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Conférence de Sylvie Martin : "Du gendarme de l’Europe" à la guerre de Crimée : la Russie à l’épreuve du miroir"

15 septembre 2010 -

Plan de la conférence

 

Dans l’une des premières causeries qui, réunies en un volume, composeront son « Voyage en Russie », Alexandre Dumas écrit :

« Maintenant, ne passons sur rien puisque nous avons le temps de nous arrêter à chaque chose, et qu’il s’agit d’un empire sur la puissance duquel on nous a menti pendant vingt ans. Pendant vingt ans, le tsar Nicolas a joué, chez les Modernes, le rôle du colosse de Rhodes chez les Anciens : le monde était forcé ou devait être forcé de passer un jour entre ses jambes. Le tremblement de terre de Sébastopol l’a renversé. Mais le tsar Pierre, autre colosse aux pieds de bronze, reste debout sur son rocher et ne craint pas les tremblements de terre. »[1]

En septembre 1858, Dumas formule avec netteté une question qui résonne plusieurs fois dans l’histoire russe, celle du « colosse aux pieds d’argile ». Le dernier écho en date est la disparition de l’Union soviétique, dont la seule existence a contraint les Etats occidentaux à voter durant des années d’importants budgets militaires. Comment une telle puissance pouvait-elle cesser aussi brusquement d’exister ? Ou, en 1858, comment un tel colosse pouvait-il s’effondrer lors de la guerre de Crimée ? Il s’ensuit aussitôt une seconde question : « Nous aurait-on menti sur ce pays ? ». Dumas l’affirme, pour mieux se poser en témoin, et surtout en historien, porteur de « vérité ». Ainsi formulée, la question n’a guère d’intérêt. En revanche, elle souligne des paradoxes qui sont autant de fils conducteurs pour le tableau que nous souhaiterions brosser de la Russie telle qu’Hector Berlioz l’a connue, de Nicolas Ier au début du règne d’Alexandre II.

Du despotisme éclairé à l’autocratie réaffirmée

Au début du XIXe siècle, l’empire de toutes les Russies est auréolé de l’éclat du règne de Catherine II. En quelque trente années (1762-1792), la population de l‘empire est passée de 19 à 36 millions d’habitants et la Russie a sécurisé ses frontières sud. Les fameux villages de Potemkine sont l’arbre qui masque la forêt : les noms de Ekaterinoslav (aujourd’hui Dnepropetrovsk), Kherson, Simferopol et Sébastopol, suffisent à en témoigner. La vigoureuse mise en valeur de ce que l’on appelle alors la « Nouvelle-Russie », c’est-à-dire les vastes territoires conquis au nord de la mer Noire et de la mer d’Azov, sans oublier la presqu’île de Crimée, transforment la Russie en « grenier de l’Europe », grâce à la colonisation et à l’exploitation des riches terres noires.

Gouvernée par une impératrice philosophe, fût-elle despote tout autant qu’éclairée, la Russie est ouverte à l’influence des lumières. La Russie, ou plus exactement ce que l’on appelle alors la « société », c’est-à-dire la part instruite et cultivée de sa population. Car c’est bien là que le bât blesse : âge d’or de la noblesse russe, le règne de Catherine II est aussi celui où la condition serve est la plus misérable. Entièrement affranchie par l’impératrice de l’obligation de servir que lui avait imposée Pierre le Grand, la noblesse a droit de propriété et de justice sur la grande masse des serfs. Les droits naturels de l’homme et le voltairianisme à la mode dans les salons demeurent très théoriques. Ecrasés d’impôts, les serfs n’ont aucun recours face à leurs maîtres contre lesquels ils n’ont pas le droit de porter plainte. L’aristocratie brillante, riche, cultivée, polyglotte, dont Berlioz côtoie les descendants en 1847, ignore tout de la masse du « simple peuple » et ne veut rien en connaître. Traditionnellement considéré comme le père symbolique de cette catégorie sociologique particulière qui émerge à la fin du XVIIIe siècle en Russie sous le nom d’intelligentsia, Alexandre Radichtchev est interné à la forteresse Pierre-et-Paul pour avoir, en 1790, dénoncé le servage dans son célèbre Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou. L’abîme qui sépare élite et « moujiks » est une véritable solution de continuité dans le corps social russe ; au tournant des XIXe et XXe siècles, Sergueï Witte, artisan du décollage économique de la Russie dans les années 1880 le déplore, tout autant qu’Anton Tchékhov le constate dans ses récits. L’absence de classe moyenne, ou « médiane » (srednee soslovie), est un leimotiv du XIXe siècle russe.

Celui-ci s’ouvre par le triomphe d’Alexandre Ier sur Napoléon. La Russie a vaincu la Grande armée, les troupes russes sont à Paris. A cette occasion, les jeunes nobles que sont les officiers russes traversent l’Europe napoléonienne et séjournent dans une France passée brusquement du statut de référence à celui d’ennemi, et dont ils n’avaient encore souvent qu’une connaissance livresque, bien qu’ils en parlassent couramment la langue. Ce contact immédiat aura des effets multiples : les journaux ou carnets de ces officiers en témoignent d’emblée. C’est d’autant plus vrai qu’en 1812, ces jeunes officiers ont connu, dans leurs années de formation, « l’aube splendide du temps d’Alexandre », selon le célèbre vers de Pouchkine dans son Epître au censeur (1822). Après le bref, mais funeste règne de Paul Ier (1796-1801), que Catherine II avait cherché à écarter du trône, l’avènement d’Alexandre Ier, dont l’éducation avait été confiée à La Harpe, est une joie pour ses sujets. Le jeune souverain s’entoure d’un « Comité secret », c’est-à-dire officieux, composé de jeunes gens nourris de principes libéraux qui se surnomment eux-mêmes le « Comité de salut public » quand leurs adversaires les qualifient de « bande des jacobins ». De fait, Pavel Stroganov, qui était en France en 1790, y avait été membre du Club des Jacobins. La première décennie du règne d’Alexandre Ier voit l’épanouissement de la vie intellectuelle, marquée par la création de nombreuses revues, la publication de traductions parmi lesquelles notamment les œuvres de Cesare Beccaria, Jeremy Bentham, ou Adam Smith. Dans le cadre de la réforme qui, en 1802, institue huit ministères, on crée le tout nouveau « Ministère de l’instruction nationale, de l’éducation des jeunes gens et de la diffusion des sciences » ; en moins de dix ans, la Russie est organisée en six « régions académiques » et un système cohérent est mis sur pied pour former une élite compétente. C’est aux universités qu’est confiée la censure des livres et publications édités dans leur « région académique ». Telle est la Russie dans laquelle grandissent Piotr Tchaadaev, Alexandre Griboedov et Alexandre Pouchkine.

Les guerres napoléoniennes, le Congrès de Vienne et la Sainte-Alliance auront cependant bientôt raison des velléités de réforme de l’Etat confiées par Alexandre Ier à Mikhail Spéranski (1809), puis Nikolaï Novossiltsev (1820) ; le premier pas vers un Etat de droit que voulait franchir Spéranski en « instituant le gouvernement sur une loi intangible » demeure lettre morte. La question constitutionnelle, qu’on en soit partisan ou adversaire, traverse tout le XIXe siècle russe et jusqu’en 1905, l’autocratie demeure crispée sur l’hostilité à toute limitation du pouvoir du monarque.

Toutefois, Alexandre Ier est plus habile vis-à-vis de la Finlande et de la Pologne conquises par la Russie à la faveur des guerres napoléoniennes. La Finlande, enlevée à la Suède en 1809, et devenue le « Grand-duché de Finlande », se voit dotée d’une constitution à l’élaboration de laquelle participe d’ailleurs Spéranski, et conserve une certaine autonomie. Le tsar ouvre lui-même en mars 1809 la première session du sejm finlandais.

Hormis la Galicie (Autriche) et Poznan (Prusse), le Royaume de Pologne dont la restauration avait été proclamée par le sejm à l’été 1812 est « pour toujours » rattaché à l’Empire russe par le Congrès de Vienne. Dès le début décembre 1812, Alexandre Ier avait « pardonné » aux aux Polonais d’être entrés guerre contre la Russie ; fin décembre, dans une adresse aux habitants du Duché de Varsovie, il déclarait : « Vous redoutez une vengeance. Ne craignez rien. La Russie sait vaincre, mais ne tire jamais vengeance. » Et en novembre 1815, le royaume de Pologne reçoit une charte constitutionnelle signée par Alexandre Ier, même si le grand-duc Konstantin, commandant en chef de l’armée polonaise, joue sur place un rôle crucial. Ouvrant solennellement les travaux du sejm en mars 1818, Alexandre Ier appelle les représentants du royaume de Pologne à prouver que les institutions constitutionnelles « ne sont pas un rêve dangereux » et « sont en parfait accord avec l’ordre public ».

La seconde partie du règne d’Alexandre Ier est beaucoup plus sombre. La politique extérieure s’aligne sur la vision de Metternich : le soulèvement des Grecs contre l’Empire ottoman en 1821 est considéré comme une révolution contre un monarque légitime et la Russie refuse tout soutien à ces chrétiens d’Orient. La conduite des affaires intérieures est, elle, abandonnée à Alexeï Araktcheev, rendu tristement célèbre par l’institution des « colonies militaires » (voennye poseleniâ). Aussi une opposition d’inspiration à la fois libérale et « patriotique » se fait-elle jour dans des sociétés secrètes. Deux d’entre elles sont les creusets de l’insurrection décembriste, dont les deux figures de proue, Nikita Mouraviev (Société du Nord) et Pavel Pestel (Société du Sud), sont avant tout des intellectuels et des penseurs politiques. C’est d’ailleurs bien le danger que représente leur réflexion politique que saisit Nicolas Ier ; cette hantise marquera les trente années de son règne (1825-1855). Son premier soin est d’organiser un procès qui non seulement détruit physiquement les décembristes par l’exécution capitale ou la déportation en Sibérie, mais qui fait disparaître leurs écrits.

Le « gendarme de l’Europe »

C’est de la Russie de Nicolas Ier que parlent, à quelques années d’intervalle, Astolphe de Custine quand il écrit : « Le gouvernement russe, c’est la discipline du camp substituée à l’ordre de la cité, c’est l’état de siège devenu l’état normal de la société »[2] et Hector Berlioz quand il note, comme en guise de réponse :

« Toute l’aristocratie russe me comble de politesse de toute espèce.[...] Tout ici est grandiose, et rien ne ressemble, ni pour les moeurs, ni pour les institutions, aux idées saugrenues que nous nous en faisons en France. »[3]

Aucun des deux ne ment, mais chacun ne voit que ce qu’il regarde. Berlioz note avec raison la culture et le raffinement de l’aristocratie russe au milieu de laquelle il évolue, mais, préoccupé uniquement de musique, il confond la Russie et la vie mondaine de la cour de Saint-Pétersbourg. Custine, lui, en analyste politique, n’est attentif qu’au mode de gouvernement. Nous tenterons ici d’éclairer les contradictions qui expliquent que le « tremblement de terre de Sébastopol » ait eu raison du colosse russe.

Après le sort réservé aux décembristes, l’écrasement du soulèvement polonais en 1830 confirme, sur la scène internationale, le choix politique de Nicolas Ier. Dès janvier-février 1826, on procède à de nombreuses arrestations parmi les membres de la « Société patriotique » qui cristallisait l’opposition polonaise à la domination russe ; en mai 1829, Nicolas Ier, comme l’exige la Constitution accordée par Alexandre Ier, est couronné roi de Pologne à Varsovie. Toutefois, en novembre 1830, un soulèvement armé contraint le grand-duc Konstantin à quitter précipitamment la Pologne, tandis qu’est formé un gouvernement provisoire ; en janvier 1831, le sejm vote la destitution de Nicolas Ier et de la dynastie des Romanov du trône de Pologne. Le soulèvement est maté par l’armée russe ; en septembre le général Ivan Paskévitch prend Varsovie. La Constitution accordée par Alexandre Ier est abrogée au profit d’un statut organique qui laisse au Royaume de Pologne ses propres codes civil et pénal, et le droit d’utiliser la langue polonaise dans les tribunaux et l’administration. L’armée polonaise est dissoute, les universités de Varsovie et de Vilna sont fermées et l’état de guerre déclaré dans le Royaume de Pologne en 1833 durera jusqu’en 1855, incarné par le général Paskevitch, qui, représentant du tsar sur place, concentre dans ses mains les pouvoirs civils et militaires.

Nicolas Ier affiche son souhait de poursuivre la ligne politique de la Sainte-Alliance avec le double objectif d’être « le protecteur des trônes et des autels » et de maintenir la carte de l’Europe héritée du Congrès de Vienne. Les révolutions de 1848 le trouvent inébranlable dans cette conviction, et quand François-Joseph demande l’aide de la Russie lors du soulèvement hongrois contre l’Autriche, c’est encore le général Paskévitch qui est dépêché sur place pour écraser l’insurrection (août 1849).

Ces démonstrations de force impressionnantes du « gendarme de l’Europe » présentent pourtant deux faiblesses. Tout d’abord, la Russie y affronte des troupes certes résolues, mais dont la puissance militaire ne peut se comparer à celle de son armée. Par ailleurs, avec l’aveuglement propre aux régimes autoritaires, elle sous-estime la force de l’opinion. On ne peut s’empêcher de songer à la conception du politique que traduisait la formule de Staline : « Le pape, combien de divisions ? » Habitué à réduire au silence les rares voix discordantes qui auraient l’audace de s’élever et à empêcher l’émergence de toute « opinion », au sens politique du terme, à l’intérieur de ses propres frontières, Nicolas Ier en méconnaît l’importance. Pour la mesurer, il suffit d’évoquer par exemple le rayonnement intellectuel et politique d’une personnalité comme Louis Wolowski, fils d’un membre du gouvernement provisoire polonais de 1830 et réfugié en France en 1831, avec toute sa famille. Toute l’Europe libérale du temps voit en la Russie un ennemi politique.

Ce facteur n’est pas à négliger dans la fameuse « question d’Orient » dont la guerre de Crimée est un épisode marquant. Quand Nicolas Ier affirme en 1854 que « la Russie se bat pour la foi chrétienne et la défense de ses frères de religion », Lord Clarendon déclare à la Chambre des Lords que, bien loin de concerner la seule Turquie, cette guerre est « un combat pour l’indépendance de l’Europe, le combat de la civilisation contre la barbarie ». Il faut bien sûr faire la part de l’orchestration idéologique inhérente à toute mobilisation guerrrière au nom de laquelle il est impératif de « barbariser » l’ennemi ; toutefois, l’argumentation utilisée par le ministre anglais est significative d’un conflit géopolitique, mais aussi d’un affrontement politique. De fait, c’est la confrontation directe avec les puissances occidentales qui met à nu la faillite du système politique russe.

En effet, lorsqu’en 1833 Nicolas Ier se rapproche du sultan de Turquie à la faveur de la menace que constitue pour la Sublime Porte l’Egypte de Mehmet-Ali, il suscite l’inquiétude de la France et de l’Angleterre qui sont désormais activement impliquées dans la question d’Orient ; ajoutée à l’expédition Paskevitch en Hongrie, l’intervention des troupes russes au côtés des forces turques pour rétablir l’ordre dans les principautés du Danube en 1848-1849 lors du « printemps des peuples » creuse le fossé qui sépare la Russie des puissances d’Europe occidentale. L’antagonisme se cristallise autour de la question symbolique des clés du temple de Bethléeem que le sultan, cédant à Napoléon III, retire aux orthodoxes pour les confier aux catholiques. Selon un scénario déjà éprouvé, les troupes russes occupent une fois de plus les principautés du Danube ; la Turquie déclare alors la guerre à la Russie. Face aux Turcs, la Russie est victorieuse sur mer[4] comme sur terre[5] ; mais lorsque la France et l’Angleterre entrent en guerre en mars 1854, elle ne peut faire face. Nul ne met en cause la bravoure, voire l’héroïsme des troupes russes lors du siège de Sébastopol. La défaite militaire révèle le retard de la Russie par rapport aux puissances occidentales.

Le constat est accablant : incompétence du commandement, dispersion des forces, logistique gravement défaillante (approvisionnement, santé), corruption à tous les échelons de l’administration civile et militaire, obsolescence de l’armement, indigence des voies de communication, toutes les causes de la défaite russe renvoient à la faiblesse politique et économique du pays. Si l’opinion européenne l’ignorait, c’est peut-être moins parce qu’on lui avait menti qu’en raison de la difficulté qu’il y a, pour l’observateur étranger, à prendre immédiatement la mesure de ces phénomènes dans un régime autoritaire peu enclin à la « transparence ».

« Une tyrannie d’un genre nouveau »

L’historien a la tâche plus facile. Il sait que Nicolas Ier a favorisé l’installation en Russie d’une bureaucratie sans précédent dans le pays. Le tsar se défie de l’aristocratie, dont certains représentants ont été impliqués dans le mouvement décembriste. Il met en place un système de gouvernement qui repose sur sa Chancellerie personnelle. Soudain dotée d’une très grande importance, celle-ci est subdivisée en plusieurs « sections ». La première conserve les attributions traditionnelles de la chancellerie du souverain ; la deuxième (1826) est chargée de la codification des lois, la troisième (1826) se voit chargée de surveiller « toutes les personnes nuisibles et suspectes » ; la quatrième section (1828) administre les institutions de bienfaisance (instituts, pensions, hôpitaux, asiles), la cinquième enfin (1836) gère les paysans de la Couronne. L’hypertrophie de la Chancellerie personnelle de l’Empereur a deux effets majeurs : la corruption, installée de longue date dans la culture politique russe, notamment à travers l’ancienne institution du kormlenie, prend une ampleur nouvelle, tandis que la multiplication des instances administratives à tous les niveaux paralyse le pays, figé tout entier par le goût maniaque du souverain pour le respect du détail formel, dans les uniformes comme dans les circulaires.

L’immense entreprise de codification des lois, demeurée en suspens depuis Catherine II, a beau être achevée avec succès par Spéransky en 1832, c’est bel et bien la troisième section, c’est-à-dire la police politique confiée au général Alexandre Benkendorf, qui symbolise le règne de Nicolas Ier en politique intérieure. Parallèlement à cette troisième section est créé un « corps des gendarmes », également commandé par le général Benkendorf. Deux missions lui sont assignées : découvrir les complots ourdis contre le gouvernement tout en faisant obstacle à la diffusion de la libre-pensée politique et veiller au bon fonctionnement de la bureaucratie en signalant les désordes et les abus aux gouverneurs. Quand Alexandre Ier avait organisé la Russie en six régions académiques, Nicolas Ier la divise en sept « régions de gendarmes » (žandarmskij okrug).

A l’étouffement politique s’ajoute le faible développement économique du pays. Depuis le règne de Catherine II, l’élite intellectuelle et politique sait que le travail servile est moins rentable que le travail libre. Toutefois, l’immense majorité de la noblesse est hostile à l’abolition du servage et Nicolas Ier se borne à adopter quelques mesures destinées à « améliorer » la condition serve, soit celle de quelque 20 millions de sujets de l’Empire. On a une idée de sa réalité et des améliorations qui lui sont apportées en se référant aux deux décrets (mai 1838 et janvier 1841) qui interdisent de vendre séparément des serfs appartenant à une même famille (père, mère, enfants).

Choquant sur le plan moral, injustifiable sur le plan politique, le servage constitue en outre un handicap majeur dans le domaine économique, et pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il fait obstacle à la modernisation et à la mécanisation de l’agriculture, et au premier chef dans les régions les plus fertiles des terres noires où les paysans sont très majoritairement soumis au système de la corvée. Cela ne favorise pas l’essor de l’industrie mécanique. Par ailleurs, le servage entrave également le développement de l’industrie des produits manufacturés : les serfs sont trop pauvres pour en acheter et la majeure partie des propriétaires consomment la production de leurs paysans et artisans. Piotr Kropotkine (né en 1842) décrit dans ses Carnets d’un révolutionnaire les longs convois de chariots qui, encore au milieu du XIXe siècle, affluent à Moscou pour livrer leur chargement dans les demeures seigneuriales.

Hors Pologne et Finlande, l’Empire russe compte en 1815 173 000 ouvriers pour 4 200 usines ; il y a en 1857 11 500 usines et 520 000 ouvriers. Le marché intérieur est donc très réduit, ce qui nuit au développement des voies de chemin de fer. Si l’on excepte le tronçon qui, en 1837, va de Saint-Pétersbourg à Tsarskoïé Selo (25 kms), la construction de la première ligne, la ligne « Nicolas » qui relie Saint-Pétersbourg à Moscou, commence en 1842 pour s’achever en 1851 ; l’industrie métallurgique est privée d’un débouché stimulant. Ajoutons que la métallurgie de l’Oural emploie surtout des serfs attachés aux usines, ce qui ne contribue pas à son efficacité.

On comprend alors que les villes russes soient des centres administratifs, bien plus que des lieux de commerce et d’industrie. Difficile au printemps et en automne en raison du manque de routes et du climat, la circulation se fait essentiellement par bateau ou flottage l’été et par traîneaux l’hiver. Privée de marché intérieur organisé, la Russie de Nicolas Ier est une mosaïque de régions au fonctionnement économique autarcique sillonnées par des colporteurs. La foire de Nijni-Novgorod n’en a que davantage d’importance et d’éclat : plus qu’un lieu d’échange intérieur elle est le grand centre du commerce russe avec l’Asie.

La défaite de Crimée met en lumiètre cette cascade d’insuffisances. Si Nicolas Ier meurt en pleine guerre (février 1855), juste à temps pour ne pas avoir à assumer la déroute de l’ensemble de sa politique, le gendarme de l’Europe, lui, n’en est pas moins nu. Face aux pays occidentaux, la puissance militaire russe s’effondre parce qu’elle n’est pas le prolongement, ou l’expression armée de la force économique et de la santé politique. Elle n’est pas construite grâce à l’efficacité économique et politique, mais à son détriment. Vaste et riche, en expansion territoriale constante, la Russie fait illusion même en conservant un développement extensif. La chute de Sébastopol fait voler l’illusion en éclat.

Une vie intellectuelle féconde

Pourtant, surplombée jusqu’en 1837 par la figure de Pouchkine, la littérature avait fidèlement tendu à la Russie un miroir sans complaisance. « Pays de maîtres, pays d’esclaves », lui lance à la face Mikhail Lermontov qui part en 1841 combattre au Caucase, année où il écrit « J’aime ma patrie, mais d’un amour étrange », un amour indifférent à « la gloire payée par le sang ». Dans Le Révizor (1836), Le Manteau (1839), Les âmes mortes (1842) Nikolaï Gogol dépeint tout autant la médiocrité provinciale que l’inhumanité de la mécanique pétersbourgeoise. L’énergie du critique Vissarion Belinski (1811-1848) anime la vie littéraire de débats vifs, voire intransigeants. Dans les années 1836-1840 il a été, comme Mikhail Bakounine mais avec un bonheur inégal, l’un des « passeurs » de la philosophie de Hegel en Russie. En 1846, alors que Dostoevski publie Les pauvres gens, Alexandre Herzen demande A qui la faute ? en montrant du doigt un système politique autoritaire et une société patriarcale où tous sont asservis. Six ans plus tard, Léon Tolstoï fait ses débuts littéraires avec Enfance, mais l’année 1852 est surtout marquée par les Carnets d’un chasseur où Ivan Tourguenev revient à la charge contre le servage.

Le pouvoir demeure aveugle et sourd. En proie à un solipsisme suicidaire, il s’est d’emblée enfermé lui-même dans le leurre. Dès 1826, un nouveau code de la censure établit que les écrits imprimés doivent avoir « une orientation utile, ou du moins, qui ne nuise pas au bien de la patrie ». Signe des temps, la censure est retirée aux universités, par définition suspectées de dévoyer la jeunesse en lui inculquant des idées dangereuses ; les décembristes, férus d’histoire et d’économie politique, n’en ont-ils pas donné une preuve éclatante ? Ce sont désormais des fonctionnaires gouvernementaux qui font office de censeurs.

En raison des « effets néfastes » de « l’éducation étrangère », on interdit aux jeunes gens de moins de dix-huit ans de faire des études hors de Russie (1831) ; puis on limite le temps de séjour à l’étranger à cinq ans pour les nobles et à trois ans pour les autres (1833). Enfin, pour s’assurer de l’innocuité des universités russes, on élabore un nouveau statut qui limite leur autonomie ; elles sont placées, et avec elles les établissements du second degré, sous l’autorité de curateurs désignés par le gouvernement. Lors de son entrée en fonction au ministère de l’instruction nationale en 1833, Sergueï Ouvarov, qui préside depuis 1818 l’Académie des Sciences, déclare aux curateurs des régions académiques :

« Il est de notre devoir que l’instruction nationale se déroule dans l’esprit conjugué de l’orthodoxie, de l’autocratie et de l’esprit national ».

La fameuse « triade d’Ouvarov » demeure indissolublement liée au règne de Nicolas Ier, jusqu’à en devenir le blason. Il serait toutefois faux de voir en Ouvarov un obscurantiste. Lettré et cultivé, cet ancien diplomate qui a vécu à Vienne et à Paris, a constitué un musée dans son domaine de Poretchié (près de Mojaïsk) où il dispose également d’une très riche bibliothèque ; il est sincèrement dévoué à la cause du savoir et de l’enseignement. Manquant de trempe, il craint les foudres du souverain, mais défend néanmoins avec constance les intérêts de son ministère. De tendance plus libérale, le comte Sergueï Stroganov, préside aux destinées de l’université de Moscou en tant que curateur de la région académique. Son action contribue à faire des années 1840 l’âge d’or de l‘université : il veille en particulier à la qualité du corps enseignant, que des forces fraîches viennent renouveler. Nombre de ces jeunes professeurs ont complété leur formation à l’étranger, en Allemagne la plupart du temps. Les salons moscovites sont des lieux de vie intellectuelle, les bibliothèques personnelles des professeurs sont souvent à la disposition des étudiants, et les lectures ainsi organisées donnent lieu à de nombreuses discussions et commentaires dans un cadre privé.

Les révolutions de 1848 sonnent le glas de cette timide tolérance. Le manifeste impérial du 14 mars 1848 proclame que la Russie est « prête à faire front contre ses ennemis, où qu’ils soient ». Déjà férocement corseté, le pays étouffe littéralement jusqu’à la mort d’un Nicolas Ier obsédé par la hantise de la subversion. Boris Tchitchérine, juriste libéral qui fête ses vingt ans à Moscou en 1848, écrira plus tard dans ses Mémoires : « Les événements de 1848 eurent pour effet la réaction la plus forcenée ; sans être coupable de rien, la Russie dut payer pour les troubles de l’Europe. » Ouvarov quitte son ministère, tandis que Nicolas Ier supprime les cours d’histoire des idées politiques à l’université de Moscou où il limite l’enseignement de la philosophie.

« Orthodoxie, autocratie, esprit national ». Dans le contexte idéologique et politique de la triade d’Ouvarov, la Première lettre philosophique publiée en 1836 en français par Piotr Tchaadaev dans la revue Le Téléscope ne peut être que l’œuvre d’un fou. Aussi son auteur est-il considéré comme tel sur ordre de Nicolas Ier ; son Apologie d’un fou, écrite en 1837, ne sera pas publiée en Russie avant 1914. Mais elle circule sous le manteau et l’élite intellectuelle de l’époque la connaît. On trouve sous la plume d’Astolphe de Custine certaines résurgences des conceptions qu’expose Piotr Tchaadaev dans la Première lettre philosophique et l’Apologie d’un fou. Et surtout, ces deux textes posent les termes du débat qui va opposer slavophiles et occidentalistes jusqu’à la fin du règne de Nicolas Ier. Il n’est donc pas sans intérêt d’en évoquer la teneur.

Tchaadaev considère la Russie comme un pays « a-historique », c’est-à-dire demeuré sinon en dehors de l’histoire, du moins sur le bas-côté de la route :

« Nous n’appartenons à aucune des grandes familles du genre humain ; nous ne sommes ni de l’Orient, ni de l’Occident et nous n’avons de tradition ni de l’un, ni de l’autre. Placés comme en dehors des temps, l’éducation universelle du genre humain ne nous a pas atteints. »[6]

Une des causes en est le choix de l’orthodoxie byzantine qui a isolé la Russie de l’Occident où se construit la « civilisation moderne » et où naissent les lumières :

« Les idées de devoir, de justice, de droit d’ordre [...] dérivent des élements mêmes qui ont constitué la société, elles sont des élements intégrants du monde social de ces pays. C’est cela l’atmosphère de l’Occident. »[7]

Et Tchaadaev poursuit :

« Solitaires dans le monde, nous n’avons rien donné au monde, nous n’avons rien pris au monde ; nous n’avons pas versé une seule idée dans la masse des idées humaines ; nous n’avons en rien contribué au progrès de l’esprit humain, et tout ce qui nous est revenu de ce progrès, nous l’avons défiguré. »[8]

Le génie de Pierre le Grand, selon Tchaadaev, a été de prendre conscience de cette « physionomie historique » propre à la Russie et de transmuer cette absence de « nationalité fortement dessinée »:

« Pierre le Grand ne trouva chez lui que du papier blanc, et de sa forte main, il y traça ces mots : Europe et Occident : dès lors, nous fûmes de l’Europe et de l’Occident. [...] Si nous fûmes si dociles à la voie du prince qui nous conviait à une vie nouvelle, c’est qu’apparemment nous n’avions rien dans notre existence antérieure qui pût légitimer la résistance. »[9]

La véritable grandeur de Pierre, c’est « de n’avoir point travaillé pour sa nation seule », de s’être efforcé « de sortir de l’enceinte étroite de la patrie, de s’établir dans la grande sphère de l’humanité »[10] :

« Il nous délivra donc de tous ces antécédents qui encombrent les sociétés historiques et entravent leur marche ; il ouvrit notre intelligence à tout ce qui existe parmi les hommes de grandes et belles idées ; il nous livra l’Occident tout entier, tel que les siècles l’avaient fait, et il nous donna toute son histoire pour histoire, tout son avenir pour avenir. »[11]

Fort de cette universalisme qu’il tient pour le plus beau fruit du christianisme, Tchaadaev s’élève contre l’idéologie de la Russie de Nicolas Ier :

« C’est une fort belle chose que l’amour de la patrie, mais il existe quelque chose de mieux, l’amour de la vérité. L’amour de la patrie fait les héros, l’amour de la vérité fait les sages, les bienfaiteurs de l’humanité. C’est l’amour de la patrie qui divise les peuples, qui nourrit les haines nationales, qui parfois couvre la terre de deuil ; c’est l’amour de la vérité qui répand les lumières, qui crée les jouissances de l’esprit, qui rapproche les hommes de la Divinité. Ce n’est point par le chemin de la patrie, c’est par celui de la vérité que l’on monte au ciel. »[12]

« Je n’ai point appris à aimer mon pays les yeux fermés, le front courbé, la bouche close. Je trouve qu’on ne saurait être utile à son pays qu’à la condition d’y voir clair ; je crois que le temps des aveugles amours est passé, qu’aujourd’hui avant tout on doit à sa patrie la vérité. J’aime mon pays ainsi que Pierre le Grand m’a appris à l’aimer. Je n’ai point, je l’avoue, ce patriotisme béat, ce patriotisme paresseux, qui s’arrange pour voir tout en beau, qui s’endort sur ses illusions, et dont malheureusement beaucoup de nos bons esprits sont affligés de nos jours. »[13]

Ces bons esprits, ce sont les « Slavons fanatiques », ceux qui opèrent « dans la pensée nationale, une véritable révolution, une réaction passionnée contre les lumières, contre les idées de l’Occident, contre ces lumières, contre ces idées, qui nous firent ce que nous sommes ».[14]

« Déjà, dans son ardeur hâtive, ce patriotisme de fraîche date nous proclame enfants chéris de l’Orient. Quel besoin, dit-on, avions-nous d’aller chercher des lumières parmi les peuples de l’Occident ? N’avions-nous pas au milieu de nous les germes d’un ordre social infiniment préférable à celui de l’Europe ? Que ne laissait-on faire le temps ? Abandonnés à nous-mêmes, à notre raison lucide, au principe fécond caché dans les entrailles de notre puissante nature, et surtout à notre religion sainte, nous eussions bientôt dépassé tous ces peuples livrés à l’erreur et au mensonge. »[15]

Et Tchaadaev en appelle à une véritable réflexion historique :

« Des savants allemands découvrirent nos annalistes, il y a de cela cinquante ans ; Karamzin raconta ensuite en style sonore les faits et gestes de nos princes ; de nos jours, des écrivains médiocres, de maladroits antiquaires quelques poètes avortés, ne possédant ni la science des Allemands, ni la plume de l’illustre historien, s’imaginent peindre ou restaurer des temps et des mœurs dont personne parmi nous n’a conservé ni la mémoire ni l’amour : tel est le sommaire de nos travaux sur l’histoire nationale.

[...] Il est temps pour nous de jeter un coup d’oeil lucide sur notre passé, et cela non pour en extraire de vieilles reliques tombées en pourriture, de vieilles idées que le temps a dévorées, de vieilles antipathies dont le bon sens de nos princes ainsi que celui du pays ont depuis longtemps fait justice, mais pour savoir à quoi nous en tenir sur nos antécédents. »[16]

 

  Ce travail est entrepris avec détermination à l’université de Moscou. Les conservateurs tenants de la triade d’Ouvarov, au premier rang desquels Stépan Chevyrev, titulaire de la chaire de littérature et Mikhail Pogodine, qui occupe celle de l’histoire de la Russie, vont subir les attaques vigoureuses de jeunes juristes et historiens qui, sous l’égide de Sergueï Stroganov, s’imposent dans le corps professoral et la vie intellectuelle, posant le socle de l’idée libérale russe. Attachés à la dialectique hegelienne, ces « jeunes professeurs » ont pour figure de proue Timofeï Granovski : Piotr Redkine, Konstantin Kaveline, Sergueï Solovev, Piotr Koudriavtsev, le bibliothécaire Evgueni Forch sont les étoiles les plus brillantes de cette constellation. C’est le début de l’affrontement, à la fois intellectuel, politique et idéologique entre slavophiles et occidentalistes. Il est significatif que le premier numéro du Moscovite, créé en 1841 par Mikhail Pogodine avec l’appui d’Ouvarov, s’ouvre sur un article de Pogodine intitulé « Pierre le Grand » : la figure du fondateur de Saint-Pétersbourg cristallise l’opposition entre les deux mouvements de pensée.

  C’est cependant l’histoire de la Russie ancienne, médiévale et moderne que les occidentalistes vont étudier pour répondre à l’appel de Tchaadaev et « savoir à quoi s’en tenir sur leurs antécédents ». En 1839, l’année où Custine viste la Russie, Granovski reçoit la chaire d’histoire générale de l’université de Moscou, après un séjour de trois ans à Berlin où il est allé, grâce à Sergueï Stroganov, se former spécialement pour ce poste. Il a notamment suivi les cours de Friedrich von Raumer, Friedrich Karl von Savigny et Leopold von Ranke. Stépan Chevyrev tente de s’opposer à la soutenance de sa première thèse (Wolin, Jomsborg et Vineta). Celle-ci a pourtant lieu en février 1845 ; Granovski dénie publiquement toute réalité historique à la ville de Vineta, qui aurait été selon la tradition la prestigieuse capitale des Wendes, anciens Slaves de la Baltique ; pire encore, la légende de Vineta aurait été en partie nourrie par le souvenir de la forteresse viking de Jomsborg. Après l’événement politique qu’avait constitué en 1843 le cycle de conférences publiques faites par Granovski sur l’histoire médiévale, cette soutenance le consacre comme le chef de file des occidentalistes. Les quelques phrases qu’il adresse à ses étudiants au début du premier cours qui suit cette soutenance sont révélatrices :

  « Nous, vous comme moi, nous appartenons à la jeune génération, cette génération qui tient dans ses mains la vie et l’avenir. A vous comme à moi échoit la noble tâche de servir, et de servir longtemps, je l’espère, notre grande Russie, la Russie transformée par Pierre, la Russie qui va de l’avant et considère avec un égal mépris les calomnies des étrangers qui ne voient en nous que les imitateurs écervelés des formes occidentales, sans aucun contenu qui nous soit propre, et les plaintes de ces vieillards qui n’aiment pas la Russie vivante, mais un fantôme débile qu’ils ont tiré du tombeau, et qui s’inclinent devant l’idole qu’a enfantée leur imagination oisive. »[17]

La seconde thèse de Granovski est consacrée à l’abbé Suger. L’historien qui se plaint, en privé, de ne pouvoir faire profiter ses étudiants de son travail sur la révolution française puisque tout enseignement sur cette question est interdit, reste médiéviste ; il analyse, à travers le personnage de Suger, l’alliance de l’Eglise et du pouvoir monarchique qui jette, selon lui, les bases de la civilisation européenne contemporaine en ouvrant la voie à la fin du chaos féodal grâce à l’instauration de l’ordre public.

Au milieu des années 1850, alors que la crise du système politique de Nicolas Ier est à la fois générale et patente, une véritable bataille rangée oppose occidentalistes et slavophiles. Deux revues en sont le champ : Le Messager russe (Russkij Vestnik) qui n’est pas encore tombé sous l’influence sans partage de Katkov, est à cette date l’organe des occidentalistes. La Causerie russe (Russkaâ beseda) fondée par Alexandre Kochelev en 1856, succède comme organe des slavophiles au Moscovite. Alexeï Khomiakov, Ivan et Piotr Kireevski, Ivan Aksakov et Iouri Samarine sont les grands noms de cette mouvance aux sensibilités diverses qu’il ne faudrait pas réduire à un conservatisme borné. Favorables à l’abolition du servage (Iouri Samarine participe en 1859 aux commissions qui préparent la réforme de 1861), les slavophiles partagent aussi avec les occidentalistes une solide hostilité à la bureaucratie et à la censure de Nicolas Ier

Leurs divergences sont ailleurs : les slavophiles contestent l’idée d’une civilisation européenne et d’un modèle unique d’évolution des peuples. Selon eux, chaque peuple se développe selon son « esprit national » (narodnyj duh). L’orthodoxie est le principe national de la Russie : fondée sur la charité et la collégialité (sobornost’), elle trouve son expression politique dans la « communauté rurale », l’obŝina, « union librement consentie d’entraide ». Les slavophiles ont pour idéal politique une monarchie patriarcale appuyée sur l’Assemblée de la terre (Zemskij sobor). Ils récusent la conception occidentale de l’Etat, organisé selon des principes juridiques purement formels dont la Constitution est l’emblème ; cet ordre tout extérieur appauvrit la liberté intérieure et la vie spirituelle de l’homme, constitutives de la foi orthodoxe, donc du génie national russe. C’est pourquoi ni les principes, ni les structures du système politique occidental ne sont applicables à la Russie. On le voit, l’avènement de l’ordre public que Granovski considère comme le fruit d’un long processus historique tout entier tourné vers le progrès, est précisément ce que rejettent les slavophiles.

« L’esprit national dans la science » et « la communauté rurale », telles sont deux des grandes polémiques qui marquent la seconde moitié des années 1850, où la Russie se remet à respirer. Les Voix de Russie, publiées par Herzen à Londres, sonnent haut durant cette période de dégel : si le pays se contemple au miroir peu flatteur de la défaite de Crimée, le chantier des réformes qu’il devra inévitablement conduire est jalonné des fondations que ses intellectuels ont patiemment établies à la mauvaise saison. Malgré les sept années de ténèbres (1848-1855), la Russie dispose en elle-même de ressources suffisantes pour analyser son état et trouver les voies de son rétablissement.

C’est la Russie de Nicolas Ier qu’a visitée Astolphe de Custine. Alexandre Dumas et Théophile Gautier, eux, découvrent la Russie du dégel, celle qui suscite d’immenses espoirs ; à ce titre, c’est une période qui n’est pas sans rappeler la fin de la période soviétique et, dans une moindre mesure, la NEP. Les dates, les personnalités et les objectifs des voyageurs jouent un rôle déterminant dans l’image que leurs textes construisent et véhiculent de la Russie. Le Musée Hector-Berlioz nous convie le 25 septembre à une promenade dans ce kaléidoscope.

 


[1]Alexandre Dumas, Voyage en Russie, p. 73.

[2]Marquis de Custine [Astolphe], Lettres de Russie, La Russie en 1839, Paris, Gallimard, Folio, 1975, p. 92.

[3]Hector Berlioz, Correspondance générale, (Lettre à son père le docteur Louis Berlioz), (éd. : Pierre Citron), Flammarion, Collection Nouvelle Bibliothèque romantique, tome 3, p. 412.

[4]La flotte turque est détruite par l’amiral Pavel Nakhimov le 30 novembre 1853 à la bataille de Sinope.

[5]Les troupes turques sont défaites par le général Vassili Beboutov le 1er décembre 1853 à Basgedikler.

[6]P. Â Čaadaev, « Première lettre philosophique » in Polnoe sobranie sočinenij i izbrannye pis’ma, tome 1, Moscou, Nauka, 1991, p. 89.

[7]Ibid., p. 95-96

[8]Ibid., p. 96.

[9]P. Â Čaadaev, « Apogie d’un fou » in Polnoe sobranie sočinenij i izbrannye pis’ma, tome 1, op. cit., p. 293.

[10]Ibid., p . 292.

[11]Ibid., p. 292-293.

[12]Ibid., p. 289.

[13]Ibid., p. 299-300.

[14]Ibid., p. 297.

[15]Ibid, p. 296.

[16]Ibid., p. 298-299.

[17]Cité par N.I. Cimbaev, « Vstupitel’naâ stat’â », Russkoe obŝestvo 40-50-h godov XIX v., M., Izdatel’stvo Moskovskogo universiteta, 1991, p. 13.

[Cité par N.I. Tsimbaev, « Introduction », La société russe dans les années 1840-1850, Moscou, Presses de l’université de Moscou, 1991, p. 13.]

 

Pour citer cet article

Sylvie Martin : « "Du gendarme de l’Europe" à la guerre de Crimée : la Russie à l’épreuve du miroir », conférence organisée par le Musée Hector-Berlioz de Côte-Saint-André, le 15 septembre 2010. [en ligne], Lyon, ENS de Lyon, mis en ligne le 22 mars 201&. URL : http://institut-est-ouest.ens-lyon.fr/spip.php?article287