Nadejda RYJAK
Responsable du département « Émigration russe », bibliothèque d’État de Russie
Cet article a été traduit en français par Sylvie Martin. Retrouvez le texte de Nadejda RYJAK en langue russe : «Собрание изданий русской эмиграции Российской государственной библиотеки : история и современность»
Mots-clés : Russie, émigration russe, Bibliothèque d’État de Russie, fonds spécial, censure.
Les collections « Émigration russe » de la bibliothèque d’État de Russie sont un phénomène unique. Elles reflètent les paradoxes et les drames de l’histoire russe contemporaine qui a bouleversé radicalement le pays par deux fois en un siècle. C’est en 1991 que le fonds a été créé sous la forme qui est la sienne aujourd’hui ; il a alors hérité d’un ensemble de documents constitué de manière très originale, au long d’une période qui commence dans la tourmente des années 1920.
Après la révolution d’Octobre, l’un des premiers décrets du nouveau pouvoir fut le « décret sur la presse », qui marqua le début d’une répression sévère de la liberté d’expression. Sur la base de ce décret, on supprima en moins de trois mois 120 publications périodiques réputées contre-révolutionnaires. Le 20 décembre 1917 vit la création de la Vétchéka, ou Commission panrusse d’exception[1], qui comptait au nombre de ses missions la lutte contre la presse contre-révolutionnaire.
On forma en janvier 1918 le Tribunal révolutionnaire de la presse. Cette instance avait pouvoir de fermer une maison d’édition et de saisir une imprimerie, de priver les éditeurs de leurs droits politiques, voire même de les arrêter. Dans son action, ce tribunal suivait les idées des dirigeants de la révolution et du nouveau pouvoir : les bibliothèques étaient un outil au service de l’élaboration d’une vision communiste du monde, « l’essentiel, dans le travail des bibliothèques, [était] le choix des ouvrages », car « si une bibliothèque peut être d’un immense profit, elle peut aussi causer un grand dommage[2] ». Il en résulta de vastes « purges » dans les fonds des bibliothèques. Si les établissements ouverts à un large public détruisirent purement et simplement les ouvrages idéologiquement nuisibles, on créa dans les plus grandes bibliothèques du pays des départements particuliers, les « fonds spéciaux ».
Le nouveau pouvoir exila des scientifiques, en raison de leurs idées, en 1922. L’année suivante marqua l’introduction de la censure au théâtre et l’adoption de résolutions sur les archives qui eurent pour effet de rendre ces dernières inaccessibles aux chercheurs. En d’autres termes, le fonds spécial, qui faisait partie des mesures de la « révolution culturelle » entreprise durant ces années-là, s’inscrivit dans le long terme.
Le décret du Conseil des commissaires du peuple portant création du Glavlit, ou Direction principale du livre et de l’édition, parut le 6 juin 1922. L’organe de censure qu’était le Glavlit allait désormais présider au « sort » des livres.
Sur décision du Conseil des commissaires du peuple en date du 14 décembre 1921, on ouvrit en 1922 à la bibliothèque d’État un département de conservation spéciale de documents, le « fonds spécial ». Au début, les collections du fonds spécial étaient modestes, on y trouvait essentiellement des textes à caractère antibolchevique et religieux. Les années 1930 virent un accroissement notable des ouvrages déposés dans le fonds, en raison de la lutte politique au sein du Parti communiste et des répressions exercées à l’encontre des « ennemis du peuple ». Après la Seconde Guerre mondiale, les ouvrages étrangers complétèrent régulièrement le fonds.
La création du Glavlit s’était accompagnée d’une disposition soumettant à la censure tous les ouvrages qui venaient de l’étranger. Un département spécial du Glavlit, le département « Étranger », adressa en juillet 1923 aux établissements qui dépendaient de lui une circulaire spéciale classée « ultra-confidentielle » qui concernait les livres étrangers :
Il est interdit d’introduire en URSS :
– tous les ouvrages revêtant un caractère hostile au pouvoir soviétique et au communisme ;
– les ouvrages porteurs d’une idéologie hostile et étrangère au prolétariat ;
– les livres hostiles au marxisme ;
– les livres d’orientation idéaliste ;
– les livres pour enfants comportant des éléments de morale bourgeoise et faisant l’éloge des conditions de vie d’autrefois ;
– les œuvres des auteurs contre-révolutionnaires ;
– les œuvres des écrivains morts en luttant contre le pouvoir soviétique ;
– les ouvrages russes publiés par les associations religieuses, quelle que soit leur teneur[3].
Un spectre aussi large permettait de tenir n’importe quel livre étranger pour indésirable en URSS.
Les censeurs du Glavlit ont sans cesse nourri de la méfiance pour les livres étrangers, toujours susceptibles d’être hostiles, voire dangereux. Lors du colloque sur la censure qui s’est tenu à Moscou en 1993, V. A. Solodine, l’ancien directeur du Glavlit, a expliqué que la répartition des livres étrangers entre les bibliothèques et les organisations s’effectuait selon quatre catégories. Notre bibliothèque d’État entrait dans la première catégorie, tout comme le Comité central du Parti et le Comité de la sécurité d’État (KGB). Les établissements relevant de la deuxième catégorie subissaient des restrictions non négligeables : les documents les plus détestables, comportant une critique des dirigeants soviétiques, leur étaient interdits. Les restrictions imposées à la troisième catégorie étaient encore plus importantes. Quant à la quatrième et dernière catégorie, elle était composée des bibliothèques des instituts de recherche et de l’Académie des sciences.
Les ouvrages de l’émigration russe étaient également considérés comme étrangers. Aussi étaient-ils déposés dans le « fonds spécial », quel qu’en fût le sujet. Alors que l’histoire russe connaît aujourd’hui un nouveau tournant, ces collections sont au tout premier plan de l’intérêt des lecteurs et tiennent une place importante dans le nouveau contexte socioculturel du pays. C’est parfaitement légitime : l’émigration russe constitue un phénomène exceptionnel dans l’histoire des temps et des peuples. Ni classe, ni parti politique, ni contingent militaire, l’émigration russe était un énorme fragment de Russie hors des frontières soviétiques, à qui échut la mission de conserver l’originalité de la culture russe. Elle s’est acquittée de cette tâche dans la dignité et l’honneur.
La bibliothèque d’État de Russie abrite aujourd’hui une collection de publications étrangères en russe dont le contenu est unique et la volumétrie sans égale. En outre, les documents les plus rares et les plus précieux des années 1920-1930, ceux de la « première vague » de l’émigration, y sont prédominants.
Le département conserve les premières éditions des œuvres des grandes figures de la vie publique, du monde militaire, littéraire et scientifique de l’émigration russe. On y trouve les éditions parues du vivant d’Ivan Bounine, Alexandre Kouprine, Mark Aldanov, Arkadi Avertchenko, Vladimir Nabokov, Konstantin Balmont, Dmitri Merejkovski, Zinaïda Guippius, Alexandre Amfiteatrov, Ivan Chmelev, Alexeï Rémizov, Boris Zaïtsev, Ivan Najivine, Iossif Brodski, Nikolaï Berdiaev, Ivan Iline, Vassili Rozanov, Lev Chestov, Boris Vycheslavtsev, le père Jean (Chakhovskoï), le père Serge Boulgakov, Pavel Milioukov, Iossif Hessen, le général Anton Denikine et bien d’autres.
On trouve également dans le département « Émigration russe » des ouvrages illustrés par de grands artistes comme Ivan Bilibine, Mstislav Doboujinski, Alexandre Benoît, Konstantin Korovine, Vassili Kandinsky, Konstantin Somov, Nikolaï Bogdanov-Belsky, David Bourliouk, Natalia Gontcharova, Mikhail Larionov, Ivan Puni (Jean Pougny), etc.
Les polititologues et les historiens contemporains exploitent très souvent les documents que sont les vingt-deux tomes des Archives de la révolution russe publiés par Hessen[4], les volumes de la Chronique de la révolution russe ou les Essais sur les troubles russes d’Anton Denikine[5].
Ces documents permettent de mesurer les efforts que déployait alors la pensée russe pour comprendre les origines, les causes et la nature des événements colossaux qui ont déterminé le destin du xxe siècle.
On date habituellement la deuxième vague de l’émigration russe de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Plus de cinquante ans ont passé, et pourtant on en sait encore très peu sur cette génération dont les tragédies et les drames ont été passés sous silence, à l’Ouest comme à l’Est. Elle est représentée dans notre département par des noms comme G. Andreev, Olga Anstey, Iou. Ivaks, S. Maximov, Nikolaï Narokov, S. Iourassov. La plupart d’entre eux ont publié aux éditions Tchékhov, créées à New York après la guerre.
C’est à cette même période que remonte la collection « D-P » de notre bibliothèque d’État ; peu nombreuse, elle compte environ 300 documents. Il s’agit des livres parus dans les camps de personnes déplacées (D-P signifie « displaced persons »). Les livres d’Ivan Elaguine, de Leonid Rjevski ou de Nikolaï Morchen témoignent de l’expérience de la guerre et des camps.
Dans les années 1970, diverses raisons contraignirent des dizaines d’écrivains, de poètes, d’hommes publics, à quitter la Russie lors de la troisième vague de l’émigration. Parmi les plus célèbres des émigrés dont nous conservons les œuvres, on trouve Alexandre Issaevitch Soljenitsyne, Vassili Axionov, Iossif Brodski, Gueorgui Vladimov, Vladimir Voïnovitch, Alexandre Galitch, Anatoli Gladiline, Natalia Gorbanevskaïa, Sergueï Dovlatov, Alexandre Zinoviev, Vladimir Maximov, Andreï Siniavski, etc.
Outre un fonds d’ouvrages, notre département conserve aussi une grande collection de périodiques.
Des revues, des journaux, des recueils et des almanachs en russe paraissaient partout où nos compatriotes trouvaient refuge. Berlin, Paris, Prague, Belgrade, Sofia et Harbin furent les grands centres de l’édition russe. Les conceptions politiques des auteurs étaient très bigarrées : on y trouvait monarchistes, anarchistes, socialistes et fascistes. Les informations que renferment les périodiques de l’émigration russe ont une portée culturelle et historique inestimable. Parfois, seuls les journaux et les revues permettent de connaître les épisodes de la biographie, les moments de l’action, les détails de la vie courante des émigrés, leur regard sur les événements de l’URSS et du monde. De nombreuses œuvres d’Ivan Bounine, de Dmitri Merejkovski, d’Ivan Chmelev et d’autres grands écrivains russes ont été publiées pour la première fois dans les journaux et revues de l’émigration, sans être reprises ensuite dans les recueils. La collection de périodiques de l’émigration de la bibliothèque d’État de Russie est l’une des meilleures du pays. Seul le fonds de la bibliothèque scientifique des Archives fédérales peut lui être comparé, à condition toutefois de ne prendre en compte que les journaux.
Il est très difficile d’enrichir des collections comme celles du fonds de l’émigration russe, même si l’on dispose d’un financement stable. Les publications les plus précieuses de la « première vague » sont rarement disponibles sur le marché et leur coût est assez élevé. C’est pourquoi le département est depuis longtemps directement impliqué dans l’enrichissement de ses collections. Une première aide nous vient de l’envie qu’ont nos lecteurs de voir les fonds s’enrichir : il n’est pas rare qu’ils partagent avec nous les trésors de leurs propres bibliothèques. La correspondance entretenue avec les émigrés et leurs descendants porte aussi ses fruits, ainsi que les « avis à nos compatriotes » que nous faisons publier dans les périodiques étrangers. Les dons nous permettent d’enrichir nos collections de plus d’un millier de documents par an, au nombre desquels on trouve des pièces très rares et très précieuses.
L’une de nos acquisitions les plus marquantes de ces dernières années est le lot d’ouvrages que nous ont offert les éditions Posev [Semailles] à Francfort-sur-le-Main ; il comportait environ 40 000 documents. Ce don nous a permis de combler les lacunes de collections de périodiques très précieuses pour les chercheurs comme Časovoj [La Sentinelle] (Paris), Grani [Facettes] (Francfort-sur-le-Main), Kadetskaâ pereklička [L’Appel des Cadets] (New York), etc.
Les collections de l’émigration russe de la bibliothèque d’État de Russie sont également précieuses en raison de l’existence d’un fonds de répertoires bibliographiques de grande qualité. Nous en citerons quelques-uns :
En partant de ces différents ouvrages, on a créé une base de données dans laquelle chacune des quelque 4 000 références est accompagnée d’une notice.
Les spécialistes de la bibliothèque d’État ne se bornent pas à collecter les ouvrages de l’émigration russe et à les conserver, ils explorent également le contenu de cette collection unique. Citons quelques exemples de leurs travaux :
Nous avons participé à la rédaction de l’ouvrage Chronique de la vie sociale, culturelle et scientifique de l’émigration russe en France[6]. En partant des informations de la base de données de l’émigration russe qui concernent les individus, nous avons fait paraître, en collaboration avec notre lecteur V. Tchouvakov, huit tomes du dictionnaire biographique Les tombes que l’on n’a pas oubliées[7]. Les spécialistes de notre département ont participé au dictionnaire en trois volumes L’Émigration russe en France[8] qui vient juste d’être publié.
Les requêtes de nos lecteurs nous guident dans le choix des axes d’exploration du contenu du fonds. Nous construisons une base de données sur les articles des journaux parisiens Vozroždenie [Renaissance], Poslednie novosti [Dernières nouvelles], Rossiâ i slavânstvo [La Russie et les Slaves] et sur l’iconographie.
En Russie, aujourd’hui, des centaines d’organisations et de chercheurs étudient activement l’héritage culturel de l’émigration russe. Pendant un temps, on a noté une tendance marquée aux études « géographiques » : c’était l’époque des ouvrages qui traitaient des diasporas présentes dans certains pays ou territoires. Ces travaux ont fait sensiblement progresser la connaissance du phénomène de dissémination des Russes à l’étranger : ainsi, on ne savait presque rien auparavant de « l’Afrique russe ». La région extrême-orientale ne nous semble pas suffisamment étudiée. Outre ce type de travaux, on publie des ouvrages consacrés à des secteurs « professionnels », des études sur le monde de la science, du théâtre, de la littérature, etc.
La bibliothèque d’État travaille actuellement sur son site au projet « L’émigration russe en ligne » qui permettra de réunir nos bases de données en un seul système et de les rendre accessibles à tous.
Collecter des documents, explorer le contenu de nos collections et faire connaître les trésors accumulés, telles sont les trois missions que se fixe la Bibliothèque dans son travail sur les fonds de l’émigration russe.
En tant qu’ensemble cohérent, ce fonds est unique, aucune bibliothèque russe n’en conserve de semblable. Son contenu lui donne une dimension patriotique, la valeur de ses collections une dimension patrimoniale ; ce fonds a une grande portée historique et scientifique, il ouvre de vastes perspectives pour les chercheurs.
(Traduction de Sylvie Martin.)
[1] Plus connue en français sous le nom de Tcheka (transcription des initiales russes de « commission extraordinaire »), cette police politique, placée sous l’autorité de Félix Dzerjinski, s’appelait officiellement Commission extraordinaire panrusse de lutte contre la contre-révolution et le sabotage [Vserossijskaâ črezvyčajnaâ komissiâ po bor’be s kontrrevolûciej i sabotažem]. [N.d.T.]
[2] N. K. Krupskaâ, O bibliotečnom dele [N. K. Kroupskaïa, Les Bibliothèques], Moscou, 1957, p. 229.
[3] A. V. Blum, Dans les coulisses du « ministère de la Vérité ». Histoire secrète de la censure soviétique, 1917-1929, Saint-Pétersbourg, 1994, p. 194.
[4] Arhiv russkoj revolücii, izdavaemyj I. V. Gessenom, Berlin, Slovo, 1921-1937.
[5] Anton Denikin, Očerki russkoj smuty, 3 tomes en 4 vol., Paris, J. Povolozky et Cie, 1921.
[6] Russkoe zarubežʹe: hronika naučnoj, kulʹturnoj i obŝestvennoj žizni, 1920-1940, Franciâ, pod obŝej redakciej L. A. Mnuhina, 4 vol., Paris, YMCA-PRESS, Moscou, Eksmo, 1995-1997.
[7] V. N. Čuvakov, Rossijskaâ gosudarstvennaâ biblioteka, otdel literatury russkogo zarubezʹâ, Nezabitye mogily: rossijskoe zarubežʹe, nekropoli 1917-1997, v šesti tomah, Moscou, 1999-2007.
[8] Lev Mnuhin, Rossisjkoe zarubežʹe vo Francii: 1919-2000: biografičeskij spravočnik v treh tomah, Moscou, Nauka / Dom-muzej Cvetaevoj, 2010.
Pour citer cet article
Tatiana LIGOUNE, «Les collections de l’émigration russe de la bibliothèque d’État de Russie», traduit du Russe par Sylvie Martin (Nadejda RYJAK, «Собрание изданий русской эмиграции Российской государственной библиотеки : история и современность»), Journée d'étude Une bibliothèque russe en France, ENS de Lyon, le 23 novembre 2010. [en ligne], Lyon, ENS de Lyon, mis en ligne le 5 mai 2011. URL : http://institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php?article340