Elena OURJOUMTSEVA
Université Paris 7, UMR 7597
Mots-clés : Chklovski, Cornelis van Schooneveld, formalisme russe, fonds slaves, chargé de recherche documentaire.
La cartographie que l’on s’appliquera à faire ici est celle de la pensée de Viktor Borissovitch Chklovski (1893-1984), que l’on abordera sous l’angle de la théorie du langage et de la théorie de la littérature. Véritable touche-à-tout, Chklovski s’est intéressé à la sculpture, au cinéma, à la théorie de la prose, et à presque tout ce qu’il croisa durant son existence d’une longueur étonnante pour le xxe siècle russe, puis soviétique. Son activité au sein du courant formaliste russe en fit un personnage familier aux spécialistes des années 1920 du monde slave. Il fait en effet partie des fondateurs de l’un des principaux lieux de travail de ce courant – le cercle de l’OPOIAZ (association pour l’étude de la langue poétique) qui œuvra à partir de 1915 et dont les membres furent proches d’écrivains futuristes tels que Vladimir Maïakovski. Ce cercle cessera définitivement son activité après une dernière tentative de reconstitution en 1928. J’ai choisi cet angle d’attaque de l’articulation théorie du langage / théorie de la littérature pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, parce qu’il s’agit d’un personnage au statut infiniment étrange : il est très fréquemment cité par les écrivains et les critiques russes, sans qu’aucune étude étendue de l’ensemble de son œuvre n’ait jamais été réalisée. Nombreux sont ceux qui affichent une opinion tranchée au sujet de Chklovski, tout en ne connaissant qu’un ou deux de ses textes. D’où la volonté de comprendre le sens de sa démarche, qu’elle ait ou non été couronnée de succès, de réfléchir au fossé existant entre sa présence dans les références et citations et sa réputation de dilettante. Deux de ses ouvrages m’étaient déjà familiers, pour avoir servi de corpus de références à mon mémoire de master 1 :
C’est notamment la confusion apparente qui règne dans cette dernière monographie qui a rendu évidente la nécessité d’un travail cartographique, afin de comprendre en quoi ce chaos relatif peut être productif, et afin également d’observer, sous l’angle le plus linguistique et exact possible, la manière dont Chklovski fait travailler les emprunts théoriques ou thématiques faits à d’autres. Chklovski – le sujet de recherche choisi – était donc le point de départ.
La réflexion sur l’idée d’une bibliothèque russe en France allait donc – tout comme l’ensemble de la thèse – devoir s’articuler autour des éléments suivants :
La construction, au sein de la bibliothèque de l’ENS de Lyon, d’une vraie démarche de valorisation des fonds slaves amenait, quant à elle, à s’interroger sur le statut général d’une bibliothèque de recherche (comme l’a souligné Christine André, directrice de la bibliothèque de l’ENS de Lyon, lors de son intervention pour l’ouverture de la journée d’étude « Une bibliothèque russe en France »). Ainsi, la question du rapport entre spécialisation et érudition générale relève du même type de réflexion que le tracé des frontières internes à la pensée de Chklovski ou le classement et le catalogage du fonds Schooneveld.
L’élaboration d’une vision précise de l’espace intellectuel d’un auteur allait donc être intimement liée à l’objectif général poursuivi par l’équipe de la bibliothèque de l’ENS de Lyon, et notamment par Anne Maître, responsable des fonds slaves, à savoir la création pour les chercheurs de passerelles d’accès pertinentes aux documents disponibles dans la collection qui m’était confiée pour quatre ans.
L’enjeu principal de la carte que l’on se propose de tracer serait donc la détermination d’une articulation optimale de tous les facteurs précédemment cités, optimal signifiant ici « le plus utile possible à tous » – la bibliothèque, la thèse en cours, d’autres chercheurs –, mais aussi « juste », donnant une vision éclairante de l’œuvre de Chklovski et ne trahissant pas l’esprit dans lequel s’était constituée la collection de Cornelis van Schooneveld.
La vision a priori de cette tâche était la suivante : définir, dans un premier temps, les contours des continents de la pensée chklovskienne, puis en faire la légende grâce à l’apprentissage des principes de classement acquis au cours du travail sur le fonds Schooneveld. Les étiquettes que j’allais utiliser allaient à mon sens être au moins en partie dictées par les fonds slaves.
La manière la plus juste de se représenter le problème à affronter durant ces quatre années de travail consiste à imaginer l’existence, d’un côté, du fonds Schooneveld, dans un état d’ordre théorique, mais de désordre physique, et de l’autre, de l’œuvre de Chklovski, dont on avait toutes les raisons de présupposer qu’elle était dans un relatif désordre théorique, tout en affichant un ordre physique apparent. L’objectif était donc de restructurer et de clarifier la partie désordonnée de chacun de ces éléments.
Présentation du fonds Cornelis van Schooneveld
En septembre 2008, au début de ma première année de travail à la bibliothèque de l’ENS de Lyon, la situation du fonds Schooneveld était la suivante :
Cornelis van Schooneveld, linguiste et initiateur de cette collection, était également un éditeur scientifique, installé aux États-Unis, et l’on trouve d’ailleurs dans le fonds de nombreux exemplaires d’ouvrages de sa maison d’édition – Slavistic Printings and Reprintings. Ce double statut du fondateur de la collection confère un intérêt particulier au fonds Schooneveld : il doit effectivement être considéré comme une bibliothèque scientifique raisonnée, reflet d’une démarche intellectuelle particulière, qu’il s’agira donc de respecter à tout prix. L’état du fonds à mon arrivée à ce poste était le suivant :
En termes de contenu, j’avais eu l’occasion d’effectuer un travail préparatoire au sein du fonds et de constater les éléments suivants :
Viktor Borissovitch Chklovski [Viktor Borisovič Šklovskij]
Le point de départ et l’outil pour étudier le degré de croisement possible entre domaines disciplinaires et méthodes était dans le cas présent l’écrivain formaliste russe Viktor Chklovski. Nous avons déjà mentionné qu’il s’agissait d’un homme extrêmement polyvalent, d’un charismatique touche-à-tout. Les quelques données supplémentaires suivantes permettront de mieux comprendre les conséquences de ses choix théoriques et artistiques sur la recherche qui lui est consacrée, ainsi que sur la valorisation du fonds van Schooneveld simultanément mise en place.
Viktor Borissovitch Chklovski naît en janvier (12/24) 1893 à Saint-Pétersbourg, dans une famille de quatre enfants – le nom de son frère, Vladimir, apparaît à quelques occurrences aux côtés du sien dans les milieux littéraires des années 1920. Il fait des études à la faculté de philologie (premier domaine thématique qui nous intéresse) à l’université de Saint-Pétersbourg ; simultanément, il étudie la sculpture avec L. V. Sherwood (deuxième domaine thématique qui nous aidera, entre autres, à expliquer son approche de la notion de forme). En 1913, il effectue une première apparition publique remarquée : le 23 décembre, dans le cabaret pétersbourgeois Le Chien errant [Brodjačaja Sobaka], il fait un exposé intitulé « La place du futurisme dans l’histoire de la langue » [« Mesto futurizma v istorii jazyka »] qui donnera lieu à la publication de son texte le plus connu : La résurrection du mot [Voskrešenie slova[4]]. Cet exposé lui servira à formuler un concept qui constitue son invention probablement la plus reconnue, celui de la « défamiliarisation » – « ostrannenie » –, et qui consiste à modifier, renouveler notre vision des choses en modifiant la manière dont on les regarde, à l’aide de divers procédés : on peut citer pour exemple aussi bien une enseigne qu’on lit mal parce qu’elle n’est pas encore accrochée à l’horizontale, mais posée verticalement contre un mur et dont l’un des caractères se confond alors avec un autre, qu’une conversation entre le vieux comte Bolkonski et sa fille, dans Guerre et Paix, chez Tolstoï, qui semble à Chklovski particulièrement intéressante car elle est partiellement couverte par le son d’un outil mécanique qui tourne : le dialogue des personnages s’en trouve modifié, tout comme l’attention du lecteur et la perception qu’il a du contenu.
C’est à partir de 1914-1916, et dans les années 1920, que Chklovski est le plus actif et le plus reconnu. Il aspire, avec les futuristes (dans le même élan un peu naïf que celui de nombreux jeunes poètes), à créer une langue poétique nouvelle (il s’emploiera à commenter leurs expériences d’écriture proches de l’écriture automatique, où la sémantique est abolie et le langage réduit à une sorte de quintessence syllabique). Il est envoyé sur le front roumain en tant que commissaire du gouvernement [pravitel’stvennyj komissar] ; il emmène un bataillon à l’attaque et se voit décoré de la croix de Saint-Georges par Kornilov en personne. D’un point de vue politique, il se lie avec les socialistes révolutionnaires et participe à des actions de protestation durant leur procès. Évitant de justesse l’arrestation, il fuit vers la Finlande puis Berlin, et connaît donc en 1922 un épisode d’exil, auquel il mettra fin rapidement en demandant l’autorisation de revenir en URSS, sans que, curieusement, ce retour ne soit suivi d’une arrestation. Puis il poursuit une très longue carrière littéraire, écrivant énormément (la bibliographie de ses œuvres, articles et autres écrits constitue un volume de 130 pages).
Il écrit des scénarios (Minine et Pojarski[5], 1939) et des ouvrages sur le cinéma (Charlie Chaplin[6] en 1925, Eisenstein[7] en 1973) ; des livres pour enfants (Nandu II[8], 1928) et de longs ouvrages théoriques (Matériau et style dans le roman de Tolstoï « Guerre et Paix »[9] en 1928 également). Cependant, la plupart de ces textes sont infiniment « mixtes », mêlant styles, types de références, nature des objets traités. Donc, dans son œuvre, Chklovski crée l’illusion d’une écriture quasiment aléatoire, qui souligne le grand nombre de confrontations possibles entre les différents concepts qu’il manie. Par exemple, dans un bref paragraphe d’à peine quelques lignes d’Énergie de l’erreur[10], il a le temps de nous suggérer de renverser le télescope pour en faire un microscope (image récurrente dirigeant le lecteur de Chklovski vers les théories de la perception), de se référer aux Âmes mortes de Gogol, et de mentionner le fait que Tchékhov s’oppose au « rabaissement de la réalité, à la transformation du sujet en fable, en signe conventionnel » (p. 397). Cette densité est constante sur l’ensemble de ses sept décennies de création ; l’épaisseur de l’atlas de références qu’il s’agit de constituer est donc aisément imaginable.
À la fois pour illustrer le dernier point et pour revenir à la problématique principale portant sur l’interaction entre travail de recherche et travail documentaire, il est utile de s’appuyer sur un dernier exemple d’élément puisé chez Chklovski qui a pu constituer un outil intéressant pour réfléchir à l’ensemble des objets/fonds/thématiques sur lesquels je devais travailler. Ce dernier exemple est la notion de « mot », qui a fait l’objet d’un travail spécifique en 2010.
Le point le plus intéressant à relever ici est le retournement de situation vécu au cours de cette étude. Initialement, l’objet de la recherche était la notion de « mot » ; le fonds Schooneveld et les textes de Chklovski étaient les outils grâce auxquels il s’agissait de dessiner les contours de ce concept à un moment donné, chez un penseur donné. Or, rapidement, c’est bien le concept lui-même qui a commencé à remplir le rôle de pierre de touche, d’instrument initiant une réflexion nouvelle sur le fonds qui, à son tour, permettait une perception affinée du système théorique de Chklovski.
La première étape avait consisté en une recherche d’un maximum d’occurrences de ce terme chez l’auteur, ce qui permit de relever des points parfois divergents (citons pour exemple la très problématique question de la définition du concept de « mot » comme forme purement verbale ou par un élément sémantique, grâce à un rattachement à un signifié, une représentation de ce mot dans le monde matériel). En recherchant les sources potentielles de Chklovski sur ce point, il fut possible de constater que la réflexion menée sur le mot par Baudouin de Courtenay avait bien pu inspirer Chklovski, mais probablement non pas pour sa vision du mot, mais pour la création de son concept de défamiliarisation… Il fallut également noter que s’il menait par moments une réflexion finalement assez fondamentale sur ce problème (par exemple en réfléchissant au contexte de perception d’un signal sonore), il renonçait cependant à des principes linguistiques fondamentaux comme l’arbitraire du langage. Toutes ces constatations étaient étroitement liées aux recherches effectuées dans le fonds Schooneveld. En effet, si le réflexe initial était de se tourner vers les ouvrages éponymes (par exemple Le Mot, de Rosetti, publié en 1947[11]), l’accès direct à une collection aussi vaste et nécessitant un classement rendit rapidement le recours à des publications plus transversales parfaitement naturel. La recherche à partir de catégories traditionnelles de classement (« sciences du langage », « sémantique », « phonologie ») a, quant à elle, fait transparaître la nécessité de mieux mettre en avant, dans la valorisation du fonds documentaire, certains documents quelque peu dissimulés – à cause de leur sujet, mais également à cause de leur nature – par les classements existants. La recherche actuelle de moyens permettant de mieux faire apparaître les recherches transversales déjà effectuées, de mieux « quadriller » les fonds, pourrait effectivement amener un réel progrès pour le chercheur.
Ainsi, à partir d’une notion riche, mais a priori perçue comme constituant une « étiquette » potentielle, comme un élément unique, il a été nécessaire de repenser la catégorisation choisie, avec des implications aussi bien dans le travail de recherche scientifique, que dans le travail documentaire de traitement de la collection.
Comme pour la définition du « mot », dont on est bien obligé, à un moment ou un autre, de fixer la signification, il m’est évidemment également nécessaire d’arrêter des principes de classement pour le fonds Schooneveld. Je continue donc, toujours, en ce moment, de chercher la répartition la plus optimale possible des ouvrages par catégories :
Cette vision de mon sujet de thèse et du fonds que je cherche à valoriser comme étant un espace fractionné à reconstituer encourage probablement à accorder une attention toute particulière à la documentation « grise », moins visible dans un catalogue qu’une monographie classique, comme les actes de colloques publiés sous forme de recueils. C’est pourquoi, en tant que chercheur, j’ai été très intéressée par le travail pourtant un peu fastidieux de constitution d’une base numérique de sommaires de grandes revues russes (Voprosy Istorii, Voprosy Literatury), projet qui avait été entamé avant mon arrivée, et que j’aimerais beaucoup prolonger, par exemple, par l’intégration au catalogue, peut-être par un système de liens, d’une base des sommaires de recueils au contenu non déchiffrable à partir du titre (recueils en hommage à, actes de colloque, etc.). Cela semble absolument essentiel, car du point de vue du travail bibliographique du chercheur, ces données sont les plus difficiles à trouver et donc les plus susceptibles d’être omises.
En conclusion, mentionnons quelques éléments d’un bilan de mi-parcours, un peu plus de deux ans après le début de mon travail dans les fonds slaves de l’ENS de Lyon.
Mon travail dans le fonds van Schooneveld avait donc commencé par le dépouillement et le tri de ses archives personnelles, ce qui avait suffi à occuper presque entièrement une année universitaire – 400 heures de travail dans un contrat CRD. Cette première tâche, dès le début, a permis de constater les points suivants :
Il paraît donc extrêmement utile pour la valorisation de fonds documentaires d’avoir recours aussi bien aux services de chercheurs expérimentés (pour le besoin évident qu’ont les bibliothèques de leur regard expert sur les collections), mais également de jeunes scientifiques débutants, plus malléables, avec des repères les plus solides possibles dans le domaine concerné, mais tout de même susceptibles de prendre à bras-le-corps un corpus et un fonds en étant infiniment moins influencés par des points de spécialisation dont ils seraient, en quelque sorte, déjà trop experts et qui constitueraient une limitation à leur vision.
Enfin, il est indispensable de souligner que le travail sur fonds documentaires est un véritable exercice méthodologique très riche, un vaste terrain d’apprentissage non seulement de notions de travail documentaire, mais bel et bien des tâches de chercheur les plus directes : il ne s’agissait nullement, dans mon cas, d’une conviction initiale, mais elle est désormais fermement acquise, grâce à l’encadrement d’une équipe extrêmement bienveillante et passionnée.
[1] Ходъ коня, Moscou/Berlin, Gelikon, 1923.
[2] Энергия Заблуждения. Книга о сюжете, Moscou, Sovetskij pisatel’, 1981.
[3] Données issues de l’ouvrage de C. Depretto, Le Formalisme en Russie, Paris, Institut d’études slaves, coll. « Cultures et sociétés de l’Est », 2009.
[4] Воскрешение слова, Saint-Pétersbourg, tipografiâ Z. Sokolinskago, 1914.
[5] Минин и Пожарский, киносценарий, Моscou, Goskinoizdat, 1939.
[6] Чарли Чаплин: сборник под редакцией Виктора Шкловского, Leningrad, Atenej, 1925.
[7] Эйзенштейн, Моscou, Iskusstvo, 1973.
[8] Нанду II, Moscou/Leningrad, Gosudarstvennoe izdatelʹstvo, 1928.
[9] Материал и стиль в романе Толстого « Война и мир », Моscou, Federaciâ, 1928.
[10] Энергия Заблуждения. Книга о сюжете, Моscou, Soviétskij pisatel’, 1981.
[11] Alexandru Rosetti, Le Mot, Copenh ague, E. Munksgaard, 1947.
Pour citer cet article
Elena OURJOUMTSEVA, «Chklovski chez Cornelis : cartographie d’un fonds et d’une pensée», journée d'étude Une bibliothèque russe en France, ENS de Lyon, le 23 novembre 2010. [en ligne], Lyon, ENS de Lyon, mis en ligne le 5 mai 2011. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article339