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« L’Europe aux anciens parapets » dans l’œuvre de Vladimir Nabokov : emportements et débordements de l’écriture

Isabelle POULIN

Université Michel de Montaigne - Bordeaux 3, laboratoire « Altérités du littéraire »

Plan de l'article

Texte intégral

L’image rimbaldienne des « anciens parapets[1] » s’est imposée assez spontanément à l’intersection du sujet proposé à la réflexion et de l’œuvre de Nabokov, parce que l’Europe n’est pas un espace aux limites claires, et encore moins une limite dans cette œuvre, mais une force de ressassement – le vers complet du Bateau ivre est d’ailleurs : « Je regrette l’Europe aux anciens parapets ! »

Le mouvement caractérise les emportements (exil, scandale) et les débordements (bilinguisme) de l’écriture nabokovienne. Plutôt que d’Europe, peut-être devrait-on parler toutefois, comme Rimbaud encore, dans les Illuminations cette fois, d’« Occidents » :

[…] un petit monde blême et plat, Afrique et Occidents, va s’édifier. Puis un ballet de mers et de nuits connues, une chimie sans valeur, et des mélodies impossibles[2].

Plusieurs points de vue, appelés à être déplacés, recomposés, coexistent en effet sous la plume de Nabokov, pour lequel « l’Europe » est sans doute synonyme de vis-à-vis, d’un vis-à-vis caractéristique de son enfance polyglotte. Les propos de Dostoïevski pourraient être les siens : « toute notre vie décalquée sur l’Europe, elle s’est formée en nous depuis la première enfance[3] ». La sensation d’une identité mobile précède l’émigration. Reste à définir en quoi elle donnerait naissance à une « écriture européenne ». J’essaierai de le faire en trois temps.

Certes, la question n’est pas celle de l’écrivain européen, appellation « impossible » dit bien Pascal Dethurens[4], mais je commencerai toutefois par l’approche biographique de l’œuvre, c’est-à-dire par analyser les frontières qu’on lui assigne le plus souvent : Nabokov écrivain américain, russe ou européen ? Je présenterai en contrepoint, succinctement, les représentations de lui-même, de ses origines, de sa culture ou de son imaginaire que Nabokov a distillées dans son œuvre. De façon à éclairer les enjeux de la question posée, je m’attarderai dans un second temps sur le point de vue singulier qu’offrent sur la question les cours de Nabokov : s’y construit en effet une certaine conception du Lecteur modèle ou idéal, qui est dit « Russe » par Nabokov, mais qui pourrait aussi bien être dit « européen » :

Le lecteur de la vieille Russie cultivée était certainement fier de Pouchkine et de Gogol, mais il l’était tout autant de Shakespeare, d’Edgar Allan Poe, de Flaubert ou d’Homère, et c’est ce qui faisait sa force[5].

J’évoquerai, pour finir, cet « art de la mémoire » nabokovien jugé si proche du « modernisme européen » par la critique[6], et dont l’outil principal est ce que j’appelle moi-même « moment du détail », quelque chose comme une « épiphanie textuelle[7] ».

Écrivain américain, russe ou européen ?

On peut rappeler que c’est en 1938 que Vladimir Nabokov change de langue, pour l’écriture de The Real Life of Sebastian Knight. C’est comme écrivain américain qu’il a d’abord été consacré en France, par le succès de Lolita en 1959. La catégorie n’en est pas moins fragile, comme le suggère cette anecdote rapportée par Marc Chenetier :

Au cours d’un colloque organisé à New York en 1985, John Barth, agacé, rétorqua à Alain Robbe-Grillet qui avouait, parmi les écrivains américains, sa préférence pour Vladimir Nabokov, que son écrivain français préféré était Samuel Beckett[8].

Nabokov est entré toutefois dans la collection des « Voix américaines » publiée chez Belin. Plus assurée semble pourtant l’étiquette apatride « post-moderne », qui consacre une œuvre self-conscious, esthète, très souvent dite anti-réaliste. Son humanisme (son souci du réel) lui est restitué paradoxalement par son côté russe et le plus récent travail, depuis les années 1990, de reconfiguration des frontières de l’œuvre par la critique russe. On peut citer l’exemple d’un récent article d’Alexander Dolinin intitulé : « Nabokov as a Russian writer ». Toutes les traces « russes » sont relevées dans l’œuvre et l’accent est mis sur la blessure de l’exil, la plainte liée à la langue coupée : c’est « comme apprendre à attraper des objets après la perte de sept ou huit doigts dans une explosion[9] ». Que serait donc, dans cet espace à double fond, un Nabokov « européen » ? Vraisemblablement un écrivain cherchant à concilier l’inconciliable. Le détour par l’œuvre incite toutefois à une certaine prudence.

On trouve dans l’œuvre la figure de l’écrivain « déraciné » ou « déplacé », mais à proximité de ce qui est présenté comme une fausse question : la littérature de l’émigration. Les contemporains sont peu cités, et l’on trouve trace des réserves formulées dès les années 1920 dans la correspondance des années cinquante, où se construisent les cours de littérature russe :

Parmi les auteurs récents, je traiterai Blok, Khodassevitch et Biély. Je laisserai de côté Sologoub, Rémizov, Balmont, Brioussov, toutefois je les mentionnerai peut-être rapidement avec quelques réserves puisées dans mon fonds personnel[10].

L’idée d’une conscience européenne, malheureuse, est constamment rejetée, en même temps que celle d’un déclin caractéristique de l’époque, notion elle-même jugée insignifiante. La préface de l’Exploit [Podvig] (1932), livre donnant à penser des temps héroïques, en témoigne :

Le premier titre du livre, titre très attirant certes (abandonné plus tard en faveur de ce titre plus vigoureux, Podvig, « haut fait », « exploit »), était Romanticheskyï vek, « temps romantiques », que j’avais choisi en partie parce que j’en avais assez d’entendre les journalistes occidentaux qualifier notre époque de « matérialiste », de « pragmatique », d’« utilitaire »[11].

C’est contre Le Déclin de l’Occident que l’exilé Vladimir Nabokov écrit un premier roman (qui deviendra Machenka) intitulé Schastie [Bonheur], en 1924. Plus fondamentalement, il reproduit les débats récurrents au cours de ces premières années d’exil, dans Le Don, dernier roman russe. On s’attend ainsi à ce que le protagoniste principal, Fédor, écrive son histoire parce qu’elle a « quelque chose de hautement caractéristique de la structure mentale des jeunes dans les années d’après-guerre ». Mais cette « combinaison de mots » le rend « muet de mépris » :

Il me venait habituellement une snausée de dégoût quand j’entendais ou lisais le dernier radotage, radotage vulgaire et sans humour, sur les « symptômes de l’époque » et « la tragédie de la jeunesse »[12].

Vladimir Nabokov refuse ainsi d’inscrire sa pratique d’écriture dans le contexte de l’émigration russe. Les écrivains de l’exil, affirme-t-il :

[…] [doivent] ne s’occuper que de leur propre affaire dénuée de sens, innocente, enivrante, et ne justifier qu’en passant ce qui en réalité n’a même pas besoin de justification : l’étrangeté d’une telle existence, la gêne, la solitude [...] et une certaine gaîté intérieure tranquille[13].

Dans le chapitre V, Fédor se rend à l’une des dernières réunions du « comité de la Société des Écrivains russes en Allemagne ». Malgré l’insistance de l’un de ses membres qui en convoite la direction, le jeune homme refuse de « s’intéresser au sort de l’Union[14] », au prétexte qu’il aspire lui-même à des unions « qui ne dépendent pas du tout d’amitiés massives, d’affinités asines, ou de l’“esprit de l’époque”, ni d’aucune organisation ou association mystique de poètes où une douzaine de médiocrités étroitement liées “rayonnent” par leurs efforts communs[15] ». Seule une communauté de lecteurs intéresse Fédor, qui partage avec son créateur une grande confiance dans les langues, dont la substitution de l’une, qui ferait défaut, par l’autre, est très tôt évoquée :

Les lamentations, maintes fois répétées, des poètes qu’hélas il n’y a pas de mots disponibles, que les mots sont de pâles dépouilles, que les mots sont incapables d’exprimer nos sentiments quelconques (et pour le prouver on libère un torrent d’hexamètres trochaïques) semblaient [à Fédor] tout aussi dénuées de sens que la conviction sérieuse du plus vieil habitant d’un hameau de montagne que cette montagne-là n’a jamais été escaladée par qui que ce soit et ne le sera jamais ; par un beau matin froid, apparaît un grand Anglais décharné – et il grimpe joyeusement jusqu’au sommet[16].

Un écrivain déplacé n’est pas nécessairement terrassé. Aspire-t-il à se métamorphoser en écrivain européen pour autant ? Rétrospectivement, du seuil du nouveau monde où s’installe Vladimir Nabokov en 1939, la figure paraît bien suspecte. On sait qu’Humbert Humbert est un européen :

Je naquis à Paris, en 1910. Mon père, homme doux et accommodant, était une macédoine de gènes raciaux : il était lui-même citoyen suisse mais d’ascendance mi-française, mi-autrichienne, avec un soupçon de Danube dans les veines. […] Son père et ses deux grands-pères avaient été respectivement négociants en vins, en bijoux et en soieries. À trente ans, il épousa une jeune Anglaise, fille de Jerome Dunn, l’alpiniste, et petite-fille de deux clergymen du Dorset, spécialistes en obscures matières – la paléopédologie pour l’un et les harpes éoliennes pour l’autre[17].

Toutes sortes de sols anciens, géologiques et poétiques, sont à l’origine des très suspectes « bonnes manières européennes » que l’amateur de nymphette va opposer au harcèlement intellectuel, moral, sexuel de Charlotte Haze[18]. C’est que l’Europe a fait de son créateur une moitié de personne, en lui accordant une identité en trompe-l’œil. Nabokov explique dans son autobiographie :

La Société des Nations munissait les émigrés qui avaient perdu leur qualité de citoyen russe d’un passeport dit Nansen, document très inférieur, d’une nuance vert livide. Son titulaire était un peu mieux qu’un criminel libre sur parole et devait passer par d’odieuses ordalies chaque fois qu’il voulait voyager d’un pays dans un autre[19].

C’est pourquoi il choisit plutôt de se présenter comme un « écrivain américain né en Russie et formé en Angleterre où [il a] étudié la littérature française avant de passer quinze ans en Allemagne[20] ». Il s’inscrit ainsi dans l’espace imaginaire de l’Amérussie, mot-valise devenu célèbre qui sert de cadrage au roman de 1969, Ada or ardor. Le texte, dit à deux voix et écrit en trois langues, veille au télescopage des nations et des cultures et à l’éclatement des frontières ; il repose sur une évidente visée autarcique du langage. On assiste tout particulièrement dans ce livre à la construction d’un nouveau sol, d’une assise linguistique susceptible de contenir les déflagrations de terreurs liées à l’exil. La nouvelle russe intitulée « La Visite au musée » (1939) pourrait servir d’emblème à ce dédale qu’est le réel pour l’exilé, à la folie et à l’enfermement qui guette quiconque ne parvient pas à sortir de soi dans une telle situation. Écrivain déplacé, Vladimir Nabokov échappe au confinement grâce au lieu de passage qu’est le texte, au vis-à-vis qu’il instaure, et qui invite à chercher du côté du lecteur l’émergence possible d’une écriture « européenne ».

L’invention d’un lecteur européen

De tous les personnages que crée un grand artiste, les meilleurs sont ses lecteurs[21].

Dans les cours que dispensa Vladimir Nabokov aux États-Unis dans les années quarante et cinquante, et qui ont fait l’objet d’une publication posthume, la figure de l’émigré politique prend le pas sur celle de l’écrivain dégagé. On assiste, au fil des ajustements de programmes destinés aux étudiants américains, à l’avènement d’un lecteur dont la dimension européenne finit par s’imposer avec bien plus d’évidence que celle, d’abord fermement revendiquée, de lecteur russe. C’est en effet le cours sur « les chefs-d’œuvre de la littérature européenne » (« Littérature 311-312 »), donné à l’université de Cornell, qui valut sa notoriété au professeur Nabokov.

Il ne fallut toutefois pas moins de « six mois et vingt lettres[22] » pour mettre au point ce cours. L’université convoitait un généraliste alors que Nabokov aspirait surtout à la préservation de sa langue russe par l’enseignement de la littérature russe. Il avait donc, dans un premier temps, adapté son discours à son public, lequel n’avait pas été initié à la « culture classique du Vieux Monde » et ne soupçonnait même pas qu’il puisse « être jugé provincial par quelque arbitre idéal de la culture », comme le souligne une collègue américaine[23]. Le monde russe semblait plus inaccessible encore. C’est pourquoi Pouchkine, Lermontov ou Gogol ont été présentés comme des « écrivains de l’Europe de l’Ouest[24] » à Wellesley College, où enseignait Nabokov avant d’être recruté à Cornell.

Le cours qu’on définit pour lui à l’occasion de cette nouvelle affectation est conçu comme « un cours sur les grands textes favorisant la discussion[25] ». Vladimir Nabokov le conçoit aussitôt comme un cours d’introduction à la littérature, dont le canevas est le suivant :

J’y ai pensé et repensé, et je crois que je pourrais préparer un cours constitué de deux parties qui se feraient écho : Écrivains (Enseignants, Conteurs, Enchanteurs) et Lecteurs (en Quête de Connaissance, de Distraction, de Magie)[26].

L’appartenance de Nabokov au département de Littérature européenne lui interdit d’inclure un écrivain américain dans son programme. Il sollicite les conseils de son ami Edmund Wilson pour le choix d’auteurs anglais :

L’année prochaine je fais un cours intitulé « Œuvres de fiction en Europe» [XIXe et XXe siècles]. Quels écrivains anglais (romans et nouvelles) me conseillerais-tu ? Il m’en faut au moins deux. Je vais pesamment m’appuyer sur les Russes, au moins cinq gaillards russes bien costauds, et vais sans doute choisir Kafka, Flaubert et Proust pour illustrer l’Europe de l’Ouest[27].

La préséance revient encore à la littérature russe présentée comme l’armature principale du cours. Le programme est arrêté, et à l’automne 1951 les étudiants de Cornell disposent d’un nouveau cours que la brochure de l’université présente comme suit :

On lira un choix de nouvelles et de romans anglais, russes, français et allemands des XIXe et XXe siècles. On placera particulièrement l’accent sur le génie individuel et les problèmes de structure. Toutes les œuvres étrangères seront lues en traduction anglaise[28].

Les trois volumes de Littératures[29] reprennent les cheminements de lecture qui retracent le propre périple de l’émigré, mais ne correspondent pas au projet qu’avait Nabokov, et dont il fait part, dès novembre 1951, à Pascal Covici, directeur littéraire chez Vicking Press. Il envisage d’écrire un « ouvrage critique intitulé The Poetry of Prose » :

L’ouvrage critique, La Poésie de la prose, se compose de dix chapitres : I. Cervantès : Don Quichotte ; II. Jane Austen : Mansfield Park ; III. Pouchkine : La Dame de pique ; IV. Dickens : Bleak House ; V. Gogol et Proust ; VI. Flaubert : Madame Bovary ; VII. Tolstoï : Anna Karénine, La Mort d’Ivan Illitch, Haji Murad ; VIII. Tchékhov : Le ravin, La Dame au petit chien et autres nouvelles ; IX. Kafka : La Métamorphose ; X. L’art de la traduction[30].

L’intitulé proposé dote l’ouvrage d’une unité qui n’apparaît pas dans le titre des éditions posthumes, Littératures, traduction fort peu fidèle des Lectures originales. On constate que le conférencier n’entendait pas séparer l’étude des auteurs russes de celle des écrivains d’Europe de l’Ouest. « Littératures 311-312 » était bien une introduction à la littérature à travers des littératures, et non une introduction aux littératures – russe, française, anglaise, allemande ou espagnole. Replacée aux côtés de ses pairs du Vieux Monde, la littérature paraît plus proche, moins isolée, moins suspecte (on est en pleine guerre froide). En choisissant de publier séparément les conférences sur les auteurs russes (Littératures 2), Fredson Bowers rend hommage au spécialiste Nabokov. Mais le volume emprunte sa matière aussi au cours sur la « Fiction européenne », ce dont on ne prend pas conscience dans le nouveau contexte éditorial qui masque la figure de ce lecteur européen que s’emploie à construire l’exilé pour son jeune public. Le compte-rendu d’Elizabeth Hardwick dans le New York Time Book Review en souligne les caractéristiques majeures :

Les cours de Nabokov pourraient être appelés « Notes royales » en hommage à leur avancée majestueuse et infatigable à travers la foule des mots, des styles et des intrigues. Ce qui est le plus inattendu, c’est la patience[31].

La patience du lecteur polyglotte éclaire cet art de la mémoire qu’est sans doute une écriture « européenne ».

Écriture européenne : un art de la mémoire

En quête du « modernisme européen » de Nabokov, John Burt Foster donne l’exemple de « Mademoiselle O », texte écrit en français en 1936, dont la scène finale aurait dû être rapprochée tout de même du « Cygne » de Baudelaire, mais qui ne l’a pas été avant lui, dit-il, parce qu’on part toujours en quête d’allusions russes dans cette œuvre qu’on devrait lire comme « européenne[32] ». La scène en question, qui rapporte la dernière entrevue avec la préceptrice française du jeune Vladimir, me semble plus proche encore du poème de Mallarmé[33] « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui », reproduit ci-après :

Avant de partir, j’allai assez sottement me promener par une nuit froide et brumeuse le long du lac. L’eau clapotait un peu, mais rien ne brillait dans le brouillard nocturne, sauf un pâle réverbère. Un remous, une blancheur vague, attira mon regard. Dans l’eau, un cygne, très gros, très vieux et très maladroit faisait des efforts ridicules pour se hisser dans un canot amarré. Il n’y parvenait pas. J’entendais le choc lourd de ses ailes et le bruit du canot ballotté ; avec la logique du subconscient, c’est cette vision passagère que je me rappelai tout d’abord lorsque j’appris, quelques années plus tard, que Mademoiselle n’était plus[34].

 

Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui

Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre

Ce lac dur oublié que hante sous le givre

Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui !

 

Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui

Magnifique mais qui sans espoir se délivre

Pour n’avoir pas chanté la région où vivre

Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui.

 

Tout son col secouera cette blanche agonie

Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie,

Mais non l’horreur du sol où le plumage est pris.

 

Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne,

Il s’immobilise au songe froid de mépris

Que vêt parmi l’exil inutile le Cygne[35].

La poétique de l’exil de Nabokov est en effet moins chargée que celle de Baudelaire ; peut-être pourrait-on dire moins « européenne » (on n’y retrouve pas le substrat mythologique très présent dans « Le Cygne »), plus « naturelle » – ou moins culturelle et plus épurée. L’exemple du roman Pnine permettra de comprendre pourquoi.

Nabokov commence à travailler à sa rédaction vers 1950-1951 alors que Lolita n’est pas fini (le roman fut écrit de 1949 à 1954). Pnine paraît par chapitre dans le New Yorker, et le personnage devient immédiatement très cher aux lecteurs. Le livre paraît en son entier en 1957. Les deux romans sont liés pour deux raisons : Nabokov travailleP.’un et l’autre de façon intermittente, et l’on peut penser, comme l’a suggéré la critique, que le matériau russe, apparemment absent de Lolit, a été déversé dans Pnine. Par ailleurs, c’est grâce à la popularité du héros éponyme que le roman devient le passeport de Lolita que personne ne veut publier aux États-Unis (il l’est en FranP. en 1954).

L’intrigue de Pnine est mince : un savant russe transplanté aux États-Unis est remercié par l’université qui l’employait, après dix ans de bons et loyaux services. Le roman met en scène l’idée d’une confrontation de deux univers étrangers dès les premières pages ; après avoir décrit le personnage, le narrateur précise : « Tout cela s’était bien modifié sous l’effet de l’atmosphère capiteuse du Nouveau Monde[36]. » Comme tous les exilés russes du roman, à qui le « Nouveau Monde » a « fait signe », Pnine a subi ce « morne enfer inventé par les bureaucrates européens (pour le plus grand divertissement des soviets), à l’intention des détenteurs de cette misérable chose, un passeport Nansen (cette sorte de laissez-passer pour prisonnier sur parole) » (p. 66), qui refont inlassablement le voyage vers les pays lointains : « dans le cours d’un de ces rêves qui continuent de hanter les réfugiés russes, même quand un tiers de siècle s’est écoulé depuis qu’ils ont fui les bolcheviques, Pnine se vit étonnamment déguisé, fuyant parmi des mares d’encre et sous une lune barrée de nuages » (p. 154). Les exilés forment pour le pays d’accueil une communauté uniforme comme le soulignent les clichés des premiers chapitres évoquant les « merveilleuses dames russes éparpillées à travers l’Amérique universitaire P.(p. 15-16). Pourtant, ils sont très différents les uns des autres, comme en témoignent leurs différentes confessions, mais aussi leur art de la mémoire. Certains d’entre eux n’ont rien d’autre à offrir à l’étranger qu’une Russie de carte postale touristique : des « russismes moisis » (p. 101). La couleur locale, réduite à un mauvais coloriage, trahit dans le roman la dilution des contours du pays perdu dont le souvenir s’efface peu à peu, comme pour ces jeunes poètes émigrés qui « chantent de nostalgiques élégies dédiées à la patrie qui ne pouvait être beaucoup plus pour eux qu’un triste jouet stylisé, une babiole trouvée au grenier, un globe de cristal qu’on secoue pour déclencher une tempête de neige douce et lumineuse sur un sapin minuscule et une isba de papier mâché » (p. 63). La nostalgie est abandonnée à elle-même. Ceux qui n’ont pas su conserver les lieux du passé, qui n’ont jamais prêté attention à ce qui les entourait, sont totalement démunis à l’étranger.

Pnine est différent. Il possède une richesse du souvenir qui le préserve de l’oubli. Son immense culture[37] est mise au service de recherches qu’il mène inlassablement sur son pays en vue d’écrire une « petite histoire » de la Russie (p. 55). Entièrement tourné vers son passé (« il avait la mémoire braquée vers les jours de sa jeunesse réceptive et fervente », p. 18), il fait de cette attention un pont avec l’étranger, parce qu’il ne cesse de reconstituer lui-même le seul fond sur lequel il peut espérer se détacher avec le plus de netteté :

On l’aimait non pas en raison d’un don particulier, mais à cause de ses inoubliables digressions, où il enlevait ses lunettes afin de sourire au passé pendant qu’il polissait les verres du présent » (p. 16).

Il en résulte ce portrait d’un « imprévisible Pnine » (P. 224) faisant pendant à celui de l’« imprévisible Amérique » (P. 19), sur fond de clichés mis à mal – celui de la Vieille Europe sage, constamment renvoyée dans le livre aux camps de concentration, à l’immémorable.

Le droit à la mémoire que cherche à exercer Pnine se heurte tout d’abord à un jeune pays dont « l’absence de cérémonial » le déconcerte (P. 26). C’est pour lui un pays sans passé ; sa culture est d’ailleurs absente du texte : on apprend que plus personne ne lit Jack London ; un érudit américain a fait don de ses livres à la bibliothèque, mais le fonds est russe ; un étrange parallélisme suggère même qu’ici la publicité a remplacé la littératuP. (p. 85). Dotés de mémoires sans abri, les russes et les américains du roman se croisent sans se rencontrer (les uns viennent les années paires, les autres les années impaires) dans un château emblématique de cette macédoine des cultures qu’est pourtant la nation américaine :

C’était une construction laide et surchargée d’ornements de style bâtard, à hérissements gothiques sur des réminiscences françaises et florentines [...]. Le pointu de ces pignons, pas plus que l’allure joyeuse et comme prise de vin que le château gardait d’avoir été composé de plusieurs villas du Nord plus petites, jetées ensemble à la hâte n’importe comment, avec morceaux de toiture ne faisant pas corps avec le reste, combles manquant de conviction, corniches et voussoirs rustiques, et autres saillies se projetant de tous côtés, n’avaient attiré les touristes que brièvement (p. 174).

On devine que dans un tel espace les personnages vivant « sur un plan entièrement différent », comme il est dit des enfants d’immigrés, sont susceptibles de passer d’un plan dans un autre « par le moyen d’une sorte de vacillation inter-dimensionnelle » (p. 167). C’est cette vacillation que cherche à obtenir Nabokov sur le plan de l’écriture.

Véritable historien du présent, il crée des « moments artistiques[38] », c’est-à-dire arrête le temps pour le transformer en point de rencontre, en souvenir commun aux consciences les plus éloignées les unes des autres. On en a un exemple au début du chapitre qui plonge le lecteur américain dans l’univers de l’émigration russe qui se trouve, cette année-là, dans le château déjà décrit. Pnine se rend en voiture à l’invitation estivale et commence par se perdre dans un véritable labyrinthe de voies étrangères ; il fait l’objet d’incessants accommodements de la narration, qui adopte successivement un point de vue microscopique (gros plans sur des fourmis perdues aussi) et télescopique (description du vaste ciel menaçant). Tous les plans finissent par converger :

Une minute encore et puis tout se produisit en même temps : la fourmi découvrit une traverse verticale conduisant au toit de la tour et en commença l’ascension avec une ardeur nouvelle ; le soleil fit son apparition et Pnine, au comble du désespoir, se retrouva sur une route pavée portant une pancarte rouillée mais encore scintillante qui dirigeait les voyageurs (p. 163).

L’instant est mémorable parce que soigneusement préparé par une écriture précise qui cisèle les images en les inscrivant dans un cadre mental très minutieusement dessiné. Des descriptions très précises ont pour fonction de soutenir le regard de la mémoire : on peut très bien, à partir du texte nabokovien, dessiner par exemple le labyrinthe où se perd Pnine (p. 157-158). Les personnages eux-mêmes peuvent être dits en termes de paysages :

En apparence, Roy [Thayer] était un personnage banal. Il suffisait de dessiner une paire de vieux mocassins bruns, deux empiècements beiges à l’endroit des coudes, une pipe noire, une poche sous chacun des yeux que surmontaient des sourcils en broussaille, le reste était facile à compléter. Quelque part vers le milieu flottait une obscure maladie de foie, et à l’arrière-plan, il y avait la poésie du XVIIIe siècle, spécialité de Roy, pâture toute rase, avec un mince ruisseau et un bouquet d’arbres gravés d’initiales ; une clôture de fil de fer barbelé de chaque côté séparait ce champ du domaine du professeur Stowe, le siècle précédent, où les agneaux étaient plus blancs, le gazon plus douillet, le ruisseau plus babillant, et du début du XIXe siècle, confié au Dr Shapiro, avec ses vallons embrumés, ses brouillards marins, ses raisins d’importation (p. 200-221).

Ces portraits traduisent bien l’angle sous lequel le professeur Nabokov approche l’art littéraire ; pour lui, l’histoire de la littérature doit être pensée en termes d’« évolution historique de la vision artistique[39] ». Avant le XIXe siècle, la littérature était aveugle, pense-t-il, ce dont témoignent les paysages constitués d’« un nom aveugle guidé par un adjectif chien » utilisés pour camper Thayer dans son propre aveuglement. Ce que Nabokov appelle le « landscaping[40] », traduit par « paysagisme » (p. 42), n’est d’aucun secours s’il réduit le paysage à un stéréotype : piège du familier, comparé à un mauvais « dessin d’enfant » (p. 41), ou piège de l’exotisme, comme ces « belles feuilles de sumac vénéneux » pressé contre le sein rose de Varvara Bolotov (p. 170), aussi dangereuses que le muguet, mortel pour les agneaux, planté en abondance dans les Arcadies littéraires. À cela, Nabokov tente d’opposer ses « paysages en exil », c’est-à-dire des paysages imaginaires nés d’une observation minutieuse de chacune des réalités en présence, et entrevus dans le prisme de l’émotion singulière – prisme emblématisé par « ces vitres teintées qui colorent le jour d’orange et de vert et de violet dans les vérandas des maisons de campagne russes » (p. 205) que l’on retrouve dans presque tous les romans de l’auteur, dont Pnine :

Il commençait à faire très noir sur le triste campus. Sur les collines lointaines et plus tristes encore pesait, sous un banc de nuages, une profondeur de ciel couleur écaille de tortue. Les lumières de Waindellville à vous fendre le cœur, palpitantes dans un repli de ces collines ombrageuses, revêtaient leur magie coutumière, bien qu’en réalité, comme Pnine le savait bien, quand on y arrivait, cela se réduisait à une rangée de maisons de brique, un poste d’essence, une patinoire, un super-market » (p. 112).

Que déduire de ces paysages tremblés, à double fond ? Nabokov fait dire à son dernier héros russe, Fédor, qu’il cherche « l’infini au-delà des barricades (de mots, de sens, du monde)[41] ». Cela revient à faire se rencontrer tous les plans (linguistiques, cognitifs, esthétiques), ce qui n’est possible que dans un espace d’outre-Europe. Pnine y parvient à sa manière dans ce chapitre V, lorsque la voiture qu’il conduit dans son esprit et celle qu’il est en train de diriger sur la route « coïncident enfin » (p. 160). En ce qui concerne l’écrivain, cela revient à créer ces « mots de passe » qui font si cruellement défaut à tous ceux qui ne parlent pas la même langue : « allusions, intonations impossibles à rendre en une langue étrangère » (p. 177) mais susceptibles de l’être, pense-t-il, par une littérature visionnaire, véritable cartographie d’un monde nouveau, dont les anciens parapets sont sans conteste européens.


[1] P.-Y. Pétillon y avait déjà pensé pour présenter la littérature du Nouveau Monde dans l’Europe aux anciens parapets, Paris, Seuil, coll. « Essai », 1986.

[2] « Soir historique », dans Poésies. Une Saison en enfer. Illuminations, édition de L. Forestier, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1999, p. 239.

[3Notes d’hiver sur impressions d’été (1863), traduit du russe par A. Markowicz, Actes Sud, coll. « Babel », 1995, p. 21.

[4De l’Europe en littérature, 1918-1939 : création littéraire et culture européenne au temps de la crise de l’esprit, Paris, Droz, 2002, p. 433.

[5Littératures 2, traduction de M.-O. Fortier-Masek, Paris, Fayard, 1985, p39. Les souvenirs d’enfance suggèrent tous une même équivalence. On peut citer celui-ci par exemple, prêté au jeune protagoniste du roman L’Exploit : « un superbe modèle réduit d’un wagon-lit lambrissé de brun dans la vitrine de la Société des wagons-lits et des grands express européens sur l’avenue Nevski », L’Exploit, traduction française de M.-O. Fortier-Masek, Paris, Fayard, 1985, p. 23.

[6] Voir J. B. Foster Jr., Nabokov’s Art of Memory and European Modernism, Princeton (NJ), Princeton University Press, 1993.

[7] Selon les termes de Maurice Couturier cette fois, dans Vladimir Nabokov ou la tyrannie de l’auteur, Paris, Seuil, cols. « Poétique », 1993, p. 114.

[8Au-delà du soupcon. La nouvelle fiction américaine de 1960 à nos jours, Paris, Seuil, coll. « Le don des langues », 1989, p. 40.

[9] Citation extraite de l’autobiographie Speak Memory, cite dans « Nabokov as a Russian Writer », dans The Cambridge Companion To Nabokov, J. W. Connolly (dir.), Cambridge (NY), Cambridge University, Press, 2005 (je traduis).

[10] Lettre du 12 octobre 1951 à Mikhaïl Mikhailovutch Karpovitch (département de Langue et Littérature slaves de Harvard), dans Lettres choisies, traduction de C. Bouvart, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1992, p. 171.

[11] V. Nabokov, L’Exploit, op. cit., p. 10.

[12] V. Nabokov, Le Don, traduction de R. Girard, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1967, p. 54.

[13] Lettre à Khodassévitch citée par B. Boyd dans Les Années russes, 1899-1940, Paris, Gallimard, 1992, p. 471.

[14] V. Nabokov, Le Don, op. cit., p. 352 et 350.

[15Ibid., p. 378.

[16Ibid., p. 176.

[17] V. Nabokov, Lolita, traduction de M. Couturier, Gallimard, 2001, p. 30.

[18Ibid., p. 71.

[19] V. Nabokov, Autres Rivages, nouvelle édition revue et augmentée, compléments de textes traduits par M. Akar, Paris, Gallimard, 1989, p. 286-87. Le passeport Nansen devient « Nansen-sical passport » dans la version de Despair de 1965 (New York, Vintage International, 1989, p. 128).

[20] V. Nabokov, Intransigeances, traduction française de V. Sikorski, Paris, Julliard, 1973, p. 37.

[21] V. Nabokov, Littératures 2, op. cit., p. 38.

[22] Voir B. Boyd, Vladimir Nabokov. The American Years, Princeton (NJ), Princeton University Press, 1991, p. 125.

[23] P. Carden, compte-rendu de Lectures on Russian Literature dans Slavic and East European Journal, vol. 28, n° 1, printemps 1984, p. 125.

[24]Voir B. Boyd, Vladimir Nabokov, op. cit., p. 36.

[25] « A sort of Great Books and Stimulating Blather Course », lettre de Morris Bishop, 17 novembre 1947, citée par B. Boyd, Vladimir Nabokov, op. cit., p. 125.

[26] V. Nabokov, Lettres choisies, op. cit., p. 120-121.

[27Nabokov-Wilson, Correspondance, 1940-1971, traduction de C. Raguet- Bouvart, Paris, Rivages, 1979, p. 263.

[28Littératures 1, traduction d’H. Pasquier, Paris, Fayard, 1983, p.10.

[29] I. Jane Austen, Dickens, Flaubert, Stevenson, Proust, Kafka, Joyce ; II. Gogol, Tourguéniev, Dostoïevski, Tolstoï, Tchékhov, Gorki ; III. Cervantès.

[30] V. Nabokov, Lettres choisies, op. cit., p. 176.

[31] « Master class », New York Time Book Review, 19 octobre 1980.

[32] J. B. Foster Jr., Nabokov’s Art of Memory and European Modernism, op. cit., p. 39.

[33] Poète cité dans un autre contexte violent, non plus celui de la révolution russe que fait surgir la figure de Mademoiselle, mais celui de la Seconde Guerre mondiale pendant laquelle Nabokov écrit Brisure à senestre, roman où l’on entend le « sanglot dont j’étais encore ivre » de L’Après-midi d’un faune ; traduction de G.-H. Durand, Paris, Julliard, coll. « Presses Pocket », 1978, p. 96.

[34] V. Nabokov, Mademoiselle O, traduction M. et Y. Couturier, Paris, Julliard, 1982, p. 35.

[35] S. Mallarmé, Plusieurs sonnets, dans Poésie, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », p. 90.

[36] V. Nabokov, Pnine, traduction de M. Chrestien, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1962, p. 12. Les numéros de page entre parenthèses au fil du texte renverront désormais à cette édition.

[37] Politique : il a un « diplôme de sociologie et d’économie politique » (p. 16) ; et littéraire : l’auteur lui prête ses propres cours sur Pouchkine, Anna Karénine ou Gogol.

[38] « Artistic moment », selon l’expression utilisée dans Lectures on Literature, C. Bruccoli, San Diego / New York / Londres, 1980, p. 256.

[39] V. Nabokov, Littératures 2, op. cit., p. 159.

[40Pnin, Londres, Penguin Books, 1973, p. 25.

[41] « Toute définition est toujours bien circonscrite, mais je ne cesse de tendre vers le lointain ; je cherche l’infini au-delà des barricades (de mots, de sens, du monde), où toutes, toutes les lignes se rencontrent », V. Nabokov, Le Don, op. cit., p. 365. 

 

Pour citer cet article

Isabelle POULIN. «« L’Europe aux anciens parapets » dans l’œuvre de Vladimir Nabokov : emportements et débordements de l’écriture», ouvrage collectif Modèle de Gouvernement, [en ligne], Lyon, ENS LSH, mis en ligne le 15 juillet 2011. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article298