Les sœurs russes de George Sand

Olga KAFANOVA

Institut du développement de l’éducation (Saint-Pétersbourg, Russie)
Département de philologie romane et germanique (université d’État de Tomsk, Russie)

Index matières

Mots clés : la prose féministe, la destruction du système patriarcal des valeurs.


Texte intégral

La littérature féministe, dont le critère principal est la revendication des droits des femmes, inclut en Russie l'œuvre d'écrivains des deux sexes. Toutefois les femmes ont bel et bien devancé les hommes de quelques années dans ce domaine.

En effet, la prose féministe créée par des femmes apparaît en Russie dans les années trente du XIXe siècle sous l'influence immédiate de l'œuvre de George Sand. Parmi les premiers adeptes de l'écrivaine française, on peut nommer Elena Gan, Maria Joukova, Evdokia Rostoptchina, un peu plus tard Avdotia Panaéva et Evguénia Salias de Tournémir. C'est dans le contexte de l'influence sandienne que les contemporains russes de ces femmes recevaient les sujets, les motifs, les collisions d'amour de leurs œuvres. On y trouve des parallèles directs avec George Sand. Parfois on nomme même ces femmes auteurs russes « les george-sandistes ». Ce sont elles qu'on peut nommer les « sœurs russes » de George Sand.

D'une manière générale, la découverte des romans de Sand dans la Russie du XIXe siècle s'étale sur trois époques essentiellement différentes : celle des années trente où s'épanouit le romantisme russe ; puis les années quarante quand apparaît « l'école naturelle », c'est-à-dire le premier réalisme russe ; enfin les années soixante, la période de la division des intellectuels russes et de la lutte idéologique et esthétique impitoyable entre les littérateurs libéraux et démocrates[1]. À chacune de ces époques correspond une tendance différente dans la perception de l'œuvre de George Sand.

Dans les années trente ce fut la discussion sur l'amour et la révision de la conception du mariage indissoluble. On identifiait les héroïnes des premiers romans sandiens (Indiana et Valentine) avec George Sand elle-même, qu'on percevait dans une perspective féminine et féministe. Dès l'origine, dans la critique russe se développa un discours misogyne et dépréciatif envers l'auteur-femme. Les reproches d'immoralité étaient permanents et habituels. L'antiféminisme était le facteur essentiel du premier accueil des œuvres de George Sand en Russie. Nous nous bornons essentiellement à la caractérisation de la première étape.

La révolution dans les notions de l'amour, du mariage, de « la femme vertueuse » et de « la femme déchue » que George Sand produisit dans ses romans indisposa contre elle, dans les années trente, publicistes et journalistes d'orientations esthétiques différentes. F. Boulgarine et O. Senkovski, P. Plétnev et le jeune V. Bélinski s'unissaient contre le féminisme et contre George Sand, son idéologue. La destruction du système patriarcal des valeurs était inacceptable pour la plupart des littérateurs russes de l'époque, parce qu'ils se trouvaient sous l'influence profonde de la philosophie idéaliste allemande, et surtout d'Hegel. La France et la littérature française provoquaient l'animosité de la société russe à cette époque, ce qui était, d'une part, la conséquence de la guerre contre Napoléon, et qui s'expliquait, d'autre part, par l'aversion pour « l'école frénétique ». Parmi les représentants de cette dernière, on rangeait le jeune Balzac, Jules Janin, George Sand et d'autres, – c'est-à-dire les écrivains qui exprimaient toutes les variations de la notion d'« odieux » dans les domaines de l'esthétique ou bien de la morale. La destruction de « la sainteté » du mariage qui découlait logiquement du pathétique des premiers romans sandiens semblait à la plupart des critiques russes immorale, donc « odieuse ».

Le plus grand rôle dans la formation de l'image négative de Sand et de toute son œuvre romanesque a été joué par le journaliste et romancier Ossip Sienkovski, rédacteur de la revue « Bibliothèque de lecture » (« Biblioteka dlja čtenija »). Le leitmotiv principal de ses critiques à propos de George Sand était qu'il s'agissait d'une personne moralement infirme. La vraie raison de ces reproches résidait dans une aversion profonde pour la femme infidèle à son mari (Indiana, Valentine, Fernande). C'était ce personnage marginal qui provoquait l'hostilité unanime des critiques littéraires masculins et, au contraire, la sympathie profonde, mais cachée, des femmes de lettres russes.

Dans les années trente se développa dans la critique russe (masculine essentiellement) un discours misogyne et dépréciatif envers l'auteur-femme. Les reproches d'immoralisme étaient permanents et habituels. Les femmes de lettres telles que E.A. Gan (1814-1842), M. S. Joukova (1805-1855), Evdokia Petrovna Rostoptchina (1805-1855) sont les premières à exprimer les exigences morales et spirituelles de leurs contemporaines.

On a désigné Elena A. Gan, qui écrivait sous le pseudonyme « Zénéida R-va », comme « la première féministe russe » et « une George Sand russe[2] ». Gan a vécu une vie courte, pleine de souffrances à cause d'un mariage prématuré, de la misère et de la solitude morale. Rappelons donc ici que ses deux nouvelles « exotiques » Djellalédine et Outballa furent traduites dès le dix-neuvième siècle en allemand et français, et qu'elles furent publiées en Allemagne dans le même volume que les œuvres de Pouchkine[3]. Oubliées ensuite, elles attirent désormais de nouveau l'attention des chercheurs, grâce au développement des « gender studies » dans le champ littéraire. L'œuvre d'Elena Gan (ainsi que de celles de Joukova et de Rostoptchina ) a attiré l'attention d'abord des slavistes américains et européens et plus tard des critiques littéraires russes[4].

Gan a écrit plus d'une dizaine de nouvelles dans lesquelles, en ayant recours à des éléments et des procédés propres au genre de la confession, elle montrait le conflit entre le rêve d'un amour idéal et d'une haute prédestination de la femme, et une réalité prosaïque grossière. Dans ses nouvelles « Idéal » (1837), « Le jugement du monde » (1840), elle parle de l'injustice de la société envers une jeune fille, ou une femme, douée de talent et d'une âme délicate.

Dans sa nouvelle « Idéal » elle a développé le motif de « Indiana ». Son héroïne Olga Holzberg souffre dans le mariage avec un militaire (parallèle évident avec le Delmar de George Sand) qui est grossier dans ses demandes et ne comprend pas les intérêts de sa femme pour la littérature, les arts, la poésie de la vie. Les deux héroïnes se ressemblent par leur caractère et leur conduite :

George Sand :

La simplicité de sa mise eût suffi pour la détacher en relief au milieu des diamants, des plumes et des fleurs qui paraient les autres femmes. […] elle était légère sans vivacité, sans plaisir. Assise, elle se courbait comme si son corps trop souple n'eût pas eu la force de se soutenir ; et quand elle parlait elle souriait et avait l'air triste[5].

Elena Gan :

В это время вошла в залу молодая женщина […] стройная, милая, одетая чрезвычайно просто: ни одного цветка, ни одного бронзового украшения […]. Темные глаза ее боязливо смотрели из-под длинных черных ресниц; в ее улыбке было что-то неизъяснимо доброе, и тень грусти часто мелькала на этом лице, но принужденная веселость побеждала ее[6].

Elles sont timides, tristes, fragiles et semblent étrangères dans la société aristocratique. Les deux jeunes femmes sans expérience se trompent dans le choix de leurs amants « idéaux ». Raymond de Ramière et Anatole sont des hommes du monde, et la logique de leur conduite est déterminée par l'égoïsme et la poursuite des plaisirs et des sensations nouvelles. Le poète Anatole, à la différence de Raymond, est représenté comme un raisonneur qui joue dans l'amour :

Характер Анатолия был в совершенном разногласии с теми чувствами, которые он выказывал в своих творениях: огненный и возвышенный в стихах, в сущности он был человек самый обыкновенный, жаден ко всем удовольствиям, буен в кругу товарищей и ловелас с женщинами[7].

[Le caractère d'Anatole était en contradiction absolue avec les sentiments qu'il exprimait dans ses oeuvres : ardent et élevé dans ses poésies, il était au fond un homme tout à fait ordinaire, avide de toutes sortes de plaisirs, violent dans le cercle de ses camarades et lovelace avec les femmes.]

Les deux héroïnes font un coup de tête semblable : elles viennent seules chez leurs amants dans la nuit, quand les hommes ne les aiment plus. Nous trouvons le même motif de « l'ennui » qu'éprouvent les personnages masculins de Sand et Gan :

George Sand :

Raymond ne s'inquiétait point de ce qu'elle allait devenir. Cet amour était déjà arrivé pour lui au dernier degré du dégoût, à l'ennui. Ennuyer, c'est descendre aussi bas qu'il est possible dans le cœur de ce qu'on aime[8].

Elena Gan (Anatole écrit dans la lettre à son ami) :

Все для моей духовной, туманной Гольцберг –признаться, она мне уже надоела, но не хочется бросать начатое незаконченным из сострадания[9].

[Tout est pour ma spirituelle, nébuleuse Holzberg – il faut avouer, elle m'ennuie déjà, mais je ne veux pas abandonner l'entreprise inachevée par pitié.]

L'idée de la discrimination réelle de la femme pénètre cette nouvelle :

Vraiment, parfois il semble que le monde de Dieu n'a été créé que pour les hommes. Pour eux est ouvert l'univers avec tous ses mystères, pour eux existent les paroles, les arts, les connaissances, la liberté et toutes les joies de la vie. Au contraire, la femme est dès sa plus tendre enfance paralysée par les chaînes des convenances, entortillée par le jugement terrible : « que dira le monde ? » et si ses espoirs sur le bonheur familial ne s'accomplissent pas, qu'est-ce qui reste pour elle hors d'elle-même ? Son éducation pauvre, médiocre ne lui permet même pas de se consacrer à des occupations sérieuses, et elle devrait par force se jeter dans le tourbillon de la vie mondiale ou vivoter jusqu'au tombeau[10].

Cette protestation consciente est exprimée par une jeune femme âgée de vingt-trois ans. C'est George Sand bien sûr, qui a aidé la débutante russe à la formuler. Mais d'autre part, toute l'œuvre de Gan est marquée du sceau de l'autobiographisme. Elle devait accompagner son mari, le capitaine Gan ; errer avec lui à travers la Russie et l'Ukraine. Loin d'être heureuse dans son mariage, elle a entrouvert à la suite de George Sand, les souffrances de la femme dans la vie intime. Dans sa nouvelle « Théophania Abbiadgio » (1841) Olga Lavrinskaïa décrit l'aversion envers son mari vieillard qu'elle a épousé par raison :

Il est terrible de vivre avec un être qu'on n'aime pas, de voir chaque jour un homme de qui on voudrait se protéger par le monde entier ou se cacher sous un bloc de la terre ! Il est terrible de se sentir enchaînée à lui par les chaînes indissolubles et ensuite simuler, sourire, en avalant des larmes de bile, rendre des caresses convenables, en étouffant dans sa poitrine des malédictions[11].

C'était l'opinion d'une femme qui renversait le point de vue masculin, peut-être celui de Pouchkine, qui admirait ses héroïnes fidèles au devoir conjugal, malgré leur sentiments. Elena Gan, à la suite de George Sand, détruisait le mythologème des liens sacrés et indissolubles du mariage.

Dans sa dernière nouvelle « Le don inutile » (1842) Gan montre les souffrances d'une jeune fille russe, provinciale, douée d'un talent de poète, ce qui la fait passer pour folle aux yeux des petits-bourgeois. Elle trouve de la compréhension chez un vieillard, de nationalité allemande, qui passe pour un soi-disant « innocent ». Ce vieux maître, qui voit dans la jeune fille « l'esprit distingué » et « le don céleste », constate avec amertume que « pour un homme sont ouvertes toutes les voies de l'art, de la science, de la poésie, de la gloire » tandis qu'une femme « qui lui est égale en talent, […] doit végéter dans le désert, dans l'obscurité, loin du monde, loin de tous les grands modèles, et de tous les moyens pour les études dont elle était si avide[12] ». Et il accuse de cette discrimination non pas « la Mère nature », mais « les hommes, les lois de la société, les conditions[13] ».

Pendant toute sa courte vie, Elena Gan n'a cessé de se former, malgré les circonstances et l'indigence : elle apprit l'anglais, l'allemand, l'italien (elle avait appris le français dans son enfance, grâce à sa mère, née princesse Dolgoroukova). Sa journée de travail, à son bureau, s'étendait de 8 heures du matin à 4 heures de l'après-midi, puis de 8 heures du soir jusqu'au « chant du coq ». Les lettres d'Elena Gan qui nous sont parvenues livrent des informations intéressantes sur ses convictions personnelles, sur ses opinions sur le destin des femmes. Dans une lettre du 14 octobre 1836, à S. I. Krivčov, ancien décembriste, elle écrit :

On me prédit que je grisonnerai bientôt à cause des veillées tardives et des études, mais cela m'est égal. Je veux, quoi que cela me coûte, recevoir les connaissances que mes parents avec tous leurs soins n'ont pas pu me donner ; d'ailleurs je ne peux pas agir autrement, parce que l'inertie me rendra folle. Le trait essentiel de mon caractère est l'activité infatigable de l'esprit et du sentiment[14].

Dans une lettre du 10 janvier 1839 à sa proche amie Natacha, ce labeur quotidien est décrit à l'aide de détails remarquables : « Tous mes jours sont partagés, deux fois la semaine, j'apprends l'italien, deux fois le français et trois fois l'allemand […][15].»

Cette vie d'abnégation, de travail incessant, de lutte avec la misère a ruiné la santé de l'écrivaine, qui est morte à l'âge de 28 ans de phtisie. Disparue très tôt, Gan laissa deux filles – de 11 et de 7 ans. L'aînée devint illustre sous le nom d'Elena Blavatskaïa (la célèbre « Madame Blavatsky ») ; la cadette entra dans l'histoire de la littérature russe sous le nom de son deuxième mari – Véra Jélikhovskaïa.

Une autre « sœur » et contemporaine russe de George Sand est Maria Semenovna Joukova. Son destin ressemble beaucoup à celui de George Sand : les deux femmes sont nées la même année, se sont séparées de leurs maris (pas divorcées parce que le divorce était impossible à cette époque) et devaient gagner leur vie par le travail littéraire[16]. Provinciale elle-même (née à Arzamas, sur la Volga), elle préférait représenter des types de jeunes filles et de femmes provinciales. La problématique féministe occupe une place centrale dans l'œuvre de cette femme-auteur.

Dans l'œuvre de Joukova, il y a beaucoup de personnages féminins qui souffrent de leur entourage. Pour la première fois elle introduit un personnage de cette sorte en même temps qu'Elena Gan, en 1837, dans la nouvelle « Le Médaillon », qui entre dans son cycle « Les soirées à Karpovka », où sont fixés les traits principaux de son héroïne favorite : c'est une jeune fille modeste, orpheline, à qui on donne une éducation à titre gracieux dans une famille noble, ou encore une provinciale. Elle a une intense vie spirituelle : lit beaucoup, fait de la musique, aime la nature. Elle est sincère et naturelle dans sa conduite, parce que la société mondaine ne l'a pas gâtée. De nature distinguée, elle est capable d'un sentiment fort et profond, du sacrifice même dans l'amour.

Une telle héroïne apparait pour la première fois dans sa nouvelle « Le Médaillon ». Macha (Marie), pupille modeste dans la riche maison du prince Z…, semble peu attrayante et dépourvue de charme à côté de la brillante fille du prince, Sophie. Personne ne voit la beauté cachée de son âme, sauf son maître de musique, d'origine allemande. La tradition de la vie russe privait la femme du droit de disposer de sa destinée ; tels sont les dessous psychologiques de plusieurs situations conflictuelles représentées par E. Gan et M. Joukova. Et dans leurs œuvres, ce sont des héros d'origine allemande, créés dans le paradigme romantique, qui soutiennent et consolent les femmes souffrantes. Les Allemands deviennent plus proches des héroïnes, plus intimes que leurs compatriotes, assez grossiers et primitifs dans les sentiments. Les femmes de lettres russes ont représenté le phénomène de la russification des Allemands.

Le vieux musicien Gutenherz (un nom parlant, qui signifie « le bon cœur ») devient le consolateur, l'ange-protecteur de l'orpheline Maria, qui lui confie tous ses secrets. L'amour profond de la musique le rend perspicace, lui permet de lire sans peine dans l'âme de la jeune fille. Le motif de la musique devient chez Joukova le procédé essentiel pour ouvrir le monde intérieur de la femme, et la réception de l'art est le critère principal du développement spirituel de ses héroïnes.

Dans sa nouvelle postérieure « Une maison de campagne sur la route de Péterhof » (1845) il y a aussi un personnage de vieux musicien allemand qui joue le rôle de confident de l'héroïne préférée de l'auteur. C'est ainsi que Zoïa, l'héroïne de la nouvelle, est devenue pour son maître « une idée personnifiée de la musique, une idée personnifiée de l'Allemagne musicale, et il s'est attaché à elle comme un artiste s'attache à son idéal favori[17] ». Quant à Zoïa, son maître de musique était pour elle, orpheline, l'homme le plus cher au monde : « Son amour, son âme étaient un piano et Karl Adamyč[18] ». Ce sont les femmes-auteurs qui ont commencé à parler des souffrances de la jeune fille russe, surtout provinciale, douée d'un talent de poète, musicienne, peintre, avec une analogie évidente entre les femmes et les Allemands. Celles qui, muettes jusqu'ici, élevaient la voix dans la littérature pour la première fois, recouraient donc spontanément au personnage d'une autre nation pour soutenir les aspirations de leurs héroïnes à la connaissance de soi. Il faut rappeler que l'ethnonyme désignant primordialement l'étranger en général, est voisin du mot « muet » en russe (« nemec » - « nemoj »).

C'est alors seulement que le personnage allemand personnifiant le type de l'artiste, accomplit cette fonction de protection : il est capable de comprendre et de protéger à sa manière la jeune fille russe, selon Joukova. Dans ces deux nouvelles, la collision consiste en un amour inégal, la pauvreté de la jeune fille est un obstacle insurmontable pour l'amour et son bonheur.

Maria Joukova a esquissé une nouvelle configuration « du triangle amoureux » dont un exemple est donné par George Sand dans son roman « Jacques » (1834). Sand a présenté le modèle de désistement du mari, jusqu'au suicide. Les lois de la société, injustes envers la femme mariée qui aime un autre homme, obligeaient le mari à prendre la responsabilité de corriger cette injustice. Or dans sa nouvelle « Le Baron Reichmann » (1837) l'écrivaine esquisse pour la première fois schématiquement d'abord, une situation du triangle amoureux où le héros principal (le mari) manifeste une délicatesse particulière dans la sphère intime. La belle Natalia Vassilievna s'ennuie dans son mariage de raison avec le général, qui commence à vieillir. Il est « bon, complaisant et pense toujours à lui faire plaisir », mais, selon sa femme, « il n'y a pas en lui de poésie, il ne sait pas comprendre son cœur[19] ». La conduite de Serge Reichmann contredit l'opinion de sa femme. Dans la nouvelle, il y a peu d'information sur son origine. On mentionne en passant qu'on rencontre le nom de son ancêtre « dans les chroniques de l'ordre de Livonie », puis, pendant le règne de Pierre le Grand, il émigre en Russie. « Cet arbre importé s'est acclimaté si bien, qu'il a adopté toutes les caractéristiques de la flore indigène, et qu'il ne restait en lui, de tout ce qui est allemand, que le nom seul, qu'il appréciait excessivement[20]. » On pourrait ajouter qu'il reste de l'origine allemande dans ce personnage, la noblesse d'âme.

Natalia Vassilievna est prête à quitter son mari, le beau monde et à aller à l'étranger avec Alexandre Lévine, l'officier d'ordonnance de son mari, qu'elle aime. Elle pourrait perdre à jamais son enfant, sans parler de son honneur. Mais soudain, au moment culminant, le mari de l'héroïne se transforme en un fin psychologue, et désarme les amoureux par sa noblesse. Le baron Reichmann estime les sentiments de sa femme. « Je préfère céder que partager », proclame-t-il comme principe[21]. Il ne gronde pas et ne blesse pas sa femme, ne l'accuse pas d'adultère, ne poursuit pas son subordonné et rival. « Tu dois être libre en tout », déclare-t-il à sa femme. « […] Vous serez toujours libre en tout ce qui vous concerne[22]. »

Dans cette scène on sent la répercussion du « Jacques » sandien. Serge Reixmann refuse ses droits de mari, et il en est récompensé par la fidélité de sa femme. Ce n'est pas par hasard que la nouvelle a pour titre le nom de ce héros, comme étant le plus important dans l'œuvre, non plus par hasard que Joukova a choisi pour ce rôle assez inhabituel un Allemand, et non un Russe, car elle pouvait observer la réaction fort négative de l'élite intellectuelle de Russie à toutes les sortes de tendances féministes à cette époque.

C'est précisément George Sand qui a stimulé le développement de la prose des femmes et de la prose féministe en Russie. Les auteurs-femmes russes ont été les premières à exprimer les exigences morales et spirituelles de leurs contemporaines. Elles défendaient, d'une manière assez timide encore, la cause des droits de la femme, surtout dans la vie familiale et dans la vie intime, et protestaient contre l'opinion répandue dans la Russie de l'époque, sur l'infériorité intellectuelle de la femme. Sans citer le nom de George Sand (pour des raisons de précaution) elles utilisaient les éléments des sujets sandiens. À la suite de l'écrivaine française, elles représentaient leurs héroïnes dans les différentes situations de leur existence, et examinaient les conflits possibles avec la société.

En conclusion on peut dire que Gan et Joukova ont reçu de George Sand l'impulsion qui leur a permis d'élever leur voix pour la protection de la vie intime des femmes ; elles ont développé les motifs des célèbres romans sandiens (Indiana et Jacques), mais en même temps elles ont créé des images de jeunes filles conformes à la réalité de la Russie : ce sont, par exemple, une jeune provinciale qui périt dans l'entourage médiocre, ou trouve une échappatoire dans son travail d'institutrice (« Le Sacrifice de soi » de Joukova), ou encore l'image poétique « de la vieille fille » par lequel Joukova a commencé la discussion acharnée avec l'opinion des hommes (« Mes connaissances de Koursk », 1838) ; etc. En général l'activité de ces premières femmes écrivaines féministes témoigne de leur courage, de leur conviction de la justesse de leur cause, malgré le fait qu'elles ne trouvaient presqu'aucun soutien des critiques littéraires et écrivains hommes.

Mais la situation change radicalement au milieu des années quarante, quand la société russe se partage en admirateurs exaltés de George Sand et en ennemis idéologiques impitoyables[23], quand parmi les féministes russes apparaissent des hommes enthousiastes, et que les femmes auteurs obtiennent la reconnaissance et le soutien de certains critiques littéraires hommes. Les occidentalistes, avec Bélinskij en tête, saluèrent avec enthousiasme les idées nouvelles de George Sand sur l'éthique de l'amour et les rapports entre les hommes et les femmes. En paraphrasant la formule que Pouchkine appliquait à Voltaire, on peut nommer George Sand à son tour « le chef des esprits et de la mode » pour une grande partie de la société russe cultivée.


Notes :

[1]. À voir : Кафанова О., Жорж Санд и русская литература XIX века (Мифы и реальность.) 1830-1860 гг, Томск, 1998 [Kafanova O., George Sand et la littérature russe au XIXе siècle. Mythes et réalité, 1830-1860, Tomsk].

[2]. À voir : Всеволод И. Сахаров, « Форма времени » [Vsevolod Ivanovich Saxarov, « La forme du temps »], dans Русская романтическая повесть писателей 20-40 годов XIX века, Москва, издательство « Пресса » [La Nouvelle romantique russe des écrivains des années 20-40 du XIXe s., Мoscou, édition « La Presse »], 1992, p. 16 ; Екатерина С. Некрасова, « Е. А. Ган (Зенеида Р-ва) 1814-1842. Биографический очерк » [Ekaterina S. Nékrassova, « E. A. Gan (Zénéida R-va) 1814-1842. Un essai biographique »], Русская старина, 1886, т. 51, сентябрь [Les Vieux Temps russes, t. 51, septembre 1886], numéro 9, p. 555.

[3]. Rußlands Novellendichter, Uebertragen und mit biographisch-kritischen Einleitungen von Dr Wilhelm Wolfsohn, Erster Theil, Helena Hahn, Alexander Puschkin, Leipzig, 1848 ; Les Perce-Neige ; nouvelles du nord, traduites par Xavier Marmier, Paris, 1883.

[4]. J. Andrew, « A Futile Gift: Elena Andreevna Gan and Writing in Gender Restructuring », dans Russian Studies, Tampere, 1993, pages 1-14 ; H. Aplin, « Gan Elena Andreevna », dans Dictionnary of Russian Women Writers, Westport, 1994, p. 193-196 ; E. Chauré, « Liebeswunsch und Kunstbegehren. Elena A. Gan und ihre Erzählung “Ideal” », dans Frauenbilder und Weiblichkeitswürfe in der russischen Frauenprosa : Materialien des wissenschaftlichen Symposiums in Erfurt 1995, Frankfurt a. Main, Berlin, 1996, p. 93-110 ; M. B. Nielsen, Elena Andreevna Gan (Zeneida R-va). 1812-1842, Universitet i Oslo, 1979, n° 21 ; M. B. Nielsen, « The concept of Love and the Conflict of the Individual versus Society in Elena Gan's “Sud svet'a” », dans Scando-Slavica, t. 24, 1978, p. 125-138 ; В. Лящак « “Женщина с могучей душой”. Наблюдения над жизнью и творчеством Елены Андреевны Ган », в Русские писательницы и литературный процесс в конце XVIII –первой трети XIX вв. [V. Ljaščak, « “La femme avec une âme forte”. Observations sur la vie et l'œuvre d'Elena Adréevna Gan » dans Les Femmes de lettres russes et le processus littéraire à la fin du XVIIIe et au premier tiers du XIXe siècle], Verlag F. K. Gopfert-Wilhelmshorst, 1995, p. 59-72 ; И. Л. Савкина, « Елена Ган: попытки сюжетных и жанровых экспериментов », « Опасный, напрасный, прекрасный дар –необычные героини Елены Ган », в И. Л. Савкина, Провинциалки русской литературы (женская проза 30-40-х годов XIX века) [I. L. Savkina, « Elena Gan : essais de l'expérimentation en sujets et genres », « Un talent dangereux, inutile et exquis – héroïnes extraordinaires d'Elena Gan », dans I. L. Savkina, Les Provinciales de la littérature russe (la prose féminine dans les années 30-40 du XIXe siècle)], Verlag F. K. Gopfert Wilhelmshorst, 1998, p. 130-154.

[5]. Sand George, Indiana, Paris, Michel Lévy, 1854, p. 47.

[6]. Русская романтическая повесть писателей 20-40 годов XIX века, Москва, издательство « Пресса » [La Nouvelle romantique russe des écrivains des années 20-40 du XIXe s., Moscou, édition « La Presse »], 1992. p. 217.

[7]. Ibid., p. 223.

[8]. Sand George, Indiana, op. cit., p. 186.

[9]. Русская романтическая повесть писателей 20-40 годов XIX века, Москва, издательство « Пресса » [La Nouvelle romantique russe des écrivains des années 20-40 du XIXe s., Moscou, édition « La Presse »], 1992, p. 238.

[10]. Ibid., p. 231-232.

[11]. Bibliothèque de lecture. 1841. t. 44, p. 81.

[12]. Зененида Р-ва, « Напрасный дар » [Zénéida R-va, « Le don inutile »], Отечественные записки, 1842, т. 21, март; [Les Annales de la Patrie, 1842, t. 21, mars], I, p. 37.

[13]. Ibid.

[14]. М. О. Гершензон, « Русская женщина 30-х годов », Русская мысль [M. O. Gerchenson, « La femme russe dans les années trente », La Pensée russe], 1911, livre XII, décembre, p. 62.

[15]. Ibid., p. 66.

[16]. Cf. Раиса В. Иезуитова, « Об авторе “Вечеров на Карповке” » [Raїsa V. Iesouitova, « De l’auteur de “Soirées à Karpovka” »], dans Мария С. Жукова, Вечера на Карпове, Москва, Советская Россия [Maria S. Joukova, Soirées à Karpovka, Moscou, La Russie soviétique], 1986, p. 268-282.

[17]. Мария С. Жукова, « Дача на Петергофской дороге. Повесть » [Maria S. Joukova, « Une maison de canpagne sur la route de Péterhof. Nouvelle »], dans Дача на Петергофской дороге. Проза русских писательниц первой половины XIX века, Москва, Современник [Une maison de campagne sur la route de Péterhof. La prose des femmes de lettres russes de la première moité du XIXe siècle, Moscou, Le Contemporain], 1987, p. 281.

[18]. Ibid., p. 277.

[19]. Мария С. Жукова, Вечера на Карпове, Москва, Советская Россия [Maria S. Joukova, Soirées à Karpovka, Moscou, La Russie soviétique], p. 51.

[20]. Ibid., p. 41-42.

[21]. Ibid., p. 45.

[22]. Ibid., p. 72.

[23]. Olga B. Kafanova, « Le Georgesandisme russe », dans Maîtres des esprits et de la mode. Le nom étranger comme modèle succédé de la vie, Saint-Pétersbourg, « Science », 2003, p. 104-143.

Pour citer cet article

Olga Kafanova, « Les sœurs russes de George Sand », Les femmes créatrices en Russie, du XVIIIe siècle à la fin de l'âge d'Argent, journée d'études organisée à l'ENS de Lyon par Isabelle Desprès et Evelyne Enderlein, le 9 novembre 2012. [En ligne], ENS de Lyon, mis en ligne le 11 novembre 2013. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article368