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Marxisme-léninisme et modèles culturels en Union soviétique

Projet présenté par Serge Rolet, université Charles-de-Gaulle-Lille3


Le terme « marxisme-léninisme » est une invention de Staline. Dans un grand nombre d’études, la notion est évoquée à propos du régime politique soviétique. Elle est considérée comme le corps de doctrines dont est issu le totalitarisme soviétique, soit directement, soit à la suite d’une série de dérives ou d’erreurs. Dans cette perspective, on cherche à comprendre le fonctionnement du régime soviétique à partir de l’idéologie. C’est ce qu’a fait, par exemple, Martin Malia dans The Soviet Tragedy.

Le présent projet opte pour la démarche inverse : il s’agira de considérer la doctrine à partir du système dans lequel elle est apparue. On n’analysera donc pas (pas principalement) les thèses du marxisme-léninisme, pour en éprouver la cohérence philosophique, ni pour y trouver l’origine de la « tragédie soviétique ». L’approche choisie ici est à la croisée de l’archéologie au sens de Foucault et de la « diplomatique » (« ...la diplomatique s’intéresse à l’analyse de chaque archive. Une archive est un document qui trace une activité. C’est un objet d’information constitué d’un message et de son contexte de création. La diplomatique est la discipline qui étudie cet objet d’information : comment il a été produit, ses zones d’information, sa valeur probante, sa valeur documentaire, sa diffusion »).

On parcourra les énoncés, et, d’une manière générale, les formes de socialisation qui sont liées au marxisme-léninisme : on s’intéressera aux discours des leaders soviétiques, aux éditoriaux des grands quotidiens soviétiques, aux manuels de « communisme scientifique » et d’« athéisme scientifique », aux publications des instituts, chaires et centres de recherches correspondants, mais aussi à l’iconographie et, plus largement, à la symbolique des grands rituels soviétiques (commémorations, fêtes, parades, nécrologies, etc.), aux formes plus mouvantes, plus orales et spontanées, qui vont des cérémonies de remises de prix et des discours d’ouverture, etc., aux prises de paroles (toasts, compliments) de la vie locale et domestique, que nous connaissons à travers la littérature.

Dans le flot de discours énoncés au nom du marxisme-léninisme, on voit apparaître des formes particulières d’expression, toute une série de règles, une rhétorique et un style, à la fois homogènes et divers, dont la puissance de variation demande une analyse minutieuse. L’invariant marxiste-léniniste ne doit pas cacher les écarts liés aux types de discours (l’Académie des sciences ne décline pas Lénine de la même façon que la Grande encyclopédie soviétique), et aux différences de lieux et d’époques. L’omniprésence d’une vérité officielle imposée, comme on le sait, par la violence, n’empêche pas a priori les tensions, les ruptures.

Dans les manifestations collectives telles que l’anniversaire de la révolution ou le Premier mai, la représentation des grandes figures du marxisme-léninisme laisse apparaître certaines régularités qu’il faudra décrire. Notons, à titre d’exemple, l’activité des artistes-peintres et sculpteurs (portraits de Lénine et des dirigeants en place), à l’occasion des démonstrations publiques qui rythment le calendrier des entreprises, des administrations, des régiments et des écoles : la nature et les conditions d’attribution des commandes, leur rôle dans la carrière des artistes, leur coût et leur financement, les mesures qu’elles impliquent dans l’organisation du travail, seront systématiquement étudiées. De la même façon, dans les manifestations de masse, les slogans et les effigies des pères fondateurs et des dirigeants en place sont scandés selon des principes qui doivent être mis au jour.

En fonction des temps et des lieux, certains thèmes, certains genres, certains modes de communication sont plus productifs que d’autres. Il faudra faire l’histoire de la distribution du discours marxiste-léniniste dans la société soviétique. L’émergence avortée d’une science expérimentale prolétarienne (Lyssenko) constitue à cet égard un précieux champ de recherche.

Dans certains secteurs particuliers de la culture et de la vie intellectuelle soviétique, des travaux originaux, d’orientation étrangère à celle du « matérialisme dialectique », ont pu voir le jour. On pense aux écrits de M. Bakhtine, aux recherches sémiotiques de l’école de Tartu-Moscou, bref, à l’émergence de sciences humaines alternatives au marxisme. On cherchera à établir comment ces travaux se sont articulés à la production orthodoxe, selon quelles procédures ils ont réussi, ou échoué, à apparaître compatibles avec la doctrine officielle, quelle empreinte ils ont laissée à leurs frontières, dans le flot des discours où ils étaient pris. On s’intéressera aux phénomènes de cryptage et d’euphémisation de l’information, à la confidentialité de la diffusion, et au choix du canal utilisé. On tentera de comprendre comment le contrôle idéologique (la censure) a laissé se mettre en place une série de seuils de tolérance, variables selon les institutions, au-deçà desquels de tels travaux ont pu être poursuivis et publiés.

Quelle que soit sa rigidité, la capacité combinatoire de la fameuse « langue de bois » est très élevée. Les énoncés soviétiques, toujours empreints de marxisme-léninisme, véhiculent ici et là des messages qui lui sont en principe étrangers : leur caractère conservateur, moralisant, nationaliste, témoigne d’un important travail d’hybridation, de transposition, d’abandon, et de recomposition, quelle que soit l’orthodoxie affichée. On pourra retenir notamment ce qui touche au passage du marxisme-léninisme du traité au récit, de la théorie au mythe : on assiste en effet à des phénomènes de scénarisation, à l’érection de héros proposés à l’imitation de tous, à la constitution d’une éthique et d’une esthétique « prolétariennes » paradoxalement proches, sous certains aspects, des modèles petit-bourgeois. Cette tendance générale à la mise en récit de la doctrine est lourde de difficultés : le héros (le récit, le mythe) entre en opposition avec le représentant du Parti (le traité, la théorie), comme le montre l’histoire de la réécriture par A. Fadeev de son roman Molodaja Gvardija (La Jeune Garde).

Dans ce qui, au sein de la société soviétique, tient lieu d’espace public, les énoncés formulés dans le langage du marxisme-léninisme produisent de puissants affects. Ils s’adressent autant à l’émotion qu’à la conscience. Le pouvoir du chef (de Staline, par exemple), est lié aussi bien à la reconnaissance de ses compétences théoriques à nulles autres pareilles qu’à l’adoration de sa personne. Il s’agira d’étudier quels types de discours rendent possible l’improbable coexistence du matérialisme athée et d’une forme de ferveur religieuse. Dans cette perspective, on pourra faire l’étude des occurrences des noms des « divinités du panthéon soviétique » (M. Heller) dans les énoncés produits en URSS.

Il est possible de faire du marxisme-léninisme le langage (le code) dans lequel sont transmises toutes sortes d’informations (de messages) sans rapport étroit avec lui, au sein de l’espace sémiotique soviétique. La langue de bois, avec ses mots-emblèmes (« révolution », « classe ouvrière », « internationalisme prolétarien »), apparaît alors comme le masque derrière lequel se cache l’information véritable, qu’il importe de manifester, en la traduisant dans un autre langage, tel celui de la science politique libérale, ou celui de la vie courante. On peut attendre de cette méthode, expérimentée de longue date, de nouveaux résultats. Il reste qu’il est légitime d’observer le marxisme-léninisme en tant que code ultime, dans la mesure où ses usagers n’ont pas toujours éprouvé le besoin de lui en substituer un autre. Les réactions soulevées dans la société soviétique (principalement dans le Parti communiste) par le « Rapport Khrouchtchev » montrent que la doctrine était bel et bien un modèle du monde, à partir duquel l’événement était compris. La force modélisante du marxisme-léninisme mérite d’être envisagée en elle-même, dans le jeu de son instance (Foucault).

Contact : serge.rolet@univ-lille3.fr