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Des deux côtés du livre : une expérience de CRD dans le fonds slave des jésuites

Julie GRANDHAYE

Agrégée de russe, docteur en histoire, UMR 5206 Triangle.

Index matières

Mots-clés : bibliothéconomie, bibliothèque de recherche, histoire russe.


Plan de l'article


Texte intégral

Introduction

Bonjour à tous et à toutes. Je me réjouis d’être des vôtres aujourd’hui, et d’apporter ma modeste contribution à cette journée d’étude consacrée aux fonds slaves de l’ENS de Lyon.

Tout d’abord, permettez-moi de me présenter en quelques mots. Je suis agrégée de russe et docteur en histoire, et je joue un peu un rôle de revenant puisque mon initiation à la recherche s’enracine dans les fonds (et même, plus concrètement, dans les magasins) des sous-sols de la bibliothèque que j’ai fréquentés pendant quatre ans, de 2004 à 2008, en tant que chargé de recherche documentaire (CRD). J’ai été insérée au sein d’une équipe de bibliothécaires, d’ingénieurs d’étude et d’infographistes, qui conjuguaient leurs efforts pour mettre en valeur le fonds slave des jésuites. Avec eux, j’ai collaboré à la valorisation scientifique de ce fonds – ce qui m’a permis de mesurer les profondes mutations qui affectent les bibliothèques de l’enseignement supérieur et de la recherche. Cette formation en bibliothéconomie a été fondamentale pour orienter mes propres recherches et prendre conscience de la nécessité de renforcer la collaboration entre chercheurs et bibliothécaires. Dans le cadre de cette journée d’étude consacrée à cette « bibliothèque russe en France » que sont les fonds slaves des jésuites, je souhaiterais souligner le rôle essentiel de cette expérience de CRD dans ma formation intellectuelle et dans mon approche de la science historique, en montrant comment la fréquentation de problématiques propres aux bibliothèques a infléchi mon regard de chercheur et ma conception des sciences humaines.

Avant d’entrer plus avant dans le vif du sujet, il m’apparaît important de souligner une caractéristique fort singulière de mon expérience de CRD. Lorsqu’on évoque le travail documentaire dans un fonds, on pense assez logiquement à un fonds d’archives à dépouiller et à classer. Que l’on songe, par exemple, au fonds van Schooneveld, aux archives déposées par Michel Foucault au Saulchoir, ou encore aux fonds cartographiques ou musicaux de la BNF. Mon expérience dans les fonds slaves a ceci de particulier qu’elle m’attachait non pas à des archives, mais à des collections très variées – celles qui forment le fonds Gagarine, du nom de son fondateur, qui constitue le fonds le plus ancien de la Bibliothèque Slave. Or une constatation s’imposait d’emblée : fréquentée assidûment jusqu’en 1990, la Bibliothèque slave offrait ses ouvrages au prêt ou en consultation sur place ; par conséquent, et malgré le déménagement de Meudon à Lyon, il ne s’agissait nullement de découvrir et dépouiller des archives inédites, ni d’organiser des collections hétéroclites. Même si la cotation Deway était loin d’être respectée, ce fonds était déjà classé et organisé, et le travail de dépouillement avait en grande partie été réalisé. Par ailleurs, les tâches de récolement furent confiées à des bibliothécaires de formation et de talent, auxquels je n’aurais su – et je ne saurais toujours pas – me substituer. Ma tâche ne pouvait donc se limiter au classement de documents ni au dépouillement d’archives. Il me fallait trouver une place entre des bibliothécaires et des ingénieurs d’étude, d’une part, et des chercheurs désireux de rentabiliser leurs séjours de recherche, de l’autre. En somme, je me trouvais sur la tranche, chargée de relier ces « deux côtés du livre » qui ne se côtoient que rarement. Le relatif inconfort de cette position mal définie fut pour moi une grande chance : il me permit d’inventer un espace intellectuel, de créer un mode de pensée qui, aujourd’hui encore, infléchit mon approche historique et ma conception de la recherche en sciences humaines.

Je n’aurai pas la prétention d’ériger ce témoignage intellectuel en conférence méthodologique. Je souhaite simplement indiquer, dans ce parcours réflexif, quelques pistes fondamentales pour éclairer la fécondité d’un travail mutuel entre bibliothécaires et chercheurs, et définir le rôle, incontournable à mon sens, des bibliothèques dans la recherche universitaire. J’articulerai donc mon propos autour de trois axes, qui correspondent aux trois pôles essentiels dans les missions des bibliothèques de recherche :

  • le temps sera ma première ouverture, où l’on verra que les bibliothèques de recherche, lieu de ressources documentaires, offrent, par leurs collections mêmes, un exemple concret de sédimentation temporelle ;
  • l’espace sera ma deuxième ouverture, qui mettra en avant une autre mission des bibliothèques de recherche, celle d’un lieu de création et de diffusion des savoirs ;
  • enfin, la perspective formera la troisième et dernière ouverture de cette intervention. J’y évoquerai plus précisément mon doctorat d’histoire et mes travaux de recherche, afin de montrer que les fonds slaves furent, aussi, un lieu de formation à la recherche.

Première ouverture : le temps. La bibliothèque comme lieu de ressources documentaires

La première dimension, la plus évidente lorsque l’on se retrouve face à (ou plutôt dans) un fonds documentaire, est celle des ressources mises à la disposition du jeune doctorant. En l’occurrence, le fonds slave des jésuites m’apparaissait et m’apparaît toujours comme une corne d’abondance, puisqu’il présente l’immense avantage de rassembler en un seul lieu des documents souvent dispersés dans plusieurs bibliothèques. Le fonds Gagarine, en particulier, présente des sources documentaires de tous ordres et de tous calibres :

  • ouvrages manuscrits ou annotés, confiés à la réserve précieuse ;
  • ouvrages anciens (xviie et xviiie siècles, avec une très forte présence du xixe) ;
  • sources secondaires (nombreux mémoires) ;
  • études et travaux de recherche (systématiques à partir des années 1840) ;
  • boîtes archives de documents, classés ou non ;
  • collections (riches, mais parfois incomplètes) de périodiques de la fin du xixe et du début du xxe siècle.

Chargée d’assurer une expertise scientifique du contenu de ces documents très variés, j’ai été amenée à côtoyer durablement ces ouvrages et à les analyser. Cette proximité et cette familiarité avec des sources diverses m’ont fait prendre conscience de la dimension temporelle de chacun de ces livres, de leur inscription dans une époque précise. Les ouvrages devenaient pour moi autant d’objets historiques, témoins et reflets d’une époque, issus d’un savoir-faire fixé dans le temps. Ce contact avec des sources de première main entraîna une réflexion sur les supports d’impression : les livres, mais aussi les périodiques (almanachs, journaux, revues) ainsi que les documents iconographiques (affiches, eaux-fortes, portraits, photographies). Tous ces documents devenaient des objets scientifiques qui m’initiaient à l’industrie du livre (format, qualité de l’encre, grain du papier, qualité de la reliure) et aux techniques de conservation (température, taux d’humidité, traitement des maladies, etc.). Ce contact concret avec l’objet livre m’a permis de prendre conscience de l’inscription de ces documents dans le temps : avant même d’ouvrir les ouvrages pour en analyser le contenu, j’avais à considérer leur dimension temporelle.

Je prendrai, pour appuyer ma démonstration, deux exemples : le travail sur des documents originaux et le dépouillement des boîtes archives.

Travail sur des documents originaux

Pour assurer une expertise scientifique valable de telle ou telle étude, j’avais élaboré une fiche technique qui prenait en compte les critères habituels (auteur, éditeur, lieu d’édition), mais qui indiquait aussi, en quelques lignes, la thèse soutenue par l’auteur. Cette méthode, valable pour des études et des analyses, s’est révélée peu porteuse pour des documents de première main. L’absence de table des matières ou, parfois, du lieu ou de la date d’édition, rendait difficile toute évaluation rapide des documents. Mais cela ouvrait la voie à une prise de conscience de la densité temporelle de ces documents, et à un travail sur l’objet « livre ». Les différents formats et les volumes sont des indices fondamentaux pour saisir les « pratiques de lectures » des époques concernées. Les almanachs et les formats in-octavo témoignent de l’engouement pour les livres de petite taille, ouvrages du quotidien, parfois emmenés en voyage ; je songe ici à un bréviaire annoté par Ivan Gagarine, aux ouvrages de moralité chrétienne, ou encore aux calendriers de la fin du xixe siècle. En revanche, les grands formats des livres brochés, parfois ornés de serrures ouvragées (bibles, chroniques, éditions anniversaires), indiquent au contraire la valeur accordée à un livre précieusement conservé et ouvert dans des circonstances exceptionnelles.

Outre cette attention au livre comme objet, cette fréquentation régulière d’ouvrages me permit de mieux saisir l’enjeu de la diffusion des documents, notamment des documents officiels, et de cerner au plus près les dimensions d’un espace public très actif malgré une censure rigide. Ainsi, on peut reconstituer les réseaux de distribution par lesquels les ouvrages ont transité jusqu’au fonds Gagarine. Ayant reçu une formation de diplomate au lycée impérial de Tsarskoïé Selo, le prince Gagarine a eu accès à des ouvrages d’histoire et de politique qu’il a emmenés en France lors de son exil. Ce réseau relationnel et l’intérêt du père Gagarine pour l’histoire de la Russie ont contribué à enrichir les fonds slaves de quelques très belles pièces. Je prendrai deux exemples : le fonds Gagarine possède dans ses collections un exemplaire du Nakaz de Catherine II, dans une réédition de 1770, et un exemplaire du Verdict du procès des décembristes, publié en français en 1826. Il est intéressant de noter que ces documents officiels, qui témoignent de conceptions de l’État, circulaient parmi la noblesse au point de figurer dans les bibliothèques personnelles de certains diplomates.

Dépouillement des boîtes archives

Deuxième activité qui me mit en contact avec des documents de première main, le dépouillement des nombreuses boîtes archives que contient le fonds Gagarine. Nommées « Russica » (de A à Z, chiffres romains, chiffres arabes) ou « Slavica » (1 à 100) ou « Varia », elles contiennent des documents de dimensions variées et de contenu très divers. Cela peut aller d’une brochure éditée en faibles exemplaires à une coupure de journal, d’un décret officiel à des notes de cours, en passant par une citation recopiée par un jésuite d’un ouvrage aujourd’hui disparu. De nombreuses langues étrangères sont représentées : slaves (russe compris), latines, saxonnes, parfois asiatiques (en faible quantité, japonais et chinois). Pour rendre compte de la teneur de textes si variés, j’ai été amenée à établir des outils d’analyse et de traitement scientifique de ces documents ; 6 000 documents manuscrits ou inédits ont ainsi été signalés.

Ce patient travail de dépouillement a été pour moi fondamental, pour deux raisons :

  • D’une part, parce qu’il supposait un contact avec des sources originales ; ainsi, les boîtes « Varia » contenaient souvent des documents fragiles, rassemblés en toute hâte dans un but de conservation, et donc peu consultés. Certaines contiennent des coupures de journaux, de rubriques nécrologiques, et permettent de reconstituer l’évolution de la communauté russe émigrée à Paris. Mais ces documents, découpés et collés à la main sur des feuilles de carton, demeurent fragiles.
  • D’autre part, et c’est le plus important, parce que ce dépouillement suscitait en permanence un travail de restitution des gestes et des choix de conservation – et donc de reconstitution d’un objet historique. Ainsi, les boîtes « Slavica » présentaient un contenu thématique volontairement choisi. Les boîtes 41 et 42 sont consacrées aux questions sociales ; d’autres traitent de questions religieuses, d’autres encore sont entièrement dédiées à l’étude de la Pologne et de la Bulgarie, aux mouvements religieux, aux courants du panslavisme, etc. Ce travail de dépouillement me donnait accès à la façon dont les jésuites abordaient les problèmes russes de leur temps. Cela ouvrait la voie à une mise en abyme d’une question d’histoire dans une approche propre au xixe siècle. Double mise en abyme, qui engendrait la création d’un double savoir, à la fois sur l’histoire elle-même, mais aussi sur l’écriture de l’histoire.

Deuxième ouverture : l’espace. La bibliothèque comme lieu de diffusion des savoirs

Toutefois, l’accès aux documents n’est plus la seule mission des bibliothèques de recherche, même si elle demeure fondamentale. Leur introduction au sein d’une dynamique de recherche les oriente vers la prestation de services. Elles deviennent le lieu de création innovante de savoirs et fournissent les outils de diffusion de ces savoirs. Avec la révolution du Web 2.0, les bibliothèques deviennent des leviers pour la recherche, en créant des sites participatifs en constante évolution grâce aux modifications que les visiteurs autorisés peuvent apporter. Cette formation en bibliothéconomie m’a convaincue de la nécessité de réaliser un espace personnalisé de recherche au sein des bibliothèques de recherche – à l’instar de ce qu’offre, par exemple, le nouveau site de la BNF, Gallica 2. En investissant les bibliothèques de recherche, le numérique vient profondément modifier leur espace et élargir leurs champs d’activité. Il leur offre la possibilité de devenir des lieux de diffusion et de création des savoirs.

Cette conviction initiale est partagée par l’ensemble des ingénieurs d’études de la bibliothèque de l’ENS de Lyon. J’ai pu mesurer la révolution que les nouvelles technologies assurent dans le métier de chercheur, grâce à un travail conjoint avec des bibliothécaires. Dans le cadre d’une formation initiale des bibliothécaires d’État, quatre stagiaires de l’ENSSIB ont travaillé avec Anne Maître sur la réalisation d’un outil de veille pour les fonds slaves et m’ont associée à leur réflexion. Nous avons ainsi obtenu une page Web consacrée exclusivement aux besoins des chercheurs en slavistique, avec un système de veille, la possibilité d’installer des flux RSS, des nuages de mots-clefs (tag clouds), etc. Outre cet espace personnalisé de recherche, la « Toile vivante » se révèle très utile pour susciter des projets transversaux, grâce notamment aux sites participatifs, qui permettent aux chercheurs de disciplines différentes de confronter leurs conclusions. Le produit ainsi réalisé s’est avéré extrêmement efficace.

Mais si le numérique modifie profondément les méthodes de recherche, il modifie aussi les méthodes de valorisation d’un fonds documentaire et de diffusion des documents. Le travail sur les monographies ne suffisait plus : il fallait diversifier le type de documents diffusés afin de rendre compte de la richesse des fonds slaves. Il paraissait souhaitable de mettre à disposition de la communauté scientifique des documents iconographiques, mais aussi les sommaires des revues. Je souhaite ici évoquer plus longuement ces deux expériences.

Création d’une base de données de documents iconographiques

Une réflexion a été lancée sur les moyens de mettre en valeur les très riches collections de documents iconographiques des fonds Gagarine et Saint-Georges. J’ai donc effectué un relevé des documents iconographiques (portraits, plans de villes, illustrations, cartes). Il m’est difficile de ne pas évoquer ici la splendide collection des Portraits russes, offerts par le tsar Nicolas II à la Bibliothèque slave.

Toutefois, les documents iconographiques me semblaient mériter une approche autre qu’uniquement illustrative. La création de ces documents, leur qualité, mais aussi leur indigence ou abondance suivant les époques, sont des éléments révélateurs d’une culture de l’image. Les cartes se prêtent tout naturellement à cette histoire, et furent le point de départ d’une réflexion poussée sur l’iconographie du fonds slave. En effet, il m’est apparu que les documents cartographiques présentaient le plus grand intérêt pour le chercheur désireux de travailler sur la représentation du monde. Ces cartes n’étaient pas de simples illustrations, elles servaient de fondement pour une reconstruction du savoir théorique ou pratique du monde cartographié. Une signalisation des documents cartographiques (et des atlas géographiques) des fonds a donc été réalisée, mais elle a révélé des lacunes : la carte n’apparaît massivement, comme objet identifié et présenté séparément dans des atlas ou relevés, que dans le deuxième tiers du xixe siècle (en Russie, dans les années 1840-1850, après la création de la Société impériale de géographie[1]). Il fallait donc chercher les ouvrages qui contenaient eux-mêmes des cartes. Les livres publiés dans le premier tiers du xixe siècle se sont révélés extrêmement riches de schémas, plans et cartes (in-4° ou in-8°), présentés dans un savant pliage. Cette recension a donc suscité la création de métadonnées. Un double savoir a émergé de cette mise en abyme :

  • un savoir sur la façon de regarder le monde et de le cartographier (histoire des représentations du monde) ;
  • mais aussi un savoir sur le fonds documentaire lui-même, dans la mesure où est apparue une nouvelle mappemonde du fonds Gagarine, qui recense les ouvrages contenant en leur sein des documents cartographiques.

Mise en ligne de sommaires de revues

Deuxième expérience que je souhaite développer : la diffusion des collections de périodiques et la mise en ligne de sommaires de revues. La valorisation d’un fonds documentaire passe nécessairement par la signalisation des documents conservés. Le travail de récolement des périodiques pré-soviétiques, soviétiques et post-soviétiques, en caractères latins comme en caractères cyrilliques, devait nécessairement déboucher sur une signalétique efficace. J’ai donc participé à la mise en ligne de listes de périodiques – morts et vivants – conservés dans les collections russes de la bibliothèque. Or, la diffusion par liste des périodiques avec l’état des collections ne semblait pas satisfaisante, car elle ne permettait qu’un repérage des lieux de conservation des documents, sans assurer un accès direct au contenu des périodiques. Dans le souci de permettre aux chercheurs de préparer leur séjour et grâce à un outil simple créé par la bibliothèque de l’ENS-LSH (service du Centre d’ingénierie documentaire, CID), j’ai mis en ligne les sommaires de trois revues : Simvol (1949-2006) ; Voprosy literatury (1997-2007) ; Voprosy istorii (2001-2007).

Toutefois, ce libre accès aux analyses m’apparut insuffisant. En tant que chercheur, je vérifiais tous les jours l’urgente nécessité de faciliter l’accès aux documents eux-mêmes. J’ai donc proposé de mettre en ligne le sommaire de revues du xixe siècle, notamment celui de la Société impériale d’histoire qui publie des documents originaux souvent issus des archives impériales. Le travail de mise en ligne n’est pas sans poser de redoutables problèmes : les revues du xixe siècle ne répondent pas aux normes de recherche du xxie siècle, non plus que leurs sommaires. En effet, les sommaires des revues du xixe siècle s’attachent à signaler tous les documents publiés et sont, pour cette raison, très détaillés (ils peuvent faire jusqu’à 30 pages) et illisibles. Ce souci du détail n’empêche pas, d’ailleurs, quelques omissions. Par exemple, les conditions de découverte sont préférées aux noms des auteurs : ainsi, pour un document extrait d’une collection privée, on trouve de longs développements sur le devenir de ce document, la personne à qui il était adressé, mais très peu d’éléments sur l’auteur lui-même. Par ailleurs, tous les documents en langue étrangère (français, mais aussi allemand et latin) ont été traduits en russe ; or, dans les sommaires, le document mentionné apparaît deux fois. Il a donc fallu opérer des choix, liés aux approches scientifiques contemporaines. Trois critères ont été retenus : des critères de clarté, d’intérêt en fonction des problématiques actuelles de la recherche, et de rareté des documents signalés. Ainsi, pour le sommaire de la revue de la Société impériale d’histoire de 1868, j’ai privilégié les documents en langue originale. Ceux-ci apparaissent suivant un double classement : chronologique, mais aussi thématique (correspondance épistolaire, mémoires, rapports). Dans ce cas précis, le russe est peu représenté, puisque les deux langues massivement usitées sont le français et l’allemand.

Les sommaires ainsi obtenus ne reflètent pas objectivement les sommaires du xixe siècle, mais un savoir construit, un regard du début du xxie siècle sur la recherche historique et ses méthodes de diffusion au xixe siècle. Une fois encore, cette double mise en abyme entraîne la création de métadonnées qui bouleversent l’art du catalogage. Elle entraîne, également, l’émergence d’un savoir supplémentaire né dans les bibliothèques, mais qui intéresse directement le chercheur.

Troisième ouverture : perspectives. La bibliothèque comme lieu de formation à la recherche

Les deux dimensions évoquées précédemment – espace et temps – débouchent assez naturellement sur la notion de perspectives, et vous ne serez guère étonnés si je recours aux termes de « densité » et de « profondeur » pour évoquer mon travail de recherche. Je crois pouvoir dire, sans exagération aucune, que mon regard de chercheur s’est formé et affermi au cours de ces quatre années passées dans les fonds slaves des jésuites. Ces années de travail sont indissociables de ma construction intellectuelle, de la lente maturation de mes projets de recherche – menés à terme, en cours ou pressentis. Le travail dans les fonds m’a confrontée à un kaléidoscope de problématiques qui m’ont révélé la complexité des sciences humaines. Or, la recherche doit avoir pour objet cette complexité même de l’humain : tout chercheur en sciences humaines est confronté à ce défi, qui consiste à rendre compte de la complexité de l’humain pour en saisir la pleine intelligibilité. Au terme de quatre années de recherche et de travail dans les fonds slaves des jésuites, cette conviction est devenue mienne et marque de son empreinte mes recherches. Pour illustrer ce parcours du simple au complexe, je souhaiterais évoquer mon travail de thèse.

J’ai travaillé sur la pensée politique des décembristes, au début du xixe siècle. Un simple rappel, qui sera rapide : le 14 décembre 1825, plus d’une centaine d’officiers mènent leurs soldats sur la place du Sénat pour faire connaître leur refus de prêter serment au nouvel empereur, Nicolas Ier. Après plusieurs heures d’un stérile face-à-face, l’empereur disperse les insurgés à coups de canon. Assimilée au départ à une mutinerie, l’insurrection change rapidement de statut : on découvre qu’elle est le fait de trois sociétés secrètes qui projetaient d’instaurer en Russie un « gouvernement constitutionnel » – point de départ d’une enquête longue de six mois qui débouche sur un procès en juin 1826. La condamnation des décembristes au bagne et la mort par pendaison des cinq meneurs viennent clore les soubresauts de 1825-1826. Fin 1827, tous les décembristes survivants sont arrivés au bagne – fin de l’épisode décembriste. Le fonds slave des jésuites regorge de documents – originaux, mémoires, monographies, analyses de l’époque soviétique – sur cet épisode très connu qui a fasciné des générations d’historiens russes puis soviétiques, mais aussi européens et américains. Après consultation de cette bibliographie abondante, on aurait pu considérer que, sur les décembristes, il n’y avait, somme toute, plus rien à dire. Mon travail de thèse n’aurait été qu’une compilation – utile mais peu novatrice – de l’ensemble de ces documents. À dire vrai, c’est ce que redoutait mon directeur de thèse lorsque je me suis lancée dans l’aventure.

Mais le travail, individuel et en équipe, effectué dans les fonds, et les multiples mises en abyme que je côtoyais quotidiennement dans ces fonds m’ont incitée à aborder l’insurrection décembriste de façon radicalement autre.

Questionnement de l’objet historique

En premier lieu, la fréquentation d’ouvrages d’histoire et de boîtes archives, et le classement quasi quotidien de documents, ont développé une activité réflexive distanciée sur mon classement personnel et mon propre choix de documents dans les démonstrations que je tentais de faire. La première remise en cause – et la plus fondamentale – fut sans nul doute le questionnement de l’objet historique que j’avais choisi d’étudier. La reconstitution des orientations de recherche du prince Gagarine, des réseaux auxquels il appartenait et de la conservation de sa bibliothèque par les jésuites, m’incitait à me méfier d’un objet historique donné tel quel. Mon hypothèse de travail fut donc la suivante : les « décembristes », en tant que tels, n’existent pas, et ne sont que le fruit d’une reconstruction a posteriori du mouvement improprement appelé « mouvement décembriste ». Marqués, par la postérité, du sceau de décembre, ces « décembristes » n’existaient que grâce à et par rapport au 14 décembre 1825. Dès lors, la notion de « pré-décembrisme » paraissait peu valide. Il m’apparut peu à peu que les « décembristes » n’étaient pas un objet donné, mais le fruit d’une reconstruction – au même titre que les boîtes archive « Russica » ou « Slavica ». Cette intuition a pris naissance dans la fréquentation régulière des fonds slaves ; paradoxalement, c’est justement cette proximité avec les classements qui m’a conduite à me méfier de l’étagère étiquetée « décembristes » (cotes C12a à C12f que j’ai tant travaillées). En d’autres termes, il me fallait fréquenter d’autres étagères et, peut-être même, constituer mon propre fonds de recherche.

Redéfinition du sujet

Cette conviction initiale, renforcée par la dimension comparatiste que m’offrait mon travail dans les fonds, me conduisit à infléchir ma recherche et à visiter des champs d’investigation nouveaux. J’ai donc considérablement élargi les bornes chronologiques et géographiques de mon sujet, pour englober des phénomènes qui me paraissaient importants (réseaux familiaux et sociaux, années de formation, études à l’étranger, campagnes napoléoniennes, procès, exil). Toutes les dimensions que j’avais découvertes au cours de mon travail dans le fonds Gagarine (recherche de documents inédits, travail sur des documents iconographiques, travail historiographique et bibliographique) ont trouvé un écho dans mes travaux de thèse.

Mais surtout, la pratique quotidienne de mise en abyme et la création de métadonnées m’ont fait prendre conscience que tout objet historique était nécessairement construit, et non pas donné. Cette pratique de la reconstruction m’a confortée dans l’idée que j’avais, moi aussi, à construire un objet historique à travers mon propre travail de recherche. En marge de la désignation traditionnellement admise, j’ai donc élaboré ma propre définition des « décembristes », sans hésiter à retrancher de cette dénomination ceux qui ne correspondaient pas à ma définition initiale (à savoir : des penseurs politiques imprégnés de l’idéal républicain), ni à inventer un terme nouveau pour désigner un objet historique nouveau (les « républicanistes »). Jamais pareille audace ne me serait venue, jamais elle ne m’aurait paru si naturelle et nécessaire, si je n’avais eu ces années de formation au sein du fonds slave des jésuites.

Quitter le fonds slave des jésuites

Enfin, et cela peut paraître ingrat, cette évidence de la reconstruction historique fit apparaître les limites du fonds slave des jésuites et la nécessité – pour un chercheur, pas pour un bibliothécaire – d’aller visiter d’autres fonds. Partir à la rencontre d’autres bibliothèques de recherche, cela signifiait pour moi découvrir de nouvelles dynamiques de recherche et, donc, de nouvelles façons d’aborder des problèmes. La Bibliothèque de documentation et d’information contemporaine (BDIC) ou l’Institut d’études slaves (IES) m’intéressaient pour le parcours historique qu’ils présentaient à travers leurs collections. Dans ces lieux dédiés à la recherche universitaire, je venais chercher non seulement des ouvrages ou références (comme on le fait lorsqu’on consulte le Sudoc), mais aussi et surtout des problématiques de recherche, qui se disent à travers une conservation déjà orientée des documents. Je songe, par exemple, à des problématiques policières (surveillance des étrangers) dans les archives du Quai d’Orsay ; à des problématiques politiques à l’Institut d’histoire de la Révolution française (retranscription de débats parlementaires, ce qui fait défaut à la Russie) ; à des problématiques de formation universitaire à la bibliothèque (SUB) de Göttingen ; ou encore à des problématiques éditoriales à la bibliothèque de Leipzig (première ville à éditer des ouvrages en caractères cyrilliques).

En d’autres termes, je viens désormais chercher dans ces lieux dédiés à la recherche ce savoir que les bibliothèques de recherche sont à même de créer – par ce regard spécifique qu’elles posent sur leurs propres collections. Ce savoir, qui émerge au sein des bibliothèques de recherche grâce au travail d’ingénieurs de recherche et de directeurs de collections, de même que les métadonnées qui en résultent, sont indispensables aux chercheurs pour élaborer de nouvelles problématiques de recherche. Le rejet de l’idéologie du « document authentique » et de l’illusion du « document brut » est la condition sine qua non pour une recherche innovante, consciente de ses apports et de ses limites, ouverte aux problématiques extérieures. C’est ce type de recherche que le fonds slave des jésuites m’a fait découvrir, c’est ce type de recherche que je souhaite mener.

Conclusion

Pour conclure, je souhaiterais rappeler que mon travail dans le fonds slave des jésuites ne représente nullement, pour moi, une perspective qui serait aujourd’hui dépassée. La formulation des thématiques de recherche, la conception de la science historique et la façon d’envisager les bibliothèques de recherche comme une interface incontournable entre les sources et les chercheurs, tout cela est pérenne et demeure profondément ancré dans cette expérience de CRD, « des deux côtés du livre ». Les trois ouvertures que j’ai mentionnées – temps, espace et perspectives –, de même que les trois missions des bibliothèques de recherche que j’ai dégagées – comme lieu de ressources documentaires, de création et de diffusion des savoirs, et de formation à la recherche –, m’ont permis d’envisager l’activité de chercheur en perspective avec d’autres dimensions, d’autres thématiques de recherche.

Les multiples mises en abyme que recèlent les fonds slaves, le va-et-vient permanent entre sources et analyses, le dialogue à travers les siècles que ces ouvrages donnent à entendre, m’ont fait prendre conscience de l’urgence qu’il y a à écrire une histoire présente du temps passé. Je dis bien : une histoire présente du temps passé. Avec la conviction profonde que mon appartenance au xxie siècle m’offre un regard neuf sur le xixe siècle et, qu’en retour, l’étude du xixe siècle apporte un éclairage nouveau sur une époque que je crois connaître. Certes, tout chercheur est historiquement situé, mais je n’aurais sans doute pas perçu la richesse de cette subjectivité historique sans ce travail dans les collections du fonds Gagarine. C’est à la fréquentation régulière des fonds slaves que je dois cette prise de conscience. Mais je leur dois bien plus encore : le goût de me trouver « des deux côtés du livre », afin de former sur cette assise instable un regard de chercheur sans cesse insatisfait.


[1] Créée le 18 août 1846 sur ordre de Nicolas Ier, c’est une des plus anciennes sociétés géographiques du monde. D’abord intitulée Société russe de géographie (Русское Географическое Общество), elle devint en 1850 la Société impériale russe de géographie (Императорское Русское Географическое Общество). 

 

Pour citer cet article

Julie GRANDHAYE, «Article publié Des deux côtés du livre : une expérience de CRD dans le fonds slave des jésuites», journée d'étude Une bibliothèque russe en France, ENS de Lyon, le 23 novembre 2010. [en ligne], Lyon, ENS de Lyon, mis en ligne le 5 mai 2011. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article342