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Chklovski chez Cornelis : cartographie d’un fonds et d’une pensée

Elena OURJOUMTSEVA

Université Paris 7, UMR 7597

Index matières

Mots-clés : Chklovski, Cornelis van Schooneveld, formalisme russe, fonds slaves, chargé de recherche documentaire.


Plan de l'article


Texte intégral

Perspectives de travail

La cartographie que l’on s’appliquera à faire ici est celle de la pensée de Viktor Borissovitch Chklovski (1893-1984), que l’on abordera sous l’angle de la théorie du langage et de la théorie de la littérature. Véritable touche-à-tout, Chklovski s’est intéressé à la sculpture, au cinéma, à la théorie de la prose, et à presque tout ce qu’il croisa durant son existence d’une longueur étonnante pour le xxe siècle russe, puis soviétique. Son activité au sein du courant formaliste russe en fit un personnage familier aux spécialistes des années 1920 du monde slave. Il fait en effet partie des fondateurs de l’un des principaux lieux de travail de ce courant – le cercle de l’OPOIAZ (association pour l’étude de la langue poétique) qui œuvra à partir de 1915 et dont les membres furent proches d’écrivains futuristes tels que Vladimir Maïakovski. Ce cercle cessera définitivement son activité après une dernière tentative de reconstitution en 1928. J’ai choisi cet angle d’attaque de l’articulation théorie du langage / théorie de la littérature pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, parce qu’il s’agit d’un personnage au statut infiniment étrange : il est très fréquemment cité par les écrivains et les critiques russes, sans qu’aucune étude étendue de l’ensemble de son œuvre n’ait jamais été réalisée. Nombreux sont ceux qui affichent une opinion tranchée au sujet de Chklovski, tout en ne connaissant qu’un ou deux de ses textes. D’où la volonté de comprendre le sens de sa démarche, qu’elle ait ou non été couronnée de succès, de réfléchir au fossé existant entre sa présence dans les références et citations et sa réputation de dilettante. Deux de ses ouvrages m’étaient déjà familiers, pour avoir servi de corpus de références à mon mémoire de master 1 :

  • La Marche du cheval [Xod Konja[1]] (traduction imparfaite, Chklovski se référant en réalité au cavalier du jeu d’échecs et à son déplacement « en biais », métaphore récurrente pour décrire sa vie et sa démarche artistique) ;
  • L’Énergie de l’erreur [Ènergija zabluždenija[2]], ouvrage écrit et publié tout à la fin de sa vie, en 1981. Le titre reprend une expression utilisée par Léon Tolstoï pour évoquer les errances fertiles et nécessaires d’un écrivain rédigeant son œuvre. Chklovski y pousse à l’extrême le principe du coq-à-l’âne, pourtant déjà omniprésent dans son écriture, au point de faire l’objet de parodies d’autres écrivains, tels que Mikhaïl Zochtchenko.

C’est notamment la confusion apparente qui règne dans cette dernière monographie qui a rendu évidente la nécessité d’un travail cartographique, afin de comprendre en quoi ce chaos relatif peut être productif, et afin également d’observer, sous l’angle le plus linguistique et exact possible, la manière dont Chklovski fait travailler les emprunts théoriques ou thématiques faits à d’autres. Chklovski – le sujet de recherche choisi – était donc le point de départ.

La réflexion sur l’idée d’une bibliothèque russe en France allait donc – tout comme l’ensemble de la thèse – devoir s’articuler autour des éléments suivants :

  • Le corpus constitué des textes de Chklovski, où il s’agirait de détecter des notions linguistiques et l’usage qu’il en fait dans son œuvre littéraire.
  • Des fonds slaves installés à l’ENS de Lyon et, en premier lieu, le fonds Cornelis van Schooneveld, majoritairement orienté vers la linguistique.
  • Un type particulier de contrat doctoral – CRD (chargé de recherche documentaire) – spécifiquement destiné à associer valorisation de fonds documentaires et recherche scientifique. Ce type de poste implique la rédaction d’une thèse, un enseignement à l’université et 400 heures par an de travail documentaire dans un fonds prédéfini et lié au sujet de la thèse, grâce à un financement sur quatre ans. Un précédent contrat du même type avait déjà associé Julie Grandhaye et les fonds slaves de l’ENS de Lyon autour d’une thèse sur la pensée politique des décembristes : cette précédente expérience, très positive, garantissait une excellente intégration du chargé de recherche documentaire dans l’équipe de la bibliothèque. Les deux situations présentent tout de même quelques différences : le volume du fonds Schooneveld est sensiblement plus réduit que celui des fonds traités durant le contrat précédent, et la collection est infiniment plus récente (majoritairement du xxe siècle), balayant plutôt un vaste territoire qu’une longue période chronologique.

La construction, au sein de la bibliothèque de l’ENS de Lyon, d’une vraie démarche de valorisation des fonds slaves amenait, quant à elle, à s’interroger sur le statut général d’une bibliothèque de recherche (comme l’a souligné Christine André, directrice de la bibliothèque de l’ENS de Lyon, lors de son intervention pour l’ouverture de la journée d’étude « Une bibliothèque russe en France »). Ainsi, la question du rapport entre spécialisation et érudition générale relève du même type de réflexion que le tracé des frontières internes à la pensée de Chklovski ou le classement et le catalogage du fonds Schooneveld.

L’élaboration d’une vision précise de l’espace intellectuel d’un auteur allait donc être intimement liée à l’objectif général poursuivi par l’équipe de la bibliothèque de l’ENS de Lyon, et notamment par Anne Maître, responsable des fonds slaves, à savoir la création pour les chercheurs de passerelles d’accès pertinentes aux documents disponibles dans la collection qui m’était confiée pour quatre ans.

L’enjeu principal de la carte que l’on se propose de tracer serait donc la détermination d’une articulation optimale de tous les facteurs précédemment cités, optimal signifiant ici « le plus utile possible à tous » – la bibliothèque, la thèse en cours, d’autres chercheurs –, mais aussi « juste », donnant une vision éclairante de l’œuvre de Chklovski et ne trahissant pas l’esprit dans lequel s’était constituée la collection de Cornelis van Schooneveld.

La vision a priori de cette tâche était la suivante : définir, dans un premier temps, les contours des continents de la pensée chklovskienne, puis en faire la légende grâce à l’apprentissage des principes de classement acquis au cours du travail sur le fonds Schooneveld. Les étiquettes que j’allais utiliser allaient à mon sens être au moins en partie dictées par les fonds slaves.

La manière la plus juste de se représenter le problème à affronter durant ces quatre années de travail consiste à imaginer l’existence, d’un côté, du fonds Schooneveld, dans un état d’ordre théorique, mais de désordre physique, et de l’autre, de l’œuvre de Chklovski, dont on avait toutes les raisons de présupposer qu’elle était dans un relatif désordre théorique, tout en affichant un ordre physique apparent. L’objectif était donc de restructurer et de clarifier la partie désordonnée de chacun de ces éléments.

Présentation du fonds Cornelis van Schooneveld

En septembre 2008, au début de ma première année de travail à la bibliothèque de l’ENS de Lyon, la situation du fonds Schooneveld était la suivante :

  • Il avait été reçu par l’ENS-LSH en 2004, et comportait 14 000 documents, dont 60 % en caractères cyrilliques. On savait qu’il couvrait essentiellement les domaines de la linguistique générale, la linguistique et la littérature russes et slaves, la civilisation et l’histoire du monde russe et slave. Par ailleurs, ce fonds comportait également une vaste collection de périodiques dont 130 titres étaient déjà recensés et dont environ 50 % étaient écrits dans une langue slave : bulgare, serbo-croate, slovène, slovaque, polonais et russe. Plus de la moitié de la collection est consacrée à la linguistique. Les enjeux de la valorisation des collections étant aussi matériels, notons que le fonds est actuellement réparti entre le magasin n° 4 de la bibliothèque et une salle spécifique au rez-de-chaussée du bâtiment « Recherche ». Le regroupement de l’ensemble des ouvrages dans un local unique fait partie des objectifs de l’équipe. Le manque de place est progressivement pallié grâce à un classement des ouvrages par format. L’une des grandes surprises liées à ce temps de manipulation physique, voire de manutention (transport, rangement, etc.), d’un grand volume de documents a été le constat de la grande efficacité du contact physique avec le livre pour la formation à la recherche scientifique. En effet, dans la mesure où l’on manipule des ouvrages d’une collection liée au sujet de recherche, on pratique de cette manière un travail bibliographique « aléatoire conditionné », avec une probabilité non négligeable de trouver un document qu’on n’aurait pas cherché au cours d’une démarche bibliographique construite, mais qui se révèle intéressant. Enfin, cela permet tout simplement d’observer de l’intérieur le monde du livre, et offre la possibilité de mieux utiliser les ressources des bibliothèques grâce à une meilleure compréhension de leur fonctionnement. Dans la mesure où le doctorat est une période d’échanges soutenus avec d’autres jeunes chercheurs, cette expérience approfondie est partagée ; les bénéfices « secondaires » se trouvent démultipliés.

Cornelis van Schooneveld, linguiste et initiateur de cette collection, était également un éditeur scientifique, installé aux États-Unis, et l’on trouve d’ailleurs dans le fonds de nombreux exemplaires d’ouvrages de sa maison d’édition – Slavistic Printings and Reprintings. Ce double statut du fondateur de la collection confère un intérêt particulier au fonds Schooneveld : il doit effectivement être considéré comme une bibliothèque scientifique raisonnée, reflet d’une démarche intellectuelle particulière, qu’il s’agira donc de respecter à tout prix. L’état du fonds à mon arrivée à ce poste était le suivant :

  • La bibliothèque de l’ENS de Lyon avait classé les périodiques du fonds, qui avaient alors été entreposés dans un local particulier. Le reste des ouvrages était réparti dans les magasins des fonds slaves. Cela s’explique par le fait que le fonds Schooneveld a été accueilli par la bibliothèque de l’école à une période où les 60 000 documents des collections du fonds slave des jésuites, arrivés deux ans plus tôt, mobilisaient l’essentiel des efforts. Mais la bibliothèque avait toutefois déjà effectué le long travail préparatoire de classement matériel du fonds.

En termes de contenu, j’avais eu l’occasion d’effectuer un travail préparatoire au sein du fonds et de constater les éléments suivants :

  • Des travaux de linguistique générale, des monographies portant sur des sujets grammaticaux spécifiques ou d’autres de linguistes associés à des études sur la théorie de la littérature, des recueils d’articles scientifiques ou journalistiques : les documents présents sont de natures et de contenus très divers.
  • Un premier groupe de documents présentait un intérêt direct : une quarantaine d’ouvrages traitant du formalisme ou de la linguistique soviétique, donc des données immédiatement utiles pour un sujet de thèse portant sur Viktor Chklovski. Rappelons que la thèse en question est préparée au sein d’un laboratoire consacré à l’histoire des théories linguistiques ; mentionnons également la nécessité, dans un travail portant sur l’histoire des idées, d’accorder une attention particulière aux liens que l’on peut établir entre les concepts, les personnes, les lieux et les dates. L’un des objectifs est d’étudier la datation des termes, des notions, la répartition géographique de leur usage, leur localisation. Quels théoriciens ont pu échanger leurs idées durant leurs études ou lors d’un débat ? Quel mot, dans telle ou telle acception particulière, a pu être emprunté à un autre penseur ? Que signifie précisément tel terme utilisé par telle personne, à telle date, à tel endroit ? On postule donc bel et bien qu’il existe un espace général de la pensée, qu’il est possible de cartographier, mais dont il faut pour cela recoller les morceaux. À cette fin, j’étais donc très intéressée par des ouvrages portant sur l’histoire de la linguistique ou de la poétique, mais également par des textes s’intéressant à des sujets identiques ou proches, mais venant de lieux différents ou datant de périodes différentes : grâce à eux, il était possible de confronter des concepts et des termes. Cela me permettait donc d’avoir sur l’exploitation de mon fonds (selon une perspective « recherche scientifique ») un regard thématique, mais également méthodologique. Or, cet aspect méthodologique est essentiel, dans la mesure où il pose la question de la perméabilité ou non des champs disciplinaires que le sujet de ma thèse m’imposait également de traiter. Comment évoquer « Viktor Chklovski – théoricien de la littérature, théoricien de la langue – » sans se demander à quel degré il est possible pour un écrivain de s’appuyer sur une démarche de linguiste ? Comment repérer les intersections qui ont pu exister dans la réflexion de Cornelis van Schooneveld entre la poésie polonaise du xixe siècle et la folkloristique générale des pays slaves ? Et surtout, comment en laisser une trace dans l’organisation du fonds ?
  • On trouve également dans le fonds Schooneveld plus de 300 manuels et méthodes de langues, recueils de textes pour l’apprentissage de la lecture dans les langues en question, dont une dizaine de documents audio, malheureusement anciens (enregistrements sur bandes magnétiques). Ces documents-ci présentent évidemment un intérêt pour un travail sur la didactique des langues, mais peuvent également se révéler utiles dans le cadre de la thèse évoquée pour étudier l’approche du langage qui y existe. Ceci pourrait a priori apparaître comme marginal, mais on comprend que ce n’est pas le cas si l’on note, par exemple, que l’on cesse l’enseignement de la linguistique [jazykoznanie] à l’université d’État de Moscou (MGU) au début des années 1930, pour transférer l’ensemble du travail de formation de spécialistes de la linguistique à des instituts pédagogiques (dont le MGPI – Institut municipal pédagogique de Moscou – où se retrouvent le célèbre linguiste russe G. A. Vinokour et les membres de l’école phonologique de Moscou)[3]. Ainsi, plusieurs domaines a priori relativement éloignés, correspondant à des types de documents clairement distincts, se trouvent pouvoir être très directement utiles pour le traitement d’un sujet commun.
  • Dernière catégorie, utile aussi bien pour les futurs utilisateurs de la collection que pour un chercheur en histoire des idées linguistiques : celle des outils linguistiques, parmi lesquels 804 dictionnaires, monolingues ou plurilingues, courants et rares, associant des langues de diverses zones géographiques, constitués par divers spécialistes.
  • La collection compte également plus de 650 volumes de littérature russe, 540 de civilisation, 175 de dialectologie ou 176 en tchèque, couvrant une très vaste palette de domaines thématiques et linguistiques. Une bibliothèque russe est donc un ensemble qui inclut également des publications en anglais ou en polonais portant sur le russe, voire des ouvrages dans une langue non slave ne traitant pas spécifiquement du monde slave, mais dont les questionnements recoupent ceux de l’Europe de l’Est, son histoire, sa littérature, sa science du langage.

Viktor Borissovitch Chklovski [Viktor Borisovič Šklovskij]

Le point de départ et l’outil pour étudier le degré de croisement possible entre domaines disciplinaires et méthodes était dans le cas présent l’écrivain formaliste russe Viktor Chklovski. Nous avons déjà mentionné qu’il s’agissait d’un homme extrêmement polyvalent, d’un charismatique touche-à-tout. Les quelques données supplémentaires suivantes permettront de mieux comprendre les conséquences de ses choix théoriques et artistiques sur la recherche qui lui est consacrée, ainsi que sur la valorisation du fonds van Schooneveld simultanément mise en place.

Viktor Borissovitch Chklovski naît en janvier (12/24) 1893 à Saint-Pétersbourg, dans une famille de quatre enfants – le nom de son frère, Vladimir, apparaît à quelques occurrences aux côtés du sien dans les milieux littéraires des années 1920. Il fait des études à la faculté de philologie (premier domaine thématique qui nous intéresse) à l’université de Saint-Pétersbourg ; simultanément, il étudie la sculpture avec L. V. Sherwood (deuxième domaine thématique qui nous aidera, entre autres, à expliquer son approche de la notion de forme). En 1913, il effectue une première apparition publique remarquée : le 23 décembre, dans le cabaret pétersbourgeois Le Chien errant [Brodjačaja Sobaka], il fait un exposé intitulé « La place du futurisme dans l’histoire de la langue » [« Mesto futurizma v istorii jazyka »] qui donnera lieu à la publication de son texte le plus connu : La résurrection du mot [Voskrešenie slova[4]]. Cet exposé lui servira à formuler un concept qui constitue son invention probablement la plus reconnue, celui de la « défamiliarisation » – « ostrannenie » –, et qui consiste à modifier, renouveler notre vision des choses en modifiant la manière dont on les regarde, à l’aide de divers procédés : on peut citer pour exemple aussi bien une enseigne qu’on lit mal parce qu’elle n’est pas encore accrochée à l’horizontale, mais posée verticalement contre un mur et dont l’un des caractères se confond alors avec un autre, qu’une conversation entre le vieux comte Bolkonski et sa fille, dans Guerre et Paix, chez Tolstoï, qui semble à Chklovski particulièrement intéressante car elle est partiellement couverte par le son d’un outil mécanique qui tourne : le dialogue des personnages s’en trouve modifié, tout comme l’attention du lecteur et la perception qu’il a du contenu.

C’est à partir de 1914-1916, et dans les années 1920, que Chklovski est le plus actif et le plus reconnu. Il aspire, avec les futuristes (dans le même élan un peu naïf que celui de nombreux jeunes poètes), à créer une langue poétique nouvelle (il s’emploiera à commenter leurs expériences d’écriture proches de l’écriture automatique, où la sémantique est abolie et le langage réduit à une sorte de quintessence syllabique). Il est envoyé sur le front roumain en tant que commissaire du gouvernement [pravitel’stvennyj komissar] ; il emmène un bataillon à l’attaque et se voit décoré de la croix de Saint-Georges par Kornilov en personne. D’un point de vue politique, il se lie avec les socialistes révolutionnaires et participe à des actions de protestation durant leur procès. Évitant de justesse l’arrestation, il fuit vers la Finlande puis Berlin, et connaît donc en 1922 un épisode d’exil, auquel il mettra fin rapidement en demandant l’autorisation de revenir en URSS, sans que, curieusement, ce retour ne soit suivi d’une arrestation. Puis il poursuit une très longue carrière littéraire, écrivant énormément (la bibliographie de ses œuvres, articles et autres écrits constitue un volume de 130 pages).

Il écrit des scénarios (Minine et Pojarski[5], 1939) et des ouvrages sur le cinéma (Charlie Chaplin[6] en 1925, Eisenstein[7] en 1973) ; des livres pour enfants (Nandu II[8], 1928) et de longs ouvrages théoriques (Matériau et style dans le roman de Tolstoï « Guerre et Paix »[9] en 1928 également). Cependant, la plupart de ces textes sont infiniment « mixtes », mêlant styles, types de références, nature des objets traités. Donc, dans son œuvre, Chklovski crée l’illusion d’une écriture quasiment aléatoire, qui souligne le grand nombre de confrontations possibles entre les différents concepts qu’il manie. Par exemple, dans un bref paragraphe d’à peine quelques lignes d’Énergie de l’erreur[10], il a le temps de nous suggérer de renverser le télescope pour en faire un microscope (image récurrente dirigeant le lecteur de Chklovski vers les théories de la perception), de se référer aux Âmes mortes de Gogol, et de mentionner le fait que Tchékhov s’oppose au « rabaissement de la réalité, à la transformation du sujet en fable, en signe conventionnel » (p. 397). Cette densité est constante sur l’ensemble de ses sept décennies de création ; l’épaisseur de l’atlas de références qu’il s’agit de constituer est donc aisément imaginable.

À la fois pour illustrer le dernier point et pour revenir à la problématique principale portant sur l’interaction entre travail de recherche et travail documentaire, il est utile de s’appuyer sur un dernier exemple d’élément puisé chez Chklovski qui a pu constituer un outil intéressant pour réfléchir à l’ensemble des objets/fonds/thématiques sur lesquels je devais travailler. Ce dernier exemple est la notion de « mot », qui a fait l’objet d’un travail spécifique en 2010.

Le point le plus intéressant à relever ici est le retournement de situation vécu au cours de cette étude. Initialement, l’objet de la recherche était la notion de « mot » ; le fonds Schooneveld et les textes de Chklovski étaient les outils grâce auxquels il s’agissait de dessiner les contours de ce concept à un moment donné, chez un penseur donné. Or, rapidement, c’est bien le concept lui-même qui a commencé à remplir le rôle de pierre de touche, d’instrument initiant une réflexion nouvelle sur le fonds qui, à son tour, permettait une perception affinée du système théorique de Chklovski.

La première étape avait consisté en une recherche d’un maximum d’occurrences de ce terme chez l’auteur, ce qui permit de relever des points parfois divergents (citons pour exemple la très problématique question de la définition du concept de « mot » comme forme purement verbale ou par un élément sémantique, grâce à un rattachement à un signifié, une représentation de ce mot dans le monde matériel). En recherchant les sources potentielles de Chklovski sur ce point, il fut possible de constater que la réflexion menée sur le mot par Baudouin de Courtenay avait bien pu inspirer Chklovski, mais probablement non pas pour sa vision du mot, mais pour la création de son concept de défamiliarisation… Il fallut également noter que s’il menait par moments une réflexion finalement assez fondamentale sur ce problème (par exemple en réfléchissant au contexte de perception d’un signal sonore), il renonçait cependant à des principes linguistiques fondamentaux comme l’arbitraire du langage. Toutes ces constatations étaient étroitement liées aux recherches effectuées dans le fonds Schooneveld. En effet, si le réflexe initial était de se tourner vers les ouvrages éponymes (par exemple Le Mot, de Rosetti, publié en 1947[11]), l’accès direct à une collection aussi vaste et nécessitant un classement rendit rapidement le recours à des publications plus transversales parfaitement naturel. La recherche à partir de catégories traditionnelles de classement (« sciences du langage », « sémantique », « phonologie ») a, quant à elle, fait transparaître la nécessité de mieux mettre en avant, dans la valorisation du fonds documentaire, certains documents quelque peu dissimulés – à cause de leur sujet, mais également à cause de leur nature – par les classements existants. La recherche actuelle de moyens permettant de mieux faire apparaître les recherches transversales déjà effectuées, de mieux « quadriller » les fonds, pourrait effectivement amener un réel progrès pour le chercheur.

Ainsi, à partir d’une notion riche, mais a priori perçue comme constituant une « étiquette » potentielle, comme un élément unique, il a été nécessaire de repenser la catégorisation choisie, avec des implications aussi bien dans le travail de recherche scientifique, que dans le travail documentaire de traitement de la collection.

Comme pour la définition du « mot », dont on est bien obligé, à un moment ou un autre, de fixer la signification, il m’est évidemment également nécessaire d’arrêter des principes de classement pour le fonds Schooneveld. Je continue donc, toujours, en ce moment, de chercher la répartition la plus optimale possible des ouvrages par catégories :

  • domaines linguistiques (russe, tchèque, polonais, anglais, eytc.) ;
  • thématiques (sémantique, logique, pathologies du langage, histoire de la linguistique) ;
  • types de documents (monographies, documents d’archives, tirés à part, revues, etc.).

Cette vision de mon sujet de thèse et du fonds que je cherche à valoriser comme étant un espace fractionné à reconstituer encourage probablement à accorder une attention toute particulière à la documentation « grise », moins visible dans un catalogue qu’une monographie classique, comme les actes de colloques publiés sous forme de recueils. C’est pourquoi, en tant que chercheur, j’ai été très intéressée par le travail pourtant un peu fastidieux de constitution d’une base numérique de sommaires de grandes revues russes (Voprosy Istorii, Voprosy Literatury), projet qui avait été entamé avant mon arrivée, et que j’aimerais beaucoup prolonger, par exemple, par l’intégration au catalogue, peut-être par un système de liens, d’une base des sommaires de recueils au contenu non déchiffrable à partir du titre (recueils en hommage à, actes de colloque, etc.). Cela semble absolument essentiel, car du point de vue du travail bibliographique du chercheur, ces données sont les plus difficiles à trouver et donc les plus susceptibles d’être omises.

Conclusion

En conclusion, mentionnons quelques éléments d’un bilan de mi-parcours, un peu plus de deux ans après le début de mon travail dans les fonds slaves de l’ENS de Lyon.

Mon travail dans le fonds van Schooneveld avait donc commencé par le dépouillement et le tri de ses archives personnelles, ce qui avait suffi à occuper presque entièrement une année universitaire – 400 heures de travail dans un contrat CRD. Cette première tâche, dès le début, a permis de constater les points suivants :

  • Mes compétences dans le domaine linguistique (russe, vieux russe, notions de polonais, compréhension acceptable, à l’écrit, de plusieurs langues slaves, un début de connaissance de quelques écoles linguistiques, dont le formalisme de manière plus approfondie) et littéraire (russe, française, etc.) constituaient effectivement un avantage, mais mon niveau d’expertise encore limité (celui d’un jeune chercheur) faisait qu’un certain nombre d’automatismes me manquaient lors du tri (il fallut se familiariser avec des noms de linguistes, des notions linguistiques).
  • Cette absence de certains automatismes qui semblait handicapante au début présente des avantages certains comme, logiquement, le fait de pouvoir apporter un regard nouveau. Il ne s’agit bien évidemment pas de bouleverser le classement Dewey, mais peut-être d’être ainsi plus sensible à la spécificité d’une collection particulière, que nous pouvons, dans le contexte très favorable de la bibliothèque de l’ENS de Lyon, agencer selon une logique propre.
  • Le fait de travailler sur un sujet de thèse portant sur l’histoire des idées était également important. En effet, l’objectif d’une thèse comme celle-ci est aussi bien de montrer la cohérence interne d’une pensée que de la situer par rapport à des repères déjà connus (comme des liens supposés du formalisme avec le courant structuraliste) ou plus inattendus (citons, par exemple, la présence chez Chklovski de termes montrant qu’il a dû être lecteur de spécialistes de la théorie de la communication dans les années 1970, comme la notion de signal, par exemple). Ainsi, la prise de repères, de points cardinaux est permanente, mais elle est aussi permanente que leur modification, ce qui constitue un principe de fonctionnement plutôt fertile pour avoir une vision problématisée d’une collection à grand intérêt scientifique, et pour développer un projet de travail vraiment riche et ouvert au sein d’une bibliothèque.

Il paraît donc extrêmement utile pour la valorisation de fonds documentaires d’avoir recours aussi bien aux services de chercheurs expérimentés (pour le besoin évident qu’ont les bibliothèques de leur regard expert sur les collections), mais également de jeunes scientifiques débutants, plus malléables, avec des repères les plus solides possibles dans le domaine concerné, mais tout de même susceptibles de prendre à bras-le-corps un corpus et un fonds en étant infiniment moins influencés par des points de spécialisation dont ils seraient, en quelque sorte, déjà trop experts et qui constitueraient une limitation à leur vision.

Enfin, il est indispensable de souligner que le travail sur fonds documentaires est un véritable exercice méthodologique très riche, un vaste terrain d’apprentissage non seulement de notions de travail documentaire, mais bel et bien des tâches de chercheur les plus directes : il ne s’agissait nullement, dans mon cas, d’une conviction initiale, mais elle est désormais fermement acquise, grâce à l’encadrement d’une équipe extrêmement bienveillante et passionnée.


[1Ходъ коня, Moscou/Berlin, Gelikon, 1923.

[2Энергия Заблуждения. Книга о сюжете, Moscou, Sovetskij pisatel’, 1981.

[3] Données issues de l’ouvrage de C. Depretto, Le Formalisme en Russie, Paris, Institut d’études slaves, coll. « Cultures et sociétés de l’Est », 2009.

[4Воскрешение слова, Saint-Pétersbourg, tipografiâ Z. Sokolinskago, 1914.

[5Минин и Пожарский, киносценарий, Моscou, Goskinoizdat, 1939.

[6Чарли Чаплин: сборник под редакцией Виктора Шкловского, Leningrad, Atenej, 1925.

[7Эйзенштейн, Моscou, Iskusstvo, 1973.

[8Нанду II, Moscou/Leningrad, Gosudarstvennoe izdatelʹstvo, 1928.

[9Материал и стиль в романе Толстого « Война и мир », Моscou, Federaciâ, 1928.

[10Энергия Заблуждения. Книга о сюжете, Моscou, Soviétskij pisatel’, 1981.

[11] Alexandru Rosetti, Le Mot, Copenh ague, E. Munksgaard, 1947.

 

Pour citer cet article

Elena OURJOUMTSEVA, «Chklovski chez Cornelis : cartographie d’un fonds et d’une pensée», journée d'étude Une bibliothèque russe en France, ENS de Lyon, le 23 novembre 2010. [en ligne], Lyon, ENS de Lyon, mis en ligne le 5 mai 2011. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article339