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Éléments pour la définition d’une poétique de la culture européenne dans l’entre-deux-guerres

Pascal DETHURENS

Université de Strasbourg, UFR des Lettres, Institut de littérature générale et comparée

Index matières

Mots-clés : littérature européenne, déclin de l’Occident, œuvre-somme.


Texte intégral

Qu’il soit permis au non-spécialiste de littérature russe de présenter ici, dans l’espoir d’apporter aux enjeux de ce colloque une sorte de contrepoint, quelques éléments pour tenter de définir une poétique de la culture européenne pendant l’entre-deux-guerres. Le sujet est vaste, immense à vrai dire, et l’on ne prétendra pas en faire le tour en un bref article, mais l’ambition des observations qui vont suivre n’est autre que de proposer, sous forme de synthèse, un état des lieux des questions qui semblent fondamentales.

Qu’est-ce qui fait, de prime abord, que la période retenue (1918-1939) paraisse si bien choisie lorsqu’on s’interroge sur l’Europe, mais aussi sur les écritures de la culture européenne ? On pourrait avoir le réflexe inverse, et se demander plutôt : comment se fait-il que les écrivains européens des années 20 et 30 ont voulu rompre avec les poétiques héritées de leur(s) tradition(s), et prendre modèle, tantôt sur les grands novateurs américains, tantôt sur les grands explorateurs russes de la modernité ? Il faudrait ainsi poser comme hypothèse l’existence, au cours de ces années 20 et 30, d’une problématique européenne spécifique à la littérature et dotée d’une telle force qu’elle aurait servi d’exemple, de modèle, voire de référence, à de nombreux écrivains de l’émigration russe. Comment donc la définir ?

La première réponse, la première idée, serait qu’il s’est effectivement formé et proclamé un « esprit européen » au cours de l’entre-deux-guerres. Voilà déjà quelque chose de nouveau[1]. Michel Raimond a très justement rappelé à ce sujet, pour étayer cette supposition d’une européanisation de la littérature pendant la période considérée, avec tout ce qu’un tel phénomène a entraîné d’émulation et de concurrence sur la création :

La connaissance qu’on prenait des littératures étrangères […] ne prit toute son ampleur que dans les années vingt. L’ère du cosmopolitisme commençait. Le seul afflux des œuvres traduites suscitait le sentiment d’une crise du roman français [à tel point que] Daniel-Rops soulignait en août 1928 le sentiment d’infériorité des romanciers français devant cette richesse d’invention […]. On adoptait Bounine, Chestov, Kouprine, Thomas Mann, Rilke, Conrad, Butler, Moore, Galsworthy, Dane, Hamsun, Unamuno, Gomez de la Serna, Pirandello.

Et de citer encore, entre autres, Joyce, Woolf, Forster ou Kafka[2].

On ne peut évidemment se contenter de ce simple rappel d’histoire littéraire, fût-il l’un des plus importants de l’entre-deux-guerres. Par chance, un autre grand critique l’a précisé, il importe de se demander de quelle manière la « conscience européenne » a nourri la création littéraire à cette époque. C’est ce qu’a fait Curtius dans ses Essais sur la littérature européenne, où il conclut que le plus marquant des années 20 et 30, de ce point de vue-là, a été le passage des littératures nationales à la littérature européenne. Curtius présente rapidement l’enjeu de ses Essais ; il s’agit de rendre compte d’un objet littéraire spécifiquement attaché aux premières décennies du XXe siècle (sauf les études liminaires sur Virgile, saint Augustin, Goethe et Balzac), la culture européenne moderne. « J’ai vécu une grande époque de la littérature européenne. J’ai été le contemporain et l’interprète d’hommes tels que Gide, Claudel, Péguy, Proust, Valéry, Hofmannsthal, Ortega, Joyce, Eliot », de telle sorte que de la France à l’Allemagne, de l’Angleterre à l’Italie et de l’Espagne à l’Autriche, « l’Europe devenait chaque jour pour moi plus ample et plus riche ». Une certitude s’est fait jour : « J’ai toujours défendu les mêmes valeurs, la conscience européenne et la tradition occidentale. » Pour preuve : qu’il se soit agi d’écrivains emblématiques de l’idée de l’Europe, comme ceux qu’il cite précédemment, ou de leurs contemporains, qui figurent en coulisse (comme Musil, Rilke, Larbaud, Mann, Keyserling, d’Annunzio, Husserl, Heidegger, Spengler, Berdiaeff, Machado, Jung ou Croce), l’exigence de lecture est partout semblable. La voici :

Il existait une Europe de l’esprit bien vivante. Cette Europe ne vivait pas seulement dans les livres et les revues, mais dans les relations personnelles […]. Il existait en ce temps-là, comme disait le titre d’une revue de Hambourg, des dialogues européens[3].

Nous y voilà donc : la littérature d’une guerre à l’autre a eu un caractère européen et une orientation européenne.

À ce stade de la réflexion, une deuxième question doit se poser. Tout ce qui précède est sans doute fondé, et de grands historiens comme Carlo Curcio en Italie, ou Denis de Rougemont en Suisse, l’ont confirmé à leur manière. Il y a toutefois plus important. Car à quoi bon, pour reprendre à Heidegger la question que lui-même a empruntée à Hölderlin, à quoi bon des écrivains de l’Europe et une littérature d’Europe, si nombreux et si foisonnante au cours de l’entre-deux-guerres, et pour quoi dire au juste de la crise spirituelle de leur époque ? Avec son roman Les Irresponsables en 1950, Hermann Broch a certainement fait partie de ceux qui sont le mieux parvenus à définir de quoi il retournait pour l’Europe. Fidèle au schéma du triptyque déjà appliqué à la structure des Somnambules vingt ans plus tôt, il montre comment, en trois « voix » ou trois stades successifs situés à une dizaine d’années d’intervalle, le rôle de la création a périclité en Europe et par la faute de l’Europe. Avant le début du XXe siècle, dit la « voix 1913 », elle aussi prolongeant l’interrogation hölderlinienne, prévalait une homogénéité de la création littéraire et de la culture européenne ; une certaine futilité de l’écriture régnait, qui cautionnait et dont témoignait un monde jugé idyllique et sans soucis, comme par l’effet d’un équilibre naturel entre l’ordre du réel et la stabilité de l’œuvre, tous deux partageant la même légèreté que celle dont pouvait encore jouir l’Europe :

Mil neuf cent treize. Pourquoi écrire, poète ?

Laisse-moi évoquer un instant ton visage, ô ma jeunesse !

[…]

Ô printemps automnal !

Il n’y eut jamais de plus beau printemps que cet automne-là.

Le passé se mit à pousser des bourgeons, toutes les fleurs s’épanouirent,

C’était le calme délectable qui précède l’orage.

Le dieu Mars même souriait[4].

Il y eut donc une innocence de l’œuvre européenne et un état identique du monde, où rien n’entravait le bonheur de l’écrivain. C’était l’époque d’avant l’Europe, le moment précédant la guerre, quand la conscience européenne n’avait pas encore vu s’ébrécher ses grands modèles spirituels. Avec l’irruption de la guerre (et le devoir de la penser comme phénomène inhérent à la culture), nécessité s’est faite d’expliquer plus en profondeur l’essence véritable de la civilisation. En un mot, c’est la guerre qui a permis de penser l’Europe. Et avec la découverte de l’Europe comme un tout sanglant et organique, la littérature tout entière a dû changer non seulement de ton, de l’idylle à la complainte, de l’ordre à l’apocalypse, mais encore et surtout de nature, habitée désormais par l’impératif de redire, de récapituler ce que la culture aura été. L’heure du requiem a sonné : la guerre a marqué la fin de l’âge d’or de l’Europe et sa soudaine dégradation à l’âge de fer. Voilà le principal : à partir du moment où l’Europe s’est porté atteinte à elle-même, le langage de la littérature a dû lui dire adieu :

Le souvenir teinte d’une douce mélancolie

Les années vécues, le passé révolu et terne,

Ô monde disparu !

Ô Europe, ô millénaires de l’Occident !

[…]

Là était la dignité de l’Europe,

Le mouvement mesuré, le pressentiment d’un tout,

La progression suivant le thème d’une musique

– Ô chrétienté de Jean-Sébastien Bach ! –

Jusqu’aux soleils les plus lointains de l’univers occidental.

Adieu Europe. La belle tradition est finie[5].

Soleil couchant, l’Europe meurt quand la littérature en reflète la dernière lueur : l’œuvre, par là, acquiert valeur et fonction. La « voix 1923 », poursuit Broch dans son roman, est tout entière marquée au sceau de ce que le narrateur nomme « l’homme occidental », dont la piètre spécificité selon lui est que « seul l’Occident voue consécration à la mort ». Que dit cette nouvelle voix pour laquelle tout a changé, à commencer par le rôle de l’écrivain en face de la putréfaction de la culture ?

Mil neuf cent vingt-trois. Pourquoi écrire, poète ?

Pour confesser les manquements dont nous nous sommes rendus coupables.

L’homme perd son caractère humain,

Succombe à l’amoindrissement de soi,

Sans vénération pour le véritable être de l’homme.

C’est un monde sans sainteté, complètement vide,

Livré au néant[6].

L’Europe apparue pour l’écrivain comme une blessure, celle d’hier abolie et celle d’aujourd’hui secouée de spasmes homicides, la littérature dit une réalité chaotique, dernière ontologie du néant. Manque fondamental à quoi la « voix 1933 » ajoute confirmation, qui corrobore en l’accentuant encore la dégradation de l’être européen, lequel a dorénavant franchi une étape ultime (Heidegger parle après Nietzsche d’un « nihilisme européen ») – d’un monde qui a dévoyé le mot, perverti le mythe et abdiqué l’humain :

Terre promise de l’éternel adieu,

Ô pressentiment de cieux ignorés !

Qui a provoqué ce sacrifice humain fantasmagorique ?

Un fantôme, un spectre […].

Le poète qui continuait d’écrire

Était tenu pour un méprisable fou

Faisant fructifier des fleurs fanées :

Nous avons perdu l’être, nous ne pouvons mesurer cette perte[7].

Bref, là où le roman de Broch apporte une réponse essentielle à la question de la littérature « européenne », c’est lorsqu’il condamne la littérature pour s’être détournée de l’être et coupée de la connaissance. Cet oubli de l’être et cette plongée dans l’irresponsabilité, voilà justement ce que la plus grande littérature européenne des années 20 et 30 a tenté de combattre. C’est pourquoi on peut poser un troisième élément, afin de mieux cerner la problématique : s’il a existé un modèle littéraire européen, c’est à un signe fort qu’on peut aujourd’hui le reconnaître, à savoir chaque fois que l’on rencontre, dans une œuvre, à la fois une critique du déclin de l’Occident (à la suite explicite de Spengler) et une tentative pour sauver la création de la crise. Ici le vieillissement de la culture, là le rêve d’un renouvellement : abattement de l’Histoire d’un côté (qui constitue ce qu’Ernst Bloch a appelé en 1935 l’Héritage de ce temps), de l’autre recherche de formes nouvelles. De ce point de vue-là, c’est Proust qui a été tenu pour l’écrivain le plus européen en son temps.

Il ne suffit donc sûrement pas, pour définir une « poétique » de la culture européenne, de se contenter d’une observation, qui montrerait que dans les années 20 et 30 beaucoup d’écrivains se sont mis à publier des essais, des pamphlets, des manifestes sur l’Europe. Il est vrai qu’ils sont légion : Aragon et Breton se sont jetés sur le « cadavre » (pas précisément exquis à leur goût) de la civilisation européenne aux heures de gloire du surréalisme, Gide publie en 1923 L’Avenir de l’Europe, Malraux développe en 1927 ce qu’il appelle La Tentation de l’Occident, et en France encore, Valéry a multiplié les conférences sur « l’esprit européen ». Partout ailleurs, c’est la même profusion d’ouvrages théoriques sur la culture européenne, à la suite du Déclin de l’Occident de Spengler en 1919 : Thomas Mann ou Hermann Hesse se « spécialisent » dans la publication d’essais pour sauvegarder la culture humaniste de l’Europe en Allemagne, T. S. Eliot en fait autant en Angleterre, W. B. Yeats en Irlande, Ortega y Gasset en Espagne, Séféris en Grèce, Pessoa au Portugal, Musil ou Hofmannsthal en Autriche, Witkiewicz en Pologne, etc.

Même ceux que le problème de l’Europe n’a pas concernés directement se sont penchés sur la question : en littérature, pensons à Kafka, qui n’a jamais écrit d’essai sur le déclin de l’Europe, mais qui a inventé un « hôtel occidental » menaçant dans Amerika et un « comte Westwest » défendant l’entrée du Château. On peut penser aussi à Joyce, qui n’a rien laissé paraître explicitement de sa réflexion sur le monde européen, mais qui a construit tout son roman Ulysse sur l’héritage de l’Europe, héritage à conserver ou à dilapider. En marge de la littérature, pensons encore à un philosophe comme Husserl, dont ce n’était pas la vocation de proposer une réflexion sur l’Europe, et qui l’a fait au sommet de son œuvre, quand l’heure le lui imposait, dans sa célèbre conférence de 1935 sur La Crise de l’humanité européenne et la philosophie. Et, pour finir ce rapide tour d’horizon, rappelons encore que Freud, alors même qu’il était orienté vers de tout autres travaux, s’est engagé dans une psychanalyse de l’Europe, en 1929, avec Malaise dans la civilisation. Tout cela constitue une masse considérable de théories et de voies européennes tout au long de l’entre-deux-guerres. Rien de tout cela, pourtant, ne permet véritablement de définir une « poétique » de la culture.

C’est pourquoi il faut proposer une quatrième idée, un quatrième élément de définition. En littérature, ce qui spécifie le plus sûrement cette « poétique » de l’Europe au début du XXe siècle, c’est le postulat (très discutable aujourd’hui) qu’il y aurait une écriture européenne, reconnaissable entre toutes, identifiable parmi d’autres et suffisamment forte pour servir (au moins un temps) de modèle à imiter. De même que Steiner a défini les traits du paysage européen, Kundera a soutenu la thèse qu’il existe des invariants de la culture européenne, à commencer par le roman. Avouons qu’il y a ici quelque chose de troublant, et même de gênant, pour le comparatiste ! Quoi de commun, dans l’entre-deux-guerres, entre les recherches poétiques de Rilke et celles de Lorca, entre la création théâtrale de Claudel et celle de Pirandello, entre l’exploration romanesque de Musil et celle de Svevo ? À supposer même que l’on parvienne à homogénéiser ces poétiques sous le label de « littérature européenne », qu’est-ce qui nous permettrait de les distinguer fondamentalement des entreprises poétiques de Pound ou de Tsvétaïeva, ou encore, par exemple, des voies romanesques de Dos Passos ou de Biély ?

Toute réflexion faite, les concepts si banals de « crise », de « modernité » ou de « déclin de la civilisation » sont à l’évidence opératoires pour l’Europe littéraire des années 20 et 30, mais ils le sont aussi, et pas moins, pour toute la production littéraire de cette période. Ce qui permettra donc d’isoler la notion de « poétique européenne », c’est l’étude de la réception des grandes œuvres littéraires dans l’entre-deux-guerres, quand la réception a qualifié d’« européenne » ou de « non européenne » telle ou telle œuvre contemporaine. Comment peut-on donc être (ou plutôt ici écrire) Européen ? Si l’on s’autorise à paraphraser une autre question célèbre, d’un auteur lui aussi préoccupé des différences et des similitudes entre Européens et non-Européens, cette dernière s’est en tout cas imposée avec force dans les revues de l’époque, d’Europe à la Neue Rundschau par exemple, où des rubriques entières ont été consacrées à l’aspect « européen » ou non des livres recensés.

À quoi l’on reconnaît l’européanité d’une œuvre, on dira tout d’abord que c’est à son explicite européen, c’est-à-dire lorsque les textes eux-mêmes nomment l’Europe en toutes lettres. Voilà ce qu’on pourrait définir comme le degré zéro du caractère européen d’un texte. Là, nul besoin d’interpréter : l’Europe est là, avec l’évidence d’un fait. On donnera comme principaux exemples, en poésie, l’épopée de Jules Romains Europe (1916), mais aussi les poèmes du Chant occidental de Trakl (1914), les Champs de Castille de Machado (1915), The Waste Land de T. S. Eliot (1922), et surtout le texte unique en son genre d’Alvaro de Campos, l’un des hétéronymes de Pessoa au Portugal, auteur d’un pamphlet poétique intitulé Ultimatum (1917). Cet ultimatum est un avertissement lancé à l’Europe, pour condamner sa faillite politique, intellectuelle et spirituelle ; il accuse « tout ce qui représente l’Europe », puis il somme l’Europe de se ressaisir dans une nouvelle dynamique historique :

L’Europe a faim de Création et soif d’Avenir !

L’Europe réclame de grands poètes, réclame de grands hommes d’État !

L’Europe réclame la grande idée dont seront investis ces hommes forts,

L’Europe réclame la volonté nouvelle qui dresserait un édifice avec la Vie !

Ainsi donc, même là où on l’attendrait le moins à recevoir l’explicite européen, c’est-à-dire dans l’intransitivité du langage poétique, l’Europe est bien présente et elle contribue à construire, tout au long de l’entre-deux-guerres, ce que l’on s’est proposé d’appeler, plutôt qu’une esthétique, une poétique de la culture européenne.

Mais il y a bien davantage, et bien plus intéressant pour la recherche littéraire. Certes, comme on l’a dit, la réception européenne est primordiale : on la trouve dans les correspondances et les journaux des écrivains, où la plupart des œuvres sont lues et commentées, parfois jugées sur ce seul critère, en fonction de leur européanité. L’interprétation, toutefois, et ses modalités, sont infiniment plus satisfaisantes, qui vont permettre d’élaborer une véritable herméneutique européenne. Ce qu’il faut interpréter comme essentiellement européen, dans la production littéraire moderne, ce n’est pas seulement ce qui a paru étranger ou irrecevable ailleurs, comme Jean-Pierre Morel l’a montré dans Le Roman insupportable, à propos des incompatibilités entre le roman révolutionnaire russe et le roman prolétarien européen[8]. On ne peut pas se contenter de dire que Kafka ou Joyce sont européens parce qu’ils ont été mal interprétés ou critiqués en URSS : ils ont été tout aussi mal interprétés et encore plus violemment rejetés en Europe même. Leur caractère européen tient par conséquent à quelque chose de plus profond. En termes d’herméneutique littéraire, l’européanité d’une œuvre tient à un ensemble de schèmes, à un système de signes et à plusieurs structures de l’imaginaire, ainsi qu’à un type de représentations et à un choix d’écritures. Il serait évidemment trop long de développer tous ces aspects et de les illustrer par des œuvres chaque fois, mais on tâchera au moins, maintenant, d’en présenter une partie. J’ai essayé de le faire plus longuement ailleurs ; une synthèse suffira ici[9].

Parmi les principaux schèmes grâce auxquels identifier le caractère européen d’une œuvre, on rappellera la fascination pour la vieille ville cosmopolite, la ville ancienne chargée d’Histoire, devenue elle-même Histoire, qui meurt dans sa splendeur en attirant toute l’Europe en son cœur. Ce n’est pas par hasard si le roman européen des années 20 et 30 se présente sous la forme d’un roman de la ville (Vienne, Venise, Prague, Paris, Londres, Dublin, Lübeck, Budapest, etc.) et sous l’aspect d’un roman du cosmopolitisme. Pensons par exemple à Hôtel Savoy de Joseph Roth (1927), à Kaputt de Malaparte (1940), au Monsieur de San Francisco de Bounine (1916), mais aussi à Vienne au crépuscule de Schnitzler, à Mrs Dalloway de Virginia Woolf ou à la Montagne magique de Thomas Mann, où le sanatorium est le symbole ambigu de tout le continent et de sa culture. Il y a ainsi ce que l’on a appelé les écrivains de la ville, et plus précisément de la capitale européenne, comme Larbaud, Huxley, Bontempelli, Hamsun, Capek, Maraï ou Istrati ; mais il y a surtout ceux qui ont voulu lire ces capitales comme des microcosmes culturels, chaque capitale résumant à elle seule, comme un temple, un musée ou une bibliothèque, toute l’Europe. Pensons en particulier à Valéry (dans ses Regards sur le monde actuel), à Stefan Zweig (dans toutes ses nouvelles ou presque) ou encore à Canetti (dans son autobiographie Histoire d’une jeunesse, la langue sauvée et Histoire d’une vie, le flambeau dans l’oreille). Partout l’Europe est, dans l’œuvre littéraire, représentée comme une forteresse bigarrée, citadelle imprenable ou fragile tour de Babel.

Autre caractéristique de cette poétique, le recours imaginaire aux mythes fondateurs de la culture européenne, à commencer par le mythe d’Europe lui-même. Il a été assez dit, depuis une vingtaine d’années environ, que l’entre-deux-guerres avait marqué, plus systématiquement qu’aucune autre époque, une relecture de ces grands mythes. Il semble que l’on soit en mesure de le confirmer avec celui d’Europe et de Zeus. Ce mythe du ravissement d’Europe par Zeus a été réécrit par tous les plus grands écrivains des années 20 et 30, au point qu’on peut y voir comme une marque de fabrique, ou comme la signature d’une époque, et chaque fois les palimpsestes de ce mythe tiennent un discours (politique, culturel, allégorique, messianique) sur le destin actuel de l’Europe moderne. On les trouve notamment dans le Soulier de satin de Claudel en 1929, dans Berlin Alexanderplatz de Döblin en 1928, dans le Brave Soldat Schwéik de Hasek en 1920 – mais aussi dans les romans les plus célèbres de l’époque, Le Serpent à plumes (1926), Vagabonds (1927) ou Contrepoint (1928). Partout, c’est un même panorama de la culture européenne qui est offert, celui de son sacrifice et de son trajet vers un lieu inconnu, qui peut être riche de sens ou au contraire mortel.

Enfin, pour tenter d’achever à grands traits la définition d’une herméneutique littéraire de l’Europe, on voudrait soulever un dernier problème, celui de l’européanité la plus profonde d’une œuvre. En quelques mots, comment se fait-il qu’une œuvre puisse, par son écriture, être porteuse d’un discours sur la culture européenne ? Après tout, un écrivain russe (pensons à Blok, à Mérejkowski) ou un écrivain américain (pensons à Hemingway, à Lewis), bon nombre d’entre eux ont pris part aux voix qui ont dit quelque chose sur l’Europe. L’ont-ils fait néanmoins de la même manière que des écrivains européens comme Hofmannsthal, d’Annunzio, Yeats ou Guillen ? Autrement dit, y a-t-il une écriture européenne de l’Europe ? Settembrini et Naphta, chez Thomas Mann, demandent à leur protégé Hans Castorp de choisir : ou bien ce sera Goethe, ou bien ce sera Tolstoï, auprès de qui se ranger. Clarissa, l’héroïne du dernier roman de Zweig Ivresse de la métamorphose en 1938, choisit de quitter son petit monde autrichien pour tenter l’aventure américaine. Plusieurs héroïnes de D. H. Lawrence et de Karen Blixen en feront autant.

S’il y a donc quelque chose comme une écriture européenne de l’Europe, c’est du côté de la dialectique écriture/culture qu’il faut aller la chercher. Cette dialectique, des œuvres aussi prestigieuses et difficiles que Les Somnambules de Broch, L’Homme sans qualités de Musil, Le Loup des steppes de Hesse, La Conscience de Zéno de Svevo, Ulysse de Joyce ou L’Inassouvissement de Witkiewicz la mettent en place. Face à une culture jugée déclinante ou menaçante, l’œuvre littéraire a dû se changer en révolution, c’est-à-dire tout reprendre pour apporter du nouveau ; contre une culture critiquée pour son éparpillement et en voie d’extinction, l’œuvre littéraire a dû embrasser la synthèse, se faire totalité ; et à rebours d’une culture oublieuse d’elle-même et irresponsable, l’œuvre littéraire a dû s’ériger en monument, c’est-à-dire en somme. Gombrowicz n’a rien dit d’autre dans Ferdydurke en 1937.

Finalement, là où l’on reconnaît le plus certainement le « modèle littéraire européen », c’est à l’ensemble de ces signes de la faillite d’une civilisation, contre lesquels (ou avec lesquels : pensons ultimement à Finnegan’s Wake) les plus grands textes se sont construits. C’est assez dire qu’il n’a pas suffi à l’écrivain de décliner son identité comme « enfant d’Europe », pour reprendre son titre à Milosz en 1945 ; encore a-t-il fallu à la littérature européenne de l’entre-deux-guerres qu’elle échafaude une production critique, désabusée peut-être. Mais c’est alors que, suivant les mots de Blanchot, une culture qui produit autant de génies désabusés n’est pas si perdue que cela. A-t-elle pour autant constitué un modèle, le jugement n’est plus du ressort de l’interprète, et on laissera la question en suspens.


[1] Voir à ce sujet, pour une présentation plus complète de cette problématique, mes deux ouvrages : Écriture et culture. Philosophes et écrivains face à l’Europe (1914-1950), Paris, Champion, 1997, et De l’Europe en littérature. Création littéraire et culture européenne au temps de la crise de l’esprit (1918-1939), Genève, Droz, 2002.

[2]M. Raimond, La Crise du roman, des lendemains du naturalisme aux années vingt, Paris, Corti, 1985, p. 166-167.

[3] E. R. Curtius, Essais sur la littérature européenne, traduit de l’allemand par C. David, Paris, Grasset, 1954, p. 7-10 et 194-195.

[4] H. Broch, Les Irresponsables, traduit de l’allemand par A. Picard, Paris, Gallimard, 1961, p. 13-14.

[5Ibid., p. 16-17.

[6Ibid., p. 47-48.

[7Ibid., p. 235-239.

[8] J.-P. Morel, Le Roman insupportable. L’Internationale littéraire et la France (1920-1932), Gallimard, Paris, 1985.

[9] Voir, à ce sujet, mon ouvrage L’Europe de A à Z. Une petite encyclopédie illustrée des idées reçues sur l’Europe, Paris, Gollion, Infolio Éditions, 2008.

 

Pour citer cet article

Pascal DETHURENS. «Éléments pour la définition d’une poétique de la culture européenne dans l’entre-deux-guerres», ouvrage collectif Modèle de Gouvernement, [en ligne], Lyon, ENS LSH, mis en ligne le 15 juillet 2011. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article299