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Les femmes créatrices en Russie (de la fin du dix-neuvième siècle au siècle d’Argent)

Évelyne ENDERLEIN

Professeur honoraire, université de Strasbourg

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Mots-clés : femmes russes, histoire de la culture russe, création féminine en Russie, écrivaines russes, artistes russes.

Texte intégral

En France, à la fin des années 80 du siècle dernier, les historiens Georges Duby, Michelle Perrot et Françoise Thébaud, dénonçant les silences de l'histoire, ont lancé le grand projet d'écrire une Histoire des femmes en Occident, ce qui a amené à la parution chez Plon d'un gros ouvrage en quatre volumes. Depuis, maints travaux ont été réalisés dans ce domaine, mais ils accordent tous une place minime ou inexistante aux femmes russes. De leur côté, les études des spécialistes français de la Russie sont fort peu nombreuses. Quelques rares ouvrages sont certes parus (Évelyne Enderlein, Lise Gruel, Hélène Yvert-Jalu), mais bien d'autres recherches restent à effectuer pour faire découvrir les différentes facettes de l'histoire des femmes en Russie.

En Russie même, cette tendance nouvelle existe et se développe depuis les années 90 : citons les travaux des historiennes Natalia Pouchkareva et Irina Yukina, ceux de l'historien Evgueni Anissimov sur le XVIIIe siècle, les recherches menées dans différentes disciplines, en sociologie, notamment par Elena Zdravomyslova et Anna Temkina, les articles publiés par la très bonne revue Gendernye issledovanija, éditée à Kharkov par Elena Zherebkina. En Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Allemagne, les publications sont aussi nombreuses (Richard Stites, Barbara Alpern Engel, Mariana Ledkovsky, Elisabeth Cheauré, Christa Ebert, Christina Parnell, Karla Pietrow-Ennker, Frank Göpfert…).

Le sujet est désormais devenu international et il est temps que la France y apporte une plus grande contribution. Pour ce faire, une première journée d'études intitulée « Les femmes en Russie au tournant du XXIe siècle » a été organisée en 2011 à l'université de Grenoble.

Aujourd'hui, le thème proposé porte sur « Les femmes créatrices en Russie (du XVIIIe siècle à la fin du siècle d'Argent) ». Cet axe sera le premier des trois thématiques retenues pour l'ensemble de notre projet, chacun permettant une approche diachronique et pluridisciplinaire. Les deux prochaines journées seront centrées sur « Les femmes dans l'espace privé/public » (journée prévue pour 2013) et « Les représentations de la femme dans la littérature et les mythes » (journée prévue pour 2014).

À propos de l'activité créatrice des femmes russes, il est d'usage de souligner le rôle déterminant de Pierre le Grand qui fit sortir les femmes nobles des térems et les invita à participer à la vie sociale et culturelle, suivant l'exemple occidental qu'il avait observé lors de ses voyages en Occident, politique fortement intensifiée sous Catherine II, elle-même auteur d'œuvres littéraires et pédagogiques, qui n'hésita pas à développer des idées tout à fait novatrices sur l'éducation des jeunes filles, nobles, mais aussi bourgeoises, dans son fameux institut Smolni. Le courant sentimentaliste, avec son accent mis sur l'émotion et l'expression naturelle, libérée des artifices du slavon liturgique, accorda une place privilégiée aux dames cultivées de l'époque, ce qui permet aux historiens de la culture de parler d'une féminisation de la culture russe au XVIIIe siècle.

C'est donc communément à cette époque que l'on date les débuts de la créativité des femmes russes. Cependant, dès la Russie kiévienne et médiévale, on comptait de très fortes personnalités historiques : la princesse Olga, la grand-mère de Vladimir et la première à se convertir au christianisme, Pereslava, fille du prince polotsk Gueorgui Vseslavitch, qui fonda un monastère, ouvrit une bibliothèque et une école pour jeunes filles nobles ou bien encore la courageuse Iaroslavna, l'épouse du malheureux prince Igor, chanté dans le dit du même nom. On pourrait y ajouter les noms d'Anna Iaroslavna, fille de Iaroslavl le Sage et épouse d'Henri Ier, reine de France et mère de Philippe Ier, de Maria Possadnitsa qui s'était mise à la tête de la République de Novgorod qu'elle voulait libérer, celle-là même qui inspira la nouvelle de Nicolaï Karamzine.

Les recherches de Natalia Pouchkareva (Ženščiny drevnej Rusi, 1989 ; Častnaja žizn’ zenščin v doindustrial’noj Rossii, 1997) confirment que les femmes de la Russie kiévienne occupaient une position honorable dans les cités ; elles participaient à la vie sociale, elles étaient instruites selon leur rang comme les hommes, dans les écoles monastiques. Certes, elles se trouvaient en situation de dépendance par rapport au père ou à l'époux dont elles acquéraient le statut social ; les veuves de chef de famille, par contre, jouissaient des mêmes droits juridiques que leurs défunts. Selon les recherches récentes, il apparaît que cette situation dura jusqu'au XVIIe siècle, même si les historiens admettent que le joug tatar, l'influence grandissante de l'Église orthodoxe, entraînèrent une régression, pour les femmes nobles surtout.

Dans l'ancienne Russie, les concepts d'instruction, de culture, excluaient l'art au sens occidental du terme ; il n'y avait ni peintre, ni sculpteur homme ni, a fortiori, d'artiste femme selon l'acception moderne. L'activité de ces dernières se manifestait essentiellement dans la broderie de voiles religieux et de vêtures d'apparat. Dans de très anciennes chroniques, il est déjà fait mention de brodeuses fort renommées en leur temps : par exemple, selon une chronique de l'année 1200, Anna Vsevolodovna, femme de Riourik, s'appliquait à des travaux d'aiguilles au fil d'or et d'argent, tant pour elle-même que pour ses enfants, mais aussi pour le monastère de Vydoubitski. La chronique légendaire de la princesse Fevronia Mouromskaïa rapporte qu'elle s'éteignit en brodant le Saint Suaire. Mentionnons encore un voile conservé au Musée historique de Moscou, confectionné par Agrafenia Konstantinova entre 1410 et 1425 à la Cathédrale de la Nativité de Souzdal. Ces travailleuses à l'aiguille peuvent être d'autant plus tenues pour de véritables artistes de leur époque qu'elles confectionnaient aussi des icônes, mais celles-ci étaient brodées sur soie et non peintes sur bois. Une multitude de travaux plus tardifs, exécutés par des tsarines et des princesses, ont été conservés dans les musées et les monastères ; c'est le cas, par exemple, du drap brodé de la main de Natalia Kirillovna Narychkina, la mère de Pierre le Grand, qui se trouve dans la sacristie du Patriarche moscovite. Nous trouvons aussi à Vladimir quelques ouvrages exceptionnellement intéressants, réalisés par des mains d'impératrices. Elles avaient pris le voile, forcées ou librement, et elles vivaient recluses dans un monastère isolé ou dans un couvent, tel que le monastère de l'Intercession de Souzdal qui fut longtemps un lieu d'exil aristocratique pour femmes répudiées ou indésirables.

Aux XVIe et XVIIe siècles, la broderie au fil de soie ou d'or était l'élément indispensable de toute bonne éducation domestique d'une femme ; celle-ci pénétrait donc par ce biais dans le monde de l'art. Les vêtements d'apparat occupaient la première place dans ces travaux. Lors de leurs apparitions en public, la tsarine et les épouses des boyards avaient toujours à la main une chirinka, sorte de mouchoir de poche richement brodé d'or, d'argent et de soie et agrémenté, quelquefois, de perles. D'autre part, les chroniques donnent fréquemment des indications sur les princesses-nonnes, rendues sages par les Écritures. Nombre d'entre elles s'affairaient à la copie de livres saints. Citons à ce propos l'évangile de la régente Sofia Alexeïevna, fille d'Alexis Ier, demi-sœur de Pierre Ier, conservé au monastère de la Transfiguration du Sauveur à Kargopol, dans la province d'Olonets.

Mais ce fut l'intronisation de Pierre Ier qui provoqua un bouleversement complet dans les conceptions et les us et coutumes de la société russe, soudain contrainte de s'occidentaliser et de laisser les femmes participer à la vie mondaine et culturelle. Durant le règne de Catherine II, s'estompe la notion de l'inutilité de l'art, considérée jusqu'alors comme un loisir voué au péché. L'impératrice elle-même joua un rôle non négligeable dans l'histoire de l'art et de la culture russes. Comme tous les grands souverains, Catherine II aimait bâtir, et c'est avec raison qu'elle affirmait dans l'une de ses lettres avoir trouvé Pétersbourg en bois et le laisser en marbre. Rappelons ici ce qui fut édifié sous son règne et avec sa participation active : l'Académie des beaux-arts, l'Ermitage et sa fabuleuse collection d'œuvres d'art, ou encore le monument dédié à Pierre le Grand, réalisé par le sculpteur français Falconet et Mlle Collot. Mécène des artistes russes, elle invitait également des étrangers des quatre coins du monde, sélectionnant les meilleurs d'entre eux. L'amour de la tsarine pour les arts se refléta sur ses proches, en premier lieu sur son fils et sur sa famille. Ainsi, l'empereur Paul aimait et savait apprécier les arts ; Maria Fiodorovna, son épouse, était, en dehors de son action de mécénat, une artiste de valeur qui a laissé de nombreuses œuvres : tableaux, dessins, camées… Dans les comptes rendus de l'Académie des beaux-arts, on rencontre un nombre croissant de femmes ayant reçu un titre : en 1774, ce furent, parmi les premières, les Demoiselles Élisabeth et Sophie Gillet, élevées au titre d'académiciennes pour leurs portraits et leurs natures mortes ; sont mentionnés encore des noms de donatrices et de mécènes, telles les dames de compagnie de Catherine II, Glafira Rjevskaïa, excellente musicienne, qui fit un don de mille roubles en 1771, ou la comtesse Sofia Vladimirovna Stroganova, traductrice de Dante. Lentement, mais inexorablement, la conscience de la nécessité d'un enseignement plus ouvert prenait racine dans la société. Le besoin d'une solide formation artistique pour les femmes s'affirme, mais il faudra attendre 1842, soit trois ans après la fondation de l'école de la Société d'encouragement des beaux-arts, pour que s'ouvre sous son égide l'École artistique pour femmes, la première en Russie ; ce fut l'unique institution de ce genre, avant que les femmes n'obtiennent l'accès à l'Académie.

Presque toutes les grandes artistes de cette époque s'y rendirent ; citons parmi tant d'autres, Elisaveta Boehm, Olga Kotchetova, Elena Poliénova ou Maria Fiodorova. Quelques-unes partirent créer des écoles en province : ainsi, à Kharkov, l'école de Maria Dmitrievna Raevskaïa, ou celle de Catherine Fiodorovna Jung à Kiev…

À partir de 1871, des femmes eurent accès à l'Académie ; plus d'une trentaine y entrèrent dès la première année et ce chiffre oscilla, ensuite, entre trente et cinquante par an. Ainsi Pélagie Pétrovna Kouriar, fondatrice du premier Cercle artistique féminin (1882), se fit une solide réputation de paysagiste : elle reçut, en 1882, le titre de membre honoraire libre de l'Académie. Citons également Olga Antonovna Lagoda-Chichkina, Maria Ivanovna Pedachenko-Tretiakova. Parmi les peintres de genre et les portraitistes, la Moscovite Antonina Leonardovna Rjevskaïa se distingue particulièrement et Ekaterina Alexandrovna Vachter, aussi bien que Elena Nikandrovna Klokatcheva, ont achevé leur cycle d'études à l'Académie des beaux-arts. La jeune artiste Elena Andreevna Kiseleva fut la première à bénéficier d'un voyage à l'étranger en 1907 aux frais de l'État. Il n'est guère possible dans ce cadre de s'arrêter plus longuement sur l'activité des femmes dans les domaines de la gravure et de la sculpture. Toutefois, quelques noms doivent être évoqués : les graveuses et dessinatrices Maria Skorodoumova et Marfa Dovgaleva ; à la fin du XIXe siècle, Elizabeth Merkoul-Boehm et Elena Petrovna Samokich-Soudkovskaïa ; Elisaveta Krouglikova et Elisaveta Krasnouchkina s'illustrèrent respectivement à Paris et à Rome ; en sculpture, Mlle Callot, déjà nommée, et, toujours à la fin du XIXe siècle, Maria Lvovna Dillon, la princesse Chakhovskaïa, la princesse Liana Dolgoroukaïa et Anna Semenovna Goloubkina.

Il me reste encore à aborder un groupe de femmes qui a joué un rôle crucial dans l'accentuation du caractère national de l'art russe et dans l'affinement du goût artistique de la société. Leurs efforts ont surtout porté sur le domaine de l'art appliqué et sur celui de l'architecture. Elena Dmitrievna Polienova fit œuvre de pionnière; elle développa ses activités en 1882, au moment de son départ de Pétersbourg pour Moscou, après s'être imprégnée de l'atmosphère des peintres Répine et Vasnetsov, dont elle se sentait proche ; sous leur influence et sur leurs conseils, elle entreprit d'illustrer les contes russes, de composer des dessins pour l'atelier d'ébénisterie d'Elizavieta Mamontova, puisant des matériaux dans les vestiges de l'art populaire, à l'issue de toute une série d'excursions qu'elle effectua dans les provinces de Russie centrale. Elle décéda à Moscou en 1898, sans avoir pu accomplir ses multiples projets, suivie, deux ans plus tard, par sa fidèle amie Maria Iakountchikova.

Mais si Polienova et Iakountchikova mirent leur talent et leur créativité au service de la russification de l'art russe, il ne faut pas minimiser la contribution des collectionneuses-mécènes, des fondatrices de musées d'art et d'écoles : parmi les plus célèbres, la princesse Maria Klavdievna Tenicheva, Elizavieta Grigorievna Mamontova, Natalia Leonidovna Chabelskaïa et Sofia Alexandrovna Davydova. Dans sa jeunesse, Tenicheva avait étudié durant trois ans le chant et la déclamation chez Mme Marquezi, à Paris ; elle se produisit à la Salle Ehrard, sous le nom de Mme Desein, avec les trois meilleures élèves des Marquezi. Plus tard, elle participa à des concerts de bienfaisance à Smolensk et à Moscou. Elle s'adonna aussi au dessin lors d'une brève période à l'École Stiglitz, prit des cours particuliers chez N. A. Gogolinsky (professeur à l'école de la Société impériale d'encouragement des arts), puis acheva, elle aussi, ses études artistiques à Paris, dans cette fameuse Académie Julian qui avait formé tant d'artistes remarquables, dont Bachkirtseva, Iakountchikova et la princesse Eristova. En 1892, elle épousa le prince V. I. Tenichev et s'installa dans la province d'Oriol. Deux ans plus tard, Maria Klavdievna acquit les terres de Talachkino, dans la province de Smolensk, et réalisa son rêve secret de fonder une école d'agriculture où furent organisés des cours pour les professeurs. À cet enseignement de base purement utilitariste s'est adjointe une formation en dessin et en chant ; puis un théâtre fut mis en place : les élèves de l'école formèrent un orchestre de balalaïkas ; enfin, des ateliers de sculpture et d'ébénisterie connurent un succès considérable. L'École de Talachkino, à l'instar de celle d'Abramtsevo, se mit à travailler systématiquement le bois : de ses ateliers sortaient des meubles, de petits objets à usage domestique, des balalaïkas, des œufs de Pâques, des arcs, etc. De nouvelles structures firent leur apparition : ateliers de céramique, de teinture, de broderie et, enfin, un petit atelier équipé d'un fourneau à manchon pour le travail de l'émail sur cuivre. Durant les années troublées par les révoltes paysannes qui frappèrent Talachkino, la princesse, accompagnée de son plus proche ami et de la princesse Tchetvertinskaïa, sa fidèle collaboratrice, prit le chemin de la France. Son immense collection d'art russe constituée en Russie, puis en France, est désormais restituée au Musée de Smolensk (plus de 5 000 objets). Rappelons enfin sa contribution à la revue Le Monde de l'art, son école de dessin fondée à Smolensk et l'importance de son activité sociale.

Dans le domaine de la création littéraire, la littérature féminine a émergé pratiquement à la même époque que les écrits masculins, après le règne émancipateur de Pierre le Grand. La deuxième moitié du XVIIIe siècle vit ainsi apparaître nombre de femmes écrivains. Là encore, Catherine donna le ton, écrivant des comédies, un drame (Oleg), ses Mémoires, un essai, Antidote ou Examen du mauvais livre superbement imprimé intitulé Voyage en Sibérie, dans lequel elle prend le contrepied de l'ouvrage de Jean Chappe (très critique vis-à-vis de la Russie !). Novikov, le célèbre rédacteur de la revue Jivopisets, ouvrait largement ses pages aux femmes, même si elles n'osaient pas toujours signer et avaient recours à des pseudonymes masculins, ce qui perdurera jusqu'à la fin du XIXe siècle, les œuvres féminines étant communément dépréciées par le canon dominant. Quelques-unes sont encore connues : la fille de Soumarokov, épouse de Kniajnine, Alexandra Rjevskaja, la présidente de l'Académie des sciences, la princesse Dachkova, l'épouse de Cheraskov, et sa nièce, Chvostova, l'épouse de Derjavine, la seconde épouse de Karamzine animait un des premiers salons littéraires de renom ; la tradition de ces salons fut largement poursuivie tout au long du XIXe siècle et mérite d'être aussi étudiée.

De nombreuses autres s'illustrèrent dans la traduction, la poésie, le genre dramatique ou composèrent des ouvrages pédagogiques, historiques, économiques. Elles furent louées par les grands écrivains du moment (Soumarokov, Derjavine). Pourtant, leur nom ne fut pas transmis à la postérité, car elles restaient encore exclues du monde organisé de la pensée, de l'université, des cercles littéraires et philosophiques, des voyages d'études en Occident. Bref, le milieu social ambiant était hostile à leur rayonnement. Néanmoins, les historiens de la littérature prêtent désormais attention à l'œuvre poétique précoce d'Anna Bounina, et d'Anna Volkova, reconnues par leurs contemporains, aux premières chroniqueuses de la condition féminine Karolina Pavlova et Evdokia Rostopchina, aux écrits de la hussarde Nadejda Dourova. Au cours du XIXe siècle, la littérature des femmes, comme celle de leurs collègues masculins (Bielinski, Dostoievski), subira l'influence de George Sand dont l'importance sera telle qu'on évoquera un georgesandisme russe, dont se réclameront Evguenia Gan et les trois sœurs Chvochtchinskaïa. Dans le présent ouvrage, Olga Kafanova nous éclaire sur les sœurs russes de l'écrivain français et s'attarde particulièrement sur Evguenia Gan dont l'œuvre, à la fin du XXe siècle, a attiré l'attention des chercheurs américains et européens et, plus tard, des critiques littéraires de Russie. Dès les années 40, Tourgueniev, de son côté, propage avec enthousiasme les écrits de Marko Vovtchok (1833-1907), femme de lettres russe et ukrainienne, égérie des révolutionnaires démocrates. Elle était en son temps une des principales traductrices littéraires du français vers le russe et, notamment, traductrice attitrée de Jules Verne, mais aussi de Malot, Hugo, Erkmann-Chatrian. L'article d'Irina Dmytrychyn propose d'étudier le regard porté par l'écrivaine démocrate sur la vie parisienne et française, à travers quelques récits ou extraits emblématiques choisis parmi les treize lettres. Les années 70 et 80 marquent effectivement une démocratisation, suivie par une politisation du discours littéraire, avec les populistes, puis les révolutionnaires, parmi lesquels de nombreuses femmes, telles Elisaveta Dmitrieva, Vera Zasulitch, Vera Figner, Olga Chapir.

Et enfin vint le siècle d'Argent, où les femmes s'illustrèrent largement au sein de tous ses multiples courants. C'est essentiellement sur elles que porteront les articles réunis dans cet ouvrage. Nous découvrons ainsi des personnalités aussi différentes que Lioubov Stolitsa, Zinaïda Guippius et Marina Tsvetaïeva. Lioubov Stolitsa, présentée par Michel Niqueux, est l'auteur de plusieurs recueils de poésies qui représente une synthèse du symbolisme et du néo-populisme russe, caractéristique des années 1910 ; elle était également l'animatrice d'un salon dans le goût pseudo-russe fréquenté par tout le monde littéraire de l'âge d'Argent. Christa Ebert nous montre Zinaïda Hippius comme poète innovateur, comme activiste de la vie culturelle du l'âge d'Argent et comme personnage inspirateur important des idées du symbolisme russe. De son côté, Anna Louyest aborde Tsvetaïeva à travers ses premiers recueils poétiques, souvent négligés par la critique, mais où se réalisent certains principes essentiels de son art poétique. Enfin, Elena Trofimova, avec le cas de Lidia Tcharskaïa, nous explique ô combien le statut de la femme écrivain restait toutefois encore ambigu au début du XXe siècle.

La création artistique des femmes de cette époque n'est pas moins riche, même si elle est restée encore moins bien explorée. Ici encore, il semble que le grand tournant soit amorcé dans la seconde moitié du XIXe siècle, période où, peu à peu, les femmes accéderont, après maintes revendications, aux instituts de formation, que ce soit en Russie ou à l'étranger. Pascale Mélani expose le statut professionnel et social de la chanteuse d'opéra et sa place dans la représentation du public, ce qui l'amène à envisager la spécificité des carrières féminines dans l'univers du théâtre lyrique. Elle évoque pour ce faire quelques grandes figures du chant russe comme Evguenia Mravina, Elisaveta Lavrovskaïa, Alexandra Panaïeva-Kartsova, Nadejda Zabela, Antonina Nejdanova. Est enfin évoqué par Nicolas Laurent le difficile statut des femmes dans la sculpture, largement partagé par celui des femmes peintres, précisé par Julie Dodet sur l'exemple d'Alexandra Exter (1882-1949), qui fut aussi dessinatrice et décoratrice. Elle était la contemporaine d'artistes désormais officiellement reconnues, telles que Lioubov Popova (1889-1924) suivie par Natalia Gontcharova (1910-1962). Et nous ouvrons ce recueil avec Svetlana Maire qui présente l'histoire de la personnalité exceptionnelle de Viera Giedroyc, qui fut non seulement écrivain et poète, mais encore première femme chirurgien.

Tous les textes rassemblés dans ce volume proposent de lever le voile sur l'immense champ d'investigation que représente la création féminine en Russie.

Sources bibliographiques

Trudy pervogo vserossijskogo ženskogo s’’ezda 1908-ogo goda (Travaux du premier congrès féminin pan-russe de 1908), Sankt-Peterburg, 1909.

Belova Anna, Četyre vozrasta ženščiny [Les quatre Âges de la femme], Sankt-Petersburg, Aleteja, 2010.

Göpfert Frank, Dichterinnen und Schristellerinnen in Russland von der Mitte des 18. Bis zum Beginn des 20 Jahrhundert: eine Problemskizze [Poétesses et écrivaines en Russie de la moitié du XVIIIe au début du XXe siècle, esquisse d'un problème], München, Otto Sagner, 1992.

Ledkovsky Mariana, Bessonov B. L, Rosenthal Charlott, Zirin Mary, Dictionnary of Russian Women Writers, Richmond (TX, USA), 1994.

Puškareva Natalja, Ženščiny drevnej Rusi [Les Femmes de la Russie ancienne], Moskva, Ladomir, 1989.

Ûkina Irina, Ženskij Peterburg [Pétersbourg au féminin], Sankt-Peterburg, Aleteja, 2004.

Pour citer cet article

Évelyne Enderlein, « Les femmes créatrices en Russie (de la fin du XVIIIe siècle au siècle d’Argent) », Les femmes créatrices en Russie, du XVIIIe siècle à la fin de l'âge d'Argent, journée d'études organisée à l'ENS de Lyon par Isabelle Desprès et Evelyne Enderlein, le 9 novembre 2012. [En ligne], ENS de Lyon, mis en ligne le 11 novembre 2013. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article376