Michel NIQUEUX
Université de Caen - Basse-Normandie, ERLIS
Mots-clés : L. Stolica, S. Esenin, N. Kljuev, A. Blok, symbolisme, mythologie slave.
Plan de l’article
Texte intégral
Le nom de Ljubov’ Stolica (accent sur le i) figure dans la plupart des souvenirs sur l’âge d’Argent. C’est l’une des 101 poétesses de l’âge d’Argent, pour reprendre le titre d’une anthologie récente[1], représentative de tout un courant artistique d’inspiration slave, à la fois chrétien et païen. Il n’existe pas, en attendant le tome 6 du Dictionnaire biographique des écrivains russes 1800-1917, de portrait d’ensemble de cette poétesse haute en couleur[2].
On dispose de peu de renseignements biographiques sur L. Stolica. Un seul article, modestement sous-titré « Matériaux pour la biographie de Ljubov’ N. Stolica », a été publié dans l’almanach biographique Lica en 1996[3]. Il s’appuie en bonne part sur un essai biographique anonyme (signé « Er », sans doute le fils de L. Stolica, Evgenij Romanovič Stolica), qui accompagnait le dernier recueil, posthume, de L. Stolica, Golos Nezrimogo (La Voix de l’invisible), paru à Sofia en 1934, et sur les souvenirs d’une autre muse de l’âge d’Argent, Nina Serpinskaja (1893-1955)[4].
Ljubov’ Nikitična Eršova est née le 17(29) juin 1884 à Moscou dans la famille d’un voiturier aisé, dans le faubourg vieux-croyant de Rogož. Elle est élevée dans un milieu de traditionalisme religieux. Ses lectures sont, à en croire son roman en vers semi-autobiographique Elena Deeva, les contes et légendes, Ovide, le dit de Josaphat, le Kalevala, le « Chant de Hiawatha » de Longfellow, Pan de Hamsun.
Après avoir terminé le lycée Élisabeth avec une médaille d’or en 1902, elle épouse un étudiant de cinquième année de l’École technique, Roman Stolica, dont le père commandait le premier régiment de grenadiers de la Garde impériale.
En 1905, elle s’inscrit à la section d’histoire et de philosophie des Cours féminins supérieurs, bientôt fermés pour cause de troubles révolutionnaires.
Sa première publication a lieu en 1906, et d’emblée dans la prestigieuse revue symboliste Zolotoe runo (n°10) : trois poésies, et un compte rendu du recueil de Bal’mont Stixotvorenija [Poésies] (SPb., 1906). L. Stolica fréquente les réunions de la revue. Elle fait la connaissance de Belyj, de B. Sadovskij (Sadovskoj étant son nom de plume), de V. Brjusov, qui raconte avec humour comment après une soirée bien arrosée il a dû ramener chez son mari cette « Mme Aimée Столица » qui lui déclarait son amour[5]. En tout cas, L. Stolica apprendra chez lui la technique poétique, qu’elle maîtrise fort bien.
En 1908, L. Stolica publie son premier recueil poétique, Rainja, un mot qui désigne le jardin de paradis dans les chansons populaires. Le recueil est divisé en quatre saisons, du Printemps à l’Hiver, suivi de trois « Rites terrestres » (Baptême, Mariage, Funérailles) et de « Jours », du lundi au dimanche. Deux poèmes, « Rus’ » (dédié à B. Zajcev) et « Raj » (« Paradis », dédié à Belyj), le terminent. Cela se lit comme une anthologie des saisons, des travaux et des jours, ou encore comme une illustration des Conceptions poétiques des Slaves sur la nature de A. Afanas’ev. L. Stolica chante et danse l’union du poète, plein de sensualité païenne, avec tous les éléments naturels, qui sont sacralisés. « Rus’ » peint des scènes de genre campagnardes, à la manière flamande, et dit le désir de s’unir à la terre-patrie. Dans « Raj », mis sous l’invocation de Belyj et de Brjusov (avec un vers du poème apocalyptique « Zamknutye » [« Les enfermés »], où est annoncée la catastrophe qui libérera l’humanité de l’enfermement du quotidien et effacera les villes de la surface de la terre), l’opposition ville/campagne est illustrée par une utopie initiatique : à travers forêts et marais, un mystérieux vieillard conduit le Poète (une jeune femme qui a fui la Ville – « concentration de gens, d’or, de maladies et de labeur ») dans un paradis terrestre où un berger nu la prend pour épouse après l’avoir dépouillée de ses habits de ville comme d’une peau morte : « Le corps surgit du masque déchiré », libre et authentique. Leur vie s’écoulera dans l’amour, le travail et les chants, en adoration devant le soleil et la nature. « Raj » peut être défini comme un poème de la « nostalgie adamique », selon une expression de M. Eliade[6]. À mi-chemin entre l’ethnographie et la mythologie populaire, ce recueil s’inscrit dans le courant néo-populiste et néo-mythologique dont S. Gorodeckij était le héraut, mais qu’illustraient aussi Blok, Belyj, Vjač. Ivanov, M. Kuz’min et d’autres, à côté des poètes « néo-paysans » Kljuev et Klyčkov. L. Stolica y fait preuve d’une maîtrise technique remarquable[7].
I. Annenskij lui consacra une bonne place, aux côtés de Zinaida Gippius, Poliksena Solov’eva (Allegro), Čerubina de Gabriak (E. Dmitrieva) et d’autres, dans sa revue de la poésie lyrique féminine qui constitue la troisième partie de l’article « O sovremennom lirizme » publié dans les trois premiers numéros d’Apollon de l’année 1909[8]. Il vit en elle une « femme du monde futur ». Si le « merveilleux don de Dionysos » (« Dionisov čudnyj dar ») l’effraya par sa « vive sensualité » et le caractère « tangible » de ses visions, il trouva, à côté de quelques défauts, les épithètes précises et chargées de sens, et les mètres en accord avec le sujet. M. Vološin, qui avait fait sa connaissance en avril 1909, classera L. Stolica parmi les « poètes de facture russe », avec Gorodeckij, A. N. Tolstoj, S. Klyčkov[9] : « Rainja portait des promesses très sérieuses. Beaucoup de choses charmaient par leur fraîcheur et leur authenticité ». À l’opposé, Ju. Verxovskij publia un compte rendu très négatif[10].
Il est intéressant de voir dès ce premier article de I. Annenskij apparaître la mention de Dionysos. Il y aurait à faire une grande étude sur le mythe de Dionysos dans la littérature de l’âge d’Argent, véhiculé par Nietzsche et Vjač. Ivanov (cf. « Nitcše i Dionis » [« Nietzsche et Dionysos »], 1904), depuis son interprétation symboliste comme dieu de l’extase et de la souffrance, jusqu’à des représentations érotiques plus triviales (Gnev Dionisa [La colère de Dionysos], 1910, de E. Nagrodskaja, l’un des best-sellers de l’époque). Chez Ljubov’ Stolica, l’élément dionysiaque accompagne sa poésie comme sa vie.
L’intérêt pour la mythologie slave
Le second recueil de L. Stolica, paru en 1912 aux éditions symbolistes Al’ciona. Il s’inscrit dans le courant néo-slave, qui s’était développé sous Alexandre III (le premier tsar pétersbourgeois à porter la barbe), avec le style pseudo-russe en architecture, la renaissance de l’art rustique sous l’égide de la princesse Teniševa ou de Sava Mamontov à Abramcevo[11]. Il est intitulé Lada (Pesennik) [Lada. Chansonnier], la couverture est de Sergej Konënkov, le tirage de 1000 exemplaires. Divinité plus ou moins imaginaire de la mythologie slave, déesse du printemps, de l’abondance et de l’amour, Lada correspond, selon Afanas’ev, à Venus[12]. Dans une brève introduction, L. Stolica définit sa conception du mythe de Lada, qui n’est pas une reconstitution folklorique, mais une figure de l’Éternel féminin : « Dans ma conception poétique, Lada est avant tout la force impétueuse (bujnaja sika[13]) et vierge répandue dans l’univers. L’âme virginale du monde. Sa beauté donne vie aux arcs-en-ciel et aux aurores ; son souffle crée les fleurs et les fruits ; sa voix fait se réjouir les oiseaux et les cœurs ». Lada est une Sophia dionysiaque. Les chants de Ljubov’ Stolica sont répartis en trois groupes – chants du printemps, de l’été, de l’automne. Ils sont consacrés aux éléments naturels, aux animaux (avec les oiseaux mythologiques Gamajun, Sirin, Alkonost, Finiks).
V. Brjusov trouva L. Stolica « égale à elle-même » : « Une Russie fardée, avec des petits mots expressément russes, une mythologie slave conventionnelle, de lourds manquements au bon goût (nebo golubo)[14] ».
Des poésies de Lada avaient été publiées dans l’Anthologie des éditions Musaget de 1911 (qui se voulait une vitrine des « vrais » symbolistes[15]) avec des poésies de Klyčkov. Voici le jugement de N. Gumilev : « Hardis, forts et achevés sont les vers de Ljubov’ Stolica, mais il y a en eux une certaine volupté zézayante qui produit une impression désagréable »[16]. Dans une lettre à A. Belyj du 16 février 1911, S. Bobrov rapporte une soirée du Musagète, lors de laquelle L. Stolica lut ses vers, avec Vjač. Ivanov, Ellis, Brjusov : « des vers magnifiques, mais très impudents, “délirants” (šalye), et échevelés (prostovolosye) »[17].
On voit par ces témoignages, que l’on pourrait multiplier, que L. Stolica est connue, et reconnue par le milieu symboliste de Moscou. Que l’érotisme de ses vers effarouche vient surtout du fait qu’il soit féminin, car celui de Vjač. Ivanov, Brjusov ou de S. Gorodeckij, qui à l’époque exploite la même veine dionysiaque (Jar’, 1907 et 1910, apprécié par Vjač, Ivanov et Blok)[18] et d’autres était beaucoup plus affirmé. Mais L. Stolica a l’art d’être dans l’air du temps : elle mêle la poésie populaire, la mythologie païenne avec un zeste d’érotisme et de nietzschéisme, et le succès est assuré. L’intérêt d’un poète secondaire comme L. Stolica est qu’il présente de manière grossie, simplifiée, les thèmes que l’on trouve sous une forme plus élaborée par les grands poètes.
1912 est aussi l’année où Stolica participe à la revue Novoe vino dirigée par Valentin Svencickij et Iona Brixničëv (1879-1968), prêtre réduit à l’état laïque, qui en 1905 avait fondé avec V. Ern, V. Svencickij et P. Florenskij la « Fraternité chrétienne de lutte » dont le programme a été étudié par Jutta Scherrer[19]. Novoe vino prêchait la « religion du Golgotha » – un christianisme social pour l’avènement du royaume de Dieu sur une terre renouvelée par le sacrifice de soi. C’est le rêve d’un christianisme « originel », libéré de l’emprise cléricale ou étatique. Dostoevskij, Fedorov, Kljuev, Lamennais sont les figures de proue de la revue. Stolica figure parmi les collaborateurs, avec Kljuev, Brjusov, Blok[20], Narbut, Gorodeckij, Klyčkov et d’autres. L. Stolica y publia une poésie (« Roždestvo » [« Noël »], n°2, 1913), et deux articles importants, l’un consacré à Kljuev, l’autre à Blok. Kljuev chante ce monde-ci, avec ses souffrances, et l’autre monde, la « terre nouvelle », et alors « il jubile, triomphe, atteint des beautés qui ne sont pas d’ici » : « Golgofizm i raizm –vot dva tečenija v tvorčestve Kljueva » (« Le Golgotha et le paradis sont les deux courants de l’œuvre de Kljuev », n°1, décembre 1912, p. 13-14). L’article sur Blok (Novoe vino n°2, janvier 1913, pages 12-13), intitulé « Le poète le plus chrétien du XXe siècle », s’oppose à l’image de Blok comme poète de chambre intimiste et aristocrate, étranger « aux préceptes du populisme et aux principes sociaux propres à la littérature russe », ou encore chantre de l’Éternel féminin. Pour L. Stolica, Blok est profondément national et véritablement social (gluboko naroden, podlinno obščestvenen), son christianisme est un christianisme dualiste (Marie et Marie-Magdeleine), souffrant et repentant. Sa poésie doit rallier les défenseurs de la Russie « contre les ténèbres et l’iniquité, comme autrefois contre les méchants tatars », et elle est particulièrement nécessaire « en ces années de moralité extrêmement faible et de toute puissante absence d’idéal ». Sa voix est comparée à celle des premiers chants chrétiens dans la Rome païenne.
Engagée aux côtés des symbolistes, des chrétiens de gauche, L. Stolica l’est aussi aux côtés des écrivains réalistes. Elle fréquente les Mercredis de Telešov, collabore au Sovremennyj mir, d’orientation marxiste (cf. n°1, 1913), avec Bal’mont, Bednyj, Gor’kij, Kuprin, Serafimovič, Telešov, Klyčkov. Elle publie aussi dans Novaja Žizn’, Novyj Žurnal dlja vsex, Russkaja mysl’, Sovremennik, dans quantité de revues plus ou moins éphémères[21]. et dans des revues féminines ou féministes : Ženskoe delo, Ženskaja Žizn’, Sovremennaja Ženščina, où elle publia un article initulé « La nouvelle Ève » consacré aux différents types de femmes émancipées.
En 1915 parut un troisième livre de vers de Stolica, Rus’ (composé en 1913), avec en exergue le fameux vers de Tjutčev « Umom Rossiju ne ponjat’… » [« La Russie ne relève pas de la raison… »]. C’est une sorte d’encyclopédie ethnographique des jours, des travaux et des gens de la campagne, moins lyrique et moins symbolique que Rainja, avec des poésies « flamandes » consacrées à l’« Année campagnarde », au « Jour campagnard », à l’« Amour campagnard », aux paysans et aux paysannes (le laboureur, le charpentier, la tenancière de cabaret, la couturière, la guérisseuse), aux fêtes religieuses, etc. Cela fait penser au futur Leto Gospodne (Anno Domini) de Šmelëv, et aux tableaux de Kustodiev. En 1917, M. Vološin caractérise ainsi la poésie de Ljubov’ Stolica (dans le brouillon d’un article) : « voix moscovite, avec une intonation bourgeoise, talent brioché et enluminé »[22].
L. Stolica et les « poètes néo-paysans »
L. Stolica tenait un salon littéraire éclectique, décoré dans le goût russe à la mode à l’époque. Les souvenirs de N. Ja. Serpinskaja, peintre et poète dilettante, écrit à la fin des années trente, manquent certainement d’objectivité, mais peuvent donner une idée de ce salon, qui ressemble à celui de la Cigale (Poprygun’ja) de Tchekhov : « Son salon était décoré dans le style boyard, et dans les angles, se dressaient des gerbes de blé et des fléaux »[23]. Ce salon était appelé « La grappe d’or » [« Zolotaja grozd’ »]. Le frère de Ljubov’ accueillait les invités avec une couronne de sarments de vigne sur la tête et une coupe dorée de vin. Voici un portrait pittoresque de la maîtresse de maison :
La maîtresse de maison, éméchée et « audacieuse », avec […] un grand visage de bacchante, un nez impérieux en bec d’aigle, des yeux gris fixes, débauchés, un décolleté arrondi, avec une rose rouge piquée dans les cheveux et une tresse antique sur la tête avait, du point de vue de l’élégance comme il faut, un air et une tenue prétentieuse, vulgaire et criante […]. De longues tables avec de larges bancs aux dossiers sculptés dans le style populaire pseudo-russe, des gobelets et des salières de même style soulignaient les fondements pseudo-populaires et nationaux de la création artistique de la maîtresse. Une grande coupe faisait le tour de la table, et l’on portait une santé à chacun […]. Après le souper, tous, bien bourrés, s’en allaient danser la ronde, avec des baisers, et en chantant en chœur l’hymne de la « Grappe d’or » [24].
Xodasevič se souvient :
Je dirais franchement que les beuveries étaient rudes (pitija byli zverskie), et se prolongeaient jusqu’au matin, dans la salle à manger, le salon, la salle […]. Il y avait aussi des chants en chœur, et des danses populaires […]. Tout le Moscou littéraire, artistique et théâtral est passé, semble-t-il, par « La grappe d’or »[25].
Le salon était fréquenté par Sof’ja Parnok, Anna Mar[26], Vera Xolodnaja, Vladislav Xodasevič, S. Rubanovič, Nikolaj Telešov, N. Kljuev, S. Klyčkov, Sergueï Esenin, N. Ašukin, D. Semënovskij, A. Tinjakov, Mixail Novikov, zoologiste et député de la Duma, P. A. Gercen, chirurgien, petit-fils de l’écrivain.
En septembre 1915, Esenin fit la connaissance de L. Stolica, qui lui dédicaça son recueil Rus’, qui venait de paraître : « Novomu drugu –kotoryj, byt’ možet, bud[et] dorože staryx… S. A. Eseninu –Ljubov’ Stolica. 30 septembre 1915. Moscou. »[27]. De Petrograd, Esenin lui envoya (le 22 octobre 1915) une lettre à la fois familière et respectueuse : « Je garde jusqu’à présent le baiser de la suave liqueur de cerise et votre chaud regard au reflet de prunes »[28]. Il l’avait citée parmi les « Jeanne d’Arc » des poètes patriotes (« Jaroslavny plačut » [« Les Jaroslavna pleurent »], Ženskaja Žizn’, 22 février 1915). Il consacra une épigramme à la femme fatale :
Любовь Столица, Любовь Столица,
О ком я думал, о ком гадал.
Она как демон, она как львица.
Но лик невинен и зорко ал..[29]
Ljubov’ Stolica, Ljubov’ Stolica,
À qui je pense, pour qui je tire les cartes,
Elle est un démon, une lionne,
Mais son visage vermeil est innocent et pénétrant.
Un roman en vers semi-autobiographique
En 1915, parut aussi le roman en vers semi-autobiographique Elena Deeva[30], dédié à la « mémoire vénérée de Pouchkine », écrit en strophes de douze vers trochaïques de quatre pieds (plus de 2 500 vers). Déçue par la civilisation (comme l’héroïne du poème « Raj » de 1908), Elena Deeva se déguise en homme (comme Nadežda Durova en 1812) et s’engage comme volontaire sur le front allemand, où elle meurt. La jeunesse de l’héroïne, son salon littéraire, le mélange de vie de bohême et de vie religieuse donnent à ce roman de formation (en 8 chapitres) une valeur documentaire. En 1916, un film fut tiré de ce roman en vers, La Fille du quartier de la Transmoskova (Elena Deeva), qui connut un grand succès[31].
En 1916-1918, L. Stolica écrit des petites pièces de théâtre, dont l’une, un mélodrame, « Le tapis bleu », fut mis en scène en 1917 par A. Tairov au Théâtre de chambre de Moscou. Des sketches et des miniatures – stylisations de la vie grecque, orientale, chinoise, italienne, paysanne, etc. – de L. Stolica sont jouées pendant la saison 1917-918 au théâtre cabaret « La chauve-souris ».
L. Stolica quitta Moscou avec sa famille en octobre 1918. En 1919, à Rostov-sur-le-Don, elle écrit un cycle de poésies antibolcheviques, « Le treizième printemps ». Il y avait à Rostov une petite communauté d’artistes et d’écrivains réfugiés : E. F. Nikitina (dont le mari avait été ministre du Gouvernement provisoire), qui organise déjà des subbotniki littéraires, Ivan Bilibin, B. Lazarevskij, E. Lansere, E. Čirikov, S. Krečetov, V. Sipovskij et d’autres[32], qui pour la plupart, émigrèrent bientôt. Bilibin, Lazarevskij, Čirikov, Stolica, Èrenburg aussi collaborent à l’OSVAG (Osvedomitel’noe agentstvo, Agence d’information) de Denikin, chargée de la propagande antibolchevique. Čirikov en dirigeait la section littéraire[33].
Stolica émigra fin 1920, non sans difficultés, par Yalta, Constantinople, Athènes, Gallipoli, Salonique et enfin Sofia. Son mari trouva un travail d’ingénieur, son fils jouait du piano dans les cinémas et les restaurants. Ljubov’ Stolica participe activement à la vie littéraire de l’émigration russe à Sofia, donne des conférences, publie dans des revues russes de Sofia, Berlin ou Paris des poésies à sujet historique (Boris et Gleb, le tsar Aleksej Mixajlovič, Mixail Fedorovič) ou ethnographique[34]. La monumentale anthologie de Ivan Ežov et E. Šamurin (Russkaja poèzija XX vek [La poésie russe du XXe s.]), publiée à Moscou en 1925, contient encore 9 poésies de L. Stolica, qui est rangée parmi les poètes « n’appartenant pas à un groupe particulier ». Sa mort, due à un arrêt cardiaque, survint le 12 février 1934. Il y eut plusieurs articles nécrologiques. I. Severjanin lui consacra un sonnet, en la défendant contre les critiques de son temps :
Воистину –« Я красками бушую ! »
Могла бы о себе она сказать.
Я в пеструю смотрю ее тетрадь
И удаль вижу русскую, большую.
En vérité – « Je suis une tempête de couleurs ! »
Aurait-elle pu dire d’elle-même.
Je feuillette son cahier coloré
Et je vois une belle audace russe.
Выискивая сторону смешную,
Старались перлов в ней не замечать
И наложили пошлости печать
На раковину хрупкую ушную…
Cherchant les côtés risibles
On ne voulut pas voir les perles
Et l’on a mis le sceau du mauvais goût
Sur la fragile conque.
И обожгли печатью звонкий слух…
А ведь она легка, как яблонь пух,
И красочностью ярче, чем Малявин !
Le sceau a brûlé son ouïe musicale,
Alors qu’elle était légère comme le duvet des pommiers,
Et plus vive de couleurs que Maliavine !
О, если бережнее отнестись,–
В какую вольный дух вознесся б высь,
И как разгульный стих ее был славен ![35]
Oh, avec un peu plus d’égards,
Dans quelles hauteurs son esprit libre ne se serait-il pas élevé,
Et combien son vers débridé n’aurait-il pas été glorieux !
Ce sonnet renferme les principaux mots clés de la poésie de Stolica : kraski, krasočnost’, udal’, vol’nyj dux, razgul’nyj stix.
Peu après sa mort parut un recueil intitulé « Golos Nezrimogo » (du nom du premier poème, où le héros parle à la radio, invisible pour la jeune fille qui s’éprend de lui). La couverture représentait un oiseau du paradis tenant un rameau dans son bec. Le second poème, « Lazor’ čudnyj » [« Merveilleux azur »] avait pour sujet l’épître de l’archevêque de Novgorod Vasilij à l’évêque de Tver’ (XIVe s.) sur « le paradis conservé sur terre ». Pour prouver que le paradis d’Adam et Ève existait toujours, Basile se référait au Récit de notre père Agape, un apocryphe du XIIe s. et à des récits légendaires sur les bienheureux brahmanes[36]. On retrouve là le raizm utopique du poème de 1908 « Rajnja », que L. Stolica avait apprécié chez Kljuev, et qui semble être le fil conducteur de sa quête poétique, depuis son premier recueil, jusqu’à ce poème posthume. Un nombre important de poésies ou de poèmes a été perdu.
Figure colorée, douée, inclassable, L. Stolica offre une synthèse originale de symbolisme et de néo-populisme russe. Si ce portrait a contribué à donner chair et voix au nom de L. Stolica, son but aura été atteint.
Notes :
[1]. Sto odna poètessa Serebrjanogo veka [Cent une poétesses de l’âge d’Argent], ed. M. Gasparov, J. Kušlina, T. Nikol’skaja, M., Izd-vo DEAN, 2000.
[2]. Un article consacré à L. Stolica (dû à Tat’jana Nikol’skaja) est prévu dans le tome 6 du Biografičeskij slovar’ russkij pisatelej, mais nous n’en avons pas eu connaissance. Cf. la notice biographique de Vadim Kreyd in Dictionary of Russian Women Writers (ed. M. Ledkovsky, Ch. Rosenthal, M. Zirin), Londres, Greewood Press, 1994, p. 622-625 et in Novyj istoričeskij vestnik, n°5, 2001, http://www.nivestnik.ru/2001_3/17.shtml (Kreyd accentue le o de Stolica). Voir aussi : http://stolitsa.ouc.ru/ (sites consultés le 15 décembre 2012).
[3]. Akimova M. V., Dvornikova L. Ja., « ”Dionisov čudnyj dar ”. Materialy dlja biografii L. N. Stolicy » (« “Le merveilleux don de Dionysos“. Matériaux pour la biographie de L. Stolica »), Lica, n°7, M. - SPb., Feniks - Atheneum, 1996, pages 5-55.
[4]. N. Serpinskaja, Flirt s žizn’ju (Memuary intelligentki dvux èpox) (Flirt avec la vie. Mémoires d’une lettrée de deux époques), ed. S. V. Šumixin, M., Molodaja gvardija, 2003, 336 p.
[5]. Lettre de V. Brjusov à Z. Gippius du 27 décembre 1906, Literaturnoe nasledstvo, t. 85, 1976, p. 688.
[6]. M. Eliade, La Nostalgie des origines, P., Gallimard (Idées), 1978, p. 186.
[7]. Akimova M. V., Dvornikova L. Ja., art. cité, p. 10. Les auteurs notent que le vers de L. Stolica « Prirody radostnaja sximnica » (« Heureuse ermite de la nature », Rainja, p. 31) se retrouve chez Kljuev sous la forme « Prirody radostnyj pričastnik » (« Heureux communiant de la nature » dans la poésie « Nabux, ottajal led na rečke… » (« La glace sur la rivière a gonflé, fondu… », 1912).
[8]. Annnenskij I., « O sovremennom lirizme. III. One » [« Sur le lyrisme de nos jours. Elles »], Apollon, 3, décembre 1909, p. 5-29. Ce troisième article n’est pas réédité dans Knigi otraženij (Livre des reflets), M. Nauka (Literaturnye pamjatniki), 1979.
[9]. Vološin M., « Poèty russkogo sklada » [« Les poètes de facture russe »], 1911, Liki tvorčestva [Visages de la création], L., 1988, p. 536.
[10]. Akimova M. V., Dvornikova L. Ja., art. cité, p. 10-11.
[11]. Cf. L’Art russe dans la seconde moitié du XIXe siècle : en quête d’identité, Musée d’Orsay. Réunion des musées nationaux, 2005.
[12]. Afanas’ev A., Poètičeskie vozzrenija slavjan na prirodu [Les Conceptions des Slaves sur la nature], t. 1, M., 1886, p. 227 et suiv. (M., 1995, p. 114 et suiv.). Potebnja et d’autres savants mettent en doute son existence, et pensent qu’il s’agit d’une création récente, à partir du refrain populaire lado. Cependant B. A. Rybakov réhabilite Lada comme déesse païenne slave (Jazyčestvo drevnix slavjan [Le Paganisme des anciens Slaves], M., 1981, pages 393-405). En 1909, S. Konenkov avait sculpté une tête de Lada en marbre.
[13]. L. Stolica indique en note : « Je prends ce mot dans l’acception que lui donne Afansa’ev : bujnyj – de forte taille, abondant, fécond. » Beaucoup de métaphores des poésies de L. Stolica proviennent d’Afanas’ev, comme ces nuages dont Lada presse le pis pour en tirer de la pluie. Plus tard, Afanas’ev sera l’un des livres de chevet de Esenin.
[14]. Brjusov V., « Segodnjašnij den’ russkoj poèzii » [« La poésie russe aujourd’hui »], Russkaja Mysl’, 7, 1912, p. 24. Mais Brjusov présentait la poésie de Kljuev (Sosen perezvon [Le Carillon de pins] préfacé Brjusov lui-même) comme « un exemple d’authentique poésie religieuse » et lui donnait la première place parmi les nouveaux poètes.
[15]. Blok jugea sévèrement cette anthologie, en demandant entre autres : « Et puis pourquoi soudain Potemkin ou L. Stolica ? Ça rompt les rangs » (lettre à Belyj du 6 juin 1911).
[16]. Gumilev N., Pis’ma o russkoj poèzii [Lettres sur la poésie russe], Apollon, 7, 1911, p. 77, et Sobranie socinenij, t. IV, Washington, 1968, p. 271).
[17]. Lica, 1, 1992, p. 158.
[18]. Cf. Nilsson Nils Ake, « Sergej Gorodeckij and his Jar’ », Wiener slawistischer almanach, Sonderband 20 (Mythos in der slawischen Moderne), 1987, p. 105-117.
[19]. Scherrer Jutta, « Intelligentsia, religion, révolution : premières manifestations d’un socialisme chrétien en Russie, 1905-1907 », Cahiers du monde russe et soviétique, XVII, 4, 1976, p. 438-453. Cf. la notice biographique sur Brixničev in Russkie pisateli 1800-1917. Biografičeskij slovar’ [Les Écrivains russes 1800-1917. Dictionnaire biographique], t. 1, M. 1989, pages 328-329.
[20]. Cf. lettre de Blok à Brixničev du 26 août 1912. Cf. aussi V. G. Bazanov, « Razrušenie legendy » [« Destruction d’une légende »], Russkaja literatura, 3, 1980, p. 98-100.
[21]. Cf. Koz’min B. P., Pisateli sovremennoj èpoxi. Bio-bibliografičeskij slovar’ russkix pisatelej XX veka [Les Écrivains contemporains. Dictionnaire bio-bibliohgraphique des écrivains du XXe siècle], t. 1, M., 1928 (rééd. M., 1992), p. 243.
[22]. M. Vološin, Liki tvorčestva, op. cit., p. 770 (golos moskovskij, s meščanskoj raspevkoj, talant sdobnyj i rumjanyj).
[23]. Semenovskij, cité in Esenin S., Polnoe sobranie sočinenij v semi tomax [Œuvres complètes en 7 volumes], (abrégé par la suite en PPS), t. 4, M., 1996, p. 458-459.
[24]. Serpinskaja N. A., Flirt s žizn’ju, op. cit., p. 145 et 147.
[25]. Xodasevič V., Vozroždenie, Paris, 15 mars 1934, cité in Lica, 7, p. 21, et in Esenin, PPS, 6, p. 367.
[26]. Sur cet écrivain au parfum de scandale, voir Gračeva A. M., « “Žiznetvorčestvo” Anny Mar » [« La vie créée d’Anna Mar »], Lica, 7, 1996, p. 56-76.
[27]. Letopis’ Žizni i tvorčestva S. A. Esenina (Chronique de la vie et de l’œuvre de S. A. Esenin), t. 1, 1895-1926, M. Imliran, 2003, p. 263 (« Au nouvel ami, qui sera peut-être plus cher que les anciens… »)
[28]. Esenin S., PPS, 6, p. 75 ; cf. p. 78 (lettre du 28 juin 1916, et p. 101, lettre du 9 mars 1918).
[29]. Esenin S., PPS, 4, p. 249 ; cf. la častuška de la p. 250, où okolicy rime avec Stolicy.
[30]. Novaja Žizn’, 2-5, 1915, puis deux éditions à part en 1916 (éd. Vinograd’e), une en 1917, et une en 1923 à Berlin.
[31]. Lica, 7, p. 17.
[32]. Lica, 7, p. 25.
[33]. Cf. Frezinskij B., « Il’ja Èrenburg v Kieve (1918-1919) » (Il’ja Èrenurg à Kiev), Minuvšee, 22, 1997, p. 299 (note).
[34]. On trouvera certaines de ces poésies dans l’anthologie de V. Krejd, Kovčeg. Poèzija pervoj èmigracii [L’Arche. Poésie de la première émigration], M., 1991. Un poésie toute « chméliovienne », « Roždestvo v kupečeskom dome » [« Noël chez un marchand »] 1926), a été publiée dans Ogonëk (numéro 14-15, 1993, p. 15).
[35]. Lica, 7, p. 28.
[36]. Cf. Heller L., Niqueux M., Histoire de l’utopie en Russie, PUF, 1995, p. 18 et 19.
Pour citer cet article
Référence à indiquer ici
Michel Niqueux, « Ljubov’ Stolìca, entre Dionysos et Lada. Une égérie de l’âge d’Argent », Les femmes créatrices en Russie, du XVIIIe siècle à la fin de l’âge d’Argent, journée d’études organisée à l’ENS de Lyon par Isabelle Desprès et Evelyne Enderlein, le 9 novembre 2012. [En ligne], ENS de Lyon, mis en ligne le 11 novembre 2013. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article374