Sylvie MARTIN
Université de Lyon, ENS LSH, UMR 5206 Triangle, Institut européen Est-Ouest
Mots clés : Russie, Boris Tchitchérine, foi, religion, orthodoxie, Église, État, politique, liberté de conscience.
Plan de l’article
Texte intégral
De nombreuses études sont aujourd’hui consacrées à la résurgence du nationalisme dans la Russie contemporaine[1]. De « l’idée nationale » que Boris Eltsine appelle de ses vœux en 1996 au « patriotisme » dont Vladimir Poutine veut faire, en 2003, une « idéologie nationale », on suit les principaux jalons d’un cheminement au long duquel le pouvoir russe a opéré une récupération du thème nationaliste : il s’agit d’élaborer une rhétorique susceptible de fédérer, dans une perspective de réconciliation, la société russe ébranlée par les bouleversements subis à la fin du xxe siècle afin de permettre la nécessaire modernisation, notamment économique, du pays : « le patriotisme promu par l’Administration présidentielle n’est qu’une version spécifique du nationalisme étatique traditionnel de la Russie[2] ». Ce « patriotisme » ainsi remis au goût du jour grâce à la mobilisation de pensées, de discours et de symboles souvent contradictoires est donc à la fois une « plateforme d’adhésion » et « le symbole du politiquement correct puisque tout homme politique russe se présente aujourd’hui comme un patriote[3] ». C’est si vrai que même Mikhail Khodorkovski, peu suspect de sympathie à l’égard du pouvoir en place, revendique ce patriotisme comme une spécificité russe dans une récente interview au journal Le Monde :
En prison ou en liberté, je vais poursuivre mon activité militante. Les affaires, c’est du passé. Néanmoins, si mon pays a besoin de mon expérience professionnelle, et même de ma vie, je les lui donne. Je suis russe. Chez nous en Russie, c’est comme ça[4].
Parmi les références historiques et culturelles utilisées pour nourrir le discours patriotique, l’orthodoxie, référence identitaire, et l’Église orthodoxe, lieu de spiritualité mais aussi institution traditionnellement liée à l’État, sont au premier rang. Si les observateurs s’accordent à considérer que l’Église orthodoxe russe, s’inscrivant dans la logique de séparation de l’Église et de l’État, n’ambitionne pas pour l’orthodoxie le rôle de religion d’État, ils notent sa volonté de lui voir reconnue, parmi les autres religions de l’ancien Empire russe, une place de « prima inter pares », de « grande sœur », comme on l’aurait dit en d’autres temps d’un peuple russe « grand frère » des peuples de l’Union soviétique : le préambule de la loi sur la liberté de conscience du 26 septembre 1997 est sans ambiguïté à cet égard.
Par ailleurs, l’Église orthodoxe russe, comme le Parti communiste de la Fédération de Russie, joue aujourd’hui un rôle actif dans le rejet, récurrent en Russie, de l’universalisme[5]. L’interprétation des droits de l’homme qu’elle propose au nom d’une spécificité de la civilisation orthodoxe s’inscrit dans cette logique. Ainsi, l’Église orthodoxe russe participe, au nom même de la négation de l’universalisme, à la vulgarisation et à la diffusion d’une pensée qui place souvent la Russie, dans les organisations internationales, aux côtés d’États tels que la Chine ou l’Iran.
La déroute des libéraux russes associés à la « thérapie de choc » a laissé le champ libre au motif nationaliste sur la scène politique russe. Le discrédit qui frappe libéralisme et libéraux en Russie aujourd’hui rend leur voix inaudible dans le concert patriote. Aussi semble-t-il intéressant, au regard de ce contexte, de rendre la parole à la grande voix libérale russe du xixe siècle, celle de Boris Tchitchérine. En effet, à l’avènement d’Alexandre II, il signa « un libéral russe » la « Lettre à l’éditeur » écrite avec Konstantin Kaveline qu’Alexandre Herzen publia dans les Voix de Russie. En 1900, il faisait paraître à Berlin un texte intitulé « La Russie à la veille du xxe siècle » qu’il signait « un patriote russe ». Libéral et patriote, ainsi se définissait lui-même Boris Tchitchérine qui revendiquait la conjonction des deux qualificatifs sans y voir la moindre contradiction.
Dans le cadre de cette journée d’étude consacrée aux rapports du spirituel et du temporel dans la Russie des xixe-xxie siècles, c’est le penseur politique que l’on questionnera, non le métaphysicien et le philosophe. Le présent article souhaite présenter à des spécialistes de l’histoire religieuse les grandes lignes de la pensée de Boris Tchitchérine dans le domaine qui relève de leur champ. Il paraît difficile de passer sous silence ce qui relève de l’intime, pour l’individu, dans son rapport au divin et à la foi. On commencera donc par l’expérience personnelle qu’a Boris Tchitchérine de la spiritualité pour examiner ensuite le regard du penseur politique sur les relations entre religion et politique et analyser sa conception des rapports entre Église et État.
L’individu B. N Tchitchérine et son rapport à la religion
Une enfance pieuse dans un milieu éclairé
Partant de la piété transmise par l’éducation reçue dans son enfance, le cheminement personnel de Boris Tchitchérine passe par l’indifférence religieuse pour aboutir à une foi de la maturité, consolidée par la philosophie et trempée aux épreuves de la vie.
Né en 1828, il grandit dans une famille éclairée de la noblesse de province des Terres noires, dans la région de Tambov. Il définit Nikolaï Vassilievitch Tchitchérine, son père, né en 1803, comme un « libéral modéré » dont le bureau était orné des portraits de George Washington, Benjamin Franklin, Simon Bolivar et George Canning. Et il ajoute :
Tout en étant d’une nature religieuse et en observant les rites de son Église, il ne s’attachait jamais aux marques extérieures de la dévotion. Il ne regardait pas la religion comme un dogme étroit ou un code de règles obligatoires, mais voyait en elle la sanctification suprême du monde moral, le gage annonciateur d’une vie future. Il disait que le sentiment nous découvre bien des choses qui sont inaccessibles à la raison. Mais le sentiment était chez lui ouvert et tolérant, il n’avait rien de confessionnel, encore moins de sectaire. Dans son commerce avec autrui, mon père ne faisait pas de distinction entre les personnes religieuses et celles qui ne l’étaient pas : il comprenait que chacun pouvait résoudre à sa manière les questions supérieures de l’être selon son entendement intérieur. Aussi n’essaya-t-il pas d’influencer ses enfants dans un sens ou dans l’autre. Il leur donna une éducation religieuse, les confia entièrement dans leur enfance aux soins de leur mère, et s’en remit, pour les diriger dans leur âge plus mûr, à l’expérience de la vie et à leur propre conscience, en sachant bien que les dispositions qui leur avaient été inculquées suffiraient à les conduire tôt ou tard sur le bon chemin[6].
La mère de Boris, Ekaterina Borissovna Khvochtchinskaïa, fille du maréchal de la noblesse de la province de Tambov, était « entièrement dévouée à sa famille ; le bonheur de son mari et le soin de ses enfants était sa seule préoccupation[7] ». Et Boris Nikolaevitch ajoute : « Profondément religieuse, elle respectait strictement les règles de la piété et enseignait cette observance à ses enfants[8]. »
L’incrédulité des années de formation
C’est donc dans cette atmosphère faite de piété, de respect des rites et de tolérance que grandit Boris Tchitchérine. En décembre 1844, l’adolescent quitte le domaine familial de Karaoul pour Moscou où il entre à l’université l’automne suivant. Les relations de son père lui permettent d’entrer de plain-pied dans l’élite intellectuelle et sociale de la « Moscou des années 1840 ». Le dogmatisme étroit du cours de théologie tel qu’il était alors dispensé à l’université joint à la sensation d’ivresse intellectuelle que suscite l’étude assidue de l’histoire et de la philosophie éloignent brutalement l’étudiant de la foi que l’enfant avait reçue en héritage.
Je dois parler du cours de théologie dispensé à l’université ; il eut sur ma vie intérieure une très grande influence, dans un sens non pas positif, mais négatif. De toute évidence, si obligation est faite d’enseigner la théologie à l’université, il faut concentrer l’attention sur la critique scientifique en s’efforçant de montrer qu’elle ne saurait ébranler les fondements essentiels du christianisme. Seul un homme de grande culture, qui connaît bien la philosophie et la science européenne, est en mesure de le faire. Or, le cours dispensé à cette époque à l’université était le plus aride et le moins inventif qu’il se puisse imaginer. Chaque affirmation dogmatique était confortée par une multitude de textes, puis l’enseignant soulignait que la raison elle-même en apportait confirmation, et il faisait état en guise de preuve de quelques considérations puériles qui ne pouvaient appeler que la réfutation. Le cours était assuré par Petr Matveevitch Ternovski, le prêtre de l’université, dont la personne n’inspirait aucune sympathie. […] On me convoqua spécialement, avec quelques autres de mes condisciples, lorsque le métropolite Philarète revint pour les examens. Je répondis si bien au sujet très difficile qui m’était échu que le métropolite me complimenta ; Ternovski m’attribua la note de 20 +, fait inédit à l’université. Mais cette étude me conduisit à adopter en mon for intérieur une position critique sur chaque question. Bientôt, tout mon édifice religieux vola en éclats ; il ne subsista rien de la foi de mon enfance.[9]
Alors même que Boris Tchitchérine rend hommage dans ses Mémoires à la culture et à l’ouverture d’esprit du comte Ouvarov, ainsi qu’à son action au ministère de l’Instruction, l’indigence intellectuelle d’un cours de théologie sous haute surveillance politique le rebute d’autant plus qu’il se plonge alors dans l’histoire, la philosophie et l’approche critique des textes :
La découverte des textes européens, notamment de la critique scientifique, ne pouvait que conforter l’approche sceptique qui s’était fait jour en moi. La lecture de l’Histoire universelle de [Friedrich Christoph] Schlosser avait suffi à me montrer cette matière sous un tout autre éclairage que celui auquel j’étais habitué depuis l’enfance. Mes convictions nouvelles s’étaient encore renforcées lorsque j’avais lu l’analyse des textes bibliques de [Georg Heinrich] Ewald dans son « Histoire du peuple d’Israël » ; la lecture de [David Friedrich] Strauss avait mis la dernière touche à l’ensemble[10].
La lecture de Hegel, qui demeurera l’ancrage philosophique de Boris Tchitchérine, achève de détacher le jeune homme de la religion :
J’avais découvert une pensée tout à fait nouvelle, dans laquelle le principe suprême de l’être n’était pas conçu comme une divinité, qui aurait dirigé de manière extrinsèque le monde qu’elle avait créé, mais comme l’esprit infini intrinsèque, inhérent à l’univers ; alors même que dans sa philosophie de l’histoire, Hegel reconnaissait le christianisme comme le degré supérieur du progrès de l’humanité, je n’étais pas convaincu et je récusais cette construction comme une inconséquence[11].
Dans ses Mémoires, Tchitchérine fait de son état d’esprit d’étudiant une analyse qui traduit l’emprise qu’a sur lui la pensée hegelienne :
C’est la situation dans laquelle se trouve habituellement un jeune homme qui entre à l’université. Il y découvre pour la première fois la science qui a ses principes propres, qui n’accepte rien sur la seule foi et soumet tout à la critique rigoureuse de la raison. L’harmonie originelle de la raison et de la foi qui prédominait dans son enfance cède la place à deux domaines opposés, antinomiques. Il comprend clairement que la religion ne peut revendiquer que la science lui soit aveuglément soumise. L’exemple des slavophiles me prouvait à quelle altération de la vérité scientifique on peut aboutir en contraignant cette dernière à se soumettre à la religion. La science quant à elle, qui se développait de manière autonome selon ses principes propres, ne m’indiquait aucune voie de réconciliation. […] Placé devant le choix entre deux formes de convictions, les convictions religieuses et les convictions scientifiques, armé de la résolution et de l’assurance propres à la jeunesse, je rejetai toutes les croyances venues de mon enfance comme un fardeau obsolète et, plein d’audace, je m’engageai sur la voie de la connaissance purement scientifique, portant la négation à son paroxysme, avec toute l’ardeur du néophyte. […] J’ai gardé le souvenir d’une conversation que j’eus alors avec Magzig et qui donne la mesure de ce qu’était la suffisance de mes jeunes années. Un jour que nous nous promenions dans le parc de Karaoul planté par ses soins, il s’arrêta et me dit : « Vous savez, Boris Nikolaevitch, c’est une noble pensée de se dire : “Il y a quelqu’un qui me protège.” Je lui rétorquai aussitôt : “C’est une pensée aussi noble de se dire : il n’y a personne pour me protéger, je suis debout sur mes deux jambes et je n’ai d’autre soutien que moi-même.” [12] »
Le retour de l’homme à la foi et du penseur à la religion
La ruine de la foi enfantine au début de la vie intellectuelle autonome est une expérience assez banale pour une conscience occidentale de ce temps. Mais, de même que les événements de 1848 anéantissent à jamais la confiance du jeune Boris Nikolaevitch en la république et la démocratie, la vie et son lot d’épreuves ont raison de son incrédulité, ainsi qu’il le reconnaît sans renier pour autant sa jeunesse, dont la nostalgie traverse ses Mémoires :
Mon Dieu ! Comme la vie a tôt fait d’enseigner à l’homme que réduit à lui-même, il n’est que poussière que le moindre souffle de vent peut balayer, et de le convaincre que seule l’espérance en une aide d’en haut lui donne la force d’accomplir son chemin sur la terre ! On ne saurait nier toutefois qu’il y a de quoi être emporté par la conscience que la jeunesse a de ses ressources. […] Il est naturel que l’homme, du moins l’homme de notre époque, soit incrédule dans sa jeunesse pour retrouver la foi à la maturité[13].
Au nombre des épreuves qui jalonnent le retour de Boris Tchitchérine à la foi, la disparition de ses parents et la mort en bas âge des trois enfants qu’il a de son mariage avec Alexandra Alexeevna Kapnist sont les plus cruelles. Tchitchérine porte en juin 1874 à l’église le cercueil du petit Alexeï qui a vécu trois mois :
Debout près du petit cercueil, je ne pouvais en détacher mon regard. Aujourd’hui encore, je vois en pensée ce visage d’ange marqué au front du sceau de la mort. Il me semblait que le nourrisson qui venait de nous quitter avait pour vocation d’être un lien vivant entre le ciel et la terre. C’était la seule explication que je parvenais trouver à sa venue au monde[14].
Boris Nikolaevitch écrit trois ans plus tard :
L’homme ne reste pas éternellement affamé dans son élan vers Dieu, il reçoit une nourriture spirituelle. La source de cette satisfaction est la certitude intérieure que l’Être invisible auquel il s’adresse en pensée entend ses prières et lui apporte son aide. Là est l’essence de la foi[15].
Et le juriste rigoureux, l’intellectuel qui considère la science comme « la vocation essentielle de sa vie »[16] ajoute : « Aucune recherche scientifique n’est en mesure de remplacer la foi, de même qu’aucun raisonnement ne peut remplacer la prière[17]. »
On aurait tort, cependant, de réduire ce retour à la foi à la quête de réconfort dans le malheur. L’évolution spirituelle de Boris Tchitchérine s’accompagne d’un cheminement intellectuel. Plus exactement, les deux sont indissociables, ainsi qu’en témoignent les Mémoires :
Il faut traverser une période d’incrédulité pour avoir une compréhension complète de ce que peut donner la science à elle seule et de ce qui doit venir en complément pour satisfaire les besoins supérieurs de la nature humaine. Ce n’est que par sa propre expérience intérieure que l’on peut comprendre le sens qu’a l’éloignement des dogmes et des règles établis, seul ce chemin permet d’élaborer en soi-même une authentique tolérance et d’apprendre à ne pas confondre l’incrédulité avec l’immoralité ; enfin, il faut avoir connu soi-même la négation pour revenir en toute conscience aux principes religieux et les faire siens avec l’amplitude qui permet de concilier en soi les exigences de la raison et les élans de la foi[18].
La Science et la religion (Nauka i religiâ) est le jalon qui marque, chez Tchitchérine, ce retour aux principes religieux par la synthèse philosophique de la science et de la foi. On en retiendra ici ce qui peut éclairer la pensée politique de Boris Tchitchérine.
Il écrit La Science et la religion durant l’hiver 1877-1878. Sa vie familiale lui a fait abandonner Karaoul pour Moscou où il suit attentivement les développements de la guerre russo-turque. Il travaille depuis 1869 à son Histoire des idées politiques, mais décide de délaisser momentanément cette tâche pour rédiger un livre « consacré à un ensemble de grandes questions philosophiques » et destiné « sinon au grand public, du moins aux gens capables de lire des ouvrages sérieux[19] ». La thèse de Vladimir Solovev, soutenue en novembre 1874, a attiré l’attention de Boris Nikolaevitch qui se félicite du retour de la pensée russe à la véritable philosophie tout en déplorant les « manières slavophilisantes » (slavânofil’stvuûŝie zamaški) qu’il y décèle : la pensée slavophile demeure pour cet occidentaliste « un courant radicalement anti-scientifique ». La seconde moitié des années 1870 résonne pour lui comme un écho des années 1850 : alors que Vladimir Solovev et Alexandre Stankevitch s’affrontent dans les colonnes de Pravoslavnoe obozrenie et Vestnik Evropy, Boris Nikolaevitch ferraille aux côtés de Guérié pour riposter au livre du prince Vassiltchikov paru en 1876 sous le titre La Propriété foncière et l’agriculture en Russie et dans les autres États d’Europe (Zemlevladenie i zemledelie v Rossii i drugih evropejskih gosudarstvah). Tel est le contexte intellectuel dans lequel Boris Tchitchérine écrit La Science et la religion, qu’il dédie à Alexandre Stankevitch.
Toutefois, il ne s’agit pas là d’un ouvrage de circonstance. La chaire de droit constitutionnel de l’université de Moscou, puis l’intense activité déployée au sein du zemstvo de Tambov ont jusque-là orienté les travaux de Boris Tchitchérine vers la science politique, même si cette dernière est pour lui indissociable de la philosophie. La Science et la religion marque le retour de Tchitchérine à la métaphysique, clé de voûte d’un système philosophique qui sert de fondement au combat qu’il mène ensuite sans désemparer contre le socialisme (Sobstvennost’ i gosudarstvo, 1882-1883) et le positivisme (Položitel’naâ filosofiâ i edinstvo nauki, 1892).
Dans l’introduction à La Science et la religion, Tchitchérine constate que la religion et la science sont perçues comme plus éloignées que jamais. La guerre fait rage entre les tenants de l’une et de l’autre, la religion étant renvoyée à un passé irrémédiablement révolu, tandis que la science est portée au pinacle de l’avenir. Pourtant, précise d’emblée Tchitchérine, il existe « une position médiane qui prend acte de l’indépendance des deux principes, mais cherche à les accorder[20] ». Fondant sa pensée sur la dialectique hegelienne, Tchitchérine aboutit à un système universaliste où se résout la contradiction entre science et religion dans une synthèse qui les dépasse sans les détruire.
La rupture entre la science et la religion constitue la caractéristique de certains moments du développement. Elle est due parfois à l’insuffisance de la science, parfois à l’imperfection de la religion. Mais le but final du développement est l’union supérieure des deux domaines, la synthèse finale de l’ensemble du monde spirituel[21].
Ainsi, le conflit aigu entre science et religion correspond à un moment précis de l’histoire de l’humanité. Cette dernière fait l’objet de la troisième partie de l’ouvrage que Tchitchérine conclut par un chapitre consacré aux « lois du développement de l’humanité » qu’il présente sous forme de tableau : le développement de l’humanité va de l’unité originelle à l’unité finale en passant par la dualité, dans un mouvement où alternent périodes de synthèse et périodes d’analyse. Les premières sont marquées par la domination de la religion ; les secondes, caractérisées par le progrès de la philosophie, constituent le passage d’une synthèse à l’autre.
La première période de synthèse (ou période d’unité originelle) voit le développement des religions naturalistes où Dieu se révèle dans la nature en tant que Force. Lui succède la première période d’analyse marquée par le développement de la philosophie grecque. La deuxième période de synthèse (ou période de la dualité) est celle du christianisme ; Dieu se révèle dans le monde moral, en tant que Verbe. Lui succède une deuxième période d’analyse, celle de la philosophie des temps modernes. La fin du xixe siècle voit la fin du réalisme auquel succédera l’universalisme. Ce dernier marquera le passage vers la dernière période de synthèse où Dieu se révélera dans l’histoire en tant qu’Esprit, ce qui constituera l’accomplissement de l’histoire de l’humanité. Ainsi, « Dieu est le début, le milieu et la fin de l’histoire, de même qu’Il est le début, le milieu et la fin de tout ce qui est[22]. »
La dernière phrase des Mémoires de Tchitchérine est un témoignage poignant de ce retour du penseur, mais aussi de l’homme, à la religion :
Nous qui avons vieilli dans l’agitation et les troubles, il ne nous reste qu’à attendre patiemment, avec la foi en un avenir meilleur, la minute tant désirée où, en remettant son âme lasse à son créateur, l’homme peut dire de tout son cœur : « Laisse aujourd’hui aller ton serviteur. »[23]
C’est à la lumière de ce parcours à la fois spirituel et intellectuel qu’il convient d’examiner la conception que le penseur politique a du rapport entre religion et politique.
Religion et politique chez le penseur politique
Le refus de l’instrumentalisation du religieux par le politique.
Ce refus est particulièrement frappant en ce qui concerne la « question d’Orient ». La présence de diplomates dans la famille de Boris Nikolaevitch, en particulier celle de son frère Vassili, d’un an son cadet, qui entre à l’université en même temps que lui et embrasse la carrière diplomatique dès 1849, l’a assurément accoutumé à une évaluation froide des rapports de force comme à une analyse dépassionnée des questions de politique étrangère. Sa propre formation de juriste conforte cette démarche. Enfin, l’aversion marquée de Tchitchérine pour le courant slavophile contribue aussi très certainement à cette approche. Cette dernière est précoce, puisqu’elle caractérise le tout premier article de Boris Tchitchérine, La Question d’Orient du point de vue russe, écrit en 1855 alors que Nicolas Ier est encore vivant. Ce texte qui circule sous le manteau se caractérise par une grande virulence ; Tchitchérine lui-même en est bien conscient, qui reconnaît dans ses Mémoires que l’accession au trône d’Alexandre II rend inopportun un ton aussi violent[24].
Prenant acte de la situation désastreuse de la Russie sur les plans militaire et diplomatique, Tchitchérine s’inscrit dans ce qui deviendra la tonalité générale des textes publiés dans les Voix de Russie pour appeler à une prise de conscience, à un retour au « parler vrai » et à un regard lucide sur la situation. Et le premier mensonge qu’il dénonce est la propagande officielle qui assimile la guerre de Crimée à une croisade contre l’infidèle :