Religion et Église dans la pensée politique de B. N. Tchitchérine

Sylvie MARTIN

Université de Lyon, ENS LSH, UMR 5206 Triangle, Institut européen Est-Ouest


Index matières


Mots clés : Russie, Boris Tchitchérine, foi, religion, orthodoxie, Église, État, politique, liberté de conscience.


Plan de l’article



Texte intégral



Introduction

De nombreuses études sont aujourd’hui consacrées à la résurgence du nationalisme dans la Russie contemporaine[1]. De « l’idée nationale » que Boris Eltsine appelle de ses vœux en 1996 au « patriotisme » dont Vladimir Poutine veut faire, en 2003, une « idéologie nationale », on suit les principaux jalons d’un cheminement au long duquel le pouvoir russe a opéré une récupération du thème nationaliste : il s’agit d’élaborer une rhétorique susceptible de fédérer, dans une perspective de réconciliation, la société russe ébranlée par les bouleversements subis à la fin du xxe siècle afin de permettre la nécessaire modernisation, notamment économique, du pays : « le patriotisme promu par l’Administration présidentielle n’est qu’une version spécifique du nationalisme étatique traditionnel de la Russie[2] ». Ce « patriotisme » ainsi remis au goût du jour grâce à la mobilisation de pensées, de discours et de symboles souvent contradictoires est donc à la fois une « plateforme d’adhésion » et « le symbole du politiquement correct puisque tout homme politique russe se présente aujourd’hui comme un patriote[3] ». C’est si vrai que même Mikhail Khodorkovski, peu suspect de sympathie à l’égard du pouvoir en place, revendique ce patriotisme comme une spécificité russe dans une récente interview au journal Le Monde :

En prison ou en liberté, je vais poursuivre mon activité militante. Les affaires, c’est du passé. Néanmoins, si mon pays a besoin de mon expérience professionnelle, et même de ma vie, je les lui donne. Je suis russe. Chez nous en Russie, c’est comme ça[4].

Parmi les références historiques et culturelles utilisées pour nourrir le discours patriotique, l’orthodoxie, référence identitaire, et l’Église orthodoxe, lieu de spiritualité mais aussi institution traditionnellement liée à l’État, sont au premier rang. Si les observateurs s’accordent à considérer que l’Église orthodoxe russe, s’inscrivant dans la logique de séparation de l’Église et de l’État, n’ambitionne pas pour l’orthodoxie le rôle de religion d’État, ils notent sa volonté de lui voir reconnue, parmi les autres religions de l’ancien Empire russe, une place de « prima inter pares », de « grande sœur », comme on l’aurait dit en d’autres temps d’un peuple russe « grand frère » des peuples de l’Union soviétique : le préambule de la loi sur la liberté de conscience du 26 septembre 1997 est sans ambiguïté à cet égard.

Par ailleurs, l’Église orthodoxe russe, comme le Parti communiste de la Fédération de Russie, joue aujourd’hui un rôle actif dans le rejet, récurrent en Russie, de l’universalisme[5]. L’interprétation des droits de l’homme qu’elle propose au nom d’une spécificité de la civilisation orthodoxe s’inscrit dans cette logique. Ainsi, l’Église orthodoxe russe participe, au nom même de la négation de l’universalisme, à la vulgarisation et à la diffusion d’une pensée qui place souvent la Russie, dans les organisations internationales, aux côtés d’États tels que la Chine ou l’Iran.

La déroute des libéraux russes associés à la « thérapie de choc » a laissé le champ libre au motif nationaliste sur la scène politique russe. Le discrédit qui frappe libéralisme et libéraux en Russie aujourd’hui rend leur voix inaudible dans le concert patriote. Aussi semble-t-il intéressant, au regard de ce contexte, de rendre la parole à la grande voix libérale russe du xixe siècle, celle de Boris Tchitchérine. En effet, à l’avènement d’Alexandre II, il signa « un libéral russe » la « Lettre à l’éditeur » écrite avec Konstantin Kaveline qu’Alexandre Herzen publia dans les Voix de Russie. En 1900, il faisait paraître à Berlin un texte intitulé « La Russie à la veille du xxe siècle » qu’il signait « un patriote russe ». Libéral et patriote, ainsi se définissait lui-même Boris Tchitchérine qui revendiquait la conjonction des deux qualificatifs sans y voir la moindre contradiction.

Dans le cadre de cette journée d’étude consacrée aux rapports du spirituel et du temporel dans la Russie des xixe-xxie siècles, c’est le penseur politique que l’on questionnera, non le métaphysicien et le philosophe. Le présent article souhaite présenter à des spécialistes de l’histoire religieuse les grandes lignes de la pensée de Boris Tchitchérine dans le domaine qui relève de leur champ. Il paraît difficile de passer sous silence ce qui relève de l’intime, pour l’individu, dans son rapport au divin et à la foi. On commencera donc par l’expérience personnelle qu’a Boris Tchitchérine de la spiritualité pour examiner ensuite le regard du penseur politique sur les relations entre religion et politique et analyser sa conception des rapports entre Église et État.

L’individu B. N Tchitchérine et son rapport à la religion

Une enfance pieuse dans un milieu éclairé

Partant de la piété transmise par l’éducation reçue dans son enfance, le cheminement personnel de Boris Tchitchérine passe par l’indifférence religieuse pour aboutir à une foi de la maturité, consolidée par la philosophie et trempée aux épreuves de la vie.

Né en 1828, il grandit dans une famille éclairée de la noblesse de province des Terres noires, dans la région de Tambov. Il définit Nikolaï Vassilievitch Tchitchérine, son père, né en 1803, comme un « libéral modéré » dont le bureau était orné des portraits de George Washington, Benjamin Franklin, Simon Bolivar et George Canning. Et il ajoute :

Tout en étant d’une nature religieuse et en observant les rites de son Église, il ne s’attachait jamais aux marques extérieures de la dévotion. Il ne regardait pas la religion comme un dogme étroit ou un code de règles obligatoires, mais voyait en elle la sanctification suprême du monde moral, le gage annonciateur d’une vie future. Il disait que le sentiment nous découvre bien des choses qui sont inaccessibles à la raison. Mais le sentiment était chez lui ouvert et tolérant, il n’avait rien de confessionnel, encore moins de sectaire. Dans son commerce avec autrui, mon père ne faisait pas de distinction entre les personnes religieuses et celles qui ne l’étaient pas : il comprenait que chacun pouvait résoudre à sa manière les questions supérieures de l’être selon son entendement intérieur. Aussi n’essaya-t-il pas d’influencer ses enfants dans un sens ou dans l’autre. Il leur donna une éducation religieuse, les confia entièrement dans leur enfance aux soins de leur mère, et s’en remit, pour les diriger dans leur âge plus mûr, à l’expérience de la vie et à leur propre conscience, en sachant bien que les dispositions qui leur avaient été inculquées suffiraient à les conduire tôt ou tard sur le bon chemin[6].

La mère de Boris, Ekaterina Borissovna Khvochtchinskaïa, fille du maréchal de la noblesse de la province de Tambov, était « entièrement dévouée à sa famille ; le bonheur de son mari et le soin de ses enfants était sa seule préoccupation[7] ». Et Boris Nikolaevitch ajoute : « Profondément religieuse, elle respectait strictement les règles de la piété et enseignait cette observance à ses enfants[8]. »

L’incrédulité des années de formation

C’est donc dans cette atmosphère faite de piété, de respect des rites et de tolérance que grandit Boris Tchitchérine. En décembre 1844, l’adolescent quitte le domaine familial de Karaoul pour Moscou où il entre à l’université l’automne suivant. Les relations de son père lui permettent d’entrer de plain-pied dans l’élite intellectuelle et sociale de la « Moscou des années 1840 ». Le dogmatisme étroit du cours de théologie tel qu’il était alors dispensé à l’université joint à la sensation d’ivresse intellectuelle que suscite l’étude assidue de l’histoire et de la philosophie éloignent brutalement l’étudiant de la foi que l’enfant avait reçue en héritage.

Je dois parler du cours de théologie dispensé à l’université ; il eut sur ma vie intérieure une très grande influence, dans un sens non pas positif, mais négatif. De toute évidence, si obligation est faite d’enseigner la théologie à l’université, il faut concentrer l’attention sur la critique scientifique en s’efforçant de montrer qu’elle ne saurait ébranler les fondements essentiels du christianisme. Seul un homme de grande culture, qui connaît bien la philosophie et la science européenne, est en mesure de le faire. Or, le cours dispensé à cette époque à l’université était le plus aride et le moins inventif qu’il se puisse imaginer. Chaque affirmation dogmatique était confortée par une multitude de textes, puis l’enseignant soulignait que la raison elle-même en apportait confirmation, et il faisait état en guise de preuve de quelques considérations puériles qui ne pouvaient appeler que la réfutation. Le cours était assuré par Petr Matveevitch Ternovski, le prêtre de l’université, dont la personne n’inspirait aucune sympathie. […] On me convoqua spécialement, avec quelques autres de mes condisciples, lorsque le métropolite Philarète revint pour les examens. Je répondis si bien au sujet très difficile qui m’était échu que le métropolite me complimenta ; Ternovski m’attribua la note de 20 +, fait inédit à l’université. Mais cette étude me conduisit à adopter en mon for intérieur une position critique sur chaque question. Bientôt, tout mon édifice religieux vola en éclats ; il ne subsista rien de la foi de mon enfance.[9]

Alors même que Boris Tchitchérine rend hommage dans ses Mémoires à la culture et à l’ouverture d’esprit du comte Ouvarov, ainsi qu’à son action au ministère de l’Instruction, l’indigence intellectuelle d’un cours de théologie sous haute surveillance politique le rebute d’autant plus qu’il se plonge alors dans l’histoire, la philosophie et l’approche critique des textes :

La découverte des textes européens, notamment de la critique scientifique, ne pouvait que conforter l’approche sceptique qui s’était fait jour en moi. La lecture de l’Histoire universelle de [Friedrich Christoph] Schlosser avait suffi à me montrer cette matière sous un tout autre éclairage que celui auquel j’étais habitué depuis l’enfance. Mes convictions nouvelles s’étaient encore renforcées lorsque j’avais lu l’analyse des textes bibliques de [Georg Heinrich] Ewald dans son « Histoire du peuple d’Israël » ; la lecture de [David Friedrich] Strauss avait mis la dernière touche à l’ensemble[10].

La lecture de Hegel, qui demeurera l’ancrage philosophique de Boris Tchitchérine, achève de détacher le jeune homme de la religion :

J’avais découvert une pensée tout à fait nouvelle, dans laquelle le principe suprême de l’être n’était pas conçu comme une divinité, qui aurait dirigé de manière extrinsèque le monde qu’elle avait créé, mais comme l’esprit infini intrinsèque, inhérent à l’univers ; alors même que dans sa philosophie de l’histoire, Hegel reconnaissait le christianisme comme le degré supérieur du progrès de l’humanité, je n’étais pas convaincu et je récusais cette construction comme une inconséquence[11].

Dans ses Mémoires, Tchitchérine fait de son état d’esprit d’étudiant une analyse qui traduit l’emprise qu’a sur lui la pensée hegelienne :

C’est la situation dans laquelle se trouve habituellement un jeune homme qui entre à l’université. Il y découvre pour la première fois la science qui a ses principes propres, qui n’accepte rien sur la seule foi et soumet tout à la critique rigoureuse de la raison. L’harmonie originelle de la raison et de la foi qui prédominait dans son enfance cède la place à deux domaines opposés, antinomiques. Il comprend clairement que la religion ne peut revendiquer que la science lui soit aveuglément soumise. L’exemple des slavophiles me prouvait à quelle altération de la vérité scientifique on peut aboutir en contraignant cette dernière à se soumettre à la religion. La science quant à elle, qui se développait de manière autonome selon ses principes propres, ne m’indiquait aucune voie de réconciliation. […] Placé devant le choix entre deux formes de convictions, les convictions religieuses et les convictions scientifiques, armé de la résolution et de l’assurance propres à la jeunesse, je rejetai toutes les croyances venues de mon enfance comme un fardeau obsolète et, plein d’audace, je m’engageai sur la voie de la connaissance purement scientifique, portant la négation à son paroxysme, avec toute l’ardeur du néophyte. […] J’ai gardé le souvenir d’une conversation que j’eus alors avec Magzig et qui donne la mesure de ce qu’était la suffisance de mes jeunes années. Un jour que nous nous promenions dans le parc de Karaoul planté par ses soins, il s’arrêta et me dit : « Vous savez, Boris Nikolaevitch, c’est une noble pensée de se dire : “Il y a quelqu’un qui me protège.” Je lui rétorquai aussitôt : “C’est une pensée aussi noble de se dire : il n’y a personne pour me protéger, je suis debout sur mes deux jambes et je n’ai d’autre soutien que moi-même.” [12] »

Le retour de l’homme à la foi et du penseur à la religion

La ruine de la foi enfantine au début de la vie intellectuelle autonome est une expérience assez banale pour une conscience occidentale de ce temps. Mais, de même que les événements de 1848 anéantissent à jamais la confiance du jeune Boris Nikolaevitch en la république et la démocratie, la vie et son lot d’épreuves ont raison de son incrédulité, ainsi qu’il le reconnaît sans renier pour autant sa jeunesse, dont la nostalgie traverse ses Mémoires :

Mon Dieu ! Comme la vie a tôt fait d’enseigner à l’homme que réduit à lui-même, il n’est que poussière que le moindre souffle de vent peut balayer, et de le convaincre que seule l’espérance en une aide d’en haut lui donne la force d’accomplir son chemin sur la terre ! On ne saurait nier toutefois qu’il y a de quoi être emporté par la conscience que la jeunesse a de ses ressources. […] Il est naturel que l’homme, du moins l’homme de notre époque, soit incrédule dans sa jeunesse pour retrouver la foi à la maturité[13].

Au nombre des épreuves qui jalonnent le retour de Boris Tchitchérine à la foi, la disparition de ses parents et la mort en bas âge des trois enfants qu’il a de son mariage avec Alexandra Alexeevna Kapnist sont les plus cruelles. Tchitchérine porte en juin 1874 à l’église le cercueil du petit Alexeï qui a vécu trois mois :

Debout près du petit cercueil, je ne pouvais en détacher mon regard. Aujourd’hui encore, je vois en pensée ce visage d’ange marqué au front du sceau de la mort. Il me semblait que le nourrisson qui venait de nous quitter avait pour vocation d’être un lien vivant entre le ciel et la terre. C’était la seule explication que je parvenais trouver à sa venue au monde[14].

Boris Nikolaevitch écrit trois ans plus tard :

L’homme ne reste pas éternellement affamé dans son élan vers Dieu, il reçoit une nourriture spirituelle. La source de cette satisfaction est la certitude intérieure que l’Être invisible auquel il s’adresse en pensée entend ses prières et lui apporte son aide. Là est l’essence de la foi[15].

Et le juriste rigoureux, l’intellectuel qui considère la science comme « la vocation essentielle de sa vie »[16] ajoute : « Aucune recherche scientifique n’est en mesure de remplacer la foi, de même qu’aucun raisonnement ne peut remplacer la prière[17]. »

On aurait tort, cependant, de réduire ce retour à la foi à la quête de réconfort dans le malheur. L’évolution spirituelle de Boris Tchitchérine s’accompagne d’un cheminement intellectuel. Plus exactement, les deux sont indissociables, ainsi qu’en témoignent les Mémoires :

Il faut traverser une période d’incrédulité pour avoir une compréhension complète de ce que peut donner la science à elle seule et de ce qui doit venir en complément pour satisfaire les besoins supérieurs de la nature humaine. Ce n’est que par sa propre expérience intérieure que l’on peut comprendre le sens qu’a l’éloignement des dogmes et des règles établis, seul ce chemin permet d’élaborer en soi-même une authentique tolérance et d’apprendre à ne pas confondre l’incrédulité avec l’immoralité ; enfin, il faut avoir connu soi-même la négation pour revenir en toute conscience aux principes religieux et les faire siens avec l’amplitude qui permet de concilier en soi les exigences de la raison et les élans de la foi[18].

La Science et la religion (Nauka i religiâ) est le jalon qui marque, chez Tchitchérine, ce retour aux principes religieux par la synthèse philosophique de la science et de la foi. On en retiendra ici ce qui peut éclairer la pensée politique de Boris Tchitchérine.

Il écrit La Science et la religion durant l’hiver 1877-1878. Sa vie familiale lui a fait abandonner Karaoul pour Moscou où il suit attentivement les développements de la guerre russo-turque. Il travaille depuis 1869 à son Histoire des idées politiques, mais décide de délaisser momentanément cette tâche pour rédiger un livre « consacré à un ensemble de grandes questions philosophiques » et destiné « sinon au grand public, du moins aux gens capables de lire des ouvrages sérieux[19] ». La thèse de Vladimir Solovev, soutenue en novembre 1874, a attiré l’attention de Boris Nikolaevitch qui se félicite du retour de la pensée russe à la véritable philosophie tout en déplorant les « manières slavophilisantes » (slavânofil’stvuûŝie zamaški) qu’il y décèle : la pensée slavophile demeure pour cet occidentaliste « un courant radicalement anti-scientifique ». La seconde moitié des années 1870 résonne pour lui comme un écho des années 1850 : alors que Vladimir Solovev et Alexandre Stankevitch s’affrontent dans les colonnes de Pravoslavnoe obozrenie et Vestnik Evropy, Boris Nikolaevitch ferraille aux côtés de Guérié pour riposter au livre du prince Vassiltchikov paru en 1876 sous le titre La Propriété foncière et l’agriculture en Russie et dans les autres États d’Europe (Zemlevladenie i zemledelie v Rossii i drugih evropejskih gosudarstvah). Tel est le contexte intellectuel dans lequel Boris Tchitchérine écrit La Science et la religion, qu’il dédie à Alexandre Stankevitch.

Toutefois, il ne s’agit pas là d’un ouvrage de circonstance. La chaire de droit constitutionnel de l’université de Moscou, puis l’intense activité déployée au sein du zemstvo de Tambov ont jusque-là orienté les travaux de Boris Tchitchérine vers la science politique, même si cette dernière est pour lui indissociable de la philosophie. La Science et la religion marque le retour de Tchitchérine à la métaphysique, clé de voûte d’un système philosophique qui sert de fondement au combat qu’il mène ensuite sans désemparer contre le socialisme (Sobstvennost’ i gosudarstvo, 1882-1883) et le positivisme (Položitel’naâ filosofiâ i edinstvo nauki, 1892).

Dans l’introduction à La Science et la religion, Tchitchérine constate que la religion et la science sont perçues comme plus éloignées que jamais. La guerre fait rage entre les tenants de l’une et de l’autre, la religion étant renvoyée à un passé irrémédiablement révolu, tandis que la science est portée au pinacle de l’avenir. Pourtant, précise d’emblée Tchitchérine, il existe « une position médiane qui prend acte de l’indépendance des deux principes, mais cherche à les accorder[20] ». Fondant sa pensée sur la dialectique hegelienne, Tchitchérine aboutit à un système universaliste où se résout la contradiction entre science et religion dans une synthèse qui les dépasse sans les détruire.

La rupture entre la science et la religion constitue la caractéristique de certains moments du développement. Elle est due parfois à l’insuffisance de la science, parfois à l’imperfection de la religion. Mais le but final du développement est l’union supérieure des deux domaines, la synthèse finale de l’ensemble du monde spirituel[21].

Ainsi, le conflit aigu entre science et religion correspond à un moment précis de l’histoire de l’humanité. Cette dernière fait l’objet de la troisième partie de l’ouvrage que Tchitchérine conclut par un chapitre consacré aux « lois du développement de l’humanité » qu’il présente sous forme de tableau : le développement de l’humanité va de l’unité originelle à l’unité finale en passant par la dualité, dans un mouvement où alternent périodes de synthèse et périodes d’analyse. Les premières sont marquées par la domination de la religion ; les secondes, caractérisées par le progrès de la philosophie, constituent le passage d’une synthèse à l’autre.

La première période de synthèse (ou période d’unité originelle) voit le développement des religions naturalistes où Dieu se révèle dans la nature en tant que Force. Lui succède la première période d’analyse marquée par le développement de la philosophie grecque. La deuxième période de synthèse (ou période de la dualité) est celle du christianisme ; Dieu se révèle dans le monde moral, en tant que Verbe. Lui succède une deuxième période d’analyse, celle de la philosophie des temps modernes. La fin du xixe siècle voit la fin du réalisme auquel succédera l’universalisme. Ce dernier marquera le passage vers la dernière période de synthèse où Dieu se révélera dans l’histoire en tant qu’Esprit, ce qui constituera l’accomplissement de l’histoire de l’humanité. Ainsi, « Dieu est le début, le milieu et la fin de l’histoire, de même qu’Il est le début, le milieu et la fin de tout ce qui est[22]. »

La dernière phrase des Mémoires de Tchitchérine est un témoignage poignant de ce retour du penseur, mais aussi de l’homme, à la religion :

Nous qui avons vieilli dans l’agitation et les troubles, il ne nous reste qu’à attendre patiemment, avec la foi en un avenir meilleur, la minute tant désirée où, en remettant son âme lasse à son créateur, l’homme peut dire de tout son cœur : « Laisse aujourd’hui aller ton serviteur. »[23]

C’est à la lumière de ce parcours à la fois spirituel et intellectuel qu’il convient d’examiner la conception que le penseur politique a du rapport entre religion et politique.

Religion et politique chez le penseur politique

Le refus de l’instrumentalisation du religieux par le politique.

Ce refus est particulièrement frappant en ce qui concerne la « question d’Orient ». La présence de diplomates dans la famille de Boris Nikolaevitch, en particulier celle de son frère Vassili, d’un an son cadet, qui entre à l’université en même temps que lui et embrasse la carrière diplomatique dès 1849, l’a assurément accoutumé à une évaluation froide des rapports de force comme à une analyse dépassionnée des questions de politique étrangère. Sa propre formation de juriste conforte cette démarche. Enfin, l’aversion marquée de Tchitchérine pour le courant slavophile contribue aussi très certainement à cette approche. Cette dernière est précoce, puisqu’elle caractérise le tout premier article de Boris Tchitchérine, La Question d’Orient du point de vue russe, écrit en 1855 alors que Nicolas Ier est encore vivant. Ce texte qui circule sous le manteau se caractérise par une grande virulence ; Tchitchérine lui-même en est bien conscient, qui reconnaît dans ses Mémoires que l’accession au trône d’Alexandre II rend inopportun un ton aussi violent[24].

Prenant acte de la situation désastreuse de la Russie sur les plans militaire et diplomatique, Tchitchérine s’inscrit dans ce qui deviendra la tonalité générale des textes publiés dans les Voix de Russie pour appeler à une prise de conscience, à un retour au « parler vrai » et à un regard lucide sur la situation. Et le premier mensonge qu’il dénonce est la propagande officielle qui assimile la guerre de Crimée à une croisade contre l’infidèle :

Il est temps d’avoir conscience de notre véritable situation, non pas à travers le prisme fantasmagorique des articles officiels, mais en la considérant telle qu’elle est réellement. Nous devons enfin nous demander sincèrement, en toute honnêteté, pourquoi nous en sommes arrivés à cette situation. Quel est le sens de cette guerre ? Il faut avant tout écarter l’idée que cette guerre est sainte. Le gouvernement s’est efforcé de persuader le peuple qu’il prenait la défense des droits de nos coreligionnaires et des églises chrétiennes.

Les défenseurs de l’orthodoxie et de l’esprit national slave ont brandi cette bannière avec joie en prêchant la croisade contre les musulmans. Mais le temps des croisades est révolu : à notre époque, nul ne se dresse pour défendre le Saint-Sépulcre, nul ne considère les musulmans comme les ennemis héréditaires des chrétiens.

Les clés du temple de Bethléem ne sont qu’un prétexte pour atteindre des objectifs politiques. Les intérêts de l’État, la liberté civile et politique, voilà de quoi il est question aujourd’hui ; l’union des chrétiens et des mahométans fait depuis longtemps partie du quotidien[25].

La Russie, comme tout État, cherche à étendre son influence sur la scène internationale, et elle poursuit depuis longtemps un objectif légitime, mais strictement politique : étendre sa domination en Orient. La prétendue défense des intérêts des chrétiens en Orient n’est qu’un prétexte pour s’ingérer dans les affaires intérieures de la Sublime Porte.

En dehors d’un article insignifiant de la paix de Kutchuk-Kaïnardji que nous n’avons jamais utilisé, même si nous avons tenté à notre époque d’en tirer tout ce qui n’y a jamais figuré, nous n’avons jamais inscrit aucune disposition dans nos traités pour défendre les droits de nos coreligionnaires. Nous avions pour tout objectif, dans nos relations avec la Porte, d’étendre notre domination et notre influence ; l’unité religieuse avec les sujets de la Turquie est pour cela le meilleur outil. Pendant un siècle, nous avons enlevé à la Turquie province sur province et nous avons établi notre protectorat sur des régions qui étaient siennes ; nous en sommes venus aujourd’hui à exiger que les droits des chrétiens soient garantis pour disposer en permanence de la possibilité d’intervenir dans les affaires intérieures turques en faisant peser sur ce pays une menace constante.

Cette algarade si pleine d’altruisme masque bien d’autres desseins ; nous ne sommes pas les chevaliers de la Chrétienté, ni les défenseurs zélés de la liberté, nous voulons simplement tenir les Turcs en dépendance constante et acquérir en Orient une influence prépondérante. Le but de cette guerre est donc purement politique ; il s’agit d’étendre la domination russe en Orient, c’est un but juste et légitime[26].

Or, en utilisant l’argument de la défense des chrétiens, la Russie se discrédite, commettant ainsi une lourde erreur. En effet, comment peut-elle songer à se présenter comme un champion de la liberté, alors que l’ensemble de son système politique repose sur l’oppression ? Non seulement elle ne trompe personne, mais elle éloigne d’elle des peuples qui pourraient être tentés de rechercher son soutien. On trouve ici déjà ici l’analyse libérale de la situation internationale que Tchitchérine développe sur un ton plus mesuré quelques mois plus tard dans La Sainte Alliance et la politique autrichienne.

Comment irions-nous libérer les opprimés en Turquie, quand dans notre propre pays toute l’organisation de la société repose sur le principe de l’oppression, quand notre Pologne souffre sous un joug qui lui est odieux ?… Non, nous n’avons jamais été libéraux en Turquie, bien au contraire, nous avons toujours été les adversaires de toutes les réformes conduites par le Sultan de Turquie ces temps derniers.

Tandis que les puissances occidentales soutenaient ces réformes de toutes leurs forces et incitaient le Sultan à de nouvelles transformations, nous voyions dans ces dernières la contamination de l’esprit du libéralisme occidental ; nous avons révélé au gouvernement turc tous les complots qui espéraient notre concours, nous lui avons livré ceux que nous proclamons maintenant combattants de l’Église chrétienne, et qui s’étaient soulevés avec raison pour défendre ses droits[27].

L’Europe entière marche sur nous et nous sommes seuls, sans aucun espoir de trouver des alliés. […] Les Slaves, que d’aucuns désignent comme nos alliés naturels, ne nous suivront pas, par crainte de subir un despotisme plus rude encore et beaucoup plus durable que celui auquel ils sont soumis maintenant[28].

Enfin, cette propagande est nuisible car elle finit par brouiller la vue des gouvernants eux-mêmes, en les poussant à un aventurisme contraire aux intérêts nationaux de la Russie parce qu’oublieux des règles élémentaires de l’art politique :

Tout État doit se préoccuper de la place qu’il occupe et de l’influence qu’il exerce sur les autres puissances. Mais l’art politique consiste à atteindre ce but avec le minimum de sacrifices ; il faut savoir choisir le moment, le lieu et les moyens.

Une politique intelligente peut parfois recourir à la ruse et à la violence, mais jamais elle ne formule des exigences que l’État n’est pas en mesure de soutenir[29].

Quelque vingt années plus tard, la même logique conduit Tchitchérine à critiquer l’instrumentalisation du Comité slave de Moscou par le gouvernement russe qui se trouve « entraîné dans la guerre, sans savoir lui-même ce qu’il veut et quel est son objectif[30] ». Il dénonce avec virulence « les patriotes divers qui hurlent qu’il faut ériger la croix sur Sainte-Sophie[31] ». Enfin, il condamne le traité de San Stéfano « qui ne pouvait convenir qu’aux prêcheurs de la croisade contre la Turquie[32] ». Selon lui, loin d’attaquer militairement la Turquie, la Russie devait aider à l’évolution intérieure des peuples soumis à la Sublime Porte jusqu’à ce que « ce corps débile s’écroule, faisant place à des éléments plus jeunes[33] ». Au lieu de cela, « à la place de la Turquie en ruines [la Russie] a vu surgir des voisins bien plus puissants et dangereux, l’Autriche et l’Angleterre, qui ont pris fermement pied dans les possessions turques[34] ».

La liberté de conscience, revendication de toute une vie.

Si Boris Tchitchérine condamne l’instrumentalisation du religieux par le politique, il est d’emblée un ardent partisan de la liberté de conscience. Lorsqu’il s’écrie en juin 1855 « C’est dans le libéralisme qu’est tout l’avenir de la Russie[35] », il fait justement de l’instauration de la liberté de conscience la toute première des sept mesures du programme politique libéral qu’il préconise. Elle précède même l’abolition du servage, qui vient immédiatement après : Boris Tchitchérine voit en effet dans la liberté de conscience la pierre angulaire du libéralisme. Alors même que Tchitchérine est traditionnellement défini comme « tenant de l’État » (gosudarstvennik) et que certains voient en lui davantage un conservateur qu’un libéral, on mesure ici son attachement à ce qu’il nomme lui-même « l’individualisme » comme valeur fondamentale du libéralisme. C’est parce que la conscience est essentiellement constitutive de l’individu que la liberté de conscience est la mesure première de tout programme libéral. Là encore, la violence et la contrainte sont politiquement contre-productives :

La liberté de conscience. C’est le premier et le plus sacré des droits du citoyen, car si le pouvoir s’immisce même dans la conscience, que restera-t-il donc pour lui d’inviolable ? […] La loi n’a ici aucun pouvoir. Elle ne peut contraindre quelqu’un à adopter telle ou telle confession, elle ne peut avoir pour effet que l’hypocrisie, et non un culte sincère. Par la contrainte, elle parvient seulement à transformer des citoyens paisibles, qui remplissent rigoureusement leurs obligations publiques, en ennemis dont elle aura blessé les sentiments les plus intimes ; c’est à n’en pas douter aussi néfaste pour l’État qu’inutile pour la religion[36].

Constatant que la liberté de conscience n’existe pas dans les faits en Russie, Tchitchérine demande notamment la fin des persécutions contre les vieux-croyants, contre les orthodoxes qui choisissent d’embrasser une autre religion, et contre les juifs. À ce propos il ajoute : « La liberté de conscience est un droit dont aucun sujet de l’Empire russe ne doit être exclu ; nul ne doit pâtir pour ses convictions religieuses[37].

Dans La Représentation nationale, Tchitchérine revient sur cette question à ses yeux fondamentale :

La liberté spirituelle se manifeste avant tout dans la liberté de conscience. C’est un droit essentiel de l’homme, indépendamment de ses rapports civils. La foi est affaire de conviction intérieure, la loi religieuse ne s’impose qu’à ceux qui l’adoptent volontairement. La liberté de conscience est la plus belle conquête de l’humanité des temps modernes. Elle implique la liberté de culte, c’est-à-dire le droit d’adorer Dieu selon les rites de l’Église à laquelle on appartient[38].

Malgré les polémiques qui l’opposent à Vladimir Solovev, Boris Tchitchérine est aux côtés de ce dernier dans le combat pour la liberté de conscience. L’article qu’il rédige en 1899 sous le titre « La question juive et la question polonaise » pour répondre à deux lettres ouvertes de N. Rennenkampf parues dans le Kievlianin en est une preuve éclatante. La conclusion de ce texte est imprégnée des conceptions philosophiques que Tchitchérine a développées dans La Science et la religion :

Nous n’avons pas perdu la foi dans l’avenir du peuple russe et nous croyons fermement que le soleil de la justice se lèvera sur la terre russe, il se lèvera pour les juifs, pour les Polonais, pour les stundistes et pour les doukhobors. Nous sommes, vous et moi, trop vieux pour le voir, mais cela sera. Les grandes réformes d’Alexandre II en sont le gage, elles qui, en transformant notre patrie, l’ont fait avancer sur une voie nouvelle. Cette voie, la force des choses impose de la suivre[39].

Malheureusement, ce texte ne peut être publié qu’à Berlin ; écrit quarante-quatre ans plus tôt, l’article intitulé « Les problèmes actuels de la réalité russe » avait été édité à Londres par Herzen. Le simple rapprochement de ces deux dates dit toute l’âpreté de la question de la liberté de conscience en Russie. On peut supposer que la surveillance dont Vassili Nikolaevitch et sa femme, née baronne Meyendorf, firent l’objet dans la province de Tambov durant la seconde moitié des années 1870 ne laissa pas Tchitchérine indifférent, même si celui-ci ne partageait pas l’évolution spirituelle de son frère vers le piétisme : Boris Nikolaevitch écrit à ce propos dans ses Mémoires que son frère et lui étaient à ce moment-là « en désaccord sur de nombreuses choses[40] ».

L’Église et l’État

Le gosudartsvennik qu’est Boris Tchitchérine voit dans l’État « l’union suprême qui, appelée à réunir l’ensemble de la vie humaine, unit en elle-même toutes les fins de l’homme[41] ».

L’Église, ainsi que la société civile (définie comme « l’ensemble des rapports appartenant à la sphère privée et déterminés par le droit privé[42] »), constituent deux autres unions. Toutes les deux s’opposent à l’État en ce qu’elles sont libres alors que l’État est une union contraignante, mais elles expriment des principes оpposés. La société civile exprime l’intérêt particulier et réalise le principe du droit, elle relève du principe de liberté ; l’Église exprime l’intérêt général et réalise le principe moral, elle relève du principe d’ordre. L’État « soumet ces deux unions opposées au même but public et établit l’harmonie dans la vie humaine[43] ».

De ce système découlent les positions du penseur politique sur les rapports entre Église et État. Si, à l’origine, tous les éléments de la nature humaine étaient confondus, le progrès historique, qui n’est autre que le développement du principe de liberté, entraîne leur progressive détermination par la chaîne infinie du développement des contradictions puis de leur résolution par la synthèse. Le principe religieux domine donc les premiers temps de l’histoire de l’humanité, où « le droit est confondu à la fois avec la morale et avec la religion[44] ». Ce n’est que progressivement que ces différentes sphères deviennent indépendantes les unes des autres. Aussi, le développement du droit va-t-il de pair avec le développement de la liberté.

L’intrusion du religieux dans le politique relève, pour Tchitchérine, de la confusion de catégories logiques et philosophiques. Le penseur la condamne pour les mêmes raisons que celles qui lui font dénoncer le socialisme. Les socialistes sont dans l’erreur car ils pèchent contre la logique en confondant droit et morale ; le même achoppement fonde la polémique qui oppose Vladimir Solovev à Boris Tchitchérine sur cette question.

L’enrôlement de la religion et de l’Église au service du politique entraîne inévitablement l’intolérance et l’extrémisme, voire le fanatisme. En politique, le principe d’ordre est incarné par le parti conservateur, le principe de liberté par le parti progressif. Chacun de ces deux partis a son extrémisme : réaction pour le parti conservateur, radicalisme pour le parti progressif. On ne s’étonne donc pas de voir Boris Tchitchérine renvoyer dos à dos « partis réactionnaires » et « partis radicaux » qui entraînent l’Église dans la sphère politique, que ce soit pour s’appuyer sur la religion ou s’en servir comme repoussoir. Pour Boris Tchitchérine, l’influence de la religion et de l’Église, hautement souhaitable, ne doit pas quitter la sphère morale. Relevant du principe d’ordre, la religion est le plus souvent mobilisée par les partis « réactionnaires » qui « en appellent aux instincts aveugles des masses dans lesquels ils cherchent un outil contre les aspirations à la liberté[45] ». Quant aux radicaux, « au nom de la liberté et du progrès, ils s’insurgent contre toutes les grandes institutions sur lesquelles reposent les sociétés, sans ménager ni les sentiments humains, ni les principes essentiels que peuvent masquer des déformations temporaires[46] ». Alors même qu’il en appelle aux masses, le radicalisme « les repousse par son intolérante incrédulité et les jette dans les bras de la réaction[47] ».

Il ne fait aucun doute que la religion et l’Église, parce qu’elles développent et qu’elles sanctifient les principes moraux de la vie humaine, ont une très grande influence sur la vie politique ; mais cette influence doit demeurer purement morale. En agissant sur l’âme, la religion contient la libre volonté et inculque à l’homme un sentiment de respect pour les exigences supérieures du pouvoir et de l’ordre. Aussi la religion doit-elle être considérée au sein de la société et l’Église doit-elle bénéficier de la protection qui lui est due de la part de l’État. C’est en cela que consiste la tâche essentielle du parti conservateur qui prêche le respect des grands fondements de la vie publique. Mais entraîner la religion dans la politique, l’impliquer dans la lutte des partis, l’exposer aux attaques et à l’hostilité revient à corrompre son caractère élevé, à faire d’elle l’instrument d’objectifs politiques, à précipiter des principes éternels dans le mouvement changeant des besoins du temps. C’est néfaste pour la politique elle-même. Un parti qui donne une coloration religieuse à ses opinions politiques verse inéluctablement dans l’intolérance. Il voit dans ses adversaires des ennemis de ce qu’ils vénèrent, des ennemis qu’il faut absolument faire disparaître, par des moyens non pas religieux, mais politiques. Il élève ses propres principes au rang de vérités sacrées et éternelles, dont il ne faut pas s’écarter d’un seul pas. Cela rend impossibles les compromis et les concessions qui sont la condition indispensable de toute action politique. En conséquence, la lutte s’envenime jusqu’à la fureur. Quand les passions religieuses entrent dans la sphère politique, elles constituent toujours un obstacle majeur au juste progrès de la liberté. Elles renferment une des plus graves menaces pour les institutions représentatives. C’est pourquoi le parti progressif qui défend la liberté s’attache à séparer rigoureusement la sphère religieuse de la sphère civile et rend un service éminent à l’État[48].

La liberté de conscience et donc la liberté de culte doivent être impérativement respectées par l’État ; toutefois, l’Église et la société civile, parce qu’elles n’embrassent chacune qu’une sphère de la vie humaine, sont subordonnées à l’État dans toutes leurs relations extérieures. C’est à l’État que revient la tâche d’assurer, là encore, l’harmonie entre principe d’ordre et principe de liberté, dans une permanente recherche d’équilibre. Aussi doit-il légitimement ne pas tolérer une religion « incompatible avec les fondements de la société » et « châtier les délits civils commis au nom de la religion », tout en garantissant la tolérance religieuse au nom de l’ordre civil, dont les principes relèvent de la liberté et non du dogme. En effet, la religion, « en tant qu’expression d’une vérité éternelle est un principe immobile et invariant » quand l’ordre civil « au contraire varie avec le cours de la vie[49] ».

Si l’on ne peut nier à l’État le droit de ne pas tolérer en son sein des confessions incompatibles avec l’ordre moral qui règne en lui, l’intolérance est en général le signe de la médiocrité du degré de conscience de la société. […] L’ordre civil a ses fondements propres, qui sont indépendants de la foi ; l’esprit public qui les soutient n’est pas religieux, c’est un esprit laïc. L’amour de la patrie, le sens du droit, l’attachement à l’ordre légal, le respect du pouvoir peuvent exister et existent indépendamment de telle ou telle confession. […] L’établissement et le développement de l’ordre civil est affaire non de dogme, mais de pensée et de liberté. Plus cet ordre est inféodé à la religion, plus il perd le caractère libre, progressif, changeant, humain qui lui appartient en propre. À l’inverse, plus le principe de liberté y est reconnu, plus il devient indépendant de la domination d’une confession exclusive, plus il admet le libre choix de la foi et le libre établissement des Églises[50].

On comprend pourquoi Tchitchérine juge nécessaire, dans ses Mémoires, de passer par une période d’incrédulité pour distinguer cette dernière de l’immoralité : même si les principes moraux défendus par la religion rejoignent bien souvent ceux de la morale laïque, cette dernière est étrangère au dogme. Liée à l’ordre civil, la morale laïque relève du mouvement et de la liberté, tandis que le dogme relève de l’ordre et de l’immuable. Or, « pour l’État, ce sont les exigences morales générales, celles que reconnaissent plus ou moins toutes les religions, qui ont de l’importance, non leur formulation dans un dogme[51] ».

Enfin, l’esprit laïque qui sous-tend l’ordre civil explique pourquoi Tchitchérine conçoit l’école comme une « institution publique » (obŝestvennoe učreždenie)[52]. Lieu de formation des citoyens, l’école doit être soustraite à l’influence des partis politiques comme de l’Église et la responsabilité en incombe à l’État. Chantre de la non-intervention de l’État dans le domaine économique, Tchitchérine récuse l’entreprise privée en matière d’enseignement :

Seul l’État dispose des moyens suffisants pour instaurer le système général indispensable en matière d’éducation nationale. Lui seul peut conférer à la fonction d’enseignant la distinction et la stabilité nécessaires pour attirer vers elle la fine fleur des forces intellectuelles du pays[53].

Si l’on ne peut négliger, pour l’instruction primaire, le complément utile que constituent les écoles privées, celles-ci doivent impérativement être placées sous le contrôle de l’État. En l’occurrence, « le principe déterminant n’est pas la liberté d’enseignement, mais le bien public. Le principe de liberté est applicable aux individus, pas aux institutions[54] ».

C’est pourquoi l’on ne saurait « se réclamer de la liberté d’enseignement concernant les écoles instaurées par le clergé ». Celui-ci voit son action « déterminée non par la liberté civile, mais par les lois de l’Église[55] ». Or :

L’enseignement des sciences profanes ne constitue absolument pas le but immédiat de l’Église. La science est aussi indépendante de la foi que le droit civil l’est du droit canon et le pouvoir temporel de celui de l’Église. Lorsque le clergé ouvre des écoles profanes, l’action de l’Église touche aussi la sphère civile[56].

Il en va des écoles religieuses comme des écoles privées non confessionnelles : elles peuvent être utiles dans l’enseignement primaire, mais la liberté d’enseignement doit en l’occurrence être bornée. Seul l’État peut juger du degré d’influence que l’on peut accorder au clergé en la matière : « en tant qu’union investie du pouvoir suprême, lui seul peut contenir les autres unions dans les limites nécessaires[57] ».

Conclusion

Tout l’intérêt de la conception tchitchérinienne des rapports entre Église et État réside dans le fait que son auteur est russe, croyant et viscéralement attaché à la Russie : citoyen de l’Europe dont il parlait la plupart des langues, entretenant des relations suivies avec l’élite intellectuelle et politique du continent, Boris Tchitchérine n’a pas émigré. Même lorsque la vie publique lui est devenue impossible, à la fin des années 1860 comme après mai 1883, il est resté vivre en Russie, retranché dans son domaine de Karaoul près de Tambov.

Ardent partisan de la liberté de conscience, favorable à l’influence morale de l’Église sur la société, mais farouchement hostile à la confusion du politique et du religieux comme à l’emprise de l’Église sur l’État, le penseur politique développe une pensée qui n’est pas sans rapport avec ce que l’on pourrait appeler une conscience laïque. Dans la Russie de son temps, sur cette question comme sur bien d’autres, il est isolé. Dans la Russie d’aujourd’hui, sa pensée peut contribuer utilement à la réflexion.

En effet, quand le juriste constate avec regret combien le choix de Byzance a tenu longtemps la Russie éloignée du droit romain et déplore l’indigence de la conscience juridique en Russie, quand le philosophe pense que l’Église n’est fractionnée en unions diverses qu’en raison de l’imperfection de l’homme et du degré d’avancement du progrès historique, l’homme demeure orthodoxe : l’attachement à une conception universaliste de l’histoire se conjugue chez lui à la fidélité à la tradition russe. Cette position, parce qu’elle est celle d’un « patriote russe », mérite d’être redécouverte et explorée, notamment en Russie, même si le pays prête aujourd’hui plus volontiers l’oreille à un autre discours.

Enfin, le système philosophique que Tchitchérine défend pied à pied durant les vingt dernières années de sa vie où il mène une existence retirée à Karaoul, contribue certainement à l’isoler aussi au niveau européen. Par ailleurs, les considérations sociales qui découlent de son libéralisme économique intransigeant, conduisent parfois à le ranger sous la bannière d’un conservatisme étroit. Un siècle plus tard, il est temps de reconsidérer l’ensemble de sa démarche pour examiner ce que cette « voix de Russie », ce « penseur politique d’envergure européenne[58] » peut apporter aujourd’hui à une Europe constamment soumise par l’air du temps à la tentation d’instrumentaliser cultes et religion dans sa vie politique.


[1] Voir, notamment, parmi les plus récentes : Marlen Larûel’Sostavitel’, Russkij nacionalizm v političeskom prostranstve [Le Nationalisme russe dans l’espace politique], Moscou, Franko-Rossijskij centr gumanitarnyh i obŝestvennyh nauk, 2007 ; Marlen Larûel’Sostavitel’, Russkij nacionalizm [Le Nationalisme russe], Moscou, Novoe literaturnoe obozrenie, 2008. Marlène Laruelle, Le Nouveau Nationalisme russe, Paris, L’œuvre éditions, 2010.

[2] Marlène Laruelle, Le Nouveau Nationalisme russe, op. cit., p. 19.

[3Ibid., p. 21.

[4] Propos recueillis par Marie Jégo, « L’“opposant personnel” de Poutine », Le Monde, 27 janvier 2011, p. 3.

[5] Voir, notamment : Henri Duquenne, « “Globalisation” et “antiglobalisation” chez les communistes russes », dans Sylvie Martin (dir.) Circulation des concepts entre Occident et Russie [en ligne], Lyon, ENS-LSH, mis en ligne le 10 décembre 2008, http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr ; Kathy Rousselet, « La liberté de conscience en Russie : du transfert d’un concept au conflit de normes », dans Sylvie Martin (dir.) Circulation des concepts entre Occident et Russie [en ligne], Lyon, ENS-LSH, mis en ligne le 10 décembre 2008, http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article147.

[6] « B. N Čičerin, Vospominaniâ » [« B. N. Tchitchérine, Mémoires »], dans B. N. Čičerin, Gody i vremâ, Irina édition de Antonovna Erohina, Tambov, Tambovskij gosudarstvennyj universitet, 2010, p. 23. (« Религиозный по натуре, исполняя обряды своей церкви, он никогда не прикреплялся к наружному богочестию. Религия представлялась ему не в виде узкой догмы или кодекса обязательных правил, а высшим освящением нравственного мира, залогом и предвозвестником будущей жизни. Он говорил, что чувству открывается многое, что недоступно разуму. Но чувство у него было широкое и терпимое; в нем не было ничего вероисповедного и еще менее сектантского. Отец одинаково обращался с религиозными и нерелигиозными людьми, понимая, что высшие вопросы бытия могут различно решаться внутренним разумением каждого. Поэтому он не старался влиять на детей в том или другом направлении. Давши им религиозное воспитание, в детском возрасте вверив их вполне попечению матери, он в более зрелых годах предоставил их руководству жизненного опыта и собственной совести, зная, что заложенных в них задатков достаточно для того, чтобы рано или поздно вывести их на истинный путь. »)

[7Ibid., p. 25.

[8Ibid.

[9] Boris Nikolaevič Čičerin, « Moskva sorokovyh godov » [« La Moscou des années 1840 »], dans Vospominaniâ B.N. Čičerina [Mémoires de B. N. Tchitchérine], častʹ vtoraâ, Russkoe obŝestvo 40-50-h godov XIX v. [deuxième partie, La Société russe des années 1840-1850], Moscou, izdatel’stvo Moskovskogo universiteta, 1991, p. 39-40. (« Я должен сказать о том весьма важном для моей внутренней жизни значении, которое имел для меня не в положительном а в отрицательном смысле слушанный в университете курс богословия. Очевидно, если требуется читать в университете богословие, то надобно устремить главное внимание на ученую критику и стараться показать, что она не в состоянии поколебать существенных основ христианства. Сделать это может только человек вполне просвещенный, знакомый с европейскою наукою и с философиею. Между тем читавшийся тогда в университете курс был самый сухой и рутинный, какой только можно представить. Всякое догматическое положение подкреплялось множеством текстов, после чего преподаватель замечал, что то же самое подтверждается и разумом, в доказательство чего приводилось несколько совершенно младенческих соображений, которые только вызывали опровержения. Самая личность профессора, университетского священника Петра Матвеевича Терновского, не внушала никакого сочувствия. […] Когда на экзамен опять приехал митрополит и меня, в числе некоторых других, вызвали вне очереди, я так хорошо отвечал на попавшийся мне весьма трудный билет, что Филарет мне сделал комплимент, а Терновский поставил мне 5 с крестом, дело в университете неслыханное. Но результатом этого изучения было то, что я внутри себя к каждому вопросу относился критически и скоро все мое религиозное здание разлетелось в прах; от моей младенческой веры не осталось ничего. »)

[10Ibid., p. 40. (« Знакомство с европейской литературой и в собенности с ученою критикой могло только подкрепить зародившийся во мне скептический взгляд. Одно уже чтение “Всемирной истории” Шлоссера показывало мне предмет совершенно в ином свете, нежели в каком я привык смотреть на него с детства. Еще больше я утвердился в своих убеждениях, когда прочел разбор библейских памятников Эвальда в его “Истории еврейского народа”, и на все это наложило окончательную печать чтение Штрауса. »)

[11Ibid. (« Передо мною открылось совершенно новое мировоззрение, в котором верховное начало бытия представлялось не в виде личного божества, извне управляющего созданным им миром, а виде внутреннего бесконечного духа, присущего вселенной. и хотя в своей философии истории Гегель признавал христианство высшею ступенью в развитии человечества, однако это меня не убеждало, и я отвергал подобное построение как непоследовательность. »)

[12Ibid., p. 40-41. (« Молодой человек, вступающий в университет, обыкновенно находится в этом положении. Здесь он в первый раз знакомится с наукой, которая имеет свои самостоятельные начала, которая ничего не принимает на веру и все подвергает строгой критике разума. Вместо господствующей в младенческие годы первобытной гармонии разума и веры перед ним открываются две противоположные области, между собою непримиренные. Оп вполне понимает, что религия не может иметь притязания на то, чтобы наука слепо ей подчинялась. Пример славянофилов показывал мне, к какому извращению научной истины ведет насильственное подчинение ее религии. Но наука с своей стороны, следуя собственным началам, развиваясь самостоятельно не указывала мне путей примирения. […] Мне предстоял выбор между двумя видами убеждений, религиозными и научными, и я со свойственною юношам решимостью и уверенностью в собственных силах сбросил с себя все свои вынесенные из младенческих лет верования, как устарелый балласт, и смело вступил на путь чисто научного познания, доводя отрицание до крайности, со всем пылом неофита. […] До чего доходила моя юношеская самонадеянность, можно видеть из памятного мне разговора с Магзигом. Однажды мы вместе с ним гуляли по Караульскому парку, который он разбивал. Вдруг среди разговора он остановился и сказал мне: “А знаете, Борис Николаевич, какая это высокая мысль: у меня есть покровитель!” Я немедленно отвечал ему: “Такая же высокая мысль: у меня нет покровителя, я стою на своих ногах и опираюсь только на себя.” »)

[13Ibid., p. 41-42. (« Боже мой! как скоро жизнь научает человека, что он сам по себе не более как прах, который может быть снесен всяким случайным дуновением ветра, и убеждает его, что одна только надежда на высокую помощь дает ему силы для совершения своего земного пути! Нельзя, однако, не сказать, что это сознание юной мощи имеет в себе что-то увлекательное. […] Человеку, по крайней мере нашего времени, естественно быть неверующим в молодости и снова сделаться верующим в зрелых летах. »)

[14] Boris Nikolaevič Čičerin, Vospominaniâ. Zemstvo i Moskovskaâ Duma [Mémoires. Le Zemstvo et la Douma de Moscou], Tambov, Izdatel’stvo Ûlis, 2007, p. 52. (« Я стоял у маленького гробика и не мог оторвать от него глаз; и теперь еще этот ангельский образ с печатью смерти на челе мелькает перед моим умственным взором. Мне казалось, что ушедший от нас младенец призван служить живою связью между небом и землею. Только этим я мог объяснить себе появление его на свет. »)

[15] Boris Nikolaevič Čičerin, Nauka i religiâ [La Science et la religion], Moscou, Tipo-litografiâ T-va I.N. Kušnerev i K°, 1901 (izdanie vtoroe), p. 174. (« В своем стремлении к Богу человек не остается вечно голодным; он получает духовную пищу. Источником этого удовлетворения служит внутренняя уверенность, что невидимое Существо, к которому он обращается мысленно, слышит его молитвы и оказывает ему помощь. В этом состоит сущность веры. »)

[16] Boris Nikolaevič Čičerin, Vospominaniâ. Zemstvo i Moskovskaâ Duma, op. cit., p. 297.

[17] Boris Nikolaevič Čičerin, Nauka i religiâ, op. cit., p. 176.

[18] Boris Nikolaevič Čičerin, « Moskva sorokovyh godov », art. cité, p. 41. (« Надобно пройти через период безверия, чтобы вполне понять, что может дать одна наука и чем нужно ее восполнить для удовлетворения высших потребностей человеческой природы. Только собственным внутренним опытом можно понять и смысл отступления от установленных догматов и правил; только этим путем можно выработать в себе истинную терпимость и приучиться не смешивать безверия с безнравственностью; наконец, только прошедши через отрицание, можно вполне сознательно возвратиться к религиозным началам и усвоить их с тою шириною понимания, которая совместить в себе требования разума и стремления веры. »)

[19] Boris Nikolaevič Čičerin, Vospominaniâ. Zemstvo i Moskovskaâ Duma, op. cit., p. 73.

[20] Boris Nikolaevič Čičerin, Nauka i religiâ, op. cit., p. v.

[21Ibid., p. xi. (« Разрыв между наукою и религией составляет принадлежность извеcтных ступеней развития; он происхоит иногда от недостаточни науки, иногда от несовершенства религии. Но окончательною целью развития представляется высшее объединение обеих областей, конечный синтез всего духовного мира. »)

[22Ibid., p. 451.

[23] Boris Nikolaevič Čičerin, Vospominaniâ. Zemstvo i Moskovskaâ Duma, op. cit., p. 303. (« Нам состарившимся среди волнений и смут, остается только с верою в лучшее будущее терпеливо ожидать той вожделенной минуты, когда, передавая творцу усталую душу, человек может от полноты сердца сказать: “Ныне отпущаеши раба твоего.” »)

[24] Boris Nikolaevič Čičerin, « Moskva sorokovyh godov », op. cit., p. 113.

[25] Boris Nikolaevič Čičerin, Vostočnyj vopros s russkoj točki zreniâ [La Question d’Orient du point de vue russe], Leipzig, Tipografiâ Bera i Germanna, 1861, p. 7. (« Пора сознать свое настоящее положение, не сквозь фантастическую призму официальных статей, а во всей его истинной наготе. […] Надобно-же наконец спросить себя искренно и правдиво, отчего мы пришли в такое положение. […] Какое значение этой войны? Прежде всего надо устранить мысль, что эта война священная. Правительство старалось уверить народ, что оно идет на защиту прав единоверцев и христианских церквей. / Защитники православия и славянской народности с радостью подняли это знамя и проповедовали крестовый поход против мусульман. Но век крестовых проходов прошел: в наше время никто не поднимается на защиту гроба Господня, никто не смотрит на мусульман, как на вечных врагов христианства. / Ключ Вифлиемвского храма, служит только предлогом для достижения целей политических. В наше время дело идет об интересах государственных, о свободе гражданской и политической, а союз христиан с магометанами давно уже вошел в область ежедневных явлений. »)

[26Ibid., p. 7-8. (« Кроме ничтожной статьи Кучук-Кайнарджийского мира, которым мы никогда не пользовались, хотя в настоящее время мы старались извлечь из него, все чего там и не было, мы никогда и ничего не постановляли в трактатах для защиты прав своих единоверцев. Вся наша цель в сношениях с Партою состояло в распространении нашего владычества и нашего влияния, и лучшим орудием служит для этого религиозное единство с поддаными Турции. – В продолжении целого века мы отрывали от нее провинцию за провинцией, мы установляли свой протекториат над ее областями, наконец, в настоящее время, мы потребовали обезпечения прав христианства для того, чтобы всегда иметь возможность вмешиваться во внутренние дела Турции и висеть над нею постоянною грозою. / Бескорыстная выходка служит личиною других замыслов; мы не рыцари Христианства, мы не ревнители свободы, мы просто хотим держать Турок в постоянной зависимости от нас и приобрести на Востоке преоблодающее влияние. Цель войны есть следственно чисто политическая – расширение русского владычества на Воcтоке, – цель справедливая и законная. »

[27Ibid., p. 7. (« Не ужели мы пойдем на освобождение угнетенных в Турции, тогда как у нас самих, вообще все общественное устройство основано на том же начале, тогда как наша Польша страдает под бременем ненавистного ей ига?… Нет, мы в Турции никогда не являлись либералами, напротив постоянно были противниками всех реформ, сделанных в последнее время Турецким Султаном. / В то время, как западные Державы поддерживали их всеми силами и побуждали Султанов к новым преобразованиям, мы эти преобразования считали зараженными духом западного либерализма; мы открывали турецкому правительству все заговоры, которые составлялись, в надежде на наше содействие; мы выдавали тех людей, которых объявляем теперь воинами христианской церкви, справедливо восстававших в защиту ее прав. »)

[28Ibid., p. 41. (« Вся Европа идет на нас а мы стоим одни, без всякой надежды найти где-либо союзников. […] Славяне-же на которых некоторые указывают, как на естественных союзников, не пойдут за нас из опасения подвергнуться худшему, и гораздо более безвыходному деспотизму, нежели тому, которому подчинены теперь. »)

[29Ibid., p. 8-9. (« Каждое государство должно заботиться о своем значении и о свем влиянии на другие державы. Но политическое искусство состоит в достижении этой цели, с возможно меньшими пожертвованиями, в выборе времени, места и средств. / Умная политика может иногда прибегать к хитростям и насилиям, но она никогда не предъявляет таких требований, которых Государство не в силах поддержать. »)

[30] Boris Nikolaevič Čičerin, Vospominaniâ. Zemstvo i Moskovskaâ Duma, op. cit., p. 67.

[31Ibid., p. 68.

[32Ibid., p. 71.

[33Ibid.

[34Ibid., p. 71-72.

[35] Boris Nikolaevič Čičerin, « Sovremennye zadači russkoj žizni », dans Golosa iz Rossii, p. 128-129.

[36Ibid., p. 129-131. (« Свобода совести. Это первое и священнейшее право гражданина, ибо если власть станет углубляться и в совесть, то что же останется для нее неприкосновенным? […] Закон не имеет здесь никакой власти. Он не может заставить человека веровать так, а не иначе; он может произвести только лицемерие, а не искренное поклонение. Принудительными действиями он достигает только того, что мирные граждане, строго исполняющие общественные обязанности, превращаются для него в врагов, оскорбляемых в самых заветных своих чувствах, а это без сомнения столь же вредно для государства, сколько бесполезно для религии. »)

[37Ibid. (« Свобода совести есть право из которого не должен быть исключен ни один поданный из русской империи; ни один не должен страдать за свои религиозные убежедения. »)

[38] Boris Nikolaevič Čičerin, O narodnom predstavitel’stve [La Représentation nationale], Moscou, Tipografiâ Gračeva i komp., 1866, p. 490. (« Духовная свобода проявялется прежде всего в свободе совести. Это – коренное право человека, независимо от его гражданских отношений. Вера – дело внутреннего убеждения; религиозный закон обязателен только для добровольно его принимающих. Свобода совести – лучшее из завоеваний нового человечества. Из нее вытекает свобода вероисповедания, то есть право поклоняться Богу по обрядам своей церкви. »)

[39] Boris Nikolaevič Čičerin, Pol’skij i evrejskij voprosy. Otvet na otkrytye pis’ma N. K. Rennenkampfa [La question polonaise et la question juive. Réponse aux lettres ouvertes de N. K. Rennenkampf], Berlin, Izdanie Gugo Ŝtejnic, 1901, p. 64. (« Вера в будущность русского народа в нас не иссякла и мы твердо уповаем, что взойдет солнце правды на русской земле, взойдет и для Евреев, и для Поляков, и для штундистов, и для духоборцев. Мы с вами стары и этого не увидим, но это непременно будет. Ручательством тому служат великие реформы Александра II, обновившие наше отечество и двинувшие его на новый путь. Силою вещей надобно по нему идти. »)

[40] Boris Nikolaevič Čičerin, Vospominaniâ. Zemstvo i Moskovskaâ Duma, op. cit., p. 45. Voir aussi à ce propos : Vladimir Aleksandrovič Popov, « Vasilij i Georgina Čičeriny » [« Vassili et Gueorguina Tchitchérine »], Tambovskij Al’manah, n° 8, Tambov, litfond Rossii, 2009, p. 240-253.

[41] Boris Nikolaevič Čičerin, Sobstvennost’ i gosudarstvo [La Propriété et l’État], t. I, Moscou, Tipografiâ Martynova, 1882, p. 194.

[42] Boris Nikolaevič Čičerin, Sobstvennost’ i gosudarstvo, t. II, Moscou, Tipografiâ Briskorn, 1883, p. 192.

[43Ibid., p. 194.

[44] Boris Nikolaevič Čičerin, Sobstvennost’ i gosudarstvo, t. I, op. cit., p. 87-88.

[45] Boris Nikolaevič Čičerin, O narodnom predstavitel’stve, op. cit., p. 470.

[46Ibid., p. 471.

[47Ibid.

[48Ibid., p. 470-471. (« Нет сомнения, что религия и церковь, развивая и освящая нравственные начала человеческой жизни, имеют огромное влияние на политический быт; но это влияние должно остаться чисто нравственным. Действуя на душу, религия воздерживает своеволие и внушает человеку уважение к высшим требованиям власти и порядка. Поэтому религия в обществе должна быть почитаема, и церковь должна пользовтаься надлежащей защитой государства. В этом состоит существенная задача охранительной партии, которая проповедует уважение к великим основам общественной жизни. Но втягивать религию в политику, вмешивать ее в борьбу партий, выставляет ее предметом нападков и неприязни, значит искажать возвышенный ее характер, делать ее орудием политических целей, низводить вечные начала в изменчивое движение временных потребностей. Это вредит и самой политике. Партия, дающая религиозный оттенок своим политическим мнениям, неизбежно становится нетерпимой. Она в своих противниках видит врагов святыни, которых надобно искоренять, притом не религиозными, а политическими средствами. Она собственные начала возводит на степень вечных, священных истин, от которых нельзя отступить ни на шаг. Тут невозможны сделки и уступки, составляющие необходимое условие всякой политической деятельности. Борьба, вследствие этого, разгорается до иступления. Религиозные страсти, введенные в политическую область, всегда составляют величайшее препятствие правильному развитию свободы. В них заключается одна из главных опасностей для представительных учреждений. Поэтому, прогрессивная партия, которая отстаивает свободу, старается строго отделить религиозную область от гражданской, оказывает существенную услугу государству. »)

[49] Boris Nikolaevič Čičerin, Kurs gosudarstvennoj nauki. Politika [Cours de science de l’État. Politique], Moscou, Tipo-litografiâ T-va Kušnereva, 1898, p. 44-45.

[50] Boris Nikolaevič Čičerin, O narodnom predstavitel’stve, op. cit., p. 492. (« Если у государства нельзя отрицать права не терпеть внутри себя вероисповеданий, несовместных с господствующим в нем нравственным порядком, то с другой стороны, нетерпимость вообще означает низкую степень общественного сознания. […] Гражданский порядок имеет свои собственные основы, независимые от веры; общественный дух, их поддерживающий – дух светский, а не религиозный. Любовь к отечеству, чувство права, привязанность к законному порядку, уважение к власти могут существовать и существуют независимо от того или другого вероисповедания. […] Установление и развитие гражданского порядка – дело не догмата, а мысли и свободы. Чем более этот порядок находится под владычеством религии, тем более он теряет свой собственный ему принадлежащий, человеческий, изменчивый. прогрессивный и свободный характер. Наоборот, чем более в нем признается начало свободы, тем более он становится независимым от господства исключительного вероисповедания, тем более он допускает в среде своей свободный выбор веры и свободное установление церквей. »)

[51Ibid.

[52Ibid., p. 495.

[53] Ibid., p. 496. (« Одно государство обладает достаточными средствами для установления общей системы учреждений, необходимой в деле народного образования. Оно одно может дать должности преподавателя надлежащую прочность и высоту, и тем самым притянуть к ней лучшие умственные силы страны. »)

[54Ibid., p. 497.

[55Ibid.

[56Ibid. (« Преподавание светских наук отнюдь не составляет непосредственной цели церкви. Наука точно так же независима от веры, как гражданское право от канонического и светская власть от церковной. Когда духовенство заводит светские школы, оно распространяет церковную деятельность и на гражданскую область. »)

[57Ibid., p. 498.

[58] V. D. Zor’kin, Iz istorii buržazno-liberal’noj političeskoj mysli Rossii vtoroj poloviny XIX-načala XX v. (B. N. Čičerin), Moscou, Izdatel’stvo Moskovskogo universiteta, 1975, p. 14.

 

Pour citer cet article

Sylvie Martin, «Religion et Église dans la pensée politique de B. N. Tchitchérine». In : Michel Niqueux (dir.)Religion et Nation : Des rapports du spirituel et du temporel dans la Russie des XIXe-XXIe s., ENS de Lyon, le 14 juin 2010. Lyon : ENS de Lyon, mis en ligne le 15 juillet 2011. URL : http://institut-est-ouest.ens-lyon.fr/spip.php?article355