La Biélorussie : entre russification et européanisation

David TEURTRIE

Docteur en géographie
Chercheur au Centre de recherches Europes/Eurasie (CREE), enseignant au département Russie de l’Inalco (Paris)

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Mots-clés : Biélorussie, européanisation, russification, identité, orthodoxie.


Plan de l'article

Texte intégral

Introduction

Depuis l’élargissement de 2004, la Biélorussie est frontalière de l’Union européenne (UE). Pourtant, contrairement à l’Ukraine et à la Moldavie, l’État biélorusse ne s’est pas donné pour objectif d’adhérer à l’UE. La Biélorussie a préféré les projets d’intégration portés par Moscou. Dans le même temps, le pouvoir biélorusse insiste de manière constante sur son refus d’un modèle qui serait imposé de l’extérieur par les institutions occidentales. Cette relation particulière au processus de construction européenne est le plus souvent réduite à la seule question du régime politique « néo-soviétique » dirigé par Alexandre Loukachenko depuis 1994. Pourtant, au-delà du régime en place, il s’agit de s’interroger sur les représentations de la société biélorusse au sujet de l’Europe et de ses institutions. Celles-ci sont fortement conditionnées par l’évolution d’une identité biélorusse marquée par un fort degré de russification. Or, si le référent national semble de mieux en mieux intégré par les Biélorusses, l’idée d’une « identité européenne » en tant que référent supra-national est loin de faire l’unanimité tant elle semble entrer en concurrence avec l’idée d’un espace civilisationnel russo-centré. De fait, au-delà du cas biélorusse, la question se pose des limites de « l’identité européenne » dans cette partie de l’Europe orientale, comme l’illustre le retour au pouvoir en Ukraine de forces politiques qualifiées de « pro-russes ». Pour répondre à cette problématique, nous analyserons les évolutions identitaires et géopolitiques, ainsi que les représentations de la société biélorusse contemporaine. Cet article se base sur les données qualitatives recueillies lors de séjours réguliers au sein de la société biélorusse (2005-2010) auxquelles sont associées les données quantitatives issues d’enquêtes sociologiques émanant tant des institutions officielles que d’instituts et de chercheurs indépendants. Il s’agira de donner à comprendre la complexité et l’interaction des facteurs qui conditionnent l’attitude de la société biélorusse vis-à-vis du modèle européen.

L’ouverture sur le « monde russe »

Les processus identitaires en cours en Biélorussie, notamment au niveau linguistique et religieux, semblent inscrire le pays dans un espace post-soviétique dans lequel le référent supra-national européen est concurrencé par l’influence culturelle russe[1]. De fait, une large majorité de Biélorusses utilise le russe comme langue de communication, une pratique en progression constante aux dépens du biélorusse. Les résultats d’une enquête sociologique récente menée par l’État biélorusse indiquent que plus de 72 % des Biélorusses utilisent le russe comme langue principale de communication au quotidien. Seuls 12 % communiquent quotidiennement en biélorusse[2], le reste pratique un mélange des deux langues appelé trasyanka (équivalent du surzhyk ukrainien).

Contrairement à l’Ukraine, où il existe une opposition linguistique et culturelle Est-Ouest, le russe domine sur l’ensemble du territoire biélorusse. En fait, s’il existe une opposition, ce serait plutôt entre milieu urbain russifié linguistiquement et milieu rural où le biélorusse résiste mieux. De fait, pour beaucoup de Biélorusses, la langue biélorusse reste la langue des campagnes, alors que le russe, au contraire, apparaît comme la langue des villes dont la maîtrise est la condition de l’ascension sociale. Avec le vieillissement des campagnes et la poursuite du processus d’urbanisation, il y a un réel danger pour l’avenir du biélorusse. Celui-ci est utilisé quotidiennement par près de 20 % des plus de 60 ans contre 6 % des moins de 30 ans[3].

Cette situation est particulièrement mal vécue par l’intelligentsia biélorusse qui y voit un danger pour l’indépendance du pays[4], sentiment partagé par de nombreux analystes étrangers à l’image de David Marples qualifiant la Biélorussie de « denationalized nation[5] ». De fait, l’opposition « nationaliste » et pro-européenne a longtemps associé son action politique à la défense de la langue biélorusse. De même, l’UE et les États membres voisins de la Biélorussie financent des médias en langue biélorusse (Baltyjskija Khvali, Radye Racyja) et tentent de favoriser cette langue dans leurs rapports avec la Biélorussie. Cependant, pour la majorité des Biélorusses, le russe permet non seulement de faire partie du vaste espace culturel russophone, mais c’est également un moyen d’ouverture sur le monde au travers des médias et des nouvelles technologies de l’information. Ainsi, la langue russe apparaît donc à la fois comme le médium d’une certaine modernité tout en inscrivant la Biélorussie dans une aire culturelle russophone dont les marqueurs identitaires et les représentations sont largement fondées sur l’héritage soviétique[6].

Au-delà des pratiques linguistiques, le retour du religieux qui s’observe en Biélorussie, comme dans l’ensemble de l’ex-URSS, semble devoir aussi rapprocher la Biélorussie de son grand voisin oriental. En effet, plus de 80 % de la population se réclame de l’orthodoxie et l’Église orthodoxe biélorusse est restée fidèle au patriarcat de Moscou.

Ce renouveau religieux, qui s’affirme dans une société par ailleurs largement sécularisée, est désormais encouragé par les autorités qui s’appuient sur l’Église orthodoxe pour « renforcer les fondements moraux de la société, conserver l’héritage culturel et développer l’aide sociale[7] ».

Mais contrairement à la Russie, cet héritage est partagé par l’Église orthodoxe avec l’Église catholique[8], deuxième religion en Biélorussie, et qui dispose d’un patrimoine architectural d’une grande richesse mais hypertrophié du fait notamment de l’émigration forcée des Polonais à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, en s’appuyant sur ce réseau d’églises réparties sur l’ensemble du territoire, l’Église catholique tente d’élargir son audience au-delà des régions occidentales où se concentre la minorité polonaise.

Il faut souligner le caractère pacifique et la grande tolérance qui règne entre les confessions en Biélorussie. Cependant, les deux Églises restent aujourd’hui porteuses de deux visions identitaires et géopolitiques opposées : l’Église catholique, qui regarde naturellement vers l’Ouest, a longtemps fait figure d’« Église polonaise » dans les représentations de la population biélorusse. Certes, en prenant la décision en 1992 d’adopter la langue biélorusse comme langue liturgique, elle tente de s’adapter à la nouvelle donne pour devenir une sorte de garant de l’identité linguistique biélorusse face à la russification[9]. Mais là encore, l’Église catholique reprend sous une autre forme son rôle historique de résistance à l’influence culturelle russe dans cette partie de l’Europe orientale. Ainsi, les principales figures politiques de la période « nationaliste », plus favorables à l’intégration européenne (1991-1994), « que ce soit le chef du FBP, Zianon Pasniak, le président Chouchkevitch et, dans une moindre mesure, le Premier ministre Vladislav Kébitch, étaient de confession catholique[10] ». De même, selon certains analystes biélorusses, l’utilisation du biélorusse par l’Église catholique serait à l’origine d’un mouvement de conversion au profit du catholicisme chez une partie de la jeunesse à tendance « nationaliste » et pro-européenne[11]. Ces milieux, par ailleurs minoritaires mais très actifs, notamment dans l’intelligentsia et l’émigration, sont porteurs d’une vision du monde faite d’un antagonisme fort vis-à-vis de la Russie, associé à une empathie pour l’Europe et l’Occident, souvent qualifiés de « monde civilisé ».

À l’inverse, l’Église orthodoxe, qui tout comme en Russie est l’institution la plus respectée des Biélorusses[12], semble inclure la Biélorussie dans un espace civilisationnel centré sur Moscou. C’est d’ailleurs l’un des thèmes régulièrement abordés par le patriarche Cyrille, le nouveau chef de l’Église orthodoxe russe. Ainsi, il affirmait lors de sa dernière visite en Biélorussie que :

La Biélorussie, la Moldavie, la Russie et l’Ukraine font partie d’une même civilisation dont le fondement est la foi orthodoxe commune, un système commun de valeurs.

Ou encore que :

[La] Sainte Rus’[13] – c’est un héritage historique commun qui se réalise au sein de différents États. Un tel phénomène caractérise d’autres civilisations mondiales, quand des racines culturelles et spirituelles communes se réalisent au sein de différentes formations étatiques[14].

La vision du monde ainsi véhiculée par l’Église orthodoxe russe est sans équivoque : la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine (y sont parfois associés la Moldavie et le Kazakhstan), au-delà des indépendances nationales, partageraient une identité supra-nationale commune au sein d’un espace commun qualifié de « monde russe » (russkij mir) ou de « civilisation russe »[15]. Si l’on en croit les enquêtes sociologiques, cette vision semble partagée par la majorité de la société biélorusse qui se reconnaît une communauté de destin avec ses voisins russes et ukrainiens : selon une enquête du Nisepi[16], deux tiers des Biélorusses considèrent que Russes, Biélorusses et Ukrainiens sont « trois branches d’un même peuple[17] ».

Ainsi, alors que l’étrangeté de leurs voisins baltes ou polonais est peu ou prou assumée par la majorité des Biélorusses, il n’en va pas de même pour la Russie et les Russes. Cette situation identitaire a une influence majeure sur le destin géopolitique de la Biélorussie, ses projets d’union avec la Russie tout autant que les rapports particuliers qu’entretiennent les Biélorusses à la construction européenne.

Intégration post-soviétique versus construction européenne

La Biélorussie, pays membre de la Communauté des États indépendants (CEI), participe à toutes les unions régionales post-soviétiques dominées par la Russie. Il s’agit notamment de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), dans la sphère de la défense, et de la Communauté économique eurasiatique, dans le domaine de l’intégration économique. Au sein de cette dernière, la Biélorussie, la Russie et le Kazakhstan ont formé une union douanière et construisent actuellement un Espace économique commun[18]. Surtout, Minsk a développé des relations très étroites avec Moscou dans le cadre de l’Union Russie-Biélorussie.

Ainsi, la Biélorussie se situe dans l’espace juridique post-soviétique dont les normes sont très influencées par la Russie, ce qui limite l’impact des normes et valeurs diffusées par la construction européenne. Pourtant, il ne faudrait pas sous-estimer l’originalité de la situation biélorusse par rapport à son voisin russe, notamment dans certains domaines relevant de l’organisation de l’État (république centralisée et unitaire en opposition au système fédératif russe), celui des prestations sociales encore largement étatisées, etc. La Biélorussie a également des rapports beaucoup plus difficiles et tendus avec les principales institutions européennes que la Russie.

Ainsi, la Biélorussie, dernier État européen à appliquer la peine de mort, est le seul pays du continent à ne pas faire partie du Conseil de l’Europe. Et si elle est membre de l’OSCE depuis 1992, les périodes de tensions avec cette institution, notamment au moment des dernières élections présidentielles, ont abouti en janvier 2011 à la fermeture du bureau de l’OSCE à Minsk. Quant aux relations avec l’OTAN, elles se limitent au Partenariat pour la paix (PPP) auquel ont accès un grand nombre de pays indépendamment de leur régime politique à l’image des républiques d’Asie centrale telles que l’Ouzbékistan ou le Turkménistan. Et même dans ce cadre peu contraignant, la coopération reste très restreinte du fait des tensions entre les deux parties : en 1999, Minsk suspend toute coopération avec l’OTAN afin de dénoncer la campagne de bombardement contre la Serbie qui n’avait pas reçu l’aval de l’ONU, ce à quoi l’Assemblée parlementaire de l’OTAN a répondu la même année par une résolution critiquant le manque de démocratie en Biélorussie.

De fait, le pays va plus loin que la Russie dans la défiance vis-à-vis des valeurs propagées par les institutions européennes. À cet égard, l’application de la peine de mort en Biélorussie est sans aucun doute l’élément le plus flagrant de la singularité biélorusse dans l’espace européen. Lors d’un référendum de 1996, les Biélorusses se sont prononcés à 85 % pour le maintien de la peine capitale héritée de l’URSS. En Biélorussie, 14 crimes sont passibles de la peine de mort. On estime qu’au moins 200 exécutions ont eu lieu depuis l'indépendance en 1991, dont deux en mars 2010, chiffres élevés pour un pays de seulement 10 millions d’habitants[19].

C’est certes un obstacle pour l’adhésion de la Biélorussie au Conseil de l’Europe et, dans une moindre mesure, dans le dialogue avec l’UE, mais qui n’est pas perçu comme un problème pour les autorités biélorusses actuelles. Il ne s’agit pas seulement d’échapper aux jugements du Conseil de l’Europe. En réalité, l’application de la peine de mort, qui semble soutenue par une majorité de Biélorusses[20], sert également d’argument au régime en place pour justifier la singularité des orientations géopolitiques du pays. Ainsi, d’une position « défensive » sur la question de la démocratie, elles peuvent se placer sur une position « offensive » sur le terrain des valeurs et d’un certain modèle (ou contre-modèle) de société. Dans ce contexte, elles ont beau jeu de rappeler que l’application par les États-Unis de la peine de mort n’est pas un obstacle au partenariat stratégique entre Bruxelles et Washington.

Le cas biélorusse montre que l’absence de perspectives d’adhésion restreint considérablement l’influence de l’UE sur ses voisins. La Biélorussie refuse la volonté de l’UE d’un dialogue asymétrique dans la mesure où elle n’a pas de véritable incitation à se réformer en fonction de critères imposés par l’UE. Cette dernière demande avant tout une libéralisation du régime politique pour pouvoir approfondir les relations UE-Biélorussie. Les principales demandes européennes sont : la nécessité de réformer le Code électoral, la liberté d’expression et des médias, la liberté de réunion et d’association[21].

C’est pour remédier à l’absence d’incitation concrète que l’UE a tenté de jouer la carte socio-économique. Fin 2006, dans le document intitulé « What the European Union could bring to Belarus[22] », Bruxelles procède à une énumération des avantages potentiels pour la Biélorussie en cas de pleine participation à la Politique de voisinage (PEV)[23] : ouverture du marché européen aux produits biélorusses, mesure de facilitation pour l’obtention des visas vers l’UE, amélioration du système national d’éducation et de santé publique, réformes des services administratifs biélorusses, etc. Il ne fait pas de doute que certains milieux économiques, la majorité des élites ainsi que la jeunesse seraient favorables à une telle ouverture vers l’UE. De fait, un ensemble de mesures directes ou indirectes prises par l’UE à l’encontre de la Biélorussie apparaissent comme particulièrement restrictives pour les citoyens biélorusses. C’est ainsi que le coût des visas pour l’entrée dans l’espace Schengen est près de deux fois plus élevé pour les citoyens biélorusses que pour leurs voisins russes ou ukrainiens, sans compter une procédure plus tatillonne et aléatoire dans son résultat[24]. L’élargissement de l’UE puis de l’espace Schengen aux États voisins a en partie refermé la frontière polonaise qui s’était ouverte dans les années 1990. L’adhésion à l’UE des Républiques baltes a marqué une fermeture encore plus nette par rapport à la libre circulation qui prévalait sous l’Union soviétique.

À la faveur de la participation du pays au partenariat oriental de l’UE à partir de 2009, les autorités biélorusses ont entrepris de contourner partiellement ces restrictions en négociant des accords bilatéraux particuliers afin de faciliter la circulation des habitants des régions frontalières avec les États voisins[25]. Ainsi, les contacts avec les États proches sont favorisés tandis que les voyages vers la « vieille Europe » restent beaucoup plus difficiles, situation qui n’est pas sans certains avantages pour les autorités actuelles. En effet, en se rendant dans les États voisins (Pologne, pays baltes), les Biélorusses perçoivent une Europe qui ne diffère pas sensiblement de la situation socio-économique en Biélorussie. Une enquête sociologique menée par l’université d’État de Brest dans les régions frontalières avec la Pologne et l’Ukraine montre que les Biélorusses ont un regard nuancé sur la situation dans les pays voisins (Tableau 1). Ainsi, si la majorité des habitants de ces régions considèrent que le niveau de vie en Pologne est supérieur au niveau de vie biélorusse, ils sont un quart à penser que les niveaux de vie des pays sont équivalents. De plus, pour les habitants de ces régions, le niveau de protection sociale biélorusse est jugé supérieur à celui observé en Pologne[26].

Tableau 1. Évaluation du niveau de vie en Pologne et en Ukraine par les habitants des régions frontalières de l’oblast de Brest (en %).

  Pologne Ukraine
Mieux 57,6 15,8
Moins bien 7,9 61,4
Comme nous 25,6 11,8
Sans opinion 8,9 11,0

Source : Anatolyj Lysjuk et Vladimir Ljukevich, « Belorusskoe prigranič’e i problemy obščestvennoj bezopasnosti » [« Les régions frontalières biélorusses et les problèmes de la sécurité des citoyens »], Wider Europe Review, vol. 4, n° 4, 2006 : http://review.w-europe.org/10/2.html2006

De même, la comparaison avec des pays voisins qui participent à la PEV de l’UE, tels que la Moldavie et surtout l’Ukraine, est loin d’être en faveur de ces derniers. Selon la même étude, les Biélorusses des régions frontalières estiment majoritairement que le niveau de vie ukrainien ainsi que son système de protection sociale sont inférieurs à ceux de la Biélorussie. Ces représentations sont confirmées par les institutions internationales : selon les chiffres du FMI pour 2009, le PIB par habitant ukrainien (6 670 dollars) est deux fois inférieur à son équivalent biélorusse (13 860 dollars)[27]. De fait, l’Ukraine apparaît à de nombreux Biélorusses comme un véritable contre-exemple : ce pays, qui a axé sa stratégie géopolitique sur un rapprochement avec les organisations occidentales, n’a non seulement pas obtenu de promesse d’adhésion, même à long terme, mais se trouve dans une situation socio-économique beaucoup plus difficile que la Biélorussie. Ainsi, le relatif succès de la stratégie biélorusse conjuguant l’intégration post-soviétique centrée sur la Russie à une politique socio-économique fortement étatisée apparaît comme un autre facteur explicatif important de la relation particulière qu’entretiennent la majorité des Biélorusses vis-à-vis de l’Europe.

Une relation particulière à l’Europe

De fait, la proximité avec l’Union européenne suite aux élargissements successifs pose la question de la relation des Biélorusses à cette entité et, plus largement, à l’Europe. À première vue, les enquêtes sociologiques confirment le tropisme russe de la société biélorusse, notamment en termes culturels. Ainsi, à la question « Vous sentez-vous plus proches des Russes ou des Européens ? », les trois quarts des Biélorusses choisissent les Russes contre moins de 20 % pour les Européens (mars 2010)[28]. Cependant, malgré des résultats peu favorables à l’option européenne, poser la question en termes d’alternative correspond bien à une vision assez commune parmi l’intelligentsia pro-occidentale. Les commentaires des analystes du Nisepi, à l’origine de cette enquête et de sa formulation, sont à cet égard particulièrement représentatifs. Dans leur bulletin analytique de mars 2009, ceux-ci affirment :

Si l’on compare [la situation en Biélorussie] avec la tendance hypertrophiée de la Russie à s’isoler du monde civilisé afin de défendre son identité non européenne, les Biélorusses paraissent particulièrement en avance[29].

Cette vision du monde qui rappelle les écrits d’un Samuel Huntington[30], n’est cependant pas partagée par toutes les élites biélorusses. Ainsi, Victor Shadurski, doyen de la faculté des Relations internationales de l’université d’État de Minsk, refuse l’alternative Europe ou Russie en ces termes :

Cette alternative n’a pas lieu d’être puisque la Biélorussie, comme d’ailleurs la Russie, sont des États européens[31].

Cependant, si l’on quitte les critères culturels, voire « civilisationnels », pour s’intéresser au modèle socio-économique, les représentations biélorusses sont beaucoup plus favorables à l’Europe qu’à la Russie (Figure 1). L’Allemagne arrive en tête avant les États-Unis ce qui renvoie au désir de la majorité des Biélorusses de vivre dans une société plus riche mais avec un degré élevé de protection sociale. C’est la raison de la présence de la Suède dans ce classement. De fait, les résultats d’une autre enquête sociologique intitulée « Quelle est la société la plus juste ? » placent la Biélorussie en tête des réponses, avant l’Allemagne et les États-Unis[32]. La Russie se retrouve en quatrième place avec seulement 5 % des réponses. Ainsi, les Biélorusses, non contents de rejeter le « modèle » socio-économique russe au profit de leurs équivalents occidentaux, perçoivent leur société, bien que plus pauvre, comme plus égalitaire. Cette représentation est l’un des arguments majeurs de légitimation du pouvoir actuel.

 

Figure 1.

 

Cependant, en termes géopolitiques, la Biélorussie est plus que jamais, sinon devant une alternative entre la Russie et l’UE, du moins dans un jeu de balancement entre ces deux pôles d’attraction. Et là encore, les représentations des Biélorusses dépendent largement de la façon dont est formulée la question. Ainsi, selon le très officiel Centre d’analyse et d’information de l’administration présidentielle biélorusse, les Biélorusses sont en 2009 plus de 80 % à considérer que leur pays doit coopérer prioritairement avec la Russie, contre un peu plus de 35 % pour les pays d’Europe occidentale (Figure 2). Les pays d’Europe centrale, voisins de la Biélorussie, ne sont pas considérés comme prioritaires et viennent même derrière la Chine avec laquelle le régime biélorusse entretient des relations étroites. Selon cette enquête, on perçoit très bien le tropisme russe post-soviétique, voire « oriental », de la société biélorusse.

 

Figure 2.

 

Il faut souligner le fait que cette enquête officielle a omis de citer l’UE en tant que partenaire potentiel se contentant de citer des groupes de pays européens. Ce choix renvoie largement à l’absence de perspectives d’adhésion voire de véritable rapprochement sous le régime actuel. À l’inverse, le Nisepi interroge depuis de nombreuses années les Biélorusses sur leurs perspectives européennes (Tableau 2).

Tableau 2. « Si un référendum était organisé sur l’adhésion de la Biélorussie à l’Union européenne, quel serait votre choix ? » (en %).

  Déc. 2002 Mars 2003 Sept. 2005 Nov. 2006 Déc. 2007 Août 2008 Déc. 2008 Mars 2009 Sept. 2009 Mars 2010
Oui 60.9 56.4 38.0 36.6 37.1 26.7 30.1 34.9 44.1 36.2
Non 10.9 11.9 44.0 36.2 35.0 51.9 40.6 36.3 32.8 37.2

Source : Nisepi, mars 2010.

Les résultats sont plutôt inattendus. On constate une baisse spectaculaire des sentiments pro-européens entre 2002 et 2008 puisque le « oui » serait passé de plus de 60 % à environ un quart des intentions de vote potentielles. L’un des facteurs explicatifs renvoie sans doute aux conséquences décrites plus haut du durcissement des frontières qui a suivi l’élargissement de l’UE puis de l’espace Schengen. Cette période est également celle de la forte croissance économique en Biélorussie qui a été largement mise sur le compte de la politique du gouvernement biélorusse. Les velléités pro-européennes des Biélorusses sont quelque peu remontées depuis la crise de 2008, mais leur euroscepticisme est un fait marquant si l’on compare avec la situation en Ukraine ou en Moldavie.

Dans le même temps, cette décrue des sentiments europhiles n’a pas profité aux perspectives d’union avec la Russie (Figure 3). Ces résultats peuvent être interprétés de manière fort différente. D’une part, ils sembleraient indiquer une certaine division de la société biélorusse entre « pro-russes » et « pro-européens », mais d’autre part, en l’absence d’une majorité claire, tout se passe comme si les Biélorusses ne souhaitaient pas faire de choix entre l’UE et la Russie. Il faut tout de même noter que l’alternative proposée par le Nisepi n’est pas équilibrée dans la mesure où, en termes de souveraineté, il y a une différence importante entre « l’unification avec la Russie », qui équivaudrait à bien des égards à une annexion, et l’adhésion à l’UE, qui implique certes une certaine perte de souveraineté mais dans des proportions plus limitées et dans un cadre multilatéral.

 

Figure 3.

 

Cependant, l’euroscepticisme de la société biélorusse pourrait progressivement changer avec les nouvelles générations qui apparaissent plus sensibles à l’influence des valeurs européennes. Ainsi, les Biélorusses sont de plus en plus nombreux à avoir accès aux sources d’informations occidentales : près de 30 % d’entre eux auraient déjà accès à la version russophone d’Euronews tandis que l’UE et les États-Unis augmentent leurs efforts pour proposer des médias alternatifs à la population biélorusse. Le sociologue biélorusse Oleg Manaev a bien montré au travers de plusieurs enquêtes à quel point l’accès à ces sources d’informations alternatives relève de couches sociales particulières (élites et jeunesse) et impliquent des représentations du monde largement différenciées, voire en opposition avec le reste de la société. Ainsi, à la question d’un hypothétique référendum sur l’adhésion de la Biélorussie à l’UE, moins d’un tiers des auditeurs des chaînes biélorusses et russes voteraient « oui » alors que 54 % des auditeurs d’Euronews y seraient favorables (avril 2006)[33].

Conclusion

La poursuite de la russification linguistique ainsi que l’influence de l’Église orthodoxe russe inscrivent la Biélorussie dans un espace post-soviétique russo-centré. Le référent supra-national européen semble concurrencé par la réémergence d’un « monde russe » aux contours géographiques encore incertains. La participation active de la Biélorussie dans les structures d’intégration post-soviétiques ainsi que ses relations difficiles avec les institutions européennes semblent confirmer la prégnance de ces évolutions identitaires sur les orientations géopolitiques de la Biélorussie. L’application de la peine de mort en Biélorussie apparaît bien comme le symbole des limites de l’influence des valeurs politiques européennes dans ce pays. En effet, la société biélorusse semble majoritairement eurosceptique tant du fait d’un sentiment de proximité avec la Russie que pour des raisons plus pragmatiques qui renvoient aux évolutions socio-économiques contrastées des États voisins. Certes, les jeunes générations et une partie des élites biélorusses semblent plus europhiles que le reste de la population, ce qui pourrait changer la donne à moyen terme. Il n’en reste pas moins que le cas biélorusse, associé au retour des russophones au pouvoir en Ukraine, semble bien montrer les limites de l’influence de « l’identité européenne » en Europe orientale.


[1] Voir David Teurtrie, Géopolitique de la Russie, Paris, L’Harmattan, 2010.

[2] « Socopros: podavljajuschee bol’shinstvo zhitelej Belarusi vladejut belorusskim jazykom » [« Enquête sociologique : la grande majorité des citoyens biélorusses maîtrisent la langue biélorusse »], Informacionnyj Bjulleten’ Administracii Presidenta Respubliki Belarus’, n° 10, octobre 2009, p. 78-79. Ces données sur les pratiques linguistiques en Biélorussie sont recoupées par les recensements de 1999 et 2009 ainsi que par de nombreuses enquêtes indépendantes. Voir, par exemple, Nisepi, « Nacional’nyj opros 2-12 ijunja 2010 g. », juin 2010, http://www.iiseps.org/data10-261.html.

[3Ibid.

[4] Voir Nicolas Broutin, « Biélorussie. La question linguistique au cœur des enjeux identitaires », Grande Europe, n° 21, juin 2010, p. 19-25.

[5] Voir David Marples, Belarus: a Denationalized Nation, Amsterdam, Harwood Academic, 1999.

[6] Voir David Laitin, Identity in Formation, the Russian-Speaking Population in the near Abroad, Ithaca, Cornell University Press, 1998.

[7] « Gosudarstvennuju ideologiju neobxodimo stroit’ na fundamente xristianskix cennostej » [L’idéologie de l’État doit être basée sur les fondements des valeurs chrétiennes], Informacionnyj Bjulleten’ Administracii Presidenta Respubliki Belarus’, n° 10, octobre 2009, p. 55-60.

[8] Dans la loi sur les religions, l’Église catholique se voit accorder le rôle implicite de « deuxième religion » de Biélorussie. La rédaction de ce texte introduit clairement une sorte de hiérarchie qui continue d’être appliquée dans les rapports entre l’État et les Églises : « la reconnaissance du rôle déterminant de l’Église orthodoxe dans le devenir historique et le développement des traditions spirituelles, culturelles et étatiques du peuple biélorusse ; le rôle spirituel, culturel et historique de l’Église catholique sur le territoire de la Biélorussie ; le caractère inséparable de l’histoire générale du peuple de Biélorussie de l’Église évangélique luthérienne, du judaïsme et de l’islam », dans « O svobode sovesti i religioznyx organizacijax » [« De la liberté de conscience et des organisations religieuses »], Zakon, 17 décembre 1992, n° 2054-XІІ.

[9] Cette vision est clairement revendiquée par une partie du clergé catholique : « S’il reste un seul lieu où l’on puisse parler le biélorusse, ce sera notre église » (entretien mené par l’auteur dans le secteur de Nesvizh au sud-ouest de l’oblast de Minsk en mai 2010).

[10] Yann Breault, Pierre Jolicœur et Jacques Lévesque, La Russie et son ex-empire, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 84-85.

[11] Entretien avec Victor Chadurski, doyen de la faculté des Relations internationales de l’université de Minsk, Minsk, mai 2010.

[12] Voir, notamment, Nisepi, « Meždu Cerkovju i Partiej » [« Entre l’Église et le Parti »], juin 2008, www.iiseps.org/6-08-12.html

[13] À noter que l’expression de « Svjataja Rus’ » est habituellement traduite en français par « Sainte Russie », ce qui introduit une confusion avec l’État russe actuel, confusion qui n’est pas présente en russe.

[14] « Gosudarstvennuju ideologiju neobxodimo stroit’ na fundamente xristianskix cennostej » [L’idéologie de l’État doit être basée sur les fondements des valeurs chrétiennes], art. cité.

[15] « Patriarx Kirill prizyvaet strany russkogo mira stat’ centrami edinoj moščnoj civilizacii » [« Le patriarche Cyrille appelle les pays du monde russe à devenir les centres d’une puissante civilisation unie »], Naša Rossija, 3 novembre 2010, http://russia.km.ru/content/patriarkh-kirill-prizyvaet-strany-russkogo-mira-stat-tsentrami-edinoi-moshchnoi-tsivilizatsi.

[16] Le Nisepi (Nezavisimyj Institut Social’no-Èkonomičeskix i Političeskix Issledovanij) est un institut biélorusse indépendant de recherches socio-économiques et politiques. Il a été fondé en 1992 par un groupe de chercheurs, journalistes, hommes politiques et hommes d’affaires acquis aux thèses libérales et démocratiques. Suite à plusieurs conflits avec les autorités biélorusses, il a été liquidé en tant qu’organisation biélorusse en 2006 mais aussitôt réenregistré à Vilnius, en Lituanie voisine. Désormais financé par des organisations internationales, le Nisepi poursuit ses enquêtes sur le terrain grâce à des sociologues biélorusses qui les réalisent en tant que chercheurs indépendants. Voir le site de l’Institut : http://www.iiseps.org.

[17] Nisepi, « Čto takoe byt’ belarusom? » [« Que signifie être biélorusse ? »], décembre 2009, http://www.iiseps.org/12-09-12.html.

[18] Voir David Teurtrie, « Les structures d'intégration économique dans l’espace post-soviétique », Regards sur l’Est, 17 décembre 2010, www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1135.

[19] Ensemble contre la peine de mort, « La peine de mort : Belarus », 2010, http://www.abolition.fr/ecpm/french/fichepays.php?pays=BLR.

[20] Ol’ga Shestakova, « Otmenjat li v Belarusi smertnuju kazn’? » [« La peine de mort sera-t-elle abolie en Biélorussie ? »], Komsomol’skaja Pravda, 7 avril 2009, http://kp.by/daily/24273/469222/.

[21] Council of the European Union, « Conclusions on Belarus », 3041st Foreign Affairs Council meeting, Luxembourg, 25 octobre 2010, http://www.consilium.europa.eu/uedocs/cms_data/docs/pressdata/EN/foraff/117326.pdf.

[22] European Commission, « What the European Union could bring to Belarus? », Non-Paper, novembre 2006, http://ec.europa.eu/delegations/belarus/documents/eu_belarus/non_paper_1106.pdf.

[23] La participation de la Biélorussie à la PEV dépend de la ratification par l’UE de l’accord de coopération et de partenariat signé en 1996, et qui a été ajournée « à cause du manque de respect pour la démocratie et les droits de l’homme en Biélorussie », ibid., p. 1.

[24] L’interdiction de déplacement pour un certain nombre d’officiels biélorusses a longtemps été associée à la difficulté pour les citoyens biélorusses d’obtenir des visas pour l’UE. À la suite des dernières élections présidentielles de décembre 2010, certains États de l’UE ont proposé de changer de politique : le renforcement des sanctions contre les représentants du régime biélorusse serait accompagné par des mesures visant, au contraire, à faciliter l’accès à l’UE pour le reste de la population. C’est le cas de l’Allemagne qui délivre désormais gratuitement les visas aux citoyens biélorusses.

[25] « Belarus’ i Litva dogovorilis’ o vzaimnyx poezdkax zhitelej prigraničnyx zon » [« La Biélorussie et la Lituanie ont conclu un accord sur les voyages des habitants des zones frontalières »], Telegraf, 20 octobre 2010, http://telegraf.by/2010/10/belarus--i-litva-dogovorilis--o-vzaimnix-poezdkax-zhitelej-prigranichnix-zon.html.

[26] Anatolyj Lysjuk et Vladimir Ljukevich, « Belorusskoe prigranič’e i problemy obščestvennoj bezopasnosti » [« Les régions frontalières biélorusses et les problèmes de la sécurité des citoyens »], Wider Europe Review, vol. 4, n° 4, 2006, http://review.w-europe.org/10/2.html.

[27] FMI, « World Economic Outlook Database - October 2010 », octobre 2010, http://www.imf.org/external/pubs/ft/weo/2010/02/weodata/index.aspx.

[28] Nisepi, « Nacianal’nyj opros 2-12 marta 2010 g. » [« Sondage national du 2 au 12 mars 2010 »], mars 2010, www.iiseps.org/data10-13.html

[29] Nisepi, « Zagranica nam pomožet » [« L’étranger nous aidera »], mars 2009, www.iiseps.org/03-09-08.html.

[30] Voir Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, New York, Touchstone, 1998.

[31] Entretien réalisé à Minsk en mai 2010.

[32] Nisepi, « Nacianal’nyj opros 2-12 marta 2010 g. » [« Sondage national du 2 au 12 mars 2010 »], art. cité.

[33] Enquête sociologique nationale menée par des sociologues indépendants sous la direction du professeur Oleg Manaev auprès de 1 594 personnes de plus de 18 ans. Voir Oleg Manaev, « Vlijanie zapadnyx i rossijskix SMI na belorusov » [« L’influence des médias russes et occidentaux sur les Biélorusses »], Wider Europe Review, vol. 3, n° 2, 2006, http://review.w-europe.org/8/3.html.

 

Pour citer cet article

David Teurtrie. «La Biélorussie : entre russification et européanisation». In : Maryline Dupont-Dobrzynski et Garik Galstyan (dir.) Les influences du modèles de gouvernance de l’Union européenne sur les PECO et la CEI. Lyon : ENS de Lyon, mis en ligne le 15 juillet 2011. URL : http://institut-est-ouest.ens-lyon.fr/spip.php?article349