes sont, bien naturellement, des interlocuteurs privilégiés, avec des contacts assez suivis en 1921-1922 : Soupault et Tzara participent aux conférences et soirées russes, Tzara collabore à la revue Oudar de Serge Romov ; Tcherez l’aide dans l’organisation de la soirée du « Cœur à barbe » dont l’échec marque à la fois la fin de l’organisation russe et celle du dadaïsme. Malgré le refus commun du passéisme, des valeurs établies et de la société bourgeoise, il existe entre les deux groupes un désaccord profond concernant le rapport à l’œuvre d’art, désaccord que Walter Benjamin nous aide à cerner : « les dadaïstes attachaient beaucoup moins de prix à l’utilité mercantile de leurs œuvres qu’au fait qu’elles étaient irrécupérables pour qui voulait devant elles s’abîmer dans la contemplation[17]».

L’obscénité, l’avilissement de la matière, les détritus verbaux ou picturaux détruisent l’aura de l’œuvre d’art, transformée en projectile destiné à « frapper » le spectateur. « L’art n’existe pas, on n’en a pas besoin », écrira Poplavski. Cette désacralisation touche également l’artiste en signifiant la fin de l’originalité et de la création individuelle – pensons au ready-made – et l’avènement de l’« ère de la reproduction », ce qui était le but avoué des constructivistes. La disparition de l’artiste, annoncée par Larionov dans sa préface à l’exposition « La cible », est mise en pratique à Paris par Guinger, Zdanevitch et Poplavski, pour ce dernier au moins jusqu’en 1927, lorsqu’il refusera de « mourir inconnu ». Ces déclarations de principe étaient en fait contredites par un souci inverse que Lucien Scheler remarque chez Zdanevitch. Celui-ci tolère mal que soient mis au rebut même les décors préparés pour les bals russes : « à Tiflis comme à Constantinople le préoccupe la passion d’assurer longue vie à ce qui devrait perdurer » – passion qui se concrétisera dans la création de livres d’art. De même, Poplavski conserve tous ses écrits, toutes les variantes de ses poèmes, griffonnées sur des bouts de papier, même illisibles.

Parler de sa propre voix

S’éloignant de son mentor pour s’adonner à ses propres recherches littéraires et métaphysiques, Poplavski découvre l’Ulysse de Joyce, publié en français en 1920, et Le Paysan de Paris d’Aragon (1924-1926) qui l’incitent à se tourner vers la prose – il commence à rédiger Apollon Bezobrazov en 1926 – et l’orientent, en poésie, vers l’écriture automatique. L’année suivante, il fait une entrée fracassante dans la littérature russe émigrée en « forçant » la porte du salon des Merejkovski par des moyens empruntés à la pratique futuriste : la provocation iconoclaste. À une réunion de « La lampe verte » consacrée à la nature de Jésus, il déclare que, s’il avait été leur contemporain, le fils de Dieu aurait dansé le chimmi et les claquettes… Vivant dans une misère extrême, il refuse de se soumettre au diktat du capital et de travailler, il s’habille en prolétaire parisien, porte des souliers achetés aux puces – l’un vert, l’autre rouge – et, pratiquant un dandysme à l’envers, cultive sa dégaine de voyou « à la Maïakovski ». Ce poète fait preuve d’une grande aptitude au scandale et à la bagarre : « je pratique la métaphysique et la boxe », déclare-t-il. L’esprit « dada » reste bien vivant, comme en témoignent les textes qu’il donne au Transbordeur dada de Charchoune, où il précise le mode de vie « à l’envers » (de la morale admise, des conventions) qu’il s’est choisi :

Спускаться по подымающейся движущейся лестнице, весь погруженныйв соразмерение скорости. […] Встречая знакомого, не отвечать на поклон и проходить мимо, внимательно смотря в глаза, узнавая их в первые[18]

La réception de la poésie de Poplavski est aussi ambivalente que celle du personnage. Dès 1929, si les uns louent une musicalité toute « blokienne », les autres soulignent les « péchés » contre la langue russe, le bon goût, les normes de versification. Marc Slonim, qui le publie à ce moment-là dans la revue Volja Rossii, est plus proche de la vérité lorsqu’il écrit : « Хотя французское влияние чувчтвуется в его стихах […] в то же время видно, что учился Поплавский не у символистов, а у Хлебникова, Пастернака и всей молодой школы русской поэзии[19]. » Pasternak, on le sait, avait encouragé Poplavski dans sa vocation lors de leur rencontre à Berlin en 1922, Tsvetaeva aussi appréciait sa poésie.

À la lumière de la période retracée ici, les clins d’œil à l’esthétique futuriste apparaissent avec évidence dans les pièces réunies dans Flagi, malgré le « lissage » que leur avait fait subir l’auteur en rétablissant la ponctuation, supprimant les mots trop grossiers, écartant les poèmes trop « sataniques » (адские стихи). Citons quelques preuves : les néologismes du type « серевеющий свет » ; les jeux de mots : « Се слов игра могла сломать осла, – Но я осел железный, я желе – Жалел всегда, желел, но ан ослаб – Но ах еще! Пожалуй пожалей! » ; la dépoétisation ; dans le poème Arturu Rembo par exemple, on lit : « Блестит колено – Его штанов – А у Верлена – Был красный нос. » Les prosaïsmes sont nombreux : « Загалдит народное гуляние… », « Запах рвоты… », « Солнце грело вытертые плюши – А в тени пивных смотрели рожи… » ainsi que les illogismes et les absurdités : « Но сей мир всё ж, как палец в огромном кольце – Иль как круглая шляпа на подлеце… », ou encore la coexistence de registres opposés, l’élevé et le trivial : « И айсберг проплывает над местом крушенья – Как Венера Милосская в белом трико. »

Poplavski se moque aussi des canons romantiques, entre autres dans Подражание Жуковскому : « Обнаженная дева приходит и тонет, – Невозможное древо вхдыхает в хитоне… ». La vision du monde antique dans Римское Утро [Un matin à Rome] et Stoïcisme prend le contre-pied de la vision héroïque héritée du XIXe siècle : l’auteur supprime la distance épique et décrit l’univers quotidien du petit peuple, des voleurs, l’ambiance des bains, recréant l’atmosphère d’une époque où les dieux étaient présents dans l’espace-temps des humains.

Vers un « nouveau roman » russe

Opposant le roman à l’épopée, Bakhtine note que le contenu de celle-ci est un poème sur le « passé absolu » de la légende nationale, sacrée et irréfutable, et que ce monde épique est coupé du présent par la distance épique absolue, tandis que dans le roman, « c’est le présent dans son inachèvement, pris comme point de départ et centre de l’orientation idéologique et artistique[20] ». Or, l’« Atlantide perdue » de la Russie pré-révolutionnaire menaçait de devenir une terre sainte, réservoir des valeurs authentiques, objet de vénération et source de légendes, et dont les seuls interprètes autorisés auraient été les « anciens ». Le danger est grand d’aboutir à une culture muséifiée, folklorisée, et de transformer la société de l’exil en « conservatoire des antiquités ». Pour Poplavski, la Russie du symbolisme est déjà « de l’histoire sainte ancienne », l’œuvre de Bounine est marquée au sceau d’une simplification tragique, mais l’émigration offre l’occasion d’inventer un « nouveau roman » russe. Devenu l’un des maîtres à penser de la jeune génération, il l’appelle à « se révolter contre les pères et à rompre avec leurs traditions culturelles » (titre d’une de ses conférences). Déjouer la censure des pères et se forger une identité propre, refuser le modèle imposé de la « grande » littérature russe du XIXe siècle, c’est aussi préférer Lermontov à Pouchkine et attaquer les idoles de l’intelligentsia de gauche qui contrôle l’accès aux grosses revues, comme les Annales contemporaines.

S’exprimer en toute liberté, cependant, ne sera possible qu’à partir de la création, en 1931, de la revue Tchisla, organe de la jeune génération, dont Poplavski résume le credo dans son article programmatique, « Du côté de Tchisla » :

C’est dans Tchisla que, pour la première fois, a pris fin le terrorisme politicien de l’émigration, et ainsi la nouvelle littérature, enfin débarrassée de l’insupportable hypocrisie des acteurs de la vie sociale, a pu respirer plus librement […]. C’est en russe que nous voulons écrire, c’est de la Russie que nous voulons parler, mais comme nous l’entendons et sans en demander la permission à qui que ce soit […]. Tchisla, c’est l’avant-garde de l’occidentalisme russe…[21].

Comme la plupart des jeunes prosateurs, sauf le dramaturge Arthur Adamov, Poplavski écrira en russe, en dehors de quelques poèmes en français. Il appelle à l’émergence d’une nouvelle prose où la subjectivité s’exprimerait librement, sans tabous, où s’effaceraient les frontières entre les genres ; attribuant une valeur positive à l’émigration, le poète se sent chez lui à Paris, il adopte la dégaine et le parler du « populo » parisien et défend, contre Berdiaev, la démocratie du pays d’accueil. Pour lui, Montparnasse est l’arche de Noé de la Russie future. Le processus réussi d’appropriation de l’espace étranger s’incarne dans l’expression : « Париж, Париж, асфальтовая Россия ».

[Sa patrie] – это не Россия и не Франция, а Париж […] с какой-то отдаленной проекцией на русскую бесконечность, как Афины или Иос были родиной пишущео грека с второстепенной проекцией на огромный античный мир[22].

C’est depuis l’espace parisien, devenu son centre du monde, que Poplavski observe la réalité environnante aussi bien que la Russie, tandis que pour beaucoup, c’est encore la patrie réelle, la Russie, qui joue ce rôle, c’est elle qui détermine le point de vue, dicte le système de valeurs, interdit, finalement, de s’insérer dans un espace qui reste étranger. Jurij Ivask notait :

Включался в эмигрантскую литературу и западный ландшафт и западные люди, но писатели-эмигранты смотрели на всё чужое русскими глазами и и изображали Запад не по западному[23].

Écrire en russe, à Paris

Le passage à la prose a été préparé par l’exercice quotidien de « l’écriture pour soi » d’un journal qui représente plusieurs dizaines de cahiers et où la « chronique du quotidien » cède de plus en plus le pas à des réflexions philosophiques, politiques, des essais, des brouillons de conférences, des commentaires sur Hegel ou la Kabbale. « Écrire à la manière de Rozanov », sans rien voiler, telle était l’ambition avouée du poète qui affirme le refus du «beau» au profit du « laid » et de « l’intime », et l’abandon de la « belle littérature », c’est-à-dire du mensonge : « il ne doit pas y avoir de littérature, rien que des notes de journal ». On a là une esthétique du document, du fragmentaire, du lambeau de vie, au nom d’une sincérité maximale, du « nudisme de l’âme ». Une esthétique aussi de l’inachevé, du refus de l’œuvre close sur elle-même. L’art comme transmutation du subjectif en objectif, de l’intime en universel. Il n’existe pas de différence radicale entre la prose, la poésie, le journal intime : Poplavski repoussait les frontières entre les genres, Gueorgui Adamovitch l’avait bien vu :

La modernité de Poplavski, son originalité jusqu’à nos jours, se manifestaient entre autres dans son refus des formes […], il ne respirait à l’aise que lorsque s’abolissait la frontière entre art et document privé, entre littérature et journal intime[24].

Seule une faible partie de ces cahiers ayant été déchiffrée à ce jour, et l’analyse de l’écriture de l’intime posant des problèmes spécifiques d’interprétation, c’est la production romanesque qui sera maintenant abordée.

Un roman double

La prose de Poplavski comporte deux nouvelles, assez dissemblables sur le plan du genre et de l’écriture, formant un diptyque qui fonctionne comme un miroir double : Apollon Bezobrazov (dont le nom se dédorable encore), titre qui renvoie au sujet du roman et constitue déjà une réduplication ; Domoj s Nebes qui oppose deux topoï : la terre et les cieux, avec l’idée d’un cheminement de l’un à l’autre, incluse dans « s ». Apollon Bezobrazov trahit l’influence d’Edgar Poe, de Lautréamont et du roman noir, alors que Domoj s nebes, influencé par Joyce et l’expérience surréaliste, est une sorte de roman expérimental visant à rendre, par l’écriture, la totalité d’une expérience ontologique. Le héros satanique du premier roman est habité, comme Maldoror, par une « tension forcenée des relations avec Dieu » (Maurice Blanchot). Sur le plan stylistique, la parenté se remarque au niveau de l’« accélération volontaire, vertigineuse, du débit verbal » (André Breton) qui, par moment, aboutit à un délire métaphorique, à une frénésie du style proche de l’hystérie. Le « dialogue entre les pierres » est aussi très « Lautréamont », ainsi que les invocations, très fréquentes chez les deux auteurs (voir chez Lautréamont, invocation au vieil océan, à la race humaine, au pou, aux mathématiques sévères… et chez Poplavski : « O utro », « O Solveig », et surtout dans Domoj s Nebes : « O scastje », « O katorga », etc.). Par ailleurs, un passage des Chants de Maldoror – le début du chant III – a pu suggérer à Poplavski le dédoublement du personnage principal, le thème de la gémellité : « Mario et moi, nous longions la grève… La bise, qui nous frappait en plein visage, s’engouffrait dans nos manteaux, et faisait voltiger en arrière les cheveux de nos têtes jumelles. »

L’influence de Poe se laisse déceler dans l’atmosphère de certains passages de la version définitive d’Apollon Bezobrazov (la maison abandonnée, les fleurs vénéneuses) ainsi que dans l’extrait où le comportement du héros rappelle étonnamment celui d’Egœus de la nouvelle de Poe, Bérénice : Egœus, familier des sortilèges de l’opium, y décrit l’exacerbation extrême de ses sens. Entre les deux volets du diptyque, l’élément unificateur est essentiellement le héros, malgré son changement d’identité, en tant que voix narrative. L’art de Poplavski romancier suit une évolution parallèle à celle de sa poésie : choisissant la voie de la confession lyrique et de la sincérité totale, l’écrivain se libère peu à peu du carcan des conventions littéraires. Quelques mois avant sa mort, le poète appelle à créer un art « total », qui engagerait le corps entier. On a là quelque chose qui annonce les expériences graphiques et picturales de la fin du siècle :

Не пиши систематически, пиши животно, салом, калом, спермой, самим мазаньем тела, хромотой и скачками пробуждения, оцепененья свободы, своей чудовищности-чудесности…, попытайся дать почувствовать, как тебя мучает Бог[25]

Le procédé de composition de Domoj s nebes, comme celui du premier roman, participe de la technique du collage : la narration est entrecoupée de digressions, d’invocations lyriques, de réflexions philosophiques, de descriptions minutieuses de la naissance du jour ou des nuances subtiles des couleurs et des lumières qui marquent le passage du jour à la nuit. Nombreux aussi sont les éléments autobiographiques, les souvenirs d’enfance, par exemple, qui entrent de manière organique dans le corps du récit, tout comme les chansons à la mode ces années-là ou les airs tziganes qui fonctionnent comme une sorte d’objectivation musicale des pensées intimes du héros. À la dualité des titres et de l’organisation du matériau romanesque en deux volets correspond le dédoublement des héros. Dans Apollon Bezobrazov, l’auteur compare le couple formé par Vasen’ka et Apollon Bezobrazov à d’illustres prédécesseurs (Don Quichotte / Sancho Pança, Dante/Virgile), indication précieuse : d’un côté, le roman picaresque génial bâti (dans sa deuxième partie) sur une mise en abyme du livre par lui-même (les personnages « fictifs » se muent en lecteurs « réels » et critiques de leur propre aventure) ; de l’autre, La Divine Comédie où Dante, auteur mais aussi protagoniste principal, explore sous la conduite de Virgile l’Enfer et le Purgatoire, puis, guidé par Béatrice, découvre le Paradis après avoir été sauvé de l’abîme où il allait sombrer par l’intercession de la Vierge (encore un thème cher à Poplavski…) et s’unit à la lumière divine dans une vision extatique : « mon désir et ma volonté étaient réglés / par l’Amour qui meut le soleil et les autres étoiles ».

Le parallèle avec le roman de Poplavski s’impose : le « Paradis », c’est la première partie, Apollon Bezobrazov : « Зловещий нищий рай », éclairé par un soleil noir souterrain (chez Dante, Lucifer trône au centre de la terre, dans une ténébreuse prison de glace : on se souvient que « Lucifer » est le nom souvent donné à Apollon Bezobrazov, en particulier par Thérèse). Le « retour à la terre » de la deuxième partie signifie un cheminement inverse à celui de Dante, mais avec l’espoir de retrouver peut-être le divin dans l’humain : la recherche forcenée de la sainteté (1re partie) débouche sur un reflet inversé, négatif, du Paradis, comme Domoj s Nebes est le reflet inversé de La Divine Comédie et le couple Vasen’ka / Apollon Bezobrazov le reflet inversé du couple Dante/Virgile. Entre les deux œuvres, un réseau de reflets fait miroiter des significations multiples.

Il faudrait bien sûr signaler l’influence du surréalisme qui emprunte à la psychanalyse le procédé de l’écriture automatique et cherche à créer des « mythes modernes » (voir Le Paysan de Paris, d’Aragon, que Poplavski admirait particulièrement, description d’un parcours initiatique à travers une ville mythique, Paris, et tentative d’instaurer une « religion de l’amour » avec ses rites quotidiens où transparaît, derrière les apparences multiples de la femme, le visage de l’Unique). L’image, enfin, conçue comme « rapprochement de deux réalités éloignées », est un pont jeté par la pensée analogique entre des réalités différentes : elle est, dans la prose de Poplavski, ce qui unit le ciel à la terre, Oleg à Boris, la réalité à la fiction, la vie rêvée ou réinventée à la vie vécue. Mais si Poplavski emprunte aux surréalistes leur méthode d’investigation de l’inconscient, il est en désaccord avec eux sur un point essentiel : le mystère qu’il recherche est transcendant, alors que pour Breton et ses amis, le mystère est immanent et gît au cœur de chaque objet.

Pour autant, Poplavski a-t-il complètement échappé à la sphère d’influence russe ? Dans la problématique des deux romans, d’essence religieuse et métaphysique, on retrouve des thèmes de la pensée religieuse russe qui ont nourri la littérature ruse du XIXe siècle : le problème de l’existence du mal et la vision du Christ comme « Christus patibilis », symbole de la pitié, central dans l’œuvre de Poplavski. Le personnage d’Apollon Bezobrazov porte aussi la marque d’Ilia Zdanevitch et de Stavroguine. Cette synthèse organique des deux cultures apparaît avec évidence si l’on aborde le texte sous l’angle, par exemple, de l’intertextualité.

L’intertextualité comme spécularité

L’intertextualité apparaît comme une forme particulière de spécularité : se réfléchir dans les miroirs que tendent les autres œuvres (littéraires ou picturales), créer entre elles et sa propre œuvre un réseau de reflets, tisser des correspondances dans le temps et l’espace et faire ainsi éclater le cadre étroit d’un texte donné… L’œuvre en prose de Poplavski est une véritable encyclopédie littéraire où l’on trouve à la fois des exergues, des citations, des passages « à la manière de… », des références explicites à des textes ou des auteurs précis et d’autres, implicites (par exemple, le prénom Thérèse-Véra d’où partent des réseaux d’associations, l’un vers l’Espagne et le catholicisme (sainte Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix, la poésie mystique), l’autre vers la Russie et l’orthodoxie (Lermontov et la « littérature de la pitié », Dostoïevski…).

Les exergues donnent accès au Panthéon littéraire de Poplavski – Rimbaud, Lautréamont, Nerval, Poe, Eluard, Jarry, Laforgue, Blake — ou bien renvoient au Tao-Te-King, au Zohar, à Héraclite et Marc-Aurèle. Il y a donc là une double inscription : dans la tradition des poètes visionnaires et aussi, dans l’effort millénaire de l’humanité pour trouver la « voie » (Tao) de la sagesse. Les exergues orientent donc le lecteur vers une réception du texte qui prenne en compte la dimension autre, sur-réelle, du récit. Dans le corps du texte, on trouve, comme chez Borgès, diverses références à la bibliothèque : celle, vide, d’Apollon dans la maison aux confins de Paris et qui lui sert de chambre à coucher, celle, idéale, composée de la somme des livres qu’il a lus : L’imitation de Jésus-Christ, L’éthique de Spinoza, des livres de médecine populaire, d’alchimie, de magie, d’astrologie, et surtout, la Kabbale. Cette littérature renvoie à une science maudite, à un courant souterrain de la pensée, rejeté par la religion et la philosophie officielles, mais où le mystique d’aujourd’hui, Poplavski par exemple, peut retrouver les arcanes d’un savoir accessible à une élite de l’esprit, à un groupe d’initiés. Ceux-ci forment une communauté secrète, capable d’assurer la survie de l’humanité en cas de cataclysme.

Ces idées, implicitement présentes dans la première nouvelle par la référence constante à la littérature ésotérique, sont développées à la fin de Domoj s Nebes, lorsque le héros accepte son destin de « soldat inconnu de la mystique russe » :

Tu es l’un de ceux qui sont laissés de côté à l’heure actuelle pour croître obstinément comme le blé sous la neige, et à qui échoira peut-être l’honneur de construire l’arche de ce nouveau déluge que sera la guerre mondiale, cette arche qui se bâtit en ce moment à Montparnasse ; mais si le déluge tarde, tu périras…

On peut reconstituer cette « bibliothèque ésotérique » où figurent les auteurs oubliés ou ouvrages obscurs auxquels se réfère l’écrivain. Il y a là le père du gnosticisme, Marcion, et son adversaire Bardesan, Apulée, Philon d’Alexandrie qui tenta de réaliser une synthèse du judaïsme et de la philosophie grecque, comme Poplavski voudra créer un syncrétisme à son usage personnel, il y a là Raymond Lulle, le troubadour devenu mystique, auteur du Livre de l’ami et de l’aimé, Saint-Martin, le diffuseur de Swedenborg, la théosophie avec son concept de « monde astral », et le symbolisme des cartes du Tarot… Rimbaud, le Voyant, est présent aussi, quoique de manière voilée, lorsque Apollon réinvente le sonnet des voyelles.

Les lectures du prêtre hérésiarque, Robert Lecornu – Claudel, Lautréamont, les Pères de l’Église, le gnosticisme, l’histoire de l’Église, Alfred Loisy et Hegel – représentent le courant souterrain qui s’oppose à l’enseignement religieux officiel. Ces ouvrages interdits sont certainement ceux-là mêmes qui ont incité Poplavski à s’engager sur la voie de l’hérésie. L’auteur ne manque pas d’humour lorsqu’il présente, en contrepoint, le panorama de la littérature française telle qu’elle est enseignée par les religieuses : Bossuet, Massillon, Chateaubriand, Xavier de Maistre, Montalembert et… Rousseau (parce qu’il est Suisse !), mais pas Rabelais ni Montaigne : un condensé de la littérature catholique bien-pensante.

Les arts plastiques trouvent aussi leur place dans le texte de Poplavski, qui débuta sa carrière comme peintre et fut critique d’art. La galerie de tableaux d’Apollon Bezobrazov regroupe Léonard de Vinci, Claude Lorrain (voir chez Dostoïevski : l’âge d’or), Picasso (voir Flagi, dont plusieurs poèmes font référence à Picasso), Gustave Moreau. Ce peintre proche des préraphaélites anglais privilégia les sujets mythologiques et symbolistes, fut apprécié par Huysmans et de Proust puis sombra dans l’oubli et ne fut plus goûté que des seuls surréalistes (André Breton et Salvador Dali). Le musée du peintre est un lieu fascinant qui a pu inspirer à Poplavski ses immenses demeures vides. Divers passages évoquent également la musique – Wagner, Prokofiev, Milhaud, Scriabine, Debussy, mais aussi Beethoven et Bach.

L’intertextualité répond ici à une triple exigence : elle caractérise le héros de la nouvelle, Apollon Bezobrazov, dont le savoir encyclopédique est à connotation « luciférienne ». Elle témoigne d’une filiation consciemment revendiquée : par le biais des exergues, citations et références implicites, l’auteur s’inscrit dans un courant de pensée ou une sensibilité artistique, il se situe par rapport à l’héritage culturel comme ailleurs il « prend position devant Dieu ». Enfin, par la richesse et la diversité des références, l’intertextualité illustre la fécondité de la rencontre culturelle et spirituelle qui a eu lieu au sein du « creuset de Montparnasse » entre les émigrés russes et l’Occident. Elle incarne ainsi l’idée chère à Poplavski sur la chance que représente la disponibilité totale de l’être dépouillé de tout : ces marginaux, privés de toute attache et de tout bien, sont en même temps entièrement ouverts à la vie de l’esprit. La révolution qui a évité à cette « génération perdue » le risque de l’embonpoint et de l’embourgeoisement, a permis au bout du compte une réussite sur le plan de l’essentiel.

Il y a donc là polyphonie des différentes voix invitées par l’auteur à se faire entendre dans le texte – échos, résonances – ce qui renvoie encore à l’image du théâtre qu’il affectionnait. Le texte en acquiert une matérialité, une épaisseur qui est celle du palimpseste, du tissu où des fils que l’on peut identifier tissent un dessin nouveau. Et ce tissu peut parfois inclure des incrustations, des pièces rapportées qui s’intègrent à l’ensemble : chants populaires, chansons tziganes, chants d’église en latin ou en slavon, bribes de phrases entendues, morceaux de poèmes…

Si la littérature russe est absente des exergues ou des citations dans le texte, elle l’habite de manière implicite au niveau des thèmes abordés, de l’arrière-plan culturel et religieux (Dostoïevski, Gogol, Lermontov, Tchekhov), ou encore, comme « variations à la manière de » : le texte original est détruit, retravaillé et absorbé par le texte contemporain dont il devient partie intégrante. Prenons le cas de Gogol : l’invocation « лети кибитка удалая…[26] » est le développement de l’idée contenue en germe dans ces quelques mots déjà cités : « Париж, Париж, асфальтовая Россия… ». Le taxi de Citroën, c’est la troïka d’aujourd’hui. Le style épique appliqué à la réalité russe parisienne des années trente, avec la projection en arrière-plan sur les Âmes mortes, met en place tout un système d’oppositions/références à la Russie (qui sont les « âmes mortes » d’aujourd’hui ?). La figure du chauffeur de taxi est mise en perspective avec celle de Tchitchikov et, avant, celle du preux qui risquait sa vie sur les champs de bataille comme le chauffeur mise la sienne dans cette course fantastique vers le bois de Boulogne : le temps se creuse, l’espace se dilate, la Russie n’est plus « au-delà de l’Allemagne et des pays baltes », elle est là où se trouvent ses fils perdus : « Мы всё та же Россия, Россия-дева, Россия-яблочко, Россия-молодость, Россия-весна[27]. »

Cet exercice de style a donc une fonction compensatoire qui est de guérir la blessure narcissique infligée par la victoire des bolcheviks : restaurer la dignité de l’être déchu, recréer la patrie là, sur le sol parisien (voir les déclarations similaires de Poplavski dans ses articles), annihiler le déracinement, hausser la pauvreté au rang de vertu – voilà ce que permet le recours à Gogol. Car c’est à Paris, en fait, qu’a stoppé la troïka lancée au galop depuis la plaine russe, et c’est à Paris que se déroule l’épopée d’aujourd’hui.

Il est peu de mentions explicites à Dostoïevki, dont l’influence par ailleurs se laisse déceler jusque dans l’emploi récurrent de vdrug. Cependant, en ce qui concerne le problème de l’existence du mal, il est difficile de distinguer l’influence de l’écrivain russe de celle de Lautréamont, dont les Chants de Maldoror sont une mise en scène du problème du mal. De plus, dans ses Poésies, Lautréamont polémique avec Ernest Naville, qui publia en 1868 un livre intitulé Le Problème du mal où il reproche à Dieu de n’avoir pas créé l’homme fondamentalement bon, incapable de péché. Des critiques ont même pu voir en Maldoror une perversion du Christ de Naville. Poplavski, à son tour, prend sa place dans ce débat et dialogue à la fois avec Dostoïevski, Lautréamont, et par-delà l’auteur des Poésies, avec Naville.

Il existe aussi dans la prose un système autoréférentiel, sous forme de citations ou d’adaptations libres, renvoyant à la poésie, au journal intime ou aux articles de l’auteur avec, entre autres, des images et des vers entiers empruntés à Flagi. La fin du roman et celle du journal intime de Poplavski coïncident au niveau de l’événementiel, des sentiments du narrateur et même des expressions employées, grâce à la mise en oeuvre du procédé de l’écriture automatique :

Он (этот способ) состоит как бы в возможно точной записи внутреннего монолога, или вернее всех чувств, всех ощущений и всех сопутсвующих им мыслей с возможно полным отказом от выбора и регулирования их в чистой их аналогичной сложности, в которой они проносятся[28].

Les autoréférences créent un univers poreux où le sens circule et où s’effacent les frontières entre les différents genres, entre l’art et la vie :

Вообще, все сделано в человеке из одного материала: и стихи и статьи, и голос, а также письма, фотографии, внешность. У любимых поэтов нет разницы между стихами, то есть она не важно, стихотворение ли пишешь или частное письмо[29].

Ces paroles du poète pourraient être le manifeste de la jeune génération qui, réunie autour de Tchisla, cherche à créer une littérature nouvelle :

Роман, типичный для нашего века, – это не Онегин и Татьяна, а бракосочетание, соединение в одно Пространства и Времени, а теперь, что еще важнее – субъекта и объекта[30].


[1] B. Poplavskij, Pokusenie s negodnymi sredstvami, préface et commentaires de R. Gayraud, Moscou/Düsseldorf, Gileja/Goluboj Vsadnik, 1997.

[2] B. Poplavskij, Automatic eskie stixi, préface et commentaires de H. Menegaldo, Moscou, Soglasie, 1999.

[3] B. Poplavskij, Dadafonija, Neizvestnye stylai, 1924-1927, préface et commentaires de I. Zelvakova et S. Kudriavcev, préface de D. Pimenov, Moscou, Gileja, 1999.

[4] B. Poplavskij, Neizdannoe, préface de H. Menegaldo, notes et commentaires de A. Bogoslovski et H. Menegaldo, Moscou, Hristianskoe izdatel’stvo, 1996, p. 241.

[5] B. Poplavskij, Proza, notes et commentaires de A. Bogoslovski et H. Menegaldo, Moscou, Soglasié, 2000, p. 396.

[6] B. Poplavskij, Neizdannoe, op. cit., p. 353-362.

[7] Cercle créé par la femme du menchévik Nikitine, ancien ministre du gouvernement provisoire, qui sera exécuté par les bolcheviks.

[8] Plusieurs poèmes de Poplavski sont dédiés à Rechotkine qui resta à Yalta où il vécut dans des conditions très difficiles comme en témoigne une lettre retrouvée dans les archives. Son destin ultérieur n’est pas connu. Storm resta aussi en Russie et devint un auteur à succès de romans historiques.

[9Iliazd, catalogue de l’exposition Centre Pompidou / MNAM du 10 mai au 25 juin 1978, p. 93. Plus loin, Iliazd expose la « théorie du déplacement », c’est-à-dire du svdig.

[10Remarques sur la poésie, publiées en 1928 dans l’almanach Stixotvorenié dirigé par Boris Bojnev. Article reproduit dans Neizdannoe, op. cit., p. 252.

[11] « Iz dnevnikov », dans Neizdannoe, op. cit., p. 233.

[12] Deux premières strophes d’un poème publié dans Dadafonija, op. cit., p. 71.

[13] Cité par S. Fauchereau, « Du futurisme russe », revue Europe, Les Futurismes, avril 1975, p. 44. Texte russe : A. Kruhenyx et V. Xlebnikov, Slovo kak takovoe. Literaturnye Manifesty, reprint, La Hague, Mouton, 1969, p. 82.

[14] Vadim Andreev, dont il fit la connaissance à Berlin en 1922, écrit : « С одного литературного берега к другому он легко перекидывал невидимый для других мостик. От Поплавского я впервые услышал имена А. Гингера, Б. Божнева, Ильязда (Илья Зданевич), о том, что в Париже, кроме Бунина, Мережковского и Гиппиус, есть “молодые”, не только в своих литературных стремлениях, но и полотически раходящиеся со “смариками”. » Istorija odnogo putesestvija, Moscou, Sovetskie pisateli, 1974, p. 304.

[15] Romov écrit dans cette revue que le futurisme et le dadaïsme « ont permis cette “révision des valeurs” sans laquelle toute théorie esthétique nouvelle ne serait que lettre morte et scholastique ».

[16] V. Xodasevic, Sobranie Stixov, Vozrozdenie, 1978, p. 124.

[17] W. Benjamin, Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000, p. 105.

[18] « Pages de transbordeur Dada », Dadafonija, op. cit., p. 100.

[19] M. Slonim, « Molodye pisateli za rubezom », Volja Rossii, Prague, 1929, n° 10-11, p. 110.

[20] M. Bakhtine, « Épopée et roman », Recherches internationales à la lumière du marxisme, n° 76, 3e trim. 1973, p. 12-13. Texte russe : M. Baxtin, Epos i roman, Saint-Pétersbourg, Azbuka, 2000.

[21] « Vokrug Cisel », dans Neizdannoe, op. cit., p. 299.

[22Ibid., p. 299.

[23] J. Ivask, « Pis’mo ob èmigracii », Mosty: sbornik statej k 50-letiju russkoj revolucii, Munich, 1967, p. 174.

[24] G. Adamovic, Odinocestvo i svoboda, New York, 1955, izd. Imeni Cexova, p. 277.

[25] « Из дневника 1934 », dans Neizdannoe, op. cit., p. 20.

[26] B. Poplavski, Proza, op. cit., p. 90.

[27] B. Poplavski, Proza, op. cit., p. 90.

[28] « По поводу… Джойса », dans Neizdannoe, op. cit., p. 274.

[29] « По поводу… новейшей русской литературы », dans Neizdannoe, op. cit., p. 269.

[30] « Из разговоров с Борисом Поплавским », dans Neizdannoe, op. cit., p. 233. 

 

Pour citer cet article

Hélène MENEGALDO. «Les multiples voix de Boris Poplavski», ouvrage collectif Modèle de Gouvernement, [en ligne], Lyon, ENS LSH, mis en ligne le 15 juillet 2011. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article297