Vous êtes ici : Accueil > Publications et travaux > Journées d’étude > Journée d’étude "Une bibliothèque russe en France". > Les fonds slaves aujourd’hui à l’ENS de Lyon

Les fonds slaves aujourd’hui à l’ENS de Lyon

Sylvie MARTIN

Université de Lyon, ENS LSH, UMR 5206 Triangle, Institut européen Est-Ouest

Index matières

Mots-clés : fonds slave, bibliothèque, livre, valorisation, Russie, ENS de Lyon.


Texte intégral

En rappelant que les fonds slaves de l’ENS de Lyon sont placés, par leur naissance et leur histoire, sous le signe des échanges entre la Russie et le monde occidental, la plaquette de l’Année France-Russie à l’ENS de Lyon inscrit notre manifestation dans une politique originale de valorisation de ces fonds qui associe en étroite collaboration Bibliothèque et Recherche.

La participation de Mmes Tatiana Ligoune et Nadejda Ryjak à notre journée d’étude suffit à dire que ces fonds concourent toujours à consolider et à développer nos liens avec la Russie. Les interventions croisées de bibliothécaires et de chercheurs sont la preuve de la vitalité de notre démarche, dont l’ENSSIB a souhaité que nous rendions compte en octobre 2008.

Anne Maître, venue du monde des bibliothèques, a ouvert cette journée d’étude en évoquant la construction des fonds slaves dans une perspective diachronique. Enseignant-chercheur, je clos nos travaux en présentant la vie de ces fonds ici et maintenant, aujourd’hui à l’ENS de Lyon. C’est une tâche à la fois ingrate et gratifiante. Ingrate, parce qu’en cette fin de journée, « tout est dit et l’on vient trop tard ». Gratifiante, parce qu’elle offre l’occasion de se retourner sur le chemin parcouru. En septembre 2002, les fonds qui constituent aujourd’hui le cœur de l’Année France-Russie dans notre École étaient certes une fastueuse promesse d’avenir, mais je voyais surtout un énorme tas de cartons que je ne savais trop par quel bout attraper. J’avais jusqu’alors travaillé sur le xxe siècle soviétique, je venais de quitter une équipe qui étudiait la Russie du temps présent, celle des années 1990, et voilà que l’on me plongeait dans le xixe siècle. Tout ce que m’inspirait cet empilement, c’était la sempiternelle réplique que lançaient les vendeuses de l’époque soviétique aux chalands impatients : « Вас много, а я одна. »

Heureusement, il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre. Les vendeuses soviétiques me furent d’un grand secours : il était urgent de ne pas rester seule. La première pierre de l’édifice, ce fut l’équipe. Après quelques tâtonnements, elle fut véritablement lancée avec l’arrivée d’Anne Maître à la bibliothèque de l’ENS de Lyon en 2003. Je voudrais ici rendre hommage à son travail et à celui de toute l’équipe qu’elle anime avec le soutien actif de Christine André. Rien de tout ce qui a été évoqué ici n’aurait vu le jour sans les collègues de la Bibliothèque dont la compétence et l’enthousiasme n’ont jamais fait défaut. Cette équipe, comme toute communauté humaine, a connu des joies, au nombre desquelles on peut citer la soutenance de thèse de Julie Morel-Grandhaye, l’arrivée d’Elena Ourjoumtseva et de Catherine Seigneret. Elle a aussi vécu un immense chagrin avec la disparition de Monika Desgranges dont je tiens à évoquer non pas le souvenir, mais la présence : c’est aussi grâce à son travail que nous sommes réunis ici aujourd’hui.

Le père René Marichal fut le dernier directeur du Centre d’études russes de Meudon ; il est désormais installé à Lyon et dès l’arrivée du fonds slave des jésuites à l’École, celle-ci a mis à sa disposition un bureau dans le bâtiment « Recherche ». La présence du père Marichal accompagne aujourd’hui encore la valorisation des collections : grâce à lui, la mémoire de la bibliothèque a suivi les livres qui sont arrivés chez nous avec toute leur âme. Et cette âme était une donnée essentielle dans la tâche qui nous attendait.

Accueillir une bibliothèque comme le fonds slave des jésuites a en effet de quoi intimider. Que l’on pense à la puissance intellectuelle des pères fondateurs, à l’ambition du dessein qui était le leur, que l’on songe à Herzen écrivant au père Jean Gagarine pour lui demander d’adoucir, dans son édition des textes de Tchaadaev, le jugement porté par ce dernier sur les décembristes, partout l’on se cogne à ces grandes figures dont la force de pensée contribue à faire l’histoire.

Par ailleurs, la place éminente du Centre d’études russes de Meudon, non seulement pour la présence russe en France, mais encore dans les relations complexes de l’URSS avec l’Occident, était aussi un héritage lourd à assumer. C’était d’autant plus vrai que l’histoire continuait de s’écrire autour de la bibliothèque d’Ivan Gagarine et de l’Internat Saint-Georges : la Russie, dans un gigantesque travail d’anamnèse, redécouvrait « son » émigration, laissant parfois perplexe, voire troublée, une communauté émigrée surprise par certaines manifestations de cette réappropriation.

Si l’on ajoute à cela que la Compagnie de Jésus avait choisi de déposer 60 000 volumes de cette prestigieuse bibliothèque dans un établissement créé par la Troisième République pour former les fameux hussards chargés non seulement de généraliser l’enseignement mais aussi de soustraire les esprits à l’influence de l’Église, on aura une idée des multiples paradoxes de cette « transition »…

Il était indispensable de les oublier pour ne pas s’entraver. Le Nom de la rose avait naguère rappelé que le temps des bibliothèques est un temps long. Il fallait partir des livres et se mettre à leur service, c’est-à-dire à celui du bibliothécaire. Les premiers tâtonnements dans la constitution de l’équipe avaient d’ailleurs prouvé que les compétences bibliothéconomiques primaient largement sur la connaissance de la langue russe pour la phase fondamentale de valorisation des collections qu’est le traitement documentaire. L’enseignant-chercheur devait s’effacer pour un temps.

Pour la première fois, j’envisageai la bibliothèque autrement que comme une salle de lecture où l’on n’attend qu’une seule chose : obtenir les documents que l’on a demandés et oublier tout le reste jusqu’à l’heure de la fermeture. Je découvris cet univers étonnant où l’intellectuel a sans cesse les mains dans le cambouis, où élaborer un système de cotes pour le catalogage, c’est aussi ranger des ouvrages dans un magasin et coller des étiquettes. L’obsession des mètres linéaires, l’impératif du rangement par format, le rêve de pousser les murs entrèrent dans mon quotidien. Toutefois, ma bonne volonté fut très vite anéantie par mon ignorance. La plupart du temps, je ne comprenais pas ce qu’Anne Maître me disait : notice, autorité, récolement, rétroconversion, signalement, Rameau… Ces quelques exemples suffisent à décrire la longue patience d’Anne, contrainte d’expliquer ce qu’elle voulait dire à chaque détour de phrase : les livres qui m’étaient familiers n’avaient rien à voir avec ceux dont elle me parlait. Pour reprendre l’heureuse formule de Julie Grandhaye, tout en restant l’une bibliothécaire et l’autre enseignant-chercheur, chacune de nous a dû passer un peu de l’autre côté du livre.

Ces efforts n’ont pas été vains : c’est dans ces échanges que s’est construite empiriquement la démarche qui fonde toujours la valorisation des fonds slaves de l’ENS de Lyon, celle d’une collaboration permanente et au quotidien entre bibliothécaires et chercheurs dans toutes les actions de valorisation des collections, depuis le traitement documentaire jusqu’à l’organisation de manifestations scientifiques ou culturelles. Au fil du temps, les modalités de cette coopération ont évolué, parallèlement aux modalités de la valorisation elle-même, mais la démarche reste la même. J’en veux pour emblème la galerie de portraits que vous verrez tout à l’heure dans le hall de la bibliothèque Diderot : pour cette année France-Russie à l’ENS de Lyon, la Bibliothèque a conçu et réalisé l’exposition, l’Institut européen Est-Ouest a organisé les journées d’étude, mais la galerie de portraits est le fruit d’un travail conjoint où l’on a voulu évoquer, au miroir croisé des dirigeants et des intellectuels, un moment de l’histoire russe particulièrement bien reflété dans les fonds slaves.

Cette démarche est puissamment favorisée par la culture de l’ENS : structure à l’effectif peu nombreux, l’École est par tradition un établissement dont les personnels, quel que soit le service auquel ils appartiennent, se connaissent et ont pour usage de travailler ensemble sans se préoccuper outre mesure des méandres bureaucratiques. Cet esprit vivace, qui a jusqu’ici toujours permis à l’École de compenser sa faiblesse numérique par sa souplesse et sa grande réactivité, est un outil précieux au service des fonds slaves.

À ce jour, leur valorisation a connu deux phases :

  • En 2003-2006, on installe le fonds à l’ENS. Deux tâches s’imposent : afficher cette présence à travers le catalogage informatique tout en la faisant connaître à la communauté scientifique, et réaliser une première cartographie du fonds. Le travail est compliqué par le fait que la bibliothèque du Centre d’études russes de Meudon est scindée en deux : l’ENS-LSH abrite les 60 000 documents des collections de sciences humaines, tandis que la bibliothèque municipale de Lyon a accueilli les 20 000 ouvrages des collections d’art et de littérature. Or, les conditions de consultation des ouvrages ne sont pas les mêmes dans les deux bibliothèques, ce qui déconcerte souvent les lecteurs.
  • Le contrat quadriennal 2007-2010 prend acte de plusieurs dons venus enrichir le domaine slave de la bibliothèque de l’ENS. Depuis 2002, neuf enseignants et chercheurs ont donné leur bibliothèque à l’ENS de Lyon ; ainsi, le très riche fonds Cornelis van Schooneveld a rendu à la linguistique la place qui lui faisait jusque-là défaut dans notre gisement documentaire. L’École a par ailleurs fait l’acquisition du fonds Maklakoff. Enfin, le printemps 2008 voit le transfert vers l’ENS des collections initialement déposées à la bibliothèque municipale de Lyon : retrouvant son intégrité et sa cohérence, le fonds slave des jésuites est l’élément structurant de toutes ces collections que nous désignons désormais comme « les fonds slaves de l’ENS de Lyon ».

Voyons comment la recherche a accompagné durant ces deux phases la valorisation des fonds. L’École a souhaité créer, dès l’arrivée à Lyon de la bibliothèque du Centre d’études russes de Meudon, une structure de recherche dont la vocation serait de contribuer à la valorisation scientifique des fonds. À l’été 2002, l’Institut européen Est-Ouest, sans être né, était déjà conçu, et on lui avait choisi un nom. Ce dernier devait correspondre à un projet sensiblement différent de celui mis en œuvre par la suite, car lier dans une même appellation, au début des années 2000, la notion d’Europe à celle d’Est-Ouest qui sent sa guerre froide est un peu curieux ; et même si par « Est-Ouest » l’on entend « Orient-Occident », on évoque toujours implicitement une fracture entre deux mondes, qu’il s’agisse de deux empires ou de deux Églises. Quoi qu’il en soit, dès 2003, l’IEEO s’est au contraire fixé pour projet scientifique de questionner les échanges en étudiant notamment la circulation des concepts. Si notre objectif est évidemment très différent de celui des pères fondateurs, nous espérons du moins que notre choix n’a pas trahi leur perspective.

En 2003-2006, l’IEEO regroupe des forces régionales ; c’est dans ce format qu’il coopère à la première phase de valorisation des fonds slaves. Son action poursuit un triple objectif : faire connaître, parallèlement au signalement dans les catalogues électroniques effectué par la Bibliothèque, l’ancrage lyonnais du fonds slave des jésuites, collaborer à la cartographie du fonds et poser les premiers jalons d’une valorisation scientifique à plus long terme.

Pour des raisons pragmatiques, il avait été décidé de commencer le catalogage par le traitement des monographies du fonds Saint-Georges, le fichier papier de ce fonds étant très lisible et très complet. Toutefois, le fonds Gagarine serait abordé de manière exploratoire, notamment grâce au travail de Julie Grandhaye. C’est pourquoi le colloque organisé en 2004 par l’Institut pour saluer l’arrivée à Lyon du fonds slave des jésuites suivait deux axes thématiques très différents : « La Russie d’Alexandre Ier » (fonds Gagarine) et les « Parcours de l’émigration » (fonds Saint-Georges).

L’Institut a également invité des chercheurs qui ont expertisé les collections correspondant à leur domaine de spécialité. Cinq entrées dans les fonds (« émigration », « philosophie et pensée religieuse », « fonds Gagarine », « livres anciens », « domaine polonais ») furent ainsi mises en lumière au profit des bibliothécaires comme des chercheurs.

Au printemps 2006, alors que cette première phase de valorisation touchait à sa fin et que nous avions dégrossi notre connaissance du fonds, l’Institut a organisé deux missions, l’une à Paris, l’autre en Russie, en direction du monde des bibliothèques. Fidèles à notre principe de fonctionnement, Anne Maître et moi avons fait ces missions ensemble.

À Paris, nous sommes allées à la bibliothèque Tourgueniev, à la BDIC, à la BIULO, à la BULAC et au département russe de la BNF. Nous souhaitions à la fois présenter non pas le fonds de Meudon, bien connu des bibliothécaires, mais sa nouvelle configuration en expliquant notre démarche de valorisation, et appréhender les méthodes de travail de nos collègues. Ces échanges ont été très riches et nous ont permis de nouer des relations informelles, mais néanmoins suivies avec la BULAC et la BDIC ; cette mission n’est sans doute pas étrangère au fait que ces deux grandes bibliothèques aient accepté en 2010 de coopérer à un projet scientifique porté par l’ENS de Lyon lors du quinquennal 2011-2015 et sur lequel je reviendrai.

En Russie, nous sommes allées à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Nous y avons bien sûr rencontré des collègues des universités avec lesquelles l’École est liée par conventions (université d’État Lomonossov de Moscou et université d’État de Saint-Pétersbourg), mais nous sommes allées aussi dans les bibliothèques. Nadejda Ryjak, qui travaillait de longue date avec le père Marichal et qui était déjà venue à Lyon, nous a reçues au département « Émigration » de la bibliothèque d’État de Russie ; son intervention à cette journée d’étude dit assez que notre coopération ne s’est pas interrompue. Nous avons aussi rendu visite à la bibliothèque de littérature étrangère Roudomino, déjà liée au Centre de Meudon. À Saint-Pétersbourg, nous avons été reçues à la Bibliothèque nationale de Russie, ainsi qu’à la bibliothèque scientifique de l’université d’État, où nous avons fait la connaissance de Tatiana Ligoune qui en était alors la directrice adjointe chargée de la Recherche. Dès novembre 2006, Tatiana Anatolievna était invitée trois semaines par l’Institut pour expertiser les ouvrages anciens du fonds slave des jésuites et en commencer la description. Là encore, notre collaboration s’est renforcée au fil du temps.

D’emblée, l’Institut a décidé de se doter d’un site web. Le service commun Audiovisuel et Multimédia (SCAM) de l’École en a conçu le visuel ; c’est encore lui qui a réalisé les affiches et les documents de communication de la manifestation d’aujourd’hui ainsi que les panneaux de la galerie de portraits. Par ailleurs, un ingénieur d’études de l’unité mixte de recherche 5206 Triangle à laquelle j’appartiens consacre une partie de son temps de travail au site de l’IEEO. Outre la présentation de l’équipe et du projet scientifique de l’Institut, la rubrique « Publications et travaux » de notre site a dès la première phase de la valorisation abrité les expertises des collections réalisées par les chercheurs et l’édition en ligne des communications du colloque de 2004. À cette occasion, l’Institut a travaillé avec les professionnels de l’édition de l’École : en effet, le pari a été pris d’emblée, et tenu jusqu’à ce jour, d’opérer sur les textes publiés un véritable travail éditorial qui respecte les normes de l’édition scientifique. SCAM, UMR Triangle, Éditions, sans oublier la gestionnaire de l’Institut, la cellule « Communication », le service de reprographie, on voit que la Bibliothèque et l’IEEO ne sont pas seuls au service des fonds slaves : grâce à la culture de l’École que j’évoquais tout à l’heure, c’est en fait l’établissement tout entier qui met à leur service les moyens matériels et les ressources humaines dont il dispose. Nombre de personnels de l’ENS de Lyon ont été très vite directement impliqués dans la valorisation des fonds slaves, ce qui a permis de faire connaître la présence de ces collections au sein de toute l’École, de les y faire « adopter », en quelque sorte, comme faisant désormais partie intégrante de notre maison. Même la Formation a apporté sa pierre à leur chantier : les postes de chargé de recherche documentaire étant réservés aux normaliens agrégés, les élèves de l’École spécialistes en études russes savent qu’il y a là une possibilité triplement intéressante de préparer son doctorat. On obtient par ce biais un financement de quatre ans, on acquiert des compétences que l’on n’aurait pas sans cette expérience, et l’on s’approprie intellectuellement un gisement documentaire qui nourrit non seulement votre thèse, mais votre réflexion pour l’avenir. Les interventions de Julie Grandhaye et d’Elena Ourjoumsteva en ont donné une illustration éclatante.

On l’aura compris, outre des objectifs clairement identifiés aux résultats immédiatement quantifiables, la première phase de valorisation avait aussi pour mission de créer des synergies, de susciter, autour des fonds slaves et grâce à eux, une dynamique dont les fruits seraient récoltés plus tard.

C’est dans cette même perspective que l’Institut européen Est-Ouest a tout de suite adopté la journée d’étude comme outil de travail. Facile à organiser et donc d’une souplesse appréciable pour les agendas des chercheurs, elle permet de se concentrer sur un sujet précis, en offrant un long temps de parole à chaque intervenant : ainsi, on a pu travailler efficacement dans des domaines très divers.

Pour éviter l’émiettement qui aurait pu résulter du format même de la journée d’étude, on a souvent structuré le travail autour d’un cycle de trois journées dont chacune déclinait un aspect de la thématique retenue. Ce fonctionnement par cycle présente aussi l’avantage de laisser aux responsables scientifiques des journées le choix de publier sur le site les différentes communications après chaque journée, ou de les réunir sous forme d’ouvrage collectif à la fin du cycle.

Là encore, la démarche de collaboration entre Bibliothèque et Recherche trouve une application fructueuse : Anne Maître participe à ces journées d’étude. Cela lui offre la possibilité d’avoir des échanges directs avec les chercheurs « sur leur terrain », si l’on ose dire. Cela peut sembler évident, mais c’est peut-être pour cela qu’il faut le souligner : l’échange qu’un bibliothécaire a avec un chercheur qui intervient lors d’une journée d’étude n’est pas le même que celui qu’il a avec le même chercheur lorsque celui-ci est lecteur dans sa bibliothèque. Si le bibliothécaire est au service du lecteur, l’intervenant est en quelque sorte au service du bibliothécaire : éclairant le fonds à la lumière de sa problématique, il en révèle des forces, mais aussi des lacunes qu’il faudra s’efforcer de combler, il décèle des connexions latentes avec d’autres champs, en un mot, il est une sorte de guide pour le voyage à travers les collections. On voit par là que les journées d’étude, lieux de la recherche, sont aussi des instruments précieux pour la cartographie des fonds : après la définition de grands continents opérée par les expertises, elles permettent l’exploration plus fine de régions des fonds. Cette interaction permanente entre chercheurs et bibliothécaires est le creuset où naît la vie d’un fonds, au sens plein du terme, celui qui associe la vie au mouvement et à l’évolution.

Six journées d’étude ont eu lieu dans la période 2005-2006, qui ont amorcé ce travail fondamental. Elles se regroupaient autour de trois thématiques : « La circulation des concepts entre Occident et Russie », « La question du “déterminisme ethnique en Russie” » et « La littérature de l’émigration russe : vers une écriture européenne ? ». Les deux premiers cycles ont depuis achevé leurs travaux, édités sur le site de l’IEEO sous forme d’ouvrages collectifs. Le 4 décembre 2010 verra la troisième journée consacrée à la littérature de l’émigration sous le titre « Traduire en exil : l’émigration russe face à la littérature européenne ». Ensuite commencera le travail éditorial qui aboutira à la publication en ligne d’un ouvrage collectif.

Lors du quadriennal 2007-2010, l’IEEO a évolué vers un format plus large. Fort de ses premières expériences, il se définit par sa vocation pluridisciplinaire qui permet de regrouper autour de projets précis des chercheurs appartenant à des disciplines et des laboratoires de recherche différents. Par chance, la catégorie administrative de « structure fédérative » répond alors exactement à cette ambition ; c’est donc sous cette forme qu’il traverse le quadriennal 2007-2010, en réunissant quinze établissements co-contractants.

Au cours de cette période, dix-huit journées d’étude ont été organisées, qui s’incrivent dans plusieurs projets scientifiques :

  • « Le libéralisme en Russie » ;
  • « Marxisme-léninisme et modèles culturels en Union soviétique » ;
  • « Influence du modèle de gouvernance européenne sur les PECO et la CEI » ;
  • « Théorie de la langue et pratique d’écriture » ;
  • « La littérature de l’émigration » ;
  • « Religion et nation ».

Citons quelques exemples. On a travaillé sur « Éléments alternatifs et déviants dans le discours soviétique. L’exemple des années 1960 et 1970 », « Le concept d’européanisation des politiques publiques dans les PECO et la CEI », « Les rapports du spirituel et du temporel dans la Russie des xixe-xxie siècles », « La propriété en Russie », « Les célébrations en Union soviétique et dans les “démocraties populaires” », « La simplicité dans la langue », « Les valeurs politiques européennes au prisme des PECO et de la CEI ».

Signalons aussi la tenue dans notre École, en octobre dernier, des premières doctoriales de l’Association française des russisants. Vingt-deux jeunes chercheurs ont pendant deux jours exploré les rapports entre « monde russe et identités ». Ce fut également l’occasion d’une visite des fonds slaves commentée par Anne Maître et certains doctorants qui ne connaissaient pas ces collections reviendront comme lecteurs.

Outre l’activité de recherche, le quadriennal 2007-2010 a vu les fonds slaves s’inscrire aussi dans une autre dimension de la valorisation : la diffusion des savoirs. Là encore, Bibliothèque et Recherche ont œuvré conjointement. L’impulsion de départ est venue de la bibliothèque municipale et du musée Hector-Berlioz de La Côte-Saint-André qui cherchaient en 2008 un conférencier pour intervenir à propos de « Berlioz et la Russie » dans le cadre de la manifestation « Lire en fête » que La Côte-Saint-André dédiait cette année-là à la Russie. C’est ainsi qu’Anne Maître a présenté les fonds slaves au château Louis XI et que j’ai fait une conférence sur les deux voyages de Berlioz en Russie. L’idée fut alors lancée, avec l’équipe du musée Berlioz, de consacrer à la Russie, un jour, l’exposition que le musée organise chaque année. Ce projet a pris corps dans le cadre de l’année France-Russie : le musée Hector-Berlioz de La Côte-Saint-André présente actuellement une exposition « Berlioz en Russie » pour laquelle la bibliothèque de l’École a prêté des documents. En outre, trois conférences ont été faites au Musée en septembre-octobre par Julie Grandhaye et moi-même.

Bibliothèque et Recherche ont été de nouveau associées dans le cadre du Mois du documentaire. La bibliothèque de l’ENS de Lyon participe chaque année à cette manifestation nationale et, en novembre 2008, le cinéma soviétique était à l’honneur avec Dziga Vertov, Viktor Tourine et Uldis Brauns. Les collections d’art arrivées à l’ENS furent sollicitées à l’appui de cette manifestation.

Grâce aux fonds slaves, l’ENS de Lyon s’est inscrite pour la première fois dans le programme européen des Journées du Patrimoine. Attachée à sa mission de service public, notre École rappelle avec « Une civilisation, une bibliothèque » qu’il est d’autres édifices que les immeubles : une promenade à travers l’histoire du livre russe s’affiche pendant plus d’un mois sur ses grilles et, les 19 et 20 septembre, notre établissement donne à un large public l’occasion de découvrir, grâce à une exposition de documents, quelques trésors des fonds slaves. Deux conférences et la projection du film de Lydia Bobrova Baboussia complètent ce voyage dans l’histoire russe.

Enfin, vous aurez tout à l’heure le plaisir de découvrir l’exposition conçue et réalisée par Anne Maître dans le cadre de l’Année France-Russie à l’ENS de Lyon qui nous réunit aujourd’hui.

À partir de 2008, le temps était venu de construire un projet scientifique porté spécifiquement par l’UMR 5206 Triangle.

Lorsque je travaillais sur la Russie de la première moitié des années 1990, un constat m’avait frappée : les références des grandes figures politiques du libéralisme russe de cette période étaient le plus souvent étrangères, en particulier anglo-saxonnes. La piste du libéralisme russe du xixe siècle me parut alors importante à explorer. C’est ainsi que j’entamai la lecture systématique des travaux de Boris Tchitchérine conservés dans le fonds slave des jésuites, le plus souvent dans les éditions originales. Les deux projets de l’IEEO consacrés à la circulation des concepts et au libéralisme en Russie permirent une première approche. Une mission scientifique de deux mois et demi effectuée en Russie au printemps 2009 acheva de me convaincre de la validité scientifique d’un projet articulé autour de son œuvre et de son action d’homme public. C’est ainsi qu’est né le projet « Boris Tchitchérine, le libéralisme en Russie ».

Curieusement, Boris Nikolaevitch Tchitchérine (1828-1904) est aujourd’hui méconnu en Russie comme à l’étranger, alors que ce juriste de formation fut le grand théoricien du libéralisme en Russie au xixe siècle. Certes, un siècle et demi plus tard, les circonstances sont différentes, mais la pensée de Boris Nikolaevitch Tchitchérine demeure féconde, justement parce qu’il était un libéral russe, autrement dit parce qu’il représentait une tradition russe ou une forme russe du libéralisme. Il s’est attaché à adapter le libéralisme, ou plutôt son application concrète, à la culture politique russe.

La méconnaissance dont Boris Nikolaevitch Tchitchérine est victime, y compris en Russie, tient avant tout à sa pensée même : libéral convaincu en économie comme en politique, il suscite la méfiance, voire l’hostilité tant de l’autocratie qu’il souhaitait voir évoluer vers une monarchie constitutionnelle, que du socialisme, qu’il soit utopiste, populiste (au sens russe du terme) ou marxiste. Sa critique, très précoce en Russie, de Karl Marx et le tableau qu’il fait par construction du système communiste dans La Propriété et l’État [Sobstvennost’ i gosudarstvo] suffisent à expliquer qu’il ait été mis sous le boisseau durant toute la période soviétique, même si son neveu Gueorgui, en grande partie élevé par lui, devient le premier commissaire du peuple aux Affaires étrangères de l’URSS.

Une autre caractéristique rend la figure de Tchitchérine particulièrement intéressante pour le chercheur : il conjugue toujours théorie et action[1]. Il voit d’ailleurs dans cette indispensable combinaison le principe de l’art politique et la qualité essentielle de l’homme d’État. Étroitement lié à l’élite intellectuelle, politique et sociale de la Russie de son temps, il tente d’influer sur l’évolution politique du pays à travers ses réseaux. Son exemple contribuera à éclairer la marge et les modalités d’action dont dispose, dans un contexte de pouvoir autoritaire, un réformateur hostile à toute action illégale.

Enfin, Boris Nikolaevitch est véritablement « un penseur politique d’envergure européenne ». Il est lié non seulement à l’élite russe, mais à l’élite européenne de son temps. Si l’on prend quelques exemples limités au seul cas de la France, il connaît personnellement Adolphe Thiers avec qui il entretient une correspondance et il est en relation suivie avec Hyppolite Passy, par le truchement duquel il envoie régulièrement ses travaux à l’Académie des sciences morales et politiques. Il en va de même dans les principaux pays d’Europe, Tchitchérine écrivant bien sûr à ses correspondants dans leur langue maternelle.

La recherche en sciences humaines utilise beaucoup aujourd’hui l’outil qu’est le corpus numérique. Ce dernier est particulièrement intéressant dans la perspective de valorisation d’un fonds, car il peut revêtir une dimension non seulement scientifique, mais aussi patrimoniale.

C’est donc en associant toujours Bibliothèque et Recherche que nous avons construit notre projet : réaliser un site consacré à la pensée et à l’action de Boris Tchitchérine, et à son influence sur le libéralisme russe du xxe siècle. À partir du corpus numérisé des œuvres de Boris Tchitchérine, enrichi d’un choix de textes des différents protagonistes des grands débats intellectuels auxquels il a pris part, on souhaite mettre au point les protocoles techniques de numérisation des textes retenus et choisir, adapter ou concevoir les outils informatiques nécessaires à la construction et à l’exploitation de ce corpus.

Construit sur la base des sources primaires imprimées, notre corpus comprend deux grands sous-ensembles :

  • Les textes imprimés de Boris Tchitchérine (si possible, dans leur édition originale). Cette première partie du corpus comprend non seulement les ouvrages fondamentaux, mais aussi les articles (publicistika) de Tchitchérine.
  • Les textes imprimés des protagonistes des grandes polémiques auxquelles Tchitchérine a activement pris part. On souhaite notamment restituer l’espace de débat des grandes polémiques des années 1850-1860, ainsi que l’affrontement qui oppose à partir de la seconde moitié des années 1870 Boris Tchitchérine à Vladimir Solovev, en dépit de leur convergence sur certaines questions.

Les documents à numériser sont tous en cyrillique, orthographe d’avant 1917. Le corpus, d’une volumétrie de quelque 13 000 pages, comporte à la fois des monographies (éditions du xixe siècle ou du tout début du xxe siècle), des articles de revues, des brochures. Il sera mis en ligne en version « image » et en version « texte ».

Outre ce corpus outillé, le site abritera bien sûr des notices, commentaires et articles rédigés par les chercheurs.

En 2010, nous avons répondu à l’appel à projets du Cluster 13 de la région Rhône-Alpes (« Culture, patrimoine et création ») qui a retenu notre proposition : le travail a donc commencé et la numérisation est en cours. Outre des chercheurs du domaine, français et étrangers, notre équipe comprend des personnels de la Bibliothèque et un ingénieur d’études de l’UMR Triangle.

Malgré la richesse des fonds slaves, on n’y conserve pas l’ensemble des œuvres de Boris Tchitchérine. Nous avons donc conclu des conventions de prêt de documents à des fins de numérisation avec la BDIC et la BULAC : les contacts établis en 2006 nous ont été d’une grande aide.

Enfin, un tel projet n’aurait pas tout son sens si nos collègues russes, bibliothécaires et chercheurs, n’y étaient pas associés. Trois lieux, en Russie, sont liés à Boris Tchitchérine : la région de Tambov, dont il est originaire ; Moscou, où il a été étudiant, professeur titulaire de la chaire de droit public, puis élu à la tête des représentants de la ville ; et Saint-Pétersbourg, où il a plusieurs fois séjourné, notamment dans le cadre de ses activités d’élu du zemstvo de la région de Tambov. Des contacts sont en cours avec l’université et la région de Tambov et avec l’Académie des sciences de Russie pour définir les modalités de cette collaboration.

Ainsi, ce projet réunit les différents éléments qui animent depuis plusieurs années maintenant notre démarche de valorisation : la coopération étroite entre Bibliothèque et communauté scientifique, c’est-à-dire entre bibliothécaires et chercheurs, la mobilisation de toutes les ressources offertes par l’École, les relations avec les autres grands fonds slaves français, et les échanges avec la Russie.

Jean-Paul Sartre avait tort : les bibliothèques ne sont pas de grands cimetières. Elles ne sont pas non plus des entrepôts de livres munis de guichets. Elles ne sont paisibles qu’en apparence, dans l’ambiance feutrée de la salle de lecture. En fait, la vie y coule à grands flots et l’activité y est débordante. On aurait envie de répondre à Sartre que les bibliothèques, comme bien des choses, sont ce que l’on en fait. En l’occurrence, et plus que jamais, des acteurs majeurs non seulement de la diffusion, mais de la production du savoir.


[1] Citons les grandes étapes d’une action publique riche et diversifiée : chargé d’enseigner le droit constitutionnel au dauphin Nicolas Alexandrovitch (1863-1865), il occupe la chaire de droit constitutionnel de l’université de Moscou (1861-1867) où il prend la tête de la « nouvelle génération des jeunes professeurs » attachés au nouveau statut des universités. Élu au zemstvo du district de Kirsanov, puis de la province de Tambov (années 1870), il est enfin élu à la tête des représentants de la ville de Moscou (1882-1883). 

 

Pour citer cet article

Sylvie Martin, «Les fonds slaves aujourd’hui à l’ENS de Lyon», journée d'étude Une bibliothèque russe en France, ENS de Lyon, le 23 novembre 2010. [en ligne], Lyon, ENS de Lyon, mis en ligne le 5 mai 2011. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article343