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La modernisation de la Bulgarie à travers l’intégration à l’Union européenne : aspects socio-économiques

Sonia VATEVA

Enseignant-chercheur en histoire
Université de Sofia Saint Kliment Ohridski, faculté d’Économie et de Gestion, chaire d’Économie

Index matières

Mots clés : développement économique, démocratisation, réformes structurelles, intégration européenne.


Plan de l'article

Texte intégral

Introduction

Le concept de modernisation contient deux aspects intrinsèquement liés. Il exprime à la fois un processus dynamique, au sens d’une avancée vers quelque chose de nouveau et de différent, et le résultat de ce processus, en l’occurrence son aboutissement dans la modernité.

Au sens propre, la modernisation désigne une transition, ou une succession de transitions, de la société traditionnelle vers la société industrielle. Elle prend appui sur l’Europe occidentale qui, au cours de l’époque moderne, a mis en place des institutions économiques et politiques adéquates au style moderne de vie. Ces institutions sont reconnues comme étant universellement valides et constituent un modèle de développement et un cadre de référence pour les autres sociétés. Dans un sens plus étendu, la modernisation se présente comme une théorie générale du processus de transformations économiques, politiques et sociales, ou encore comme une méthode d’interprétation du développement contemporain de l’humanité[1].

À la fin des années 1980 et au début des années 1990, la chute des régimes communistes a entraîné un essor de la théorie de la modernisation tout en lui faisant subir des changements. La modernisation est alors envisagée d’une manière plus complexe, comme quelque chose dont l’essence se situe au-delà de l’industrialisation, de l’urbanisation, du niveau d’éducation, des moyens de communication, pour désigner un long processus évolutionniste englobant les transformations qualitatives et quantitatives profondes vécues par une société. Les conditions historiques, de leur côté, en déterminent la nature multidimensionnelle : la définition de ses formes et de ses fonctions dépend étroitement de son contexte historique.

Au cours de son développement, la théorie de la modernisation a élargi son étendue en intégrant la sphère de la culture qu’elle excluait auparavant. La vaste enquête sociologique World Values Survey permet de suivre l’évolution des valeurs et des croyances fondamentales de la société et leur impact sur les comportements politiques, économiques, religieux, etc. Sur cette base, la définition de la modernisation est complétée en tant que processus d’évolution humaine au cours duquel le développement économique catalyse les changements culturels qui, de leur côté, permettent la réalisation de l’autonomie individuelle, de l’égalité entre les sexes et de la démocratie[2].

Envisager le développement économique et social de la Bulgarie en tant que modernisation nécessite avant tout de le situer dans le contexte européen, d’analyser ses parcours de rattrapage et son arriération par rapport à la partie plus avancée du vieux continent. Ce dispositif méthodologique exige de prendre en compte l’interaction des facteurs politiques, économiques et sociaux à chaque étape de l’évolution historique du pays.

L’étude de la modernisation suppose une approche positiviste, une base solide et interdisciplinaire. Doivent également s’inscrire dans ce type d’analyse l’ensemble des institutions, c’est-à-dire la forme de l’organisation économique, sociale et politique des sociétés, leur système juridique, la religion, les valeurs fondamentales, l’enseignement, la structure familiale, l’organisation des affaires, l’éthique du travail, etc. Ceci permet de neutraliser dans une certaine mesure ce que l’on reproche souvent à la théorie de la modernisation : d’être simplificatrice, d’essayer d’enfoncer la matière complexe et multicouche de l’histoire dans le moule des modèles déductifs abstraits, d’être, au fond, une théorie marxiste.

Finalement, approcher le développement de la Bulgarie sous l’optique de la modernisation n’est pas l’expression d’une prétention mais juste une approche qui présente certains avantages : un contexte clair, une comparabilité, un vecteur qui indique la direction de l’analyse.

La modernisation de la Bulgarie dans l’optique Est-Ouest : une perspective historique

Le premier capitalisme bulgare

L’intégration actuelle de la Bulgarie dans les structures européennes amène tout naturellement les questions de ses racines historiques et de la complexité du processus de l’évolution économique, politique et sociale du pays vers une Europe unie.

Dans ce pays, situé géographiquement à la périphérie de l’Europe, l’intégration à l’Union européenne (UE) est souvent perçue comme une sorte de modernisation, et le progrès qui en découle comme une réduction de la distance séparant le pays de la partie développée du continent. Mais le processus est loin d’être indolore puisque, tout en étant porteur de dynamisme, de progrès et de culture, il détruit le statu quo et les traditions. Pour ces raisons, l’Europe unie est dotée d’ambivalence en suscitant à la fois l’inspiration et la crainte, la sécurité et l’incertitude.

Le processus de modernisation de la Bulgarie peut être divisé en trois grandes périodes : la première s’étend de la seconde moitié du xixe siècle jusqu’au milieu du xxe siècle ; la deuxième recouvre la période socialiste, de 1944 à 1989 ; la troisième, qui est désignée par le terme assez flou de « transition », commence avec la chute du régime communiste.

L’origine de la transformation économique et sociale bulgare remonte à une période où l’État était inexistant. Les Bulgares prennent leur essor déjà dans les entrailles de l’Empire ottoman : ils parviennent notamment à un niveau élevé d’éducation et d’auto-organisation ; des éléments d’industrie et de monétarisation font leur apparition. Cette ascension remet à l’ordre du jour les questions du mouvement de libération nationale et de la création d’un État national. Après la libération du pays, en 1878, la situation économique change avec la perte des vastes marchés de l’Empire et l’afflux de la production européenne, ce qui porte un coup au commerce et à l’industrie naissante. Les moyens financiers disponibles sont réorientés vers le secteur agraire pour l’achat de terres. En effet, la Bulgarie reste un pays de petits propriétaires terriens jusqu’au milieu du xxe siècle. La domination du village, avec ses mœurs patriarcales et sa mentalité ancrée dans le collectivisme et le conservatisme, demeure et la société reste majoritairement paysanne, « inaccomplie ». Une bourgeoisie et des élites politiques émergent progressivement, mais leur influence est encore limitée. C’est dans ce contexte économique et social que démarre la modernisation qui se poursuit jusqu’à nos jours et dont la trajectoire connaît des hauts et des bas. La mise en place accélérée, après la libération du pays, d’un État de droit est fortement influencée par le modèle institutionnel, économique et social instauré en Europe par la bourgeoisie libérale au cours de la deuxième moitié du xixe siècle. À défaut d’un tissu économique et social suffisamment développé, c’est l’État qui joue un rôle interventionniste dominant en impulsant le processus de modernisation de l’économie et de la société.

Le développement de la Bulgarie dans la période de l’entre-deux-guerres est marqué par l’instabilité : les périodes de crise sont suivies de périodes relativement courtes d’essor économique, notamment entre 1924 et 1929, puis entre 1934 et 1939. L’industrie occupe la deuxième position par ordre d’importance après l’agriculture. Cela est clairement illustré par le rapport entre la production agricole et la production industrielle qui, en 1929, est de 67 à 33 en faveur de la première. Le nombre d’entreprises de taille plus importante est limité : seules 113 entreprises emploient entre 100 et 200 ouvriers, et à peine 89 comptent plus de 300 ouvriers à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. La main-d’œuvre bon marché, le marché intérieur limité, le déficit de capitaux d’origine nationale, la faible part des investissements étrangers dans l’industrie et l’absence du secteur de biens d’équipement expliquent la lenteur du processus de modernisation. Même les entreprises nouvellement créées produisent avec des machines d’occasion qui sont achetées à bas prix dans les pays développés. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la Bulgarie se caractérise par un capitalisme sous-développé, une industrie faible, une agriculture de petits propriétaires. Elle est très en retard par rapport aux pays européens développés compte tenu des indicateurs socio-économiques de base : la production industrielle par habitant, le nombre d’ouvriers industriels, la part de l’industrie dans le revenu national, l’énergie consommée[3].

La transition de la Bulgarie vers le socialisme

Dans ce contexte, la révolution socialiste arrive avec la promesse de faire sortir le pays du cercle vicieux du sous-développement et de moderniser son économie. Cette fois, l’État bulgare adopte entièrement le modèle économique et politique soviétique. Les moyens de ce type de modernisation accélérée sont connus : l’hyper-mobilisation de la société, des investissements énormes dans l’industrie en capitaux et main-d’œuvre, le contrôle sévère du parti communiste sur l’application des lois sur la modernisation socialiste. Vers la fin des années 1940 et dans les années 1950, l’État procède à la nationalisation des entreprises industrielles, des mines, des banques, du commerce, du transport et de la plus grande partie de la propriété agricole. L’absence de secteur privé a pour résultat la perte des traditions, du sens du risque et de la compétitivité de la production à long terme. L’initiative et la responsabilité du développement économique reviennent au parti communiste et à l’État. La nationalisation de la propriété, la suppression du marché libre et le développement renforcé du secteur industriel contribuent au changement de l’économie agraire vers l’industrialisation. Cette transformation de la structure économique fait apparaître une tendance assez forte à l’urbanisation et à la mobilité sociale. Cependant, pour apaiser les mécontentements, l’État renforce les acquis sociaux : gratuité des soins médicaux (1951), baisse des prix de vente au détail (1952-1956), réduction des horaires de travail les samedis (1956), etc.

Le gouvernement communiste essaie d’insérer la Bulgarie dans la division et la spécialisation socialiste du travail en vue d’assurer le succès de l’avènement de la société industrielle. La stratégie de croissance économique, basée sur une spécialisation et une intensification de la production, se fonde sur une collaboration de plus en plus active avec les autres pays socialistes. De même, on compte beaucoup sur un certain nombre de privilèges issus de l’appartenance à la zone commerciale du Conseil d’aide économique mutuelle (CAEM). Grâce aux crédits et à l’aide technique de l’Union soviétique (URSS), l’économie bulgare se développe d’une manière stable. Au cours des années 1960-1970, elle atteint des rythmes considérables de croissance et de transformation profonde de ses structures économiques et sociales. Au début des années 1980, le pays apparaît comme étant industrialisé et urbanisé, avec une agriculture collectivisée presque à 100 %, une croissance très nette de l’alphabétisation, une éducation de masse, un bon système de prestations sociales, une évolution culturelle évidente et un bon niveau de vie. La structure des exportations bulgares illustre de manière éloquente l’industrialisation accélérée du pays. La part des machines dans la totalité des exportations bulgares atteint 60 % en 1987[4]. Ces performances incontestables et le climat de sécurité économique et sociale qui règnent dans le pays expliquent la stabilité du socialisme bulgare qui ne connaît pas de crises similaires à la crise hongroise en 1956, tchécoslovaque en 1968 ou polonaise au cours des années 1980.

La Bulgarie ne rencontre pas de problèmes financiers considérables avec les pays occidentaux, ce qui lui permet d’importer les équipements nécessaires pour la construction de machines, l’électronique, l’industrie chimique, etc. On peut dire que l’État et le parti communiste font des efforts pour se rapprocher des pays européens développés. La modernisation de l’industrie est évidente, mais elle repose sur la dépendance à l’égard de l’URSS et du CAEM en matière d’énergie, de matières premières et de débouchés. Le fait que la Bulgarie soit intégrée aux marchés du CAEM et de l’URSS lui permet de rester à l’abri des ébranlements de l’économie mondiale des années 1970, et ce n’est que très tard, à peine dans les années 1980, qu’elle éprouve des difficultés importantes. Après l’effondrement du socialisme à la fin des années 1980, la Bulgarie ne peut profiter suffisamment du progrès économique atteint jusqu’alors, dans la mesure où il est réalisé dans les conditions artificielles du bloc socialiste de l’Est.

Le retour vers le modèle européen

Au début des années 1990, la Bulgarie doit de nouveau faire face au défi historique de reconstruire et de moderniser son économie. Le contexte est extrêmement défavorable. D’une part, l’effondrement du socialisme entraîne la perte du marché soviétique, vaste et peu exigeant. D’autre part, la production bulgare se caractérise par une faible compétitivité et, de surcroît, le pays manque d’expérience en matière d’écoulement de ses produits sur le marché international. Ainsi, la Bulgarie plonge dans une crise économique profonde qu’elle a beaucoup de difficultés à surmonter compte tenu de son manque d’expérience de l’économie de marché, de l’insuffisance de moyens financiers et de l’absence de soutien d’une organisation économique régionale. Après quarante ans de développement socialiste accéléré, au lieu de rattraper son retard, le pays recommence à creuser l’écart qui le sépare non seulement de l’Occident mais aussi de l’Europe centrale.

La transformation économique et politique

Dans le cadre des transformations globales, alors que certaines structures de l’après-guerre s’effondrent et que d’autres s’élargissent, la Bulgarie opte pour le rapprochement avec l’UE, ce qui lui ouvre de nouvelles perspectives historiques. En 1990, un Traité de commerce et de coopération économique et commerciale est signé avec la Communauté économique européenne (CEE), suivi, en 1993, du traité d’association à l’UE, en vigueur depuis le 1er janvier 1995.

Le modèle initial de la transition à l’économie de marché est formulé en 1989-1990 en même temps que la mise au point et la réalisation du programme polonais de stabilisation. Les réformes structurelles sont à la base des programmes économiques formulés par les forces démocratiques présentes en Europe de l’Est, y compris en Bulgarie. Les réformes économiques commencent en 1991 et s’orientent selon quelques axes principaux :

  • la réforme structurelle visant à changer les modèles de comportement économique par la substitution de la propriété privée à la propriété publique et par une privatisation rapide ;
  • la mise en œuvre d’une politique monétaire et fiscale efficace, de manière à parvenir à une stabilité financière, à maîtriser l’inflation et à régler le déficit budgétaire ;
  • la réalisation d’une gestion efficiente de l’économie par l’édification des institutions nécessaires au fonctionnement de l’économie de marché et la mise en œuvre d’une politique économique adaptée.

En Bulgarie, la transition économique est un processus marqué par sa complexité et ses contradictions. Elle a sa phase préparatoire, qui est la vaste réforme du système socialiste entreprise vers le milieu des années 1980, mais qui n’a pas eu le temps historique pour se réaliser. Après 1989, le processus de restructuration de la richesse nationale se caractérise par la variété des formes, qui vont de la privatisation officiellement réglementée à l’appropriation criminelle du patrimoine, propriété de l’État. Cependant, le processus de redistribution de la propriété publique, en dépit de ses aspects parfois répugnants, est une source de forces dynamisantes pour l’économie. Sous ce rapport, le transfert de la propriété s’est avéré très important. Si l’économie bulgare était presque entièrement étatisée au début des années 1990, le secteur privé était prédominant à la fin de la décennie. Au cours des changements, les restrictions intérieures, liées avant tout à la pénurie de ressources naturelles et de capitaux, représentent un facteur essentiel. Presque partout, cette pénurie est à l’origine d’une plus forte intervention de l’État par le biais des instruments de la politique macroéconomique.

Ces particularités ont exercé une influence défavorable sur les rythmes, la continuité et les résultats finaux des réformes structurelles. Concrètement, le cycle court des années 1990 confirme les traits spécifiques des stabilisations précédentes, à savoir : l’atermoiement des réformes, la forte influence exercée par des facteurs extérieurs sur ces réformes et leur coût économique et social très élevé. Malgré tout, cette décennie de transition fait lentement apparaître de nouveaux acteurs économiques parmi lesquels on trouve des entrepreneurs de type classique, autrement dit des individus qui s’enrichissent grâce à une activité dont le déploiement dépend entièrement de leurs qualités personnelles et de leur esprit d’entreprise. La stabilisation financière, obtenue à la fin des années 1990, a permis d’élargir le champ d’action et de réussite de la population exerçant une activité entrepreneuriale. Dans ce sens, la mise en place de la Caisse d’émission, le 1er janvier 1997, a été très positive dans la mesure où elle a permis de juguler l’inflation et d’apaiser des tensions politiques et sociales. D’où la conclusion selon laquelle il est nécessaire d’en maintenir le modèle et celui de discipline fiscale jusqu’à l’adhésion de la Bulgarie au mécanisme du taux de change II et l’adoption de l’euro comme principal moyen de paiement.

En dépit des acquis mentionnés plus haut, la Bulgarie demeure à la traîne par rapport aux pays européens développés. Selon l’étude de la fondation Bertelsmann, tous les pays de l’Europe du Sud-Est, à l’exception de la Grèce, sont restés en voie de transformation politique et économique pendant la période 2003-2008. La performance des transformations politiques et économiques est mesurée au moyen d’un indice spécial de notation, Status index, rassemblant plusieurs critères : stabilité des institutions démocratiques, efficacité du système juridique, niveau de développement socio-économique, fonctionnement du marché et du système social, politique monétaire et des prix, progrès sociaux, etc. En 2008, l’indice de transformation politique et économique classe la Bulgarie à la deuxième place parmi les neuf pays d’Europe du Sud-Est. Ce résultat peut être interprété comme un succès dans le cadre de la périphérie. Cependant, il doit être relativisé par rapport à l’avancée des réformes des pays d’Europe centrale qui ont adhéré à l’UE en 2004. Ainsi, la Bulgarie se range à la 10e place dans la classification générale qui comprend les 21 pays européens qui n’ont pas achevé leur transition vers la démocratie.

Tableau 1. Indice de transformation politique et économique des pays d’Europe du Sud-Est, année 2008.

Pays Indice Étape de la transformation Place du pays
Croatie 8,57 Avancée 9
Bulgarie 8,44 Avancée 10
Roumanie 8,31 Avancée 11
République de Macédoine 7,52 Avancée 12
Monténégro 7,28 Restreinte 13
Serbie 7,20 Restreinte 14
Turquie 7,17 Restreinte 15
Albanie 7,07 Restreinte 16
Bosnie-Herzégovine 6,51 Restreinte 18

Source : Bertelsmann Foundation, 2009.

Profil socio-économique

Après son adhésion à l’UE, la Bulgarie a affronté de nombreuses difficultés économiques et sociales résultant de son adaptation aux nouvelles conditions de fonctionnement. Les attentes de la société ont été largement déçues : l’intégration du pays aux structures européennes n’a pas conduit à des résultats aussi positifs et aussi rapides qu’il avait été espéré.

La lente adaptation de la Bulgarie au fonctionnement européen risque de renforcer un sentiment d’euroscepticisme parmi la population. Selon un sondage réalisé en 2009 par le Centre national d’étude de l’opinion publique, la majorité des Bulgares (60 %) déclare approuver l’appartenance du pays à l’UE. Pourtant, dans le même temps, plus de 75 % des personnes sondées affirment n’avoir pas ressenti d’avantages réels. La plupart des répondants jugent que l’adhésion du pays à l’UE a surtout profité aux hommes politiques et aux corrompus. Elle bénéficie également aux jeunes, et la possibilité de voyager et de travailler à l’étranger apparaît comme le principal résultat positif. La plupart des Bulgares n’ont pas constaté d’évolution positive dans la lutte contre la corruption et la criminalité, le fonctionnement du système judiciaire et la situation dans l’agriculture. Les données montrent que les Bulgares ont une opinion favorable quant à l’adhésion à l’UE, même si cet avis est potentiellement vulnérable. L’une des raisons en est la lente amélioration du niveau de vie de la grande majorité de la population. Selon les données d’Eurostat, la tendance des dernières années est à l’amélioration : alors qu’en 1997 le PIB par habitant représentait 26,4 % de la moyenne européenne, ce taux est passé à 38 % en 2007 et à 41 % en 2008.

Tableau 2. Évolution du PIB par habitant dans les pays balkaniques (SPA, UE à 27 = 100).

Pays 2006 2007 2008
Grèce 93 93 94
Roumanie 38 42 47
Bulgarie 36 38 41
Croatie 57 60 63
Turquie 44 45 46
République de Macédoine 29 31 33
Monténégro 36 40 43
Serbie 33 34 36
Bosnie-Herzégovine 27 29 31
Albanie 23 23 36

Source : Eurostat, décembre 2009.

L’enquête ESS (European Social Survey), qui a inclus la Bulgarie en 2006 et en 2009, révèle la persistance de faibles scores dans l’évaluation par la population de son bien-être et de sa qualité de vie. Dans toute l’UE, c’est en Bulgarie que l’on trouve le plus bas niveau de satisfaction pour ce qui concerne les conditions de vie et le fonctionnement des principales institutions publiques. La confiance dans les institutions, ou la « confiance politique », met en évidence le degré d’acceptation par les gens des institutions, des normes et des valeurs de leur système de gestion[5].

Tableau 3. Confiance dans les institutions en Bulgarie, 2009 (% des personnes sondées).

À quel point avez-vous confiance dans chacune des institutions suivantes ? Faible confiance Grande confiance Ne peut définir
Hommes politiques 69,9 1,7 4,1
Partis politiques 68,2 1,8 4,6
Parlement 66,4 3,6 3,4
Système judiciaire 59 4,3 7,1
Police 45,1 9,9 3,1
Parlement européen 21,3 14,6 16,8

Source : European Social Survey.

Les données de l’enquête de 2009 mettent en évidence le manque de confiance de la majorité des Bulgares dans les institutions officielles du pays. Parmi celles-ci, ce sont les institutions politiques représentatives – les hommes politiques, les partis politiques et le Parlement – qui font l’objet de la plus grande défiance. Ce constat est confirmé par les analyses de certains sociologues bulgares. Boriana Dimitrova, en particulier, aboutit à la même conclusion tout en avançant les raisons pouvant expliquer cette érosion :

  • en premier lieu, la réticence des citoyens vis-à-vis des institutions pseudo-politiques à l’époque du régime communiste ;
  • ensuite, la faiblesse institutionnelle, artificiellement générée, permettant aux représentants de « l’économie grise » et à la criminalité organisée de s’associer avec des fonctionnaires d’État ;
  • enfin, l’impossibilité de l’État de garantir l’égalité devant les lois, une justice équitable et une qualité satisfaisante des services publics.

Le résultat : l’épuisement rapide de la confiance dans les institutions publiques a pris les traits d’un phénomène social durable et le déficit de confiance renforce encore plus la distanciation par rapport à l’État[6].

Sur ce sujet, il faut rappeler que les Bulgares ne placent pas en principe la politique en tête de leur échelle des priorités et des valeurs. Selon l’Enquête européenne de 2008-2009 sur les valeurs, « la famille » est classée au premier rang (« très importante » pour 85,1 % des personnes sondées), suivie par « le travail » (60,5 %), « les amis » (38,3 %), « les loisirs » (27,2 %), « la religion » (17,6 %), alors que « la politique » reste loin derrière (7,4 %)[7].

À la suite de ces difficultés associées à la transition et à l’adhésion à l’UE, une partie de la population a adopté une attitude visant à trouver une « solution à l’extérieur », à savoir l’émigration et la migration économique. Sont concernés, d’une part les étudiants et les personnes hautement qualifiées, plus jeunes ou au début de l’âge mûr, et d’autre part de grandes masses de personnes en âge actif, non ou faiblement qualifiées. En grande partie, ces deux groupes subviennent seuls à leurs besoins tout en aidant en même temps leur famille. Selon les évaluations conduites par des économistes bulgares, près d’un million de Bulgares sont des émigrés économiques qui travaillent surtout dans des pays de l’UE (Grèce, Espagne, Italie, Grande-Bretagne, France, Belgique, Danemark, Pays-Bas, etc.). Mesurés relativement au PIB, les transferts effectués par les migrants à destination de leur famille sont en progression. Au cours de la période 2000-2005, le montant net des virements bancaires provenant de l’étranger atteignait 30 % du déficit de la balance des paiements et environ 4 % du PIB[8].

Dans le contexte de l’intégration à l’UE, l’image de l’Europe est un élément intéressant à prendre en compte. Pour les Bulgares, l’Europe représente une société au sein de laquelle, avant tout, les lois sont respectées, il existe une réglementation administrative et une rémunération adéquate du travail ; le système européen des valeurs accorde une place centrale à la dignité de l’individu et aux droits de l’homme, à la possibilité de recevoir une éducation poussée et aux valeurs libérales liées à l’initiative privée ; enfin, l’accent est mis sur la protection de l’environnement et les droits des minorités. Or, cette image « idéale » de l’Europe, confrontée à son application réelle, commence à perdre de sa crédibilité. Par exemple, lors de la campagne médiatique qui a précédé l’adhésion de la Bulgarie et immédiatement après, l’identification européenne était associée à l’idée d’un plus grand bien-être. Cependant, la mise en œuvre de l’européanisation, l’avènement de la crise financière, ses répercussions sur la situation économique de l’Union et les révélations de la non-absorption des fonds européens ont modifié la perception des Bulgares : l’identification européenne n’est plus synonyme de l’amélioration du bien-être et de la prospérité.

Lorsqu’il est question de l’intégration efficace de la Bulgarie, il ne s’agit pas de limiter l’analyse à l’adhésion et à l’imposition des normes et des règles européennes, mais aussi d’envisager l’association réelle à celles-ci. En effet, il importe que l’aspiration vers l’Europe soit orientée « du bas vers le haut » et que l’on modifie les systèmes de valeurs qui régulent le comportement des gens en direction de la culture institutionnelle européenne (les valeurs et les normes universellement partagées ou de groupe, et historiquement imposées par rapport à l’action et au comportement publics)[9]. Dans ce sens, on distingue d’autres profils de l’image de l’Europe au sein de la société bulgare : par exemple, l’Europe en tant que standards professionnels, l’Europe en tant que ressource de succès en affaires et garantie de qualité, etc. Donc, « l’Europe » est aussi présente en tant qu’image établie à la suite de la réalisation des projets financés par l’UE, image popularisée surtout par les organisations à but non lucratif. En effet, la vie associative a commencé à se développer avec l’accroissement des financements européens dans le cadre des programmes visant à édifier un milieu favorable aux affaires et à consolider institutionnellement la société bulgare. Par exemple, la stimulation de l’entreprenariat fait partie des activités de l’Agence pour le développement régional, de la Chambre de commerce et d’industrie et de la Chambre économique, ainsi que de plusieurs autres associations sectorielles.

Cette image « plus pragmatique » de l’Europe exerce au moins deux effets sur la modernisation de la société. Premièrement, elle modifie dans un sens positif la conception de la manière réussie du comportement gestionnaire et, deuxièmement, elle forme une aspiration réelle à un nouveau type de culture d’affaires. Une étude, portant sur des associations professionnelles et d’affaires en Bulgarie, montre que pour une grande partie d’entre elles la participation à une association européenne similaire est très importante, car elle est la garantie de leur professionnalisme et de la qualité de leurs biens et services. Pour cette raison, ces associations cherchent elles-mêmes à établir des contacts, sans l’intervention d’autres organisations ou d’institutions publiques[10]. En d’autres termes, les contacts avec l’Europe résultent d’un besoin réel d’adhérer aux normes européennes, compte tenu du fait que les membres de ces associations se sont affirmés en tant que bons professionnels et partenaires fiables. Ce sont justement ces organisations, ainsi que les sociétés étrangères implantées en Bulgarie, qui apparaissent comme des intermédiaires institutionnels de la démocratisation et de l’européanisation de la Bulgarie. Constituées d’après un modèle européen, elles apportent des dispositifs occidentaux plus modernes, qui commencent à modifier par voie naturelle la culture institutionnelle du pays. Il s’agit des différentes formes de mécanisme de marché, ainsi que certaines pratiques politiques, conduisant à une plus grande décentralisation et à une plus grande participation civile. En effet, l’intégration efficace de la Bulgarie dépend dans une grande mesure du développement des liens et des programmes horizontaux qui forment des réseaux par intérêts professionnels.

Conclusion

La modernisation de la Bulgarie constitue un long processus complexe dont l’impulsion vient souvent de l’extérieur. Les conditions historiques en déterminent la nature multidimensionnelle, la diversité de ses formes et de ses fonctions au cours de son développement. Au cours de la première et de la troisième phase de sa modernisation, la Bulgarie suit le modèle européen dominant avec sa réglementation juridique, ses institutions et sa capacité de mobilisation. La deuxième phase de la modernisation bulgare se déroule sous le signe du modèle économique et politique soviétique. En l’occurrence, il s’agit d’un processus de transformation détourné qui peut être envisagé comme la tentative de mettre en place une économie moderne en l’absence d’une société démocratique et de libertés individuelles. Le terme de modernisation lui-même, quand il est rapporté à cette époque, révèle sa nature problématique, porteuse du discrédit engendré par sa complexité même.

Les facteurs fondamentaux qui exercent une influence durable sur l’orientation et le rythme des processus économiques en Bulgarie sont, dans les grandes lignes, les suivants : la pénurie de capitaux, le caractère quantitativement limité des matières premières, les expériences économiques traumatisantes, le degré d’ouverture de l’économie. La fin du xixe siècle et la fin du xxe se caractérisent par le contact qui s’établit entre l’économie bulgare et l’Europe, la nature de ce contact étant différente à chaque époque. La Bulgarie se retrouve à la fin du xixe siècle dans une situation d’économie totalement ouverte, dans la mesure où elle hérite du régime commercial de l’Empire ottoman. Inversement, dans les années 1990, le système socialiste fermé aux échanges avec l’Occident constitue le point de départ de la transition économique.

Au cours des trois époques historiques, qui couvrent la période de la libération de la Bulgarie à nos jours, on observe une forte intervention de l’État dans le processus de modernisation. Étant donné l’écart important qui sépare les pays développés de ceux qui ont pris du retard, la mise en œuvre de la modernisation économique n’est pas envisageable sans l’établissement préalable d’un environnement institutionnel adéquat. C’est justement à ce niveau que se situe le rôle décisif de l’État dans les sociétés qui tentent d’enclencher un processus de rattrapage. Le désir de combler l’écart va de pair avec les efforts déployés à bon escient par les élites politiques pour une mise en œuvre efficace du savoir-faire étranger en vue d’accélérer le processus de transformation. C’est l’avantage dont dispose naturellement celui qui accumule les retards dans sa tentative de survivre en rattrapant le temps perdu.

L’intégration de la Bulgarie au sein de l’UE représente en effet un projet de modernisation très important dont la réalisation dépend de la capacité de la société et des institutions bulgares à mettre en œuvre le changement, ainsi que de leur capacité à transposer les acquis européens en tenant compte des particularités de la mentalité nationale. Le fait de suivre le modèle européen actuel ne garantit nullement le caractère universellement applicable de celui-ci. Or, les efforts déployés pour son application contribuent à la mise en place dans la société de structures institutionnelles plus modernes qui, pour leur part, stimulent le rapprochement du pays au modèle en question. Parallèlement, l’UE elle-même traverse une période de changements, de doutes, de réflexion sur son élargissement. L’accroissement important du nombre d’États membres modifie la donne et le modèle européen. Et l’Union connaît en quelque sorte sa propre transition[11].


[1] Cyril Edwin Black, Comparative Modernization. A Reader, Londres, The Free Press, 1976.

[2] Ronald Inglehart et Christian Welzel, Modernization, Cultural Change and Democracy. The Human Development Sequence, New York, Cambridge University Press, 2005.

[3] Liuben Berov, Stopanska istoria. Ikonomitchesko razvitie na sveta ot drevnostta do nachi dni [Histoire économique. Le développement économique du monde de l’Antiquité à nos jours], Sofia, Otvoréno obchtestvo, 1994.

[4Bulgaria XX vek. Almanah [La Bulgarie XXe siècle. Almanach], Sofia, Trud, 1999, p. 364.

[5] L’European Social Survey a démarré en 2001 pour répondre à la nécessité d’une connaissance plus approfondie de la dynamique des processus dans l’Europe unie et « en voie d’élargissement ». Il s’agit d’un grand projet de recherche à long terme mené par la Commission européenne et la Fondation européenne de la science, orienté vers tous les aspects de la sphère sociale. Voir : http://www.europeansocialsurvey.org.

[6] B. Dimitrova, « Podvijnite piasatsi na obchtestvenite naglasi: polititcheski, ikonomitcheski i statusni promeni v perioda 2002-2007 » [« Les sables mouvants des attitudes de société : les changements politiques, économiques et de statut social pendant la période 2002-2007 »], dans Sustoianie na obchtestvoto [L’État de la société], Sofia, Institut Otvoreno ovchestvo [Institut Société ouverte], 2008, p. 15-16.

[7] La quatrième vague de l’enquête européenne sur les valeurs, European Values Survey 2008-2009, inclut 44 pays. Elle est organisée tous les neuf ans. La Bulgarie a été intégrée pour la première fois dans cette enquête lors de la deuxième vague, en 1990. Pour plus de détails, voir : http://www.europeanvaluesstudy.eu.

[8] Vesselin Mintchev et Venelin Boshnakov, « Bulgarian Return Migration and Remittances: Alternative Estimates of Worker Remittances Inflow After 2000 », Bulgarian Academy of Sciences, Institute of Economics, University of National and World Economy, Sofia, 2006, disponible sur : http://www.papers.ssrn.com/sol3/cf_dev/AbsByAuth.cfm?per_id=371392.

[9] Nadezh Ragaru, Prepletenite vremena na nastoiachteto. Bulgaria 20 godini sled 1989 [Le Temps feuilleté des changements. Essais sur la Bulgarie post-socialiste], Sofia, Kultura, 2010. Dostena Lavergne, Ekspertite na prehoda [La Main invisible de la transition], Sofia, Iztok-Zapad, 2010.

[10] P. Kabaktchieva, « Postroiavane na “Evropa” ili priobchtavane kum Evropa » [« La construction de “l’Europe” ou l’association à l’Europe »], Sotsiologitcheski problemi, Sofia, 2000, p. 1-2.

[11] L’auteur remercie les participants de la troisième journée d’études « Les valeurs politiques européennes au prisme des PECO et de la CEI », de leurs questions et remarques qui ont été utiles pour la version finale de l’article.

 

Pour citer cet article

Sonia Vateva. «La modernisation de la Bulgarie à travers l'intégration à l'Union européenne : aspects socio-économiques». In : Maryline Dupont-Dobrzynski et Garik Galstyan (dir.) Les influences du modèles de gouvernance de l’Union européenne sur les PECO et la CEI. Lyon : ENS de Lyon, mis en ligne le 15 juillet 2011. URL : http://institut-est-ouest.ens-lyon.fr/spip.php?article347