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De la tolérance religieuse à la liberté de conscience en Russie : un long chemin (xixe-xxe siècles)

Michel NIQUEUX

Université de Caen - Basse-Normandie, ERLIS

Index matières

Mots-clés : Russie, tolérance religieuse, liberté de conscience, Ivan Aksakov, Vladimir Soloviev.


Plan de l'article

Texte intégral

Introduction

Se souvenant de ses années de lycée (1846-1853) à Nijni-Novgorod, le romancier Boborykin écrit :

On ne nous inculquait aucun esprit d’intolérance. Jamais autour de nous de conversations sur les autres religions dans un esprit d’animosité ou de mépris. Au lycée, la liberté de conscience était plus respectée que maintenant, parce que les élèves « d’autres religions » n’étaient pas obligés de participer aux prières orthodoxes et quittaient la classe lors du catéchisme. Aucune persécution des « youpins » et des Polonais. Les juifs étaient pour nous de pauvres enfants de troupe, baptisés de force, ou des sergents de ville, tandis que les Polonais étaient un « peuple malheureux », et que nous considérions le général Kosciuszko comme un héros. Très tôt, j’ai aimé les récits de mon oncle aîné sur le schisme dans la province de Nijni-Novgorod, et j’ai recopié le rapport qu’il avait établi en tant que fonctionnaire chargé de mission spéciale. Nous n’approuvions pas les mesures de rigueur d’alors, et le schisme, avec ses petits monastères, avait pour nous quelque chose de mystérieux, et plutôt attirant. Bref, chez ceux d’entre nous dont il pouvait sortir quelque chose, il n’y avait à l’issue du lycée aucun ferment « nikolaevien»[1].

Boborykin confond ici la tolérance religieuse (veroterpimost’), dont la Russie s’enorgueillissait depuis le xviiie siècle mais qui ira en diminuant, et la liberté de conscience (svoboda sovesti), dont l’attitude des autorités envers les vieux-croyants manifeste l’absence, et qui ne fut proclamée qu’en 1905, mais dont l’application fut laborieuse, comme on le verra.

C’est l’histoire des mentalités et l’histoire des idées qui nous intéresseront ici, plus que celle de la législation, qui est le résultat de l’évolution des mentalités ou d’un rapport de forces (dans le cas de la législation soviétique) : comment est-on peu à peu passé de la notion de tolérance religieuse à celle de liberté religieuse ? La question n’a pas seulement un intérêt historique. Elle s’inscrit dans des questions plus vastes qui restent d’actualité : les rapports de l’État et de l’Église, les droits de l’homme, la laïcité, le dialogue interreligieux[2].

Historiquement, la tolérance religieuse est la reconnaissance du droit à l’existence de religions autres que la religion dominante. À Rome, c’est l’empereur Galère qui le premier, en 311, l’année de sa mort, publia un édit de tolérance envers les chrétiens. En 313, l’édit de Milan instaurait l’entière liberté de culte dans l’Empire romain, mais bientôt des discriminations eurent de nouveau lieu.

La liberté de religion, quant à elle, est un aspect de la liberté de conscience, qui est une notion plus récente. L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est laconique et porte plutôt sur la seule tolérance religieuse : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. » C’est dans la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 (article 18) qu’est proclamé le droit à « la liberté de pensée, de conscience et de religion » :

[…] ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seul ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites[3].

De nos jours, le prosélytisme reste cependant interdit dans plusieurs pays : en Grèce, par l’article 13 de la Constitution, et dans les pays musulmans, par la charia qui interdit le passage à une autre religion.

Le cadre législatif et son évolution

Dans l’Empire russe, la tolérance religieuse a connu des hauts et des bas : sous Catherine II, Alexandre Ier et Alexandre II, les minorités religieuses furent relativement mieux traitées que sous Nicolas Ier et Alexandre III, qui procéda à la russification des confins[4]. On peut ainsi mentionner l’oukase de Pierre III du 29 janvier 1762 sur la tolérance religieuse, qui permit à de nombreux vieux-croyants de revenir en Russie, et celui de Catherine II au saint-synode du 17 juin 1773, intitulé « De la tolérance de toutes les confessions et de l’interdiction faite aux évêques de s’occuper des affaires concernant les confessions étrangères et la construction de maisons de prière selon leur rite, en laissant tout cela aux autorités civiles[5] » :

Как Всевышний Бог терпит на земли все веры, языки и исповедания, то и Ее величество из тех же правил, сходствуя Его Святой воле, и в сем поступать изволит, желая только, чтобы между ее подданными всегда любовь и согласие царствовало[6].

Cela incita des colons allemands, protestants, mennonites ou catholiques à s’installer en Russie. Cette tolérance s’étendait notamment aux musulmans qui, comme le note, de manière peut-être un peu idyllique, l’auteur de l’article « Tolérance » (« Veroterpimost’ ») de l’Encyclopédie orthodoxe en cours de publication à Moscou, jouissaient d’un large soutien de l’État :

Les mollahs musulmans et les lamas bouddhistes recevaient du Trésor public un traitement qui parfois dépassait les moyens affectés à l’entretien du clergé orthodoxe. Les musulmans avaient la liberté de construire des mosquées et des écoles religieuses, et recevaient l’aide du gouvernement. Dans la région d’Orenbourg, où les kirghizes (kazakhs) étaient encore semi-païens, le pouvoir laïque soutenait l’activité missionnaire des musulmans[7].

Les deux piliers de la législation sur les religions

Au xixe siècle, toute la législation civile et religieuse de l’Empire russe reposait sur deux principes :

Le classement des religions en trois grands groupes

Les religions étaient classées en trois grands groupes :

  • une religion « dominante » et privilégiée (l’orthodoxie) ;
  • des religions « étrangères » auxquelles est accordée la liberté de confession et de culte[8] ;
  • les « schismatiques » (vieux-croyants)[9] et les sectes, brimés ou hors-la-loi.

Dans chacun des deux derniers groupes, les religions peuvent être classées selon l’étendue des droits dont elles jouissaient. L’auteur de l’article « Veroterpimost’ » déjà cité donne la classification suivante : après l’Église orthodoxe dominante venaient les Églises luthérienne et réformée, la communauté des Herrnhuter (une secte luthérienne fondée à Herrnhut près de Dresde)[10], les Églises arménienne-grégorienne, arménienne-catholique et catholique. Puis venaient, d’après l’importance des privilèges dont elles jouissaient : les communautés de juifs karaïmes ; les musulmans sunnites et chiites ; les juifs talmudistes jouissaient de moins de privilèges ; venaient en dernier la communauté bouddhiste-lamaïste des kalmouks et des bouriates. Étaient seulement tolérés, et privés de privilèges, les vieux-croyants russes, les sectateurs d’Écosse et de Bâle, les mennonites et les baptistes de Transcaucasie, les chamanistes sibériens et les païens samoyèdes. Les communautés de molokanes, de doukhobors, de soubbotniki, de castrats, de khlysty et autres sectes extrémistes n’étaient pas reconnues et n’étaient pas tolérées selon les lois de l’Empire russe. Après le concile de Polotsk de 1839, par lequel les uniates des provinces occidentales se réunirent à l’Église orthodoxe, l’Église gréco-uniate cessa d’avoir une existence légale dans l’Empire russe (Royaume de Pologne excepté). Parmi les sujets russes (à l’exception des étrangers vivant en Russie), les vieux-catholiques et les anglicans n’avaient pas non plus d’existence juridique.

Notons cependant que dans les textes officiels (Loi fondamentale de l’Empire), les catholiques sont mentionnés en premier :

La position de la « confession catholique-romaine » en tête de liste de toutes les religions « tolérées », et donc tout de suite après l’Église « première et dominante », donne à penser que, malgré les représentations culturelles négatives du catholicisme qui circulaient dans l’espace russe depuis des siècles, malgré l’opinion publique qui amalgamait « le latinisme et le polonisme », malgré les mesures oppressives prises envers l’Église catholique de Pologne (et l’Église grecque-catholique) […], le pouvoir russe considérait cette Église comme la plus proche de l’Église orthodoxe du point de vue dogmatique et rituel, mais aussi du point de vue du système de valeurs établi dans l’Empire par l’État[11].

Cependant, l’expression de « confessions étrangères » « met en suspicion devant le patriotisme russe près d’un tiers des sujets russes[12] ».

L’interdiction de quitter la religion orthodoxe

Le deuxième principe sur lequel reposait le système législatif était l’interdiction de quitter la religion orthodoxe ou d’inciter à changer de religion en général (sauf vers l’orthodoxie)[13].

Voici les principaux articles de la Loi fondamentale de l’Empire :

La religion [vera, littéralement : « foi »] prééminente et dominante [pervenstvujuščaja i gospodstvujuščaja] dans l’Empire russe est la confession chrétienne orthodoxe catholique[14] de rite oriental [art. 62].

L’Empereur, en tant que Souverain chrétien, est le défenseur et le gardien suprême des dogmes de la religion dominante, le gardien de la vraie croyance [pravoverie] et de la discipline[15] dans la sainte Église [art. 64][16].

Le Pouvoir autocratique assure l’administration de l’Église par l’intermédiaire du saint-synode dirigeant, institué par Lui [art. 65].

Tous les sujets de l’Empire russe n’appartenant pas à l’Église dominante, de naissance ou naturalisés, ainsi que les étrangers au service de l’État russe ou vivant temporairement en Russie, jouissent partout de la liberté de confession et de culte selon leur rite [art. 66].

La liberté de confession est accordée non seulement aux chrétiens de religions étrangères, mais aussi aux juifs, aux mahométans et aux païens[17] [art. 67 ; on notera l’absence des vieux-croyants et des sectateurs)[18].

Il est interdit à ceux qui sont nés dans la religion orthodoxe comme à ceux qui s’y sont convertis de l’abandonner et d’adopter une autre religion, fût-elle chrétienne [Code pénal, art. 47][19].

Seule l’Église dominante a le droit, dans les limites de l’État, d’exhorter les sujets ne lui appartenant pas, à embrasser sa doctrine de foi […] [Code pénal, art. 97].

Seuls les croyants de confessions chrétiennes « étrangères » ou les allodoxes pouvaient passer à une autre religion « tolérée » (terpimoe) avec l’autorisation du ministre de l’Intérieur, ce qui faisait dire à M. Katkov que « chez nous, les allodoxes (inovercy) jouissent d’une plus grande liberté de conscience que les orthodoxes[20] ».

La personne coupable d’avoir détourné, par instigation, séduction ou autres moyens, quelqu’un de la foi chrétienne, orthodoxe ou autre, pour la foi mahométane, juive ou une autre foi non chrétienne, est condamné à la privation de tous ses biens et aux travaux forcés en forteresse pour une période de huit à dix ans […] [Code pénal, art. 200].

Pour le détournement d’un orthodoxe vers une autre religion chrétienne, le coupable est condamné à la privation de tous les droits et privilèges attachés à sa personne et à son état, et est relégué dans les provinces de Tobolsk ou de Tomsk […] [Code pénal, art. 205].

Les schismatiques (raskol’niki) ne sont pas poursuivis pour leurs opinions sur la foi, mais il leur est défendu de dévoyer quiconque et de l’incliner à rejoindre le schisme […] [Code pénal, art. 60].

Au xixe siècle, la législation sur les religions connut plusieurs modifications mineures. La principale concerna les vieux-croyants, auxquels un avis du Conseil d’État du 3 mai 1883, approuvé par l’empereur, accorda « certains droits civiques » (passeport intérieur, commerce et artisanat autorisés) et des facilités de culte (réouverture des églises et des chapelles, mais pas des monastères ni des ermitages, les processions restant interdites). Seuls les castrats et les khlysty (si leur supposée licence sexuelle était prouvée), étaient poursuivis et déportés avec privation de leurs biens (art. 203).

Nous laissons de côté la juridiction des mariages interreligieux, exposée en détail dans le Code civil[21]. Étaient notamment défendus (art. 66), les mariages des « gréco-russes, grecs-unis et catholiques-romains avec les non-chrétiens ».

Pourquoi le prosélytisme est-il interdit ?

Anatole Leroy-Beaulieu, qui donne un tableau détaillé de la situation religieuse en Russie, constate :

Le but de sa législation [de la Russie] a été de confiner les cultes étrangers dans leurs frontières historiques, de les cantonner parmi les populations qui les ont reçus de leurs ancêtres. Libre à chacun de demeurer dans la religion de ses pères, mais défense à toute confession hétérodoxe de recruter de nouveaux adeptes […]. L’orthodoxie russe a des portes qui ne s’ouvrent que du dehors vers le dedans ; elles se referment sur qui les a une fois franchies[22].

Mais pourquoi la « religion dominante » craint-elle la concurrence de confessions minoritaires ? La réponse semble être donnée par le haut procureur du saint-synode, K. Pobedonostsev, pour qui orthodoxie et nationalité (russe) sont indissociables.

En 1888 eut lieu un débat qui obligea le gouvernement russe à argumenter son refus de la liberté religieuse. L’Alliance évangélique, par la voix du président du comité central suisse, Édouard Naville, avait écrit à l’empereur pour demander que « les pasteurs des Églises chrétiennes puissent exercer sans encombre les obligations de leur charge, et que tous ceux qui se sont inconsidérément rattachés à l’Église orthodoxe puissent sans crainte retourner au sein de leur première Église, s’ils en expriment le libre désir[23] ». Cette lettre fut publiée, fait remarquable, dans le journal officiel du gouvernement russe, le Pravitel’stvennyj vestnik, avec la réponse du haut procureur du saint-synode qui demanda pourquoi les Européens ne voulaient pas remarquer que c’est en Russie que les religions chrétiennes et même non chrétiennes, jouissent de la plus grande liberté.

[C’est parce que] là-bas [en Europe], écrit-il, à la notion de liberté de confession a été mêlé le droit inconditionnel de sa propagande. Voilà la source de vos doléances sur nos lois condamnant l’incitation à quitter l’orthodoxie ! Dans ces lois, qui protègent la confession dominante en Russie et qui écartent les atteintes à sa tranquillité, l’Europe voit une limitation de la liberté pour les autres confessions, même leur persécution[24] !

Mais, ajoutait-il, c’est grâce à cette législation que la Russie a protégé l’Europe du monde musulman. C’est déjà là la question très actuelle de l’universalité ou non des droits de l’homme définis par l’Occident. Cependant, l’Alliance évangélique ne réclamait pas le droit de propagande religieuse, simplement celui de revenir à la foi des pères.

Pobedonostsev affirmait encore le principe fondamental (d’ordre idéologique, et non juridique) qui sous-tendait la législation religieuse, à savoir le lien entre la religion orthodoxe et la nationalité russe :

En insistant sur l’acceptation en Russie de la liberté de propagande de n’importe quelle religion parmi le peuple russe, ils [les luthériens] reconnaissent, sans toutefois l’exprimer directement, qu’indépendamment des buts religieux, cette propagande est toujours indissociablement liée à un but politique, à savoir séparer de l’Église russe et par là même de la nationalité [nacional’nost’] russe les fils de notre peuple pour les assimiler à l’esprit d’une conscience morale et intellectuelle étrangère et hostile[25].

Notons que M. Katkov, quant à lui, refusait ce phylétisme, c’est-à-dire cette assimilation de l’identité nationale et de la conscience ecclésiale, hérésie qui sera condamnée en 1872 par un concile panorthodoxe réuni à Constantinople[26] :

En Russie, l’Église nationale est l’Église orthodoxe, et aucune autre ne peut être une institution nationale russe. Mais de là, il ne découle nullement que les personnes qui confessent une foi non reconnue en qualité de nationale et russe, ne puissent être russes. Dans le monde chrétien, la nationalité est une affaire laïque, qui est définie non par la religion, mais par l’État[27].

La réponse de Pobedonostsev suscita dans la presse allemande une vive critique de la politique religieuse russe, ce que le haut procureur dénonça en ces termes :

Les organes de l’athéisme, qui se déchaînent contre tout ce qui est religieux, et les organes des juifs et des sectateurs de toutes sortes s’unissent avec les fanatiques du protestantisme orthodoxe et avec les représentants de l’ultramontanisme latin extrême dans un acharnement contre la Russie à propos d’une prétendue persécution de l’Église luthérienne[28].

Les oukases de 1903-1905 sur « le renforcement des principes de tolérance religieuse » et leurs prolongements

Sous l’influence des troubles paysans et de l’opinion libérale, des adoucissements furent introduits à partir de 1903 dans cette législation, sans que les principes fondamentaux soient modifiés.

Dans le manifeste du 26 février 1903, destiné à améliorer l’économie rurale pour calmer les troubles, le premier point d’une série de mesures sociales et économiques concernait la religion. L’empereur appelait à :

[…] renforcer le strict respect par les autorités concernées par les affaires spirituelles, des principes de tolérance religieuse inscrits dans les lois fondamentales de l’Empire russe, qui tout en reconnaissant pieusement l’Église orthodoxe comme prééminente et dominante, accordent à tous Nos sujets de confessions allodoxes et hétérodoxes le libre exercice de leur culte selon leurs rites[29].

Ce manifeste fut suivi le 22 mars par la publication d’un nouveau Code pénal (Ugolovnoe uloženie), qui incluait quelques allègements de peines (qui avaient été soutenus par N. S. Tagantsev)[30], mais qui restait presque aussi répressif que les précédents (notamment pour l’incitation à l’apostasie d’un orthodoxe, si du moins la contrainte ou la tromperie avaient été employées)[31]. Le déséquilibre entre le traitement des religions reconnues et celui des sectes et du raskol était maintenu.

Les « principes de tolérance » furent répétés dans l’oukase du 12 décembre 1904, « Sur les projets d’amélioration de l’Ordre étatique », rédigé par le ministre de l’Intérieur P. D. Sviatopolk-Mirski, relativement libéral. Le point 6 faisait référence au manifeste du 26 février 1903 et annonçait une révision de la législation sur les vieux-croyants et les autres religions, et l’élimination de toutes les mesures administratives restrictives non prévues par la loi. Le point 7 enjoignait de ne conserver dans les arrêtés concernant les allogènes que ceux qui étaient dictés « par les besoins essentiels de l’État et l’utilité manifeste du peuple russe[32] ». Une amnistie sur les délits religieux fut décrétée le 29 janvier 1905[33].

L’oukase majeur « Sur l’élimination des limitations dans le domaine de la religion et le renforcement des principes de tolérance religieuse[34] », qui sera publié le 17 avril 1905, fut précédé par des tractations et des luttes d’influence que A. A. Dorskaja a étudiées[35]. Le 25 janvier 1905, le Comité des ministres proposait d’annuler toutes les réglementations administratives limitant la liberté de conscience, sauf celles de caractère politique. Mais le 11 février, Nicolas II écrivit :

D’accord. Mais je trouve que les questions de nature religieuse ne peuvent être traitées comme des affaires ordinaires. Il faut les examiner lentement et sous tous les aspects[36].

Enfin, le 17(30) avril 1905 (jour de Pâques), l’oukase fut publié. Il était en retrait par rapport à la proposition du Comité des ministres. Il affirmait la « liberté de confession » (svoboda veroispovedanija) et supprimait certaines discriminations fondées sur l’appartenance confessionnelle[37]. Il interdisait l’usage des termes « schismatique » pour les vieux-croyants, et « païen » et « idolâtre » pour les « lamaïstes » (points 7 et 16). Il entraîna, en conformité avec le point 3, un grand nombre de relaps (défection d’anciens uniates ou de musulmans dont la conversion avait été forcée ou opportuniste)[38]. L’oukase d’avril dépénalisait la conversion d’orthodoxes à une autre religion, mais non l’instigation à la conversion (voir les modifications de la législation intervenues le 28 mars 1906[39]). Il fut complété le 1er mai 1905 et le 16 juin pour les juifs. Une nouvelle mesure, en date du 17 octobre 1906, élargit les concessions en direction des vieux-croyants, en donnant notamment un statut légal à leurs communautés paroissiales[40].

Mais ces décrets, malgré le manifeste du 17 octobre 1905 qui octroyait les libertés civiques fondamentales (liberté individuelle « effective », libertés de conscience, de parole, de réunion et d’association)[41], furent loin d’être appliqués immédiatement et sans réserves. Ils devaient d’abord être traduits en lois. La Douma, les ministères de l’Intérieur, de la Justice, de l’Enseignement, le saint-synode vont pour cela créer des commissions ad hoc, mais toute cette activité n’aboutira à rien. Un an après, un observateur notait qu’« en pratique, la sphère d’activité de la censure ecclésiastique se réduit très lentement[42] ». Et en 1908, S. P. Melgounov écrit que « toutes les mesures gouvernementales qui suivirent les décrets du 17 avril et du 17 octobre allèrent sans relâche vers la réduction de la liberté de conscience proclamée[43] ».

C’est pourquoi le gouvernement provisoire, le 14 juillet 1917, édicta une nouvelle loi sur la liberté de conscience, qui proclamait le libre choix de la religion pour toute personne ayant atteint l’âge de 14 ans, ce qui provoqua la protestation du synode, puis du concile orthodoxe de 1917-1918, qui insistaient pour que ce droit ne fût accordé qu’à partir de la majorité (21 ans).

Enfin, le 29 janvier 1918, fut publié le décret du Sovnarkom, rédigé par Lénine, « Sur la séparation de l’Église et de l’État et celle de l’école de l’Église », qui allait entraîner la persécution de l’Église et des croyants en général. La constitution de 1936 (article 124) mit le droit de propagande antireligieuse à égalité avec celui de la liberté de culte, soumise par ailleurs à toutes sortes de limitations[44].

La Perestroïka et après

Une nouvelle ère a commencé avec la Perestroïka :

  • Loi de l’URSS du 1er octobre 1990, « Sur la liberté de conscience et les organisations religieuses », qui accordait aux communautés religieuses les droits de personnes juridiques.
  • Loi de la Fédération de Russie du 25 octobre 1990 « Sur la liberté des confessions » (au pluriel : « O svobode veroispovedanij »).
  • Constitution de la Fédération de Russie, adoptée le 12 décembre 1993. Article 14 : « La Fédération de Russie est un État laïque. Aucune religion ne peut être instaurée en qualité de religion d’État ou obligatoire. Les associations religieuses sont séparées de l’État et égales devant la loi. » Article 28 : « À chacun sont garantis la liberté de conscience, la liberté de croyance [svoboda veroispovedanija], y compris le droit de professer individuellement ou avec d’autres toute religion ou de n’en professer aucune, de choisir, d’avoir et de diffuser librement des convictions religieuses et autres et d’agir conformément à celles-ci[45]. »

Le 26 septembre 1997, après de vifs débats au Parlement et dans la presse, fut adoptée la loi « Sur la liberté de conscience et les associations religieuses », en remplacement de celle de 1990. Le rôle particulier de l’Église orthodoxe dans l’histoire de la Russie est mentionné dans le préambule, alors que cela n’était qu’implicite dans le préambule de la Constitution de 1990, qui présentait la Fédération de Russie comme l’héritière de la Russie d’avant la révolution[46] :

L’Assemblée fédérale de Russie, confirmant le droit de chacun à la liberté de conscience et de croyance, ainsi que l’égalité devant la loi indépendamment de sa religion et de ses convictions, s’appuyant sur le fait que la Fédération russe est un État laïque, reconnaissant le rôle particulier de l’orthodoxie dans l’histoire de la Russie, dans la constitution et le développement de sa spiritualité et de sa culture, respectant le christianisme [bizarrement distingué de l’orthodoxie], l’islam, le bouddhisme, le judaïsme et les autres religions qui constituent une partie indéfectible de l’héritage historique des peuples de Russie, considérant comme important de favoriser la compréhension, la tolérance et le respect mutuels dans les questions de liberté de conscience et de croyance, adopte la loi fédérale actuelle[47].

Seules les quatre « religions traditionnelles » (orthodoxie, islam, bouddhisme, judaïsme) sont représentées au Conseil interreligieux de Russie, fondé en 1998 ; le catholicisme est exclu des religions « traditionnelles », contrairement à la législation d’avant la révolution.

Nombre d’associations ont dû se refaire enregistrer ; baptistes et pentecôtistes, notamment, ont eu maille à partir avec l’administration locale[48].

Les débats sur la liberté de conscience

Après ce rappel du parcours juridique de la liberté de conscience, il convient de se tourner vers l’histoire des idées, qui prépara peu à peu les esprits à la transformation de la tolérance religieuse en liberté religieuse.

Je n’ai pas fait l’archéologie de l’expression « liberté de conscience ». Il est donc difficile de dire quand elle apparaît dans le vocabulaire russe. Je vais donc privilégier l’étude des débats, des polémiques qui eurent lieu autour de cette notion à partir de la seconde moitié du xixe siècle.

Chez les décembristes (Pestel’, Murav’ev), la liberté de conscience est implicite, à côté des autres libertés fondamentales (liberté de parole, de réunion, etc.). Elle n’est cependant pas mentionnée dans le Code russe [Russkaja pravda] de Pestel’, qui reconnaît la « foi intérieure » de chacun, mais fait de l’orthodoxie la religion « dominante » du Grand État russe (chap. v, § 19).

Dans le projet de constitution de Nicolas Tourgueniev, ancien membre de l’Union du bien public, la liberté de conscience vient après l’« égalité devant la loi » et la « liberté de la parole et de la presse » :

Nous voulons qu’elle [la Russie] […] abandonne des errements aussi sacrilèges qu’insensés qui consistent à vouloir que la religion serve d’instrument au gouvernement.

En vertu du principe de la liberté de conscience, tout culte doit non seulement être toléré par la loi, mais encore protégé à l’égard du culte professé par la majorité de la nation. […] La liberté religieuse doit nécessairement être étendue aux diverses et nombreuses sectes de dissidents de l’Église gréco-russe. […] Placés dans de telles circonstances [de « concurrence » des religions], les mahométans sauront à leur tour apprécier les bienfaits de la civilisation, et ne manqueront pas à la destinée providentielle de l’homme, qui est celle du progrès et du perfectionnement continu[49].

Chez les libéraux (dont Nicolas Tourgueniev est un représentant), la liberté de conscience, en quelque sorte, « va de soi », même si elle est loin d’être réalisée : elle découle de la liberté tout court, qui est une valeur quasiment métaphysique, non liée à un ordre social particulier. Boris Tchitchérine, l’unique théoricien du libéralisme russe, fait de la liberté de conscience la « pierre angulaire » du programme libéral et la magnifie ainsi :

La liberté de conscience, la liberté de pensée, voilà l’autel [žertvennik] sur lequel brûle, inextinguible, le feu divin propre à l’homme ; voilà la source de toute force spirituelle, de tout mouvement vital, de tout ordre rationnel, voilà ce qui confère à l’homme une signification infinie[50].

La liberté de conscience (liberté de croire, de culte, de propagande) est revendiquée en 1859 par l’auteur anonyme (peut-être V. Kelsiev) d’un panorama en français du raskol : « Combien d’heureux on ferait par cette seule déclaration ! Combien de violences cesseraient à jamais ! Quel progrès moral serait accompli[51] ! » Dans La Vérité sur la Russie, le prince Pierre Dolgoroukov décrit ainsi l’état de la liberté de conscience dans l’Empire russe :

Les luthériens, les musulmans, les païens jouissent d’une liberté de conscience complète ; les catholiques romains, tout en exerçant librement leur culte, se voient souvent en butte à des persécutions ; les israélites, avec une complète liberté de culte, se voient privés de la plupart des droits civiques, si peu nombreux cependant, accordés à tous les sujets russes, même aux païens ; enfin, les sectaires de l’Église orientale, auxquels le libre exercice de leur culte est interdit, se voient obligés de le pratiquer en cachette, en payant la police. En réalité, la liberté de conscience en Russie existe sous le manteau de la vénalité bureaucratique, jusqu’au moment d’une razzia administrative, qui passe comme un ouragan, sème le désastre et la ruine sur son passage, et une fois l’ouragan passé, la vénalité reprend ses droits ordinaires[52].

Chez les penseurs démocrates (c’est-à-dire socialistes ou marxistes), il n’y a pas de textes spéciaux sur la liberté de conscience[53] : pour Marx et ses disciples, comme pour Bakounine, ce n’est pas tant la liberté de conscience qui importe que la disparition de toute religion. Cependant, le programme de Zemlja i volja (Terre et liberté) de 1878, déclare (point 3) :

Dans le domaine religieux, le peuple russe manifeste la tolérance religieuse et tend en général à la liberté religieuse ; c’est pourquoi nous devons obtenir l’entière liberté de confession[54].

Plus originale est la défense de la liberté de conscience, appelée à dépasser la simple tolérance, chez les slavophiles : A. Khomiakov, Jurij Samarin[55], Ivan Aksakov puis chez Vladimir Solovev, qui cite abondamment I. Aksakov[56].

Pourquoi cet intérêt des slavophiles pour la question de la liberté de conscience ? Ils appartenaient à une Église qui rejetait la liberté de conscience, et cette attitude leur semblait incompatible avec la foi chrétienne. La revendication de la liberté de conscience fait partie de leurs projets de réforme de l’Église orthodoxe, ce qui n’était pas le premier souci des libéraux et encore moins celui des démocrates.

Ivan Aksakov

C’est d’abord chez Ivan Aksakov que l’on trouve la plus vive défense de la liberté de conscience, contre une Église « dominante » qui semble la craindre, dans une série d’articles publiés en 1868, principalement dans le quotidien Moskva (ils sont repris dans le tome IV des Œuvres d’Aksakov, Moscou, 1886).

Dans un article de 1868 (« Pourquoi la liberté de conscience n’est-elle pas admise dans la Russie orthodoxe ? », Moskva, 16 avril 1868), Aksakov donne l’Europe en exemple à la Russie : en Grande-Bretagne, en Allemagne, aux États-Unis, en France (avec la revue Union chrétienne de Wladimir Guettée, abbé catholique passé à l’orthodoxie, auteur de plusieurs ouvrages polémiques[57]), l’orthodoxie a le droit de s’exprimer librement[58]. Pourquoi cette liberté de conscience serait-elle bonne pour l’orthodoxie à l’étranger et nuisible en Russie ?

Pourquoi, tout en nous appuyant sur le principe de la « liberté de conscience » pour attirer des consciences allodoxes, chez nous, nous n’avons pas confiance en la conscience russe, nous ne lui reconnaissons pas le droit d’être libre, nous n’exigeons pas d’elle une attitude sincère envers la foi, mais l’asservissons en quelque sorte à l’Église « dominante » ? Y a-t-il une logique dans tout cela ? […] Est-ce parce que notre foi est vraie, et toutes les autres fausses ? Mais c’est précisément parce que notre foi est vraie qu’elle doit être la libre expression de l’esprit, comme l’enseigne l’Église orthodoxe : elle ne peut exiger de ses ouailles d’autre conviction qu’une conviction sincère, c’est-à-dire entièrement libre, sans hypocrisie… Ou bien en Russie la négation de la liberté de conscience est exigée non par l’Église mais par l’État, qui n’a pas vocation à se soucier des consciences, mais qui a besoin avant tout d’« ordre », et qui estime utile de soutenir les intérêts de celle qu’il appelle « l’Église dominante » avec les moyens à sa disposition, – la prison, la forteresse, la déportation, etc. ?

Mais si l’Église ne peut rejeter le principe de la liberté religieuse, ou plus justement de la liberté de conscience, sans se renier, car tout l’édifice de l’Église repose sur la libre action de l’esprit qui s’appelle la foi, comment peut-elle tolérer sans protester une telle altération de ce principe vital fondamental par des lois gouvernementales ? Ou bien la notion d’Église du Christ est une chose, et celle d’Église dominante une autre[59] ?

Aksakov cite l’historien Pogodine qui craignait qu’une fois la liberté religieuse admise en Russie, la moitié des paysans ne passe au raskol et « la moitié de nos dames de la noblesse, à la suite des Golitzyne, Troubetzkoy, Gagarine, Boutourline, Vorontsov et autres qui vivent à l’étranger, se jettera dans les bras des charmants abbés[60] ».

Ces craintes ne se vérifièrent pas en 1905, après la proclamation de la liberté de conscience, où les défections d’orthodoxes ne furent que des retours à la foi des ancêtres, mais il aurait pu en être autrement dans la première moitié du xixe siècle, quand la quête spirituelle était intense, tant dans le peuple que dans l’aristocratie.

Pour Aksakov, cette crainte est la preuve que l’Église repose sur l’hypocrisie et la contrainte, qu’elle se place sous la protection du glaive de l’État, symbole de la violence, car elle ne croit pas au soutien de Dieu : « En s’appuyant sur la police, elle cesse de s’appuyer sur Dieu. » Les quinze millions de vieux-croyants et de sectateurs ne témoignent-ils pas de l’inanité du glaive terrestre pour défendre l’orthodoxie ?

Dans un autre article (« Que l’Église doit agir sur la conscience et la conviction par des moyens spirituels et non matériels », Moskva, 1er août 1868), Aksakov compare à l’Inquisition les persécutions auxquelles sont soumis les dissidents : si les moyens diffèrent, la nature est la même. La liberté de conscience, pour Aksakov, c’est rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, et donc restaurer la liberté de l’Église : « La liberté de conscience est l’élément même et la condition de vie de l’Église orthodoxe » (Moskva, 2 août 1868). Aksakov en vient à souhaiter la séparation des sphères de l’Église et de l’État (« De la liberté de conscience et de la tolérance religieuse du point de vue de l’État », Moskva, 9 août 1868). Car « les aiguillettes » (aksel’banty) d’aide de camp général dont a été décoré [sous Paul Ier] Mgr Irénée, archevêque de Pskov et membre du saint-synode, représentent d’une manière significative les rapports de l’Église et de l’État en Russie » (« À quoi conduit la conception de l’Église comme institution gouvernementale », Moskva, 13 août 1868)[61].

En 1871, l’éphémère revue moscovite Beseda. Žurnal učenyj, literaturnyj i političeskij (rédacteur S. A. Jur’ev), modérément slavophile, sans dénigrement de l’Occident, publia dans son numéro 2 une étude de N. P. Aksakov (historien et théologien, 1848-1909) sur « La question de la liberté de conscience » qui, sans traiter explicitement de la Russie, et avec de nombreuses références à des auteurs allemands et au théologien protestant Alexandre Vinet, auteur d’ouvrages en faveur de la liberté de conscience[62], défendait inconditionnellement la liberté de conscience (et la liberté d’exprimer ses convictions), condition nécessaire à une vraie foi[63].

Vladimir Soloviev

Après Ivan Aksakov, Soloviev est le principal défenseur de la liberté de conscience, expression que du reste il juge impropre, comme celle de « liberté de confession » : « La conscience est toujours libre et personne ne peut empêcher un martyr de confesser sa foi[64]. » Il consacre dans La Russie et l’Église universelle (écrit et publié en français en 1889, publié en russe en 1911 à Moscou) un chapitre (le sixième) à « Liberté religieuse et liberté ecclésiastique » [svoboda cerkovnaja]. Celle-ci est définie comme « l’indépendance du corps ecclésiastique (tant clergé que fidèles) par rapport au pouvoir extérieur de l’État », la liberté religieuse étant :

[…] l’indépendance des individus en matière de religion, c’est-à-dire le droit concédé à chacun d’appartenir ouvertement à telle ou telle communion, de passer librement de l’une d’elles à une autre, ou de n’appartenir à aucune et de professer impunément toute espèce de croyances et d’idées religieuses tant positives que négatives[65].

Cette définition préfigure presque littéralement la définition de la Déclaration des droits de l’homme de 1948. En Russie, dit Soloviev, où n’existe ni la liberté ecclésiastique, contrairement au catholicisme, ni la liberté religieuse, l’Église orthodoxe ne peut s’appuyer sur son autorité morale et sur la prédication de ses principes : elle est « trop complaisante à l’égard des pouvoirs terrestres pour être respectée, et trop implacable envers les âmes pour être aimée[66] ».

Une vive polémique éclata en 1893-1894 entre Soloviev, Rozanov et Tikhomirov[67].

Le point de départ fut l’article de Soloviev « Istoričeskij sfinks[68] », qui contestait l’affirmation d’un « célèbre professeur d’histoire » qui lors du vingt-cinquième anniversaire de la Société slave, à Saint-Pétersbourg, avait défini l’« idée slave » et l’orthodoxie comme une « totale tolérance religieuse [polnaja veroterpimost’], alliée au respect de la foi d’autrui » (p. 411). Soloviev ne nomme pas cet orateur, car il avait été son ami, mais il s’agit de N. K. Bestoujev-Rioumine[69], l’un des fondateurs des Cours supérieurs féminins de Saint-Pétersbourg, président de la Société slave. À ces slavophiles conciliants, Soloviev oppose les « patriotes exterminateurs » [patrioty-istrebiteli] des Moskovskie vedomosti (Katkov[70], Tikhomirov) qui préconisaient une discrimination juridique à l’égard des Polonais catholiques et d’autres confessions (p. 413). L’orthodoxie présente ainsi deux visages : c’est un Janus bifrons, ou un « sphinx à visage féminin et griffes de bête sauvage » (p. 413), mais le patriotisme à visage humain est incapable de mettre ses principes en pratique : ainsi, Dostoïevski, qui dans son discours sur Pouchkine affirmait le caractère universel de l’idée russe, exprime « le chauvinisme le plus élémentaire » sur la question nationale (p. 414). Et Soloviev de rejeter les sophismes auxquels ont recours les slavophiles moscovites pour rejeter la liberté de conscience (la conscience est toujours libre, le culte est libre – mais pas le choix du culte, rétorque Soloviev –, l’unité religieuse est nécessaire à l’unité du pays et doit être défendue par l’État – la religion devient un moyen et les moyens utilisés pour la protéger sont anti-chrétiens, réplique Soloviev –, enfin, la liberté de conscience équivaudrait à l’« indifférentisme » (p. 419).

Cet article suscita des répliques polémiques, en particulier de la part de Lev A. Tikhomirov et de V. Rozanov. Pour ce dernier (« Svoboda i vera », Russkij vestnik, n° 1, 1894), la « dose de liberté admise aujourd’hui par l’Église [orthodoxe] dépasse infiniment celle qui est tolérable en raison de sa foi en elle-même. […] L’Église ne peut admettre la discussion des vérités de sa foi, non par crainte de les ébranler, mais par aversion pour une telle discussion » (cité par Soloviev, p. 435-436).

Soloviev répondit à Rozanov par un article polémique intitulé « Porfirij Golovlev o svobode i vere » (Vestnik Evropy, n° 2, 1894), dans lequel il feint de croire que l’article de Rozanov est sorti de la plume du Ioudouchka de Saltykov-Chtchédrine, du « Petit Judas » faux et verbeux, qui n’exprime pas franchement sa pensée, à savoir le rejet de la liberté religieuse et le recours à des moyens extérieurs de défense de la foi orthodoxe. Soloviev commence son article par une déclaration sans ambiguïté :

Je considère la tolérance religieuse ou la liberté religieuse comme une nécessité aussi importante et vitale pour la vie de la Russie d’aujourd’hui que la libération des paysans il y a quarante ans. Parmi la quantité de différents problèmes soulevés dans la société et dans la littérature, trois seulement sont actuellement essentiels : l’éducation nationale, la sécurité matérielle du peuple (question alimentaire et sanitaire) et, enfin, la liberté religieuse. À cette dernière sont liées toutes les tâches morales et tout l’avenir historique de la Russie, et c’est pourquoi il faut la considérer comme étant encore plus importante que les deux premières grandes causes nationale (p. 429).

Rozanov répondit à Soloviev (« Otvet g. Vladimiru Solov’evu », Russkij vestnik, n° 4, 1894), en précisant qu’il n’avait fait qu’indiquer les limites de la liberté extérieure, qui ne saurait conduire au chaos.

Après avoir avec brio raillé Rozanov, Soloviev se tourna contre Tikhomirov, l’un des « pseudo-patriotes pseudo-orthodoxes » contre lesquels il ferraillait, et qui, dans Russkoe obozrenie (n° 7, 1893), accusait Soloviev d’indifférentisme[71] :

Selon la doctrine de M. Soloviev, l’État ne doit faire aucune différence entre les diverses confessions et ethnies [narodnosti], en d’autres termes, doit être confessionnellement et nationalement indifférent [bezraličnym]. Sinon, il ne sera pas « chrétien » !

Tikhomirov faisait dépendre la tolérance en général (substituée à la tolérance religieuse) des intérêts de l’État. La justice (spravedlivost’) ne doit pas être l’égalitarisme (uravnitel’nost’) :

Donner en Russie des droits égaux au peuple [nacional’nost’] russe ou au peuple polonais ou juif, au sens d’ensemble collectif, serait un acte de suprême injustice. Cela reviendrait à ôter aux Russes leur bien et à le donner à ceux qui non seulement ne l’ont pas amassé, mais qui ne le prendront que pour détruire ou exploiter selon leurs intérêts particuliers.

Soloviev répliqua à Tikhomirov dans deux articles de Vestnik Evropy (« Spor o spravedlivosti », n° 4, 1894 ; « Konec spora », n° 7, 1894) : l’égalité des religions devant la loi, ravnopravnost’, n’oblige pas à leur reconnaître une valeur égale, ravnocennost’. Dans le second article, Soloviev constatait que Tikhomirov avait fini par reconnaître, après l’avoir trouvé dans les Actes des apôtres (15, 29, version dite occidentale), la valeur de l’adage « ne fais pas à autrui ce que tu ne souhaites pas pour toi », mais qu’il reste à l’État chrétien qu’est la Russie à le mettre en pratique.

Les trois polémistes firent un bilan de leur débat en juillet-août 1894 (voir note 67), sans que leurs positions aient beaucoup évolué, mais le fait qu’il ait eu lieu, et dans les pages de grandes revues, eut certainement de l’influence sur les esprits.

Les débats du début du xxe siècle

Un autre débat, dans le prolongement, en quelque sorte, de celui-ci, fut provoqué en 1901 par le maréchal de la noblesse de la province d’Orël, M. A. Stakhovitch, qui avait prononcé devant le congrès des missionnaires, à Orël, un discours en faveur de la liberté de conscience et de l’abolition des peines encourues par les transfuges de l’Église orthodoxe. Ce discours provoqua un tollé de la part de l’Église et de la presse conservatrice : Stakhovitch fut accusé de vouloir séparer l’Église de l’État et de vouloir devenir le Danton ou le Robespierre russe[72] ! L. Tolstoï réagit à ce discours par un article, « Sur la tolérance religieuse » [« O veroterpimosti »] (28 décembre 1901)[73], dans lequel il distinguait la « religion chrétienne » et l’« Église chrétienne »[74], qui en tant qu’institution ne pouvait être tolérante : la liberté de conscience à laquelle appelle Stakhovitch ne peut être réalisée sans la séparation de l’Église et de l’État ; seul un christianisme libre, lié à aucune institution, peut être tolérant.

L’hiver 1901-1902 vit se tenir à Saint-Pétersbourg des rencontres philosophico-religieuses entre ecclésiastiques et intellectuels laïcs, dont la teneur fut publiée dans Novyj put’[75]. L’un des thèmes abordés fut la question de la liberté de conscience (voir Novyj put’, n° 3 et 4, 1903). Le prince S. M. Volkonski (né en 1860, mort en 1937 aux États-Unis), petit-fils du décembriste S. G. Volkonski, ancien directeur des théâtres impériaux, proche du monde de l’art, fit un exposé introductif dans lequel il demandait, comme M. A. Stakhovitch, l’abrogation des lois criminelles appliquées aux apostats. En voici les principales thèses, dont Merejkovski attribua la paternité à Vladimir Soloviev :

Russe et orthodoxe ne sont pas synonymes. On peut être orthodoxe sans être russe, et on peut être un patriote russe sans être orthodoxe[76]. […]

La confusion des notions de nationalité ou de citoyenneté avec celle d’Église contrevient à l’esprit du christianisme ; la notion d’Église est plus large que celle de nationalité. […] En introduisant dans l’Église le principe étatique, nous affaiblissons ipso facto sa force unificatrice, et nous transformons un principe qui rapproche les différents peuples en un instrument de désunion jusque dans les limites d’un même État. […] La violence et la contrainte dans les questions de foi sont contraires à l’esprit du christianisme. […]

Une Église au sein de laquelle on peut entrer, mais dont il est défendu de sortir, atrophie sa force organique interne. […] L’interdiction de quitter [l’Église orthodoxe] encourage l’hypocrisie. […] La liberté de conscience est nécessaire pour l’assainissement de la conscience à tous les niveaux de la société. […] L’importance de l’ingérence du pouvoir civil dans les affaires de la foi témoigne de la faiblesse interne de l’Église et de son autorité[77].

Cette intervention suscita des débats animés, qui firent apparaître trois camps : l’un favorable à la levée de toutes les restrictions à la liberté de conscience (D. Merejkovski et A. V. Kartachev) ; un autre favorable à celle-ci en principe, mais non en pratique (archimandrite Antonin, 1865-1927, censeur en chef du comité de censure spirituelle de Saint-Pétersbourg, archevêque de Narva en 1903, qui présida en 1922 le courant schismatique Renaissance de l’Église) ; et un troisième courant représenté par V. M. Skvortsov[78], qui défendit, contre N. M. Minski[79], la législation anti-stundiste, et plus encore par V. A. Ternavtsev (1866-1940), théologien laïc chargé de mission auprès du haut procureur, qui défendait le système existant.

Comme le rappela V. P. Gaïdebourov, « en Russie, la liberté de religion est étroitement liée à la liberté de l’Église orthodoxe, et n’est réalisable qu’avec elle[80] ». Liberté de l’Église qui supposait sa séparation d’avec l’État… La liberté de conscience, écrit K. K. Arsenev :

[…] est impensable tant que subsiste dans les lois la notion d’apostasie [otpadenie ot very], tant que l’appartenance à l’Église dominante est définie une fois pour toutes, irrévocablement, par la naissance en son sein ou par un acte de rattachement, fût-il pas tout à fait conscient et réfléchi[81].

Nous en arrivons enfin au manifeste du 17 octobre 1905, qui accordait pour la première fois la « liberté de conscience » (svoboda sovesti), et non plus seulement celle de confession. Mais il fallait traduire le manifeste en textes législatifs, ce qui était du ressort de la Douma et en dernier lieu (avant la signature du tsar) du Conseil d’État. La Douma, le ministère de l’Intérieur, le saint-synode constituèrent des commissions (et sous-commissions) spéciales, qui chacune présentèrent leurs projets et leurs avis sur les projets des autres. Les travaux de la commission de la Douma, ont été suivis et analysés par S. Melgounov, qui a recueilli ses articles en deux volumes[82]. La première Douma avait défini en sept articles les bases juridiques de la liberté de conscience :

  • 1. La liberté de conscience est reconnue à tous les citoyens de l’Empire russe, leurs droits civils et politiques ne dépendent pas de leur confession, toutes les lois et règlements restrictifs sont abolis.
  • 2. Toutes les confessions, anciennes ou nouvelles, jouissent de la liberté de culte et de propagande, si celle-ci ne contrevient pas aux lois générales.
  • 3. Personne ne peut être contraint d’appartenir à une confession particulière.
  • 4. Personne ne peut, sauf dans les cas prévus par la loi, se soustraire pour des raisons religieuses à ses obligations civiles ou politiques.
  • 5. Le droit de quitter la confession d’origine est accordé à partir de 17 ans ; les enfants de couples mixtes sont élevés, en cas de désaccord, dans la religion du père pour les enfants mâles, dans celle de la mère pour les enfants de sexe féminin.
  • 6 et 7. L’état civil et l’enseignement de la religion sont définis par des lois qui ne doivent pas contrevenir aux principes de liberté et d’égalité des confessions[83].

Un archiprêtre de Moscou publia une brochure pour dénoncer ce projet de loi[84]. Le ministère de l’Intérieur (département des Affaires religieuses) rejeta ce cadre juridique et présenta à la deuxième Douma un projet de loi sur les « Rapports de l’État envers certaines religions ». Melgounov le qualifia en mars 1907, d’« étonnant document de style bureaucratique, tout tissé de contradictions[85] ». Il s’agissait de concilier la liberté de conscience avec la place « prééminente et dominante » conservée par l’Église orthodoxe. L’article 90 du Code pénal, en particulier, interdisant tout prosélytisme en direction des orthodoxes, était maintenu : « Les projets de loi du ministère [des Affaires intérieures] sont en retrait même des vieux codes [étrangers] qu’ils prennent pour modèles. » Le ministère estimait impossible, ou prématuré, de mettre en pratique les principes de la liberté de conscience, dans la mesure où cela supposait l’« indifférentisme » de l’État envers la religion, alors que « les règles morales enseignées par la religion servent de fondement à l’ordre juridique[86] ».

Mais même ce projet ministériel n’eut pas l’heur de plaire au saint-synode, qui réclama encore plus de privilèges pour l’Église dominante.

Selon la conviction du saint-synode, accorder à toutes les confessions les mêmes droits de propagande aura une lourde influence sur beaucoup de personnes de faible foi et de volonté fragile, qui en succombant aux agissements de suborneurs (sovratitelej), peuvent être perdus pour le salut[87].

Le synode insistait pour que « tous les privilèges de l’Église orthodoxe actuellement en vigueur dans l’Empire russe lui soient à l’avenir immuablement conservés, et que le droit de libre diffusion de sa doctrine appartienne à la seule religion orthodoxe ». Il demandait encore de défendre l’Église et le clergé contre les attaques des journalistes ou des écrivains, et de soumettre les prédicateurs étrangers à une autorisation. Un délai de réflexion de 40 jours était exigé pour les « apostats », tandis que les soldats se voyaient interdire tout changement de religion tant qu’ils étaient sous les drapeaux[88].

En septembre 1908, L. Tikhomirov écrivit à A. Stolypine pour contester les projets de la Douma :

Les projets législatifs développent sans mesure l’absolutisme du gouvernement envers les croyances, mettent à égalité les confessions moins sur le plan de la liberté que sur celui d’une égale dépendance de l’État, libèrent celui-ci de sa soumission à l’idée religieuse et posent les fondements de l’abolition de l’union de l’État russe et de l’Église orthodoxe, bien qu’elles ne refusent pas encore à celle-ci une certaine protection (plus extérieure qu’intrinsèque, du reste)[89].

Le point de vue « monopolisateur » du synode fut cependant minoritaire au sein de la commission de la Douma. Mgr Euloge en abandonna la présidence et, en novembre 1908, la commission « reconnut déjà unanimement la liberté de changer de religion, y compris de passer dans une religion non chrétienne. Mais la commission n’estima pas possible d’accepter qu’il puisse exister en Russie des personnes qui n’appartiennent à aucune des confessions reconnues par l’État[90] ». Sur le terrain, les autorités locales continuaient à pourchasser les sectes :

Le ministère de l’Intérieur, « en raison des nombreuses plaintes contre les autorités locales », dut préciser que la présence d’orthodoxes aux réunions de sectateurs ne doit en aucun cas servir de prétexte à leur fermeture : « Le renforcement de toutes sortes de mesures d’interdiction qui apparaissent à l’horizon de la vie russe semble se faire sous la pression directe de nos organes missionnaires, qui combattent de plus en plus fort les lois sur le renforcement des principes de tolérance […]. À mesure que le “printemps libérateur” [17 avril 1905] s’éloigne dans la légende et que la politique de liquidation s’affermit, les voix des restaurateurs croissent et se renforcent[91].

Les défections d’orthodoxes, que les « restaurateurs » invoquent pour réclamer le soutien de l’État, ne sont qu’un retour à la réalité :

Les désertions de masse de l’orthodoxie vers les sectes, le mahométisme, le paganisme, etc., observées à présent, sont en fait des pertes que l’Église a connues il y a déjà longtemps. Ces chiffres ne font que révéler le mensonge inévitable que suscitait la politique confessionnelle du pouvoir étatique russe ; ces chiffres montrent que le pouvoir était prêt à se satisfaire de la fiction pour conserver le succès de façade des principes placés au fondement de l’idéologie de l’État[92].

Le principe défendu par Melgounov (ce sont les atteintes à la liberté de conscience qui doivent être condamnées, et la notion d’« infractions religieuses » doit disparaître) supposait, pour être accepté, que la séparation de l’Église et de l’État fût prononcée. Mais ce sont au contraire des tendances restauratrices qui se manifestent ouvertement à partir de 1908. « De tous les projets de loi portant sur les droits civils mis à l’étude par la première des Doumas et par les suivantes, jusqu’à la chute du régime impérial, aucun n’a pu être adopté[93]. » Les exigences du synode furent reprises par la majorité des députés des troisième et quatrième Doumas.

Au quatrième congrès pan-russe des missionnaires, convoqué à Kiev en juillet 1908, le missionnaire Aïvazov appela à maudire et anathématiser Tolstoï (déjà excommunié en 1901) pour son 80e anniversaire, le 28 août, et à interdire aux prédicateurs étrangers de prêcher en public[94]. Au haut procureur P. P. Izvolski, qui avait déclaré que « désormais le travail du missionnaire devait se manifester dans la force intérieure et non extérieure », la presse de l’Union du peuple russe répliqua qu’il était néanmoins nécessaire de défendre l’orthodoxie par la force extérieure. Le leader des monarchistes de Kiev, Youzefovitch, proposa de demander au tsar une révision du décret du 17 avril 1905. Le congrès appela le synode à réexaminer les projets législatifs débattus à la Douma concernant les religions, en souhaitant que l’Église s’émancipât de la dépendance de la Douma et du Conseil d’État, afin de pouvoir être libre de légiférer à sa guise dans les affaires religieuses.

En 1909, on peut parler de « capitulation » de l’État face au synode[95]. Dans son discours à la Douma du 22 mai 1909, « Sur les projets de lois confessionnelles et sur le point de vue du gouvernement sur la liberté de confession », au sujet de la mise en œuvre législative des principes des manifestes de 1905, Stolypine défendit le « lien séculaire » entre l’État et l’Église, « dans lequel l’État puise sa force spirituelle, et l’Église sa solidité [krepost’] » :

Le peuple, qui cherche le réconfort dans la prière, comprendra bien sûr que la loi ne châtie pas la foi, la prière de chacun selon son rite. Mais ce même peuple, messieurs, ne comprendra pas une loi, une loi de caractère purement décoratif, qui proclamerait que l’orthodoxie, le christianisme est placé à égalité avec le paganisme, le judaïsme, le mahométisme (Des voix de droite : c’est juste ; applaudissements à droite et au centre). Messieurs, notre tâche ne consiste pas à adapter l’orthodoxie à la théorie abstraite de la liberté de conscience, mais à allumer le flambeau de la liberté de conscience confessionnelle dans les limites de notre État russe orthodoxe[96].

C’est ainsi que si l’article 185 châtiant le passage du christianisme à une religion non chrétienne avait été aboli dès le 14 décembre 1906, ainsi que diverses mesures administratives, Stolypine approuvait l’impossibilité d’admettre le principe de l’absence d’appartenance confessionnelle (neveroispovednost’, suivi de son équivalent allemand : Konfessionlosigkeit)[97] et laissait au synode le soin d’instaurer un délai pour le passage à une autre religion.

Le décret du gouvernement bolchevique sur « La liberté de conscience et les associations ecclésiastiques et religieuses » du 23 janvier 1918 (séparation de l’Église et de l’État, de l’Église et de l’école, suppression de l’état civil ecclésiastique, nationalisation des biens de l’Église, liberté de propagande religieuse et antireligieuse)[98] fut critiqué par le concile, qui vit avec prémonition dans l’interdiction faite aux associations religieuses, privées du statut de personne juridique, de posséder quoi que ce soit, une mesure destinée à supprimer la liberté de culte et de propagande religieuse, sous le couvert de la liberté de conscience[99].

Épilogue

Après des années de lutte anti-religieuse, sous Lénine, Staline et Khrouchtchev, qui ne prit fin qu’avec la célébration du millénaire du baptême de la Russie, en 1988, et qui fut régulièrement dénoncée par les dissidents, croyants ou non, la Perestroïka balaya toutes les atteintes à la liberté de conscience. Mais bientôt allaient resurgir les questions des rapports de l’Église et de l’État, de la place de la religion dominante dans un État laïque[100], qui font encore débat, comme le reflète la loi de 1997 et certaines déclarations. L’une des dernières en date est celle de l’évêque de Perm qui, dans une lettre ouverte (17 février 2009), oppose la liberté de conscience à la tolérance (tolerantnost’, mot étranger, zamorskoe slovo), interprétée comme permissivité, comme une « tentative d’inoculer à notre peuple l’admissibilité du vice[101] ».

Ainsi, l’étude de la notion de liberté de conscience permet de mesurer, au cours du temps, l’état des esprits et des institutions en Russie et leur évolution.


[1] Pëtr Boborykin, Za polveka. Vospominanija [En un demi-siècle. Souvenirs], Moscou, Zaxarov, 2003, p. 27.

[2] Voir : Of Religion and Empire: Missions, Conversion, and Tolerance in Tsarist Russia, Robert P. Geraci et Michael Khodarkovsky (dir.), Ithaca (NY), Cornell University Press, 2001 ; Slavica occitania, n° 29, 2009, La Religion de l’Autre. Réactions et interactions entre religions dans le monde russe, Dany Savelli (dir.) ; Svoboda sovesti v Rossii: istoričeskij i sovremennyj aspekty [La liberté de conscience en Russie : aspects historiques et contemporains], Moscou, 2006, http://www.rusoir.ru/03print/. Tous les sites Internet cités ont été (re)consultés le 14 septembre 2010.

[3] Pour tous les textes législatifs, voir : http://www.r-komitet.ru/vera/index.htm et http://www.rusoir.ru/06articles/zakon/. La liberté de conscience ne sera reconnue par l’Église catholique qu’au concile Vatican II (déclaration Dignitatis humanae sur la liberté religieuse, 1965). La poésie de Tiouttchev « Encyclica » raille le pape Pie IX qui, dans une encyclique de 1864, avait dénoncé la liberté de conscience parmi les « erreurs du siècle ».

[4] Voir : Andreas Kappeler, La Russie multiethnique, Paris Institut d’études slaves, 1994 ; Edward C. Thaden (dir.), Russification in the Baltic Provinces and Finland, 1855-1914, Princeton, Princeton University Press, 1981.

[5] « O terpimosti vsex veroispovedanij i o zapreščenii arxierejam vstupat’ v dela, kasajuščiesja do inovernyx ispovedanij i do postroenija po ix zakonu molitvennyx domov, predostavljaja vse sie svetskim pravitel’stavam. »

[6] « De même que le Dieu Très-Haut tolère sur terre toutes les croyances, toutes les nations et toutes les confessions, ainsi Sa Majesté trouve bon d’agir selon les mêmes règles, en se conformant à la Sainte volonté, en souhaitant que l’amour et la concorde règnent toujours entre ses sujets. » (Polnoe sobranie zakonov Rossijskoj imperii [Recueil complet des lois de l’Empire russe], t. XIX, n° 13996.)

[7] Prot. Vladislav Cypin, « Veroterpimost’ » [« La tolérance religieuse »], Pravoslavnaja Enciklopedija, t. VII, Moscou, 2004, http://www.encyclopedia.ru/cat/books/book/38288/.

[8] Voir : A. K. Tixonov, Katoliki, musul’mane i iudei Rossijskoj imperii v poslednej četverti xviii-načale xx v. [Catholiques, musulmans et juifs de l’Empire russe, dernier quart du xviiie-début du xxe siècle], Saint-Pétersbourg, Izd-vo S.-Peterburgskogo universiteta, 2007 ; Elena Astafieva, L’Empire russe et le monde catholique : entre représentations et pratiques, 1772-1905, thèse sous la direction de Jean Baubérot, Paris, École pratique des hautes études, 2006 ; Elena Astafieva, « L’État, l’Église orthodoxe et les religions dites étrangères : le cas de l’Église catholique dans la Russie impériale », Slavica occitania, n° 29, 2009, p. 139-157.

[9] L’oukase d’Élisabeth Petrovna (1745) faisant obligation d’utiliser le terme péjoratif de raskol’nik (schismatique) au lieu de celui de starover (vieux-croyant) avait été aboli en 1783 (voir P. Smirnov, Istorija russkogo raskola staroobrjadčestva [Histoire du schisme russe des vieux-croyants], Saint-Pétersbourg, 1895, p. 175. Le Code pénal de 1848 interdit derechef l’appellation de vieux-croyants (art. 61). L’édit de tolérance du 17(30) avril 1905 ordonna (art. 7) de remplacer l’appellation de raskol’niki par celle de staroobrjadcy (vieux-ritualistes).

[10] Il s’agit de frères moraves (anti-trinitariens), qui s’établirent à Herrnhut en 1722.

[11] Elena Astafieva, « L’État, l’Église orthodoxe et les religions dites étrangères », art. cité, p. 167.

[12] Anatole Leroy-Beaulieu, L’Empire des tsars et les Russes. Le pays et les habitants, les institutions, la religion [texte de la 4e édition, 1897-1898], Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1990, p. 1293.

[13] Voir De la législation russe au point de vue de la liberté de conscience, Paris, A. Franck, 1858.

[14] Au sens étymologique : « universelle ».

[15Blagočinie : c’est par ce terme qu’est traduit « discipline » dans la version russe (1867) de la lettre en français de A. Khomiakov « Quelques mots par un chrétien orthodoxe sur les communions occidentales à l’occasion d’une brochure de M. Laurentie », brochure I, Paris, A. Franck, 1853, dernière réédition : L’Église latine et le protestantisme au point de vue de l’Église d’Orient, Vevey, Xenia, 2006, p. 71.

[16] Dans le Code de 1832 (art. 42), l’article se poursuivait ainsi : « En ce sens, l’Empereur est appelé Chef de l’Église » (précision introduite en 1797).

[17] Chamanistes, « lamaïstes », samoyèdes.

[18Svod zakonov Rossijskoj imperii [Recueil des lois de l’Empire russe], t. I, première partie, Saint-Pétersbourg, 1906, chap. vii, « O vere » [« Sur la foi »], p. 13. Voir aussi : Svod zakonov Rossijskoj imperii. Vse 16 tomov […] v odnoj knige [Recueil des lois de l’Empire russe. Les 16 tomes en un volume], édition de A. F. Volkov et Ju. D. Filipov, Saint-Pétersbourg, 1900 (3e édition), t. XI, Svod učreždenij i ustavov upravlenija duxovnyx del inostrannyx ispovedanij [Statuts des confessions étrangères], p. 1 (texte de 1896, reprenant avec quelques modifications celui de 1857) ; Izvlečenie iz svoda zakonov Rossijskoj Imperii uzakonenij, otnosjaščixsja do duxovnogo vedomstva pravoslavnogo ispovedanija (izdanie 1857 goda) [Extraits des articles du Code des lois de l’Empire russe se rapportant à la juridiction de la religion orthodoxe], édition de Fedor Maljutin, Saint-Pétersbourg, Izdanie Tovariščestva « Obščestvennaja Pol’za », 1863, p. 1 (cet ouvrage rassemble 1 127 lois, auxquelles il faut ajouter une abondante législation très contraignante sur chacune des religions « tolérées » ou des confessions, complétée régulièrement par des instructions ministérielles et des circulaires secrètes.

[19Izvlečenie iz svoda zakonov Rossijskoj Imperii uzakonenij…, op. cit., p. 254.

[20] M. N. Katkov, Sobranie peredovyx statej « Moskovskix vedomostej » 1871 g. [Recueil des éditoriaux des Moskovskie vedomosti de 1871], Moscou, 1897, p. 488.

[21] Il en existe une traduction française : Code civil de l’Empire de Russie, traduit sur les éditions officielles par un jurisconsulte russe et précédé d’un aperçu historique sur la législation de la Russie et l’organisation judiciaire de cet empire, Rennes, Blin et Paris, Joubert, 1841.

[22] Anatole Leroy-Beaulieu, L’Empire des tsars et les Russes, op. cit., p. 1294.

[23] Konstantin Konstaninovič Arsen’ev, Svoboda sovesti i veroterpimost’ [La Liberté de conscience et la tolérance religieuse], Sbornik statej. SPb. Biblioteka « Obščestvennaja pol’za », 1905, p. 3. Konstantin Konstaninovič Arsen’ev (1837-1919) : juriste, avocat, critique littéraire, collaborateur du Vestnik Evropy. La cause de l’intervention d’Édouard Naville était la russification des provinces baltes et, en particulier, une loi restrictive sur les mariages mixtes.

[24Ibid.

[25Vsepoddanejšij otčet ober-prokurora Svjatejšego sinoda K. Pobedonosceva po vedomstvu pravoslavnogo ispovedanija za 1888 i 1889 god. [Rapport au Souverain pour 1888 et 1889 du haut procureur à la religion orthodoxe K. Pobedonscev], Saint-pétersbourg, 1891, p. 465. Voir S. Levitskij, Pravoslavie i narodnost’ [Orthodoxie et nationalité], Moscou, 1889 (polémique avec S. Solov’ev).

[26] Voir Michel Niqueux, « Le “Dieu russe” de Dostoïevski : histoire, sens et actualité de l’expression », dans Michel Niqueux (dir.), Religion et Nation. Parcours identitaires, discours des témoins, Cahiers de la MRSH de Caen, n° 43, 2005, p. 93-106.

[27] M. N. Katkov, « Granicy veroterpimosti i perexod ee v pokrovitel’stvo inovernym religijam » [« Les frontières de la tolérance religieuse et sa transformation en protection des religions étrangères »], Moskovskie vedomosti, n° 101, 1867, dans M. N. Katkov, Imperija i kramola, Moscou, Fond IV, 2007, p. 96, et http://dugward.ru/library/katkov/katkov_granicy_veroterpim.html.

[28] M. N. Katkov, Imperija i kramola, op. cit., p. 466.

[29] « Inoslavnyx i inovernyx ispovedanij » : inoslavnyj désigne ici les confessions chrétiennes (aussi appelées « étrangères », hétérodoxes), inovernyj les religions non chrétiennes (allodoxes). Les vieux-croyants et les sectateurs ne sont pas inclus dans ces dénominations.

[30] Konstantin Konstaninovič Arsen’ev, Svoboda sovesti i veroterpimost’, op. cit., p. 271-279.

[31Polnoe sobranie zakonov Rossijskoj imperii [Recueil complet des lois de l’Empire russe], Sobranie tret’e [troisième série], t. XXIII, 1903, Saint-Pétersbourg, 1905, p. 177 et suiv. Voir Konstantin Konstaninovič Arsen’ev, Svoboda sovesti i veroterpimost’, op. cit., p. 271-279.

[32] « Imennoj Vysočajšij ukaz Pravitel’stvujuščemu Senatu. 12 dekabrja 1904 g. » [« Oukase personnel du tsar au Sénat dirigeant, 14 décembre 1904 »], http://constitution.garant.ru/DOC_34000.htm.

[33] Voir A. Strycek, « La révolution de 1905 et les libertés religieuses », dans François-Xavier Coquin et Céline Gervais-Francelle (dir.), 1905, la première révolution russe, Paris, Publications de la Sorbonne (Institut d’études slaves), 1986, p. 49.

[34] « Ob ustranenii stesnenij v oblasti religii i ukreplenii načal veroterpimosti », Polnyj svod zakonov, t. XXV, n° 26125.

[35] A. A. Dorskaja, Svoboda sovesti v Rossii: sud’ba zakonoproektov načala xx veka [La liberté de conscience en Russie : le destin des projets législatifs du début du XXe siècle], Saint-pétersbourg, RGPU im. Gercena, 2001.

[36] « Soglasen! No naxožu, čto s voprosami religioznogo svojstva nel’zja postupit’ kak s obyknovennymi delami. Ix sleduet obsuždat’ medlitel’no i vsestoronne », cité dans A. A. Dorskaja, ibid., p. 46.

[37] Texte du décret disponible à l’adresse

http://ru.wikisource.org/wiki/Указ_Об_Укреплении_Начал_Веротерпимости_(1905). Voir A. Ju. Bendin, « Èvoljucija ponjatija veroterpimosti i ukaz 17 aprelja 1905 » [« L’évolution de la notion de tolérance religieuse et le décret du 17 avril 1905 »], http://www.church.by/resource/Dir0176/Dir0692/Page1550.html.

[38] Selon les données du ministère de l’Intérieur, le nombre de transfuges de l’orthodoxie à une autre religion est le suivant (chiffres du 17 avril 1905 au 1er janvier 1909, d’après Gosudarstvennaja Duma. Sozyv III, Sessija 5, 1911-1912 [La Douma d’État. 5e session de la IIIe Douma, 1911-1912], Saint-Pétersbourg, 1912, t. I) : catholiques : 113 385 hommes et 119 301 femmes (tous ces passages au catholicisme ont lieu en Pologne – 167 957 h. et f. – et dans les 9 provinces occidentales – 62 598 h. et f. – ; ce ne sont pas des conversions, mais des retours à l’Église catholique) ; Arméniens grégoriens : 136 h. et 271 f. ; Église évangélique-luthérienne : 5 387 h. et 6 643 f. ; juifs : 295 h. et 114 f. ; mahométans : 26 847 h. et 22 912 f. ; vieux-croyants : 1 891 h. et 2 339 f. ; sectes : 1 527 h. et 1 497 f. ; bouddhisme : 2 079 h. et 1 389 f. ; paganisme : 76 h. et 74 f. ; total : 151 623 h. et 154 540 f.

[39Polnoe sobranie zakonov Rossijskoj imperii [Recueil complet des lois de l’Empire russe], Sobranie tret’e [troisième série], t. XXVI, 1906, Saint-Pétersbourg, 1909, n° 27560, p. 261.

[40] Voir S. P. Mel’gunov, Staroobrajadcy i svoboda sovesti (o neobxodimosti dlja staroobrajdcev otdelenija cerkvi ot gosudarstva). Istoričeskij očerk [Les vieux-croyants et la liberté de conscience (de la nécessité pour les vieux-croyants de la séparation de l’Église et de l’État). Aperçu historique], Moscou, Zadruga, 1917 [première édition, Moscou, 1907].

[41] Texte français dans Dominique Colas, Les Constitutions de l’URSS et de la Russie (1905-1993), Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1997, p. 30-31.

[42] A. A. Sokolov, Otnošenie cerkovnoj vlasti k svobode sovesti i slova v xix veke. Kratkij očerk iz istorii katoličeskogo i pravoslavnogo duxovenstva. K godovščine veroterpimosti v Rossii [L’Attitude du pouvoir ecclésiastique envers la liberté de conscience et de parole au xixe siècle. Aperçu de l’histoire du clergé catholique et orthodoxe. À l’occasion du premier anniversaire de la tolérance religieuse en Russie], Astrakhan, 1906, p. 40. Voir Michel Niqueux, « L’Église orthodoxe et la “mission intérieure” dans la Russie du début du xxe siècle : entre la lutte contre les sectes et la liberté de conscience », Slavica occitania, n° 29, 2009, p. 25-46.

[43] S. P. Mel’gunov, Cerkov’ i gosudarstvo v Rossii v perexodnoe vremja [L’Église et l’État en Russie dans la période transitoire], Sbornik statej (1907-1908 gg.), 2 vol., Moscou, Imprimerie I. D. Sytina, 1909, t. II, p. 166 (10 août 1908).

[44] Voir Igor Chafarevitch, La Législation sur la religion en URSS, Paris, Seuil, 1974.

[45http://constitution.garant.ru/DOC_10003000_sub_para_N_1000.htm. Traduction française dans Dominique Colas, Les Constitutions de l’URSS et de la Russie, op. cit. (où ispovedovat’ est traduit par professer et pratiquer). Voir http://www.constitution.ru/fr/ .

[46] « Nous, peuple multinational de la Fédération de Russie, uni par un destin commun sur notre terre, affirmant les droits et libertés de l’homme, la paix civile et la concorde, conservant l’unité de l’État historiquement constituée, nous fondant sur les principes universellement reconnus d’égalité en droit et d’autodétermination des peuples, vénérant la mémoire des ancêtres qui nous ont transmis l’amour et le respect de la Patrie, la foi dans le bien et la justice, faisant renaître l’État souverain de la Russie et rendant intangible son fondement démocratique, visant à assurer le bien-être et la prospérité de la Russie, mus par la responsabilité pour notre Patrie devant les générations présentes et futures, nous reconnaissant comme une part de la communauté mondiale, adoptons la Constitution de la Fédération de Russie » (http://www.constitution.ru/fr/).

[47] Loi fédérale du 26 septembre 1997 « O svobode sovesti i religioznyx ob”edinenijax », et modifications des 26 mars 2000, 21 mars et 25 juin 2002, 8 décembre 2003, 29 juin 2004 et 6 juillet 2006 : http://constitution.garant.ru/DOC_71640.htm. Traduction empruntée à Marlène Laruelle Marlène, Le Nouveau Nationalisme russe, Paris, Édition de l’Œuvre, 2010, p. 264.

[48] Voir Kathy Rousselet, « La liberté de conscience en Russie : du transfert d’un concept au conflit de normes », dans Sylvie Martin (dir.), Circulation des concepts entre Occident et Russie [en ligne], Lyon, ENS-LSH, mis en ligne le 10 décembre 2008 : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article147.

[49] Nicolas Tourgueneff, La Russie et les Russes, t. III, De l’avenir de la Russie, Paris, 1847, p. 302-303, 306 et 311.

[50] Boris Čičerin, « Različnye vidy liberalizma » [« Les différentes formes du libéralisme »] (1862), dans Opyt russkogo liberalizma. Antologija [L’Expérience du libéralisme russe. Anthologie], édition de M. A. Abramov, Moscou, Kanon, 1997, p. 39. Dans l’article « Sovremennye zadači russkoj žizni » [Les tâches actuelles de la vie russe »] (1855), publié anonymement dans Golosa iz Rossii [Voix de Russie], livre IV, Londres, 1857, Tchitcherine place la liberté de conscience en tête des mesures nécessaires pour la prospérité de la Russie, et souhaite l’abolition de toutes les restrictions imposées aux vieux-croyants et aux juifs (p. 112-114 ; voir aussi livre VI, p. 109). Sur Boris Tchitchérine, voir l’article de Sylvie Martin, « Religion et Église dans la pensée politique de B. N. Tchitchérine », dans cette même journée d’étude.

[51Le Raskol. Essai historique et critique sur les sectes religieuses en Russie, Paris, A. Franck, 1859, p. 238.

[52La Vérité sur la Russie, par le prince Pierre Dolgoroukov, Paris, A. Franck, 1860, p. 355-356.

[53] L’index thématique de l’anthologie du socialisme utopique russe ne comporte pas d’entrée « Liberté de conscience » (Utopičeskij socializm v Rossii. Xrestomatij, édition de A. I. Volodin, Moscou, Politizdat, 1985).

[54] http://www.hist.msu.ru/ER/Etext/zemvol.htm.

[55] Dès sa thèse de 1843, La Liberté de l’Église et la liberté de conscience – tel est l’idéal politique de Samarine, baron B. È. Nol’de, Jurij Samarin i ego vremja [Jurij Samarin et son temps], Paris, YMCA Press, 1978 (2e édition), p. 28.

[56] Vladimir Solov’ev : La Sophia et les autres écrits français, édition et présentation de François Rouleau, Lausanne, L’Âge d’homme, 1978, p. 169-177 ; Nacional’nyj vopros v Rossii, 1884-1891 (chap. vi-vii). Voir N. Berdjaev, « Slavjanofily i svoboda sovesti », Utro Rossii, 1910, n° 85/55,

http://www.krotov.info/library/02_b/berdyaev/1910_001.htm.

[57] Voir : Dr Vladimir Guettée, Souvenirs d’un prêtre romain devenu prêtre orthodoxe, Paris, Fischbacher, Bruxelles, Veuve Monnom, 1889 ; N. Boulgak N [= N. B. Galitzyn, ou Grec-Uni], Étude sur les rapports de l’Église catholique avec l’Église orientale, Paris, Ch. Douniol, 1865 (réfutation de La Papauté schismatique de l’abbé Vladimir Guettée, ouvrage réédité en 1990, De la papauté, textes choisis et présentés par Patric Ranson, Lausanne, L’Âge d’homme). Gallican, auteur d’une Histoire de l’Église de France en douze volumes qui fut mise à l’index, l’abbé Guettée (1816-1892) luttait contre l’ultramontanisme et le dogme de l’Immaculée Conception. Ayant fait la connaissance de l’archiprêtre Joseph Wassilieff (1821-1881), curé de l’Église russe de Paris (rue Daru, inaugurée en 1861), il fonde Union chrétienne, premier journal orthodoxe en Occident (1858-1867), qui polémique avec la « secte des pseudo-Russes qui avaient quitté l’orthodoxie pour le papisme » (I. Gagarine et al.) Accepté comme prêtre de l’Église orthodoxe par simple décision du saint-synode, il est ensuite fait docteur par le métropolite Philarète pour la publication de La Papauté schismatique : « Mes études me démontrèrent […] que la papauté au lieu d’être catholique, dans le vrai sens de ce mot, avait créé un schisme dans l’Église de Jésus-Christ. Je devais donc devenir orthodoxe pour être véritablement catholique » (W. Guettée, Souvenirs d’un prêtre romain…, op. cit., p. 355-359).

[58] En 1863, déjà, M. N. Katkov avait donné en exemple la liberté dont Guettée jouissait en France (« Devenu orthodoxe, Guettée n’a pas perdu ses droits civiques, il n’a pas été expulsé de France ! »), et il souhaitait que fût possible le retour de Pečerin en Russie (« O svobode sovesti i religioznoj svobode » [De la liberté de conscience et de la liberté religieuse], Moskovskie vedomosti, n° 168, 1863, dans M. N. Katkov, Imperija i kramola, op. cit., p. 54, et http://dugward.ru/library/katkov/katkov_svob_sov.html).

[59] I. S. Aksakov, « Počemu v pravoslavnoj Rossii ne dopuskaetsja svoboda sovesti? » [« Pourquoi la liberté de conscience n’est-elle pas admise dans la Russie orthodoxe ? »], Moskva, 16 avril 1868), dans I. S. Aksakov, Otčego tak nelepo živetsja v Rossii? [Pourquoi vit-on de manière si absurde en Russie ?], édition de V. N. Grekov, Moscou, Rosspèn, 2002, p. 755-756.

[60] « Otvet M. P. Pogodinu po voprosu gosudarstennogo ograždenija Cerkvi » [Réponse à M. P. Pogodine sur la protection de l’Église par l’État], Moskva, 27 avril 1868, dans I. S. Aksakov, Sočinenija [Œuvres] t. IV, Obščestvennye voprosy po cerkovnym delam. Svoboda slova. Sudebnye voprosy. Obščestvennoe vospitanie, 1860-1886 [Questions religieuses d’intérêt public. Liberté de parole. Questions judiciaires. Éducation publique, 1860-1886], p. 90, cité par Vladimir Solov’ev, La Russie et l’Église universelle (1889), dans La Sophia et les autres écrits français, op. cit., p. 175. En 1908, le publiciste nationaliste O. Menchikov, dénonçant la décadence des mœurs du clergé (régulier et séculier) écrira : « C’est seulement la relative indifférence du peuple russe pour les questions de foi qui peut expliquer que tous n’aient pas déjà rejoint le raskol ou le stundisme » (O. Men’šikov, « Pis’ma k bližnim. Razloženie » [« Lettres aux proches. La décomposition »], Novoe vremja, 27 juillet 1908).

[61] Exemple également cité par Vladimir Solov’ev, La Russie et l’Église universelle (1889), dans La Sophia et les autres écrits français, op. cit., p. 171.

[62] A. Vinet, Mémoire en faveur de la liberté des cultes (1826), Essai sur la conscience (1829), Essai sur la manifestation des convictions religieuses (1842). C’est à ce dernier ouvrage que se réfère N. P. Aksakov.

[63] Une deuxième partie de cet article (« Le germanisme ») a paru dans le n° 9 ; la troisième partie, annoncée (« Le byzantinisme ») n’a pas paru. Dans le n° 8, on trouve un article de A. S. Lebedev sur « La liberté de conscience dans l’Église universelle primitive ».

[64] Vladimir Solov’ev, La Russie et l’Église universelle (1889), dans La Sophia et les autres écrits français, op. cit., p. 169.

[65Ibid.

[66Ibid., p. 171.

[67] Voici la chronologie du débat : V. Solov’ev, « Istoričeskij sfinks » [Un sphinx historique], Vestnik Evropy, juin 1893 ; L. Tixomirov, « K voprosu o terpimosti » [« À propos de la question de la tolérance »], Russkoe obozrenie, juillet 1893 ; V. Rozanov, « Svoboda i vera » [« Liberté et foi »], Russkij vestnik, janvier 1894 ; V. Solov’ev, « Porfirij Golovlëv o svobode i vere » [« Porphyre Golovliov sur la liberté et la foi »], Vestnik Evropy, février 1894 ; V. Rozanov, « Otvet g. Vladimiru Solov’evu » [« Réponse à M. Vladimir Solov’ev »], Russkij vestnik, avril 1894 ; V. Solov’ev, « Spor o spravedlivosti » [« Débat sur la justice »], Vestnik Evropy, avril 1894 ; L. Tixomirov, « Suščestvuet li svoboda? » [« La liberté existe-t-elle ? »], Russkoe obozrenie, avril 1894 ; L. Tixomirov, « Dva ob’jasnenija » [« Deux explications »], Russkoe obozrenie, mai 1894 ; V. Rozanov, « Čto protiv principa tvorčeskoj svobody našlis’ vozrazit’ zaščitniki svobody xaotičeskoj? » [« Qu’ont trouvé contre le principe de la liberté créatrice les défenseurs de la liberté chaotique ? »], Russkij vestnik, juillet 1894 ; V. Solov’ev, « Konec spora » [« Fin du débat »], Vestnik Evropy, juillet 1894 ; L. Tixomirov, « V čem konec spora » (« En quoi consiste la fin du débat »], Russkoe obozrenie, août 1894. Les articles de Solov’ev sont repris dans le tome VI de ses Œuvres, op. cit. Lev Aleksandrovich Tixomirov (1852-1923), membre du comité exécutif de Narodnaja volja, émigra en 1882 et publia avec Lavrov le Vestnik Narodnoj voli, puis se repentit (Pourquoi je ne suis plus révolutionnaire, Paris, Albert Savine, 1888), revint en Russie en 1889 où il publia plusieurs ouvrages sur le monarchisme et de nombreux articles dans Novoe vremja et dans Moskovskie vedomosti, qu’il dirigea de 1909 à 1913. On retrouve les idées de Tixomirov dans son livre Monarxičeskaja gosudarstevnnost’ [L’État monarchique], 1905, http://www.i-u.ru/biblio/archive/tihomirova_monarh/default.aspx, chap. iv-3, « Otnošenie k načalu ètičeskomu i religioznomu ».

[68Vestnik Evropy, n° 6, 1893, repris comme chapitre ii de « Iz voprosov kul’tury » [« Questions de culture »], dans Sobranie sočinenij [Œuvres], Saint-Pétersbourg, 1911-1914, t. VI, p. 411-420. Ce sont les pages de ce tome qui sont par la suite données dans le texte.

[69] Voir Mark Smirnov, « “Dvyx stanov ne borec, a tol’ko gost’ slučajnyj”. Porvav s konservatorami, Vladimir Solov’ev okazal’sja v okruženii liberalov » [« “Non pas combattant de deux camps, mais hôte fortuit” [poésie de A. K. Tolstoj, « Dvux stanov ne boec… », 1858]. Ayant rompu avec les conservateurs, Vladimir Solov’ev se trouva entouré de libéraux »], NG-Religii, 1er octobre 2003, http://religion.ng.ru/printed/90943 et http://religion.ng.ru/history/2003-10-01/6_solovev.html.

[70] En 1863, M. N. Katkov (« O svobode sovesti i religioznoj svobode », art. cité) souhaitait cependant que les orthodoxes qui se convertissent à une autre religion (chrétienne) ne soient pas punis par la loi.

[71] Lev A. Tixomirov, « K voprosu o terpimosti », Vestnik Evropy, juillet 1893, consultable sur : http://www.philosophy.ru/library/vehi/terpimost.htm.

[72] Konstantin Konstaninovič Arsen’ev, Svoboda sovesti i veroterpimost’, op. cit., p. 28-32.

[73] L. N. Tolstoj, Polnoe sobranie sočinenij [Œuvres complètes], t. XXXIV, Moscou, 1952, p. 291-298.

[74] I. Aksakov faisait exactement la même distinction dans l’article cité à la note 59 (Église du Christ vs Église dominante).

[75] Voir J. Scherrer, Die Petersburger Religiös-Philosophischen Vereiningungen. Wiesbaden/Berlin, Otto Harrasowitz, 1973, p. 262-284.

[76] C’est ce qu’avait déjà dit Katkov (voir, ci-dessus, note 27).

[77Zapiski Peterburgskix religiozno-filosofskix sobranij 1901-1903 [Procès-verbaux des réunions philosophico-religieuses de Saint-Pétersbourg, 1901-1903], édition de S. M. Polovinkin, Moscou, Respublika, 2005, p. 105-106.

[78] Vasilij Mixajlovic Skvorcov (1859-1932 à Sarajevo) : chargé à partir de 1894 de missions spéciales pour les affaires des sectes auprès du haut procureur du saint-synode, rédacteur en chef de la revue Missionerskoe obozrenie (1901-1917) et de son supplément apologétique gratuit Golos istiny, ainsi que du quotidien Kolokol (1906-1917), auteur de nombreux ouvrages polémiques et apologétiques.

[79] N. M. Minskij (1855-1937 à Paris) : poète éclectique, éditeur en 1905 du journal bolchevique Novaja Žizn’.

[80Zapiski Peterburgskix religiozno-filosofskix sobranij 1901-1903, op. cit., p. 137. V. P. Gajdeburov (1866-1940) : juriste, éditeur, auteur de poésies révolutionnaires en 1905.

[81] Konstantin Konstaninovič Arsen’ev, Svoboda sovesti i veroterpimost’, op. cit., p. 10 ; voir p. 19.

[82] S. P. Mel’gunov, Cerkov’ i gosudarstvo v Rossii v perexodnoe vremja, op. cit.

[83Ibid., t. II, p. 16.

[84] I. Vostorgov, Gosudarstvennaja Duma i pravoslavno-russkaja Cerkov’ [La Douma et l’Église orthodoxe russe], Moscou, Vernost’, 1906. Le père Ioann Vostorgov, né en 1864, sera l’un des fondateurs de l’Union du peuple russe et sera fusillé en 1918. Il a été canonisé comme « néo-martyr » en 2000.

[85] S. P. Mel’gunov, Cerkov’ i gosudarstvo v Rossii v perexodnoe vremja, op. cit., t. II, p. 12.

[86Ibid., p. 24 et 28.

[87Cerkovnye vedomosti, vol. 1, 1908, p. 4 (arrêt du saint-synode du 15 décembre 1907 au sujet des « projets de loi sur la mise en œuvre de la liberté de conscience » préparés par le ministère de l’Intérieur).

[88Ibid., p. 4-5.

[89http://dugward.ru/library/xxvek/tihomirov_veroisp.html.

[90] S. P. Mel’gunov, Cerkov’ i gosudarstvo v Rossii v perexodnoe vremja, op. cit., t. II, p. 61 et 98 ; un décret du synode interdit aux soldats orthodoxes de changer de religion (p. 103).

[91Ibid., p. 110-111 ; voir aussi p. 209-210.

[92Ibid., p. 115 (article du 27 avril 1907). En particulier, les uniates catholiques du diocèse de Chelm-Varsovie s’opposaient farouchement à leur rattachement à l’Église orthodoxe (p. 160-164).

[93] Michel Tissier, « L’usage des “libertés octroyées” par le tsar en Russie après 1905. Le cas des “libertés religieuses” dans le diocèse de Moscou », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, n° 14, 2002, http://ipr.univ-paris1.fr/spip.php?article111. L’auteur étudie 68 dossiers de demandes de conversion (1907-1908) adressés au Consistoire de Moscou. Pour l’histoire des débats auxquels ils ont donné lieu, l’auteur renvoie à : P. Waldron, « Religious Reform after 1905: Old Believers and the Orthodox Church », Oxford Slavonic Papers, vol. XX, 1987, p. 110-139 ; A. A. Dorskaja, « Rossijskoe zakonotvorčestvo o svobode sovesti v 1905-1907 gg. » [« Le travail législatif sur la liberté de conscience dans l’Empire russe, 1905-1917 »], dans Problemy social’no-èkonomičeskoj i političeskoj istorii Rossii, xix-xx vv. [Problèmes d’histoire socio-économique et politique dans la Russie des xixe-xxe siècles], Saint-Pétersbourg, Aletejja, 1999, p. 354-363.

[94] S. P. Mel’gunov, Cerkov’ i gosudarstvo v Rossii v perexodnoe vremja, op. cit., t. II, p. 142 et 318.

[95] P. Waldron, « Religious Toleration in Late Imperial Russia », dans Olga Crisp et Linda Edmondson (dir.), Civil Rights in Imperial Russia, Oxford, Clarendon Press, 1989, p. 117.

[96] P. A. Stolypin, Reči v Gosudarstvennoj dume i Gosudarstvennom sovete 1906-1911 [Discours à la Douma d’État et au Conseil d’État, 1906-1911], édition de Ju. G. Fel’štinskij, New-York, Teleks, 1990, p. 185.

[97Ibid., p. 183.

[98] Texte français du décret dans N. Struve, Les Chrétiens en URSS, Paris, Seuil, 1963, p. 370-371. Dans la Constitution de 1936 (et dans celle de 1977), seul le droit de propagande de l’athéisme sera reconnu.

[99]Voir les réactions du concile dans Minuvšee, n° 12, 1991, p. 242-248.

[100] Voir D. E. Furman et O. Mark (Smirnov) (dir.), Na puti k svobode sovesti [Vers la liberté de conscience], Moscou, Progress, 1989.

[101http://www.demushkin.com/content/news/256/2351.html (site de Slavjanskij sojuz, nacional’no-socialističeskjoe dviženie, interdit le 28 avril 2010 comme organisation extrémiste).

 

Pour citer cet article

Michel Niqueux, «De la tolérance religieuse à la liberté de conscience en Russie : un long chemin (xixe-xxe siècles)», journée d'étude Religion et Nation : Des rapports du spirituel et du temporel dans la Russie des XIXe-XXIe s. In : Michel Niqueux (dir.)Religion et Nation : Des rapports du spirituel et du temporel dans la Russie des XIXe-XXIe s., ENS de Lyon, le 14 juin 2010. Lyon : ENS de Lyon, mis en ligne le 15 juillet 2011. URL : http://institut-est-ouest.ens-lyon.fr/spip.php?article354